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Tradition, histoire et littérature


Tierno Monenembo
Peuls

Seuil. Paris. 2004. 384 p.


      Table des matieres      

1600 — 1640

Gata Yero régna quatorze ans et laissa la place à son frère, Samba Sawa Laamu. Samba Sawa Laamu représenta la perle la plus lumineuse du long chapelet des Teŋella. Ce fut le plus puissant de la dynastie, celui qui régna à l'apogée de l'empire. Trente-sept ans durant, plus de dix-neuf provinces et royaumes durent se prosterner sous ses lanières, chargés de leurs couronnés et trésors, de leurs tribus et armées. Tous les peuples entre les monts Asaba et les rivières du Sud lui devaient respect et obéissance. Tout — les fluides et les métaux, les êtres et les terres — de la Grande Eau Salée jusque dans les abords de Tombouctou entrait dans le recensement de ses biens. Le Fuuta-Tooro, le Jolof, le Waalo, le Galam, le Jaakra, le Tazan, le Trarza, le Brakhna, le Sine, le Salum, le Fuuta-Jalon, le Khaaso, le Ɓundu, le Bajar, le Solimana, le Baagadu, le Daga, le Goundiour, le Wagadu, le Jakalel, etc., composaient ses trésors au même titre que ses greniers et ses écuries, ses silos de sel et ses verreries. « Mourir s'il le faut mais ne jamais s'exposer à la honte, disait-il. La mort vous soustrait à la risée des autres, la honte vous y laisse pourrir. » On raconte que ce fut lui qui imposa aux Fulɓe cette coutume encore en usage aujourd'hui chez certains de vos stupides bergers de remplir leurs caleçons de cailloux avant de se rendre à la guerre, ceci, afin de s'éviter l'humiliation de fuir devant l'ennemi.
Ce fut de loin le Deeniyanko le plus prestigieux. Son trône fut le plus haut, le plus stable, le plus florissant. Il n'eut à livrer aucune guerre, à n'engager aucune nouvelle conquête, à ne repousser aucun ennemi. « Avec les Teŋella, ça a toujours été le fouet d'abord, le miel après. Avec lui, il n'y a eu que le miel », chantaient les griots au son de leurs luths. Il encouragea la culture de l'arachide et du manioc, de la tomate et du mais ainsi que l'élevage des chevaux.
En son temps, on transhumait en paix etmangeait à sa faim ; le mil débordait des silos et l'or brilliait même au cou des servantes. Il favorisa le commerce des métaux et des esclaves avec les Portugais et les sultans du Maroc. Les Teŋella, ces pillards de Geme-Sangan, étaient devenus de vénérables seigneurs craints et écoutés de tous. Leurs sujets étaient à présent définitivement soumis, leurs armées aguerries, leurs provinces tenues. C'étaient maintenant des légendes, des idoles que l'on devait vénérer et chanter. Les liens entre les deux lignées cousines et rivales des Yalalɓe s'étaient distendus au cours de l'ascension des premiers jusqu'à effacer la mémoire du sang et le souvenir de la parenté. « Geno a jeté la chance d'un seul côté dans le clan des Yalalɓe : à ceux de Jaaje Sadiga, la richesse et la gloire ; à ceux de Dooya Malal, la déchirure et le tourment ! » se mit à seriner Rella quand le serpent de la vieillesse commença à empoisonner son corps. Mais ce n'était pas uniquement le poids de l'âge qui lui faisait dire cela. La vie l'avait rendue amère, amère mais ironique. Elle avait appris à promener sur le monde un regard sceptique et désabusé avec tout de même une petite pointe d'humour volontaire et de résignation joyeuse. Un monde de plus en plus bruyant, désordonné, qui se limitait dorénavant à la comédie dérisoire et colorée se jouant à l'extérieur de la clôture de lianes. Maintenait qu'elle n'avait plus grand-chose à faire, cueillir les légumes ou carder le coton, elle s'étendait sur la terrasse ou sous le nouveau kolatier, pour voir défiler les soldats et les princes en se disant que c'était mieux que les choses se soient passées ainsi. « Ce sont eux qui ont le droit d'être puissants et heureux, ce sont eux qui le méritent, ce sont eux qui sont faits pour ça! » soupirait-elle pour prévenir tout sentiment de regret ou de jalousie. Elle allait jusqu'à éprouver pour eux un sentiment de sympathie et d'admiration. Elle trouvait les soldats de mieux en mieux choisis et les princes plus beaux et richement vêtus les uns que les autres. Cela ne la gênait pas d'entendre tous les abus et toutes les exactions qu'ils commettaient ici et là. « Pense, ma douce maîtresse, qu'ils font trembler les campements et les cités avec leurs fusils et leurs chevaux! » lui rappelait Sira, la servante que Jabaali avait fini par lui acheter pour prendre soin d'elle. « Normal, répondait-elle sagement, c'est à eux de s'imposer, ce sont eux les rois! » — se disant au fond d'elle-même : « C'est ce qu'auraient fait mes enfants s'ils avaient été à leur place ! » Cela l'amusait que Sira lui rapporte les ragots du royaume. Et cela ne la surprenait ni ne la révoltait d'entendre que tel prince Deeniyanko avait accusé un ardo de conjuration ou de sorcellerie pour pouvoir lui arracher son troupeau ou qu'il avait fait châtier un dignitaire pour lui ôter sa belle épouse. Quant à la déplorable habitude qu'avaient les soldats de se surcharger de brides pour capturer tous les chevaux qu'ils rencontraient, elle en était tellement coutumière depuis le grand Koli Teŋella que s'en écoeurer n'aurait pas eu plus de sens que crier après la pluie qui tombe. De sorte qu'elle encaissa le coup comme si elle s'y était préparée depuis belle lurette quand ce fut son tour de subir l'arrogance des soldats et des prévôts.
Jusque-là, le tata passait pour un sanctuaire. Il n'avait pas la splendeur du palais du laam-tooro mais il en imposait tout autant. Personne n'avait osé y mettre le pied sans y avoir été invité et ce, des années après que le tertre de Garga eut disparu sous les ronces. La première fois que cela arriva, Rella pensa que ce n'était qu'un incident fortuit commis par une bande d'écervelés et qui resterait sans conséquence sur l'avenir. Elle ne comprit que deux décrues plus tard. La première fois donc, des soldats longeaient la clôture comme ils en avaient l'habitude avec leurs ânes, leurs chevaux, leurs tuniques, leurs tresses et leurs bracelets d'argent, en lançant des invectives, en chantant des hymnes de guerre. Puis, à la vue des papayers du lougan, l'un d'eux s'écria : « Tiens, des papayes! » Aussitôt dix d'entre eux sautèrent en vol plané par-dessus la clôture de lianes et remplirent leurs sassa de papayes. Ils continuèrent à chanter sans faire attention à Sira qui leur jetait des mottes de terre et hurlait après eux : « Allez-vous-en, sauvages ! Vous êtes chez quelqu'un ici !… Chez Garga Birane, en personne ! — Laisse, Sira ! lui ordonna Rella. Des soldats de Grand Taureau ici, quoi de plus normal ! Ils ne font rien de mal, ils cueillent juste quelques papayes !… Garga Birane aurait été ravi de les accueillir, lui qui fut soldat de Koli Teŋella !… » Elle avait prononcé assez fort cette dernière phrase pour les impressionner mais ils n'y firent pas attention non plus. Ils repartirent comme ils étaient venus en piétinant le taro et les pépinières apportées par Dooya. « Heureusement, se dit Rella, que ni Dooya ni Jabaali ne se trouvent à la maison. Impulsifs comme je les connais, que se serait-il passé, sinon, mon Dieu ? »
La seconde fois, ce ne furent pas des soldats mais des marchands de chèvres qui, sur la route du marché, passèrent se soulager dans le lougan et cueillir leur lot de légumes et de fruits. Rella s'arma d'un pieu, ses yeux se mouillèrent de larmes. Elle laissa retomber le pieu et admit qu'il ne servait à rien de s'énerver ; que le destin était maintenant tout tracé, durable, désagréable et rectiligne. Elle s'en était déjà rendu compte depuis longtemps, surtout depuis que Jabaali s'était fait bâtir une concession au quartier musulman et y avait emménagé avec ses quatre épouses et ses douze enfants pour, selon ses propres dires, « s'éloigner du passé et se rapprocher de Dieu ». Seulement, elle avait repoussé cette évidence dans un coin de sa tête comme ces esprits entêtés qui refusent d'admettre qu'ils ont une poussière dans l'oeil. « Et puis, finit-elle par se dire, il n'y a rien de honteux à devenir comme les autres ! » De sorte que le jour où les gens du laam-tooro entrèrent pour lui demander une dizaine de bœufs, elle s'acquitta sans discuter de l'impôt, comme s'il en avait été toujours ainsi dans la maison de Garga Birane. A partir de là, elle décida de subir les tracas et les humiliations qui allaient se succéder à une cadence infernale sans ciller et sans même en informer Jabaali.
Cependant elle ne put s'empêcher de piquer une colère le jour où les soldats investirent les lieux pour brider les chevaux et les ânes. Elle prit son bâton de vieillesse et claudiqua vers le quartier musulman.
— Jabaali ! hurla-t-elle devant les badauds accourus. Ils ont pris les chevaux de ton père pendant que tu te prosternes devant les idoles des Arabes ! Un Pullo qui s'agenouille est-il encore un Pullo ? Va dire un mot à ces Deeniyankooɓe d'Anyam-Godo ! Rappelle-leur que l'on ne traite pas comme ça un descendant de Dooya Malal, même quand il est devenu un déplorable bismillaahi. Va maintenant, sinon, je te renie ! Jabaali partit sur-le-champ, aussi bien pour obéir à l'ordre de sa mère que pour fuir la risée à laquelle celle-ci venait de l'exposer. A Anyam-Godo, personne ne le reconnut. Il dut se loger au quartier des esclaves et tourner plusieurs jours autour de la caserne où vivait le roi au milieu de ses troupes. Puis un jour, n'en pouvant plus, il tenta de forcer l'entrée.
— Que veux-tu, Pullo ? lui demanda le garde.
— Je suis venu de Gede pour voir le roi.
— Qu'as-tu de si important à dire au grand Samba Sawa Laamu ?
— Les soldats ont pris mes chevaux. Je veux qu'on me les rende !
Un Jaawanɗo 1 passait par là. La discussion s'envenimant, il crut nécessaire de s'en mêler.
— Pourquoi tant de vacarme devant la maison de Grand Taureau ?
— Cet homme dit qu'il vient de Gede pour reprendre ses chevaux enrôlés dans les écuries du roi. Jamais on n'avait vu ça. Je ne sais pas s'il est fou ou s'il veut nous provoquer.
— Comment t'appelles-tu, Pullo ?
— Jabaali ! Jabaali Birane ! Moi aussi j'appartiens à la famille royale, on n'a pas le droit de me prendre mes chevaux comme à un vulgaire Wurankooŋe 2 !
— Puisque tu es de la famille royale, tu dois connaître ton ascendance !
— Je suis le petit-fils de Garga Birane, lui-même petit-fils du grand Dooya Malal.
— Donne-moi de l'or, Pullo, et j'arrange ton cas sur-le-champ ! dit le Jaawanɗo.
— Ote-toi de mon chemin, misérable ! rugit Jabaali. Mon or, je le consacre aux plus pauvres qui sont les vrais protégés de Allah et non à des intrigants de ton espèce !
— Eh bien, ton proche avenir est sombre, Pullo ! Je vais te faire avaler des épines et des braises, je vais te montrer ce que c'est qu'un Jaawanɗo !…
Arrête cet homme, garde ! C'est le fils de Dooya Malal, ce voleur de bétail qui, la semaine dernière, a tué un berger à Waale-Jonto pour lui ôter son troupeau.
Jabaali fut arrêté, bastonné, enchaîné pendant un mois autour d'un tronc de cailcedrat avant que l'on ne réalisât la méprise. Quand il sortit de là, il n'avait plus ni turban, ni arme, ni monture. Ce fut en véritable hère qu'il parvint à rejoindre Gede, en suivant les musiciens ambulants et les marchands de kola. Rella ne versa aucune larme quand elle vit ses guenilles et sa gale. « Je le savais : le roi n'est pas un parent ! » se contenta-t-elle de regretter.
Ce furent les derniers mots qu'elle prononça avant de sombrer dans l'apathie.

De ce jour, Rella ne parla plus, ne mangea plus, ne sortit plus de l'enceinte du tata. Elle restait sur la terrasse ou sous le nouveau kolatier, les yeux fixés sur le puits comme si elle s'attendait à ce que quelque divinité en sorte pour que reprenne le cours normal des choses. Elle demeurait là jusqu'à ce qu'on la porte sur son lit de terre, sans frémir et sans battre des cils, insensible aux étreintes comme aux éclats du tonnerre. Jabaali abandonna son domicile pour s'occuper d'elle, aidé à tour de rôle par l'une de ses quatre épouses, bien qu'il n'y eût pas grand-chose à faire puisqu'elle refusait qu'on la coiffe ou qu'on la lave et que sa bouche restait obstinément close quand Sira lui tendait une louchée de lait ou de bouillie. Cela dura tout le mois précédant le lôtôri. Et c'était comme si Geno la nourrissait en secret puisqu'elle ne maigrit ni ne tomba dans le coma. Le miracle se produisit par une belle journée d'harmattan inondée de lumière, remplie de tourbillons de fleurs séchées et de flocons de coton. Soudain, elle redressa le buste, leva le bras gauche, désigna le puits et ouvrit la bouche comme si elle voulait hurler ou s'esclaffer. Tout le monde pensa qu'elle était enfin guérie. Puis elle retomba comme une bûche, coupant court aux propos des optimistes.
On l'enterra au cimetière des femmes, malgré ses recommandations. Jabaali pensa que même sous un tertre de pierres, elle devait être plus proche de Allah que dans le lougan, à côté d'un trou où gisait la carcasse d'un taureau noir. Dooya n'y vit aucun inconvénient car il redoutait, par superstition, que l'âme du taureau ne la torture et que les malheurs continuent leur ronde autour du tata. Il arriva de Dagana avec femmes et enfants. En revanche, il n'y eut personne de Hoore-Fonde, du Ngaabu ou du Fuuta-Jalon. « C'est comme si cette saison était définitivement close !… » se dit Jabaali. Il attendit quarante jours, égorgea rituellement un boeuf et fit faire une prière à la mosquée pour accompagner l'âme de sa mère. Après quoi, il brûla le tata et saccagea l'incongru tertre abritant le taureau noir. Ensuite, il distribua aux fidèles de la mosquée tout l'or que Garga avait amassé en soixante-dix ans d'une vie moulue dans les épreuves et les combats. Puis il se rendit à Donaye où le troupeau familial avait été confié à des bergers Soyinaaɓe. Il en offrit une partie à une colonne de pèlerins en route pour La Mecque. Il garda pour lui une vache et un taureau, puisqu'il est dit qu'aucun Pullo digne de ce nom ne peut vivre sans bétail. Il partit en Mauritanie où il offrit le reste du bétail à un marabout suffisamment réputé pour purifier sa foi et approfondir ses connaissances.

Quinze ans plus tard, une caravelle de quatre-vingt-dix bottes accosta dans le port de Cehel. Outre la gnôle, l'étain et le cuivre, les tissus de serge et de soie, elle contenait un équipage de douze hommes dont sept Portugais et cinq Noirs revêtus de hauts-de-forme et de redingotes. Ils débarquèrent leur camelote en conversant bruyamment en portugais puis louèrent des montures pour s'éloigner vers Gede. On les vit apparaître sous les kapokiers, longer la mosquée, le bantan et le grand tamarinier sans demander leur chemin. Des badauds goguenards et des gamins en guenilles les suivirent jusque devant le tata. Ils furent stupéfaits de les voir s'arrêter brusquement devant la motte de terre où se tenait jadis le portail de lianes et d'entendre un des Noirs en redingote les apostropher dans une langue peule aussi claire et distincte que la leur :
— Y a-t-il eu dernièrement un incendie à Gede ?
— Mais, des incendies, il y en a toujours eu à Gede, lui répondit quelqu'un d'un air condescendant.
— Il date de quand, le dernier ?
— De la semaine passée, mais c'était au quartier des savetiers.
Il écarquilla ses petits yeux, les promena sur les alentours comme s'il sortait d'un long sommeil, en tentant de calmer son âne. Cela dura le temps d'un bâillement puis il grommela :
— Ce n'est peut-être pas là.
Gagnée par l'embarras, la petite escorte tournoya sur ses montures, échangea quelques mots en portugais.
— Ce n'était pas ici, le tata de Garga Birane ? demanda celui qui parlait le peul en ôtant son chapeau pour s'éponger le front, découvrant une chevelure grisâtre rognée par la calvitie. — C'était! répondit simplement un albinos comme s'il y trouvait du plaisir. C'est au caravansérail qu'ils descendent maintenant les Portugais… Raconte-lui, toi, continua-t-il en se tournant vers un gamin tondu aux narines bouchées par la roupie.
— Le mieux serait qu'il aille voir l'imam ! répondit le gamin. S'il veut que moi, Siddo, je le conduise, je n'y vois aucun mal.
— Tu es bien gentil, petit, je t'offrirai un berlingot.
On reprit le chemin inverse, par les sentiers sablonneux souillés de bouse de vache et de melons pourris qui serpentaient entre les concessions en paille et les maisonnettes en torchis pour se diriger vers les fouilles où se tenait le quartier musulman. On s'arrêta devant une concession de cinq cases cernée de fougères avec une cour circulaire où, affalé sur une peau de chèvre, un homme brodait un boubou.
— Cet homme voudrait te parler, imam ! cria quelqu'un.
L'homme se redressa sur un coude et aperçut l'équipage entouré d'une foule hétéroclite de curieux. — Si c'est pour se loger qu'ils aillent chez le muezzin ou dans les dépendances du laam-tooro ! répondit-il mollement. Le caravansérail est entièrement pris : deux zawiya 3 venues de Mauritanie et sur la route du Fuuta-Jalon et du Ngaabu l'occupent en ce moment.
— Ce n'est pas ça, imam! Ces Portugais-là sont bizarres, il y a parmi eux quelqu'un qui parle le peul sans hésiter et sans cet accent plaintif et zézayant qui est le propre des Blancs.
— Excuse-nous, imam ! fit le Noir en redingote. Nous cherchions le tata de Garga et on nous a conduits ici.
L'imam posa son ouvrage et leva les bras aux cieux.
— Que la terre entière te loue, mon Dieu : ce que tu m'as montré en rêve, il y a dix ans, le voici enfin devant moi !…
Puis il interrompit son étrange soliloque et se tourna vers les visiteurs, les bras si largement écartés que l'on eût dit qu'il allait tous les embrasser.
— Entre, mon père Jabaali ! chanta-t-il comme s'il déclamait un psaume. Je savais que tu reviendrais mais pas sous un tel accoutrement !
La première semaine, on se contenta de s'effusionner et de pleurer. La deuxième, on réussit à surmonter sa douleur pour aborder l'indicible.
— Un coup, les inondations, un autre, la sécheresse et les Deeniyankooɓe qui n'en ont jamais assez dans leur escarcelle surtout pour nous, gens de la mosquée ! Heureusement, je suis heureux en ménage : quatre épouses selon les règles de l'Islam et douze enfants, sept garçons et cinq filles, comme cela s'est passé au début du monde, selon la genèse des Fulɓe. On dirait que, dans cette maison, les deux dieux ont fini par se mettre d'accord. Et as-tu remarqué, mon oncle, c'est ta fille Heeri qui est devenue ,ma première femme. Elle était haute comme un chat sur ses fesses quand ils t'ont enlevé… Sallallaahu alayhi wa sallam! Peut-être que l'enfer commence bien ici sur terre !…
— Retiens-toi, Jabaali, mon fils ! Le bonheur que je vis en ce moment efface toutes les malédictions du passé. Sache cependant que les dizaines de joies qui se bousculent pour entrer dans mon coeur, celle d'apprendre que mon frère Birane t'a donné mon nom est la plus forte. J'ai laissé une fille, j'ai retrouvé une belle-fille, n'est-ce pas mieux ainsi ?
A la troisième semaine, Jabaali le Petit égorgea des boeufs, et des moutons et convia ses congénères musulmans à une grande fête pour leur présenter son oncle, « le seul père qui me reste ».
A la quatrième, à mots couverts, à coups de soupirs, ils arrivèrent à aborder le passé. Jabaali le Grand évoqua rapidement son séjour à Arguin, le Santa-Anna, les ports de Safi et de Massa puis son arrivée au Portugal par le cap Saint-Jean. Il montra ses horribles mains et dit : « Ça, c'est la mine d'étain ! » Il montra son dos et dit: « Ça, c'est Antonio Guimâraes Magalhães ! » La voix était sereine, le sourire inattendu. Les yeux chauffés par toutes sortes d'épreuves, toutes sortes d'ignominies, toutes sortes de haines, toutes sortes de turpitudes s'étaient pour ainsi refroidis, étaient devenus doux et clairs, paisibles, non injectés de sang. Ils s'ouvraient sur cette tranche obscure de sa vie avec le même détachement que ceux d'un enfant sur un visage inconnu. Antonio Guimãraes Magalhães était l'un des plus riches propriétaires terriens de la province de l'Algarve. Son domaine valait le double du territoire de Gede et tout ce qui pouvait s'y trouver lui appartenait : le sol, le sous-sol, les rivières, les plantes, les cerfs et les dindons, les vipères et les hommes. Comme tous les mois, il était venu faire ses provisions au marché des esclaves de Faro et il était tombé sur Jabaali. Tout de suite, il l'avait conduit chez le prêtre qui lui avait coupé les tresses et donné un nouveau nom : Amilcar. Amilcar Guimãraes Magalhães ! Il pensait ne jamais pouvoir s'habituer à un nom aussi insensé. Mais après toutes ces années dans les mines et les champs, tous ces moments passés à se frotter aux dieux et aux gens du Portugal, ce sobriquet avait fini par intégrer son corps au même titre que les cicatrices en forme de nodules et d'étoiles qui imprimaient sa chair. Jabaali le Petit priait pendant que son oncle racontait cela. Il dit qu'il ne savait toujours pas combien de temps tout cela avait pris : son baptême, la fracture de son bassin dans un éboulement, sa tuberculose, son mariage avec une servante portugaise, son accès de mysticisme, la naissance de ses huit enfants. « Trente, quarante ans ? Dans ces cas-là, on ne prend pas la peine de compter le temps : on végète, c'est tout. » Il raconta que ce n'était pas la première fois qu'il venait mais que c'était seulement maintenant qu'il avait osé. Depuis qu'on l'avait affranchi, les bateaux le louaient pour servir d'interprète sur les côtes africaines puisque, outre le peul, il se débrouillait bien en sanadja, en hassania, en sarakolé et en sérère. Oui, oui, il aurait pu revenir et, comme tout le monde, vendre de la cire ou élever des bœufs. Mais son statut d'ancien esclave lui collait à la peau comme le nez au milieu de la figure : aucun Pullo digne de ce nom ne l'aurait pris au sérieux et puis, à vrai dire, il ne se sentait plus capable de vivre dans une contrée où ne se dresse aucun clocher d'église : « La croyance, c'est comme la kola, quand on y a goûté, on ne peut plus s'en passer. » Au fond, il n'avait jamais eu d'autre choix que d'accepter son sort. Trois fois, il avait tenté de s'évader, trois fois, on lui avait prouvé que c'était vain : un Noir sur les routes était forcément un évadé. Mille fois, l'envie d'étriper les Blancs et d'émasculer les Arabes — « ces deux races de chiens, ces deux peuplades de sanguinaires ! » — lui était venue, mille fois, elle était retombée comme un épouvantail lâché par le vent. Non, jamais l'idée de se suicider ne lui était venue en tête. Malgré tout, il s'était obstiné à vivre, sans trop savoir pourquoi.
— Là-bas aussi, il y avait de l'air, conclut-il comme s'il devait s'en excuser… Je vois, mon jeune homonyme, que de ton côté non plus, la chance n'a pas soufflé fort.
— C'est comme si quelque chose nous poursuivait, oncle ! Quelque chose de coriace et de maléfique comme ces fleurs des bois dont on ne peut se détacher de l'odeur, une fois qu'on les a touchées.
— Ne me dis pas comme mon oncle Garga : « Ce, depuis Dooya Malal ! »
Il se tut après avoir dit cela et son regard errait derrière les cases, du côté des orangers et des manguiers qui se dressaient au-dessus des légumes du lougan. Il n'avait pas besoin d'en savoir plus sur les bouleversements mystiques de son neveu. Il connaissait parfaitement l'histoire de son propre grand-père pour deviner l'éloignement progressif de son neveu des mares et des grottes et son attrait incompréhensible pour le sanctuaire des bismillaahi, son apprentissage du Coran ; le rituel pèlerinage en Mauritanie ; le perfectionnement auprès des marabouts d'Atar, de Tichit et de Boutlimit et son retour à Gede — retour qu'il avait lui-même accompli avec le bonheur que l'on sait — et son installation comme imam, maître d'école coranique et cadi des croyants.
— Ah, soupira-t-il, nous sommes une famille dans laquelle tout finit par se répéter, un jour ou l'autre.
Et Jabaali le Petit crut entendre sa mère, Rella. Il en ressentit un peu de vertige, secoua la tête et répondit :
— Allah fasse que, dorénavant, seuls les bienfaits reviennent !
— Le Christ y pourvoira sûrement… Le tata ?
— Ce n'est pas la foudre, c'est moi ! La mort de ma mère devait être la mort de tout et le début d'une nouvelle vie… Parle-moi de mes frères !
— Ils portent une croix au cou et ne comprennent rien aux boeufs. Mais ils savent dire père et mère et même prononcer le mot « lait » en peul. C'est tout ce que j'ai réussi à faire.
Une saison s'était terminée. On avait récolté et engrangé le mil déterré le manioc et le taro. La période chaude s'annonçait. Les eaux du fleuve baisseraient, l'herbe de la plaine jaunirait. On allait de nouveau voir déambuler les cohortes de chasseurs, de colporteurs, de récolteurs de karité et de mil, et de bergers descendus du Ferlo et du diéri pour trois longs mois de transhumance. Le moment du départ approchait. La caravelle partie vers Bakel devait maintenant revenir si elle voulait regagner la mer avant que les courants ne faiblissent. Elle devait rapporter cent dobras d'or et huit quintaux d'indigo ainsi que trois esclaves mâles pour Jabaali le Grand contre son quota de verrroterie et le récupérer au passage à Gede, c'est ce qui avait été convenu. Trois mois, c'est largement suffisant pour surmonter les deuils les plus inimaginables.
Le jour du départ, ils ne crurent pas nécessaire de verser du lait et de se serrer les mains gauches, dans l'espoir de se revoir un jour. Voilà tout ce que dit l'oncle en montant sur le bateau :
— Si tu entends que je suis mort, ne verse pas une larme. Tente seulement de ne pas m'oublier !
Au milieu de la nuit, Jabaali fut réveillé par une bande d'ivrognes qui essayait de forcer son portail de lianes. Parmi eux, il reconnut son frère Dooya coiffé d'un chapeau de berger et bien plus éméché que les autres.
— Je suis simplement de passage, jeune frère, zézaya-t-il. Demain, je prends la pirogue pour Dagana. Ce qui fait que tu dois m'héberger cette nuit ainsi que les charmants compagnons que voici. — Hors de chez moi, idolâtre ! hurla Jabaali en se saisissant d'un bâton.
— Tu violes les règles du pulaaku, Geno te maudira, mon frère ! Ton domicile est le mien, tout comme le mien t'appartient. Mais je vois que tu as oublié les civilités depuis que tu t'es fourvoyé avec ce ridicule dieu des Arabes. Très bien, je m'en vais puisque tu me chasses, fais-toi bien à l'idée que je ne remettrai plus jamais le pied chez toi… Un dernier service, tout de même, avant que la barrière ne se referme entre nous : donne-moi un peu d'argent portugais pour me permettre d'arriver à Cehel et d'y veiller jusqu'au matin.
Jabaali hésita un peu avant de mettre la main à la poche.
— Tiens, fit-il en lui jetant quelques pièces. Je sais que je n'aurais pas dû, mais puisque c'est le prix que je dois payer pour me débarrasser de tes blasphèmes et de tes vices…
Il s'interrompit brusquement, courut vers sa case, fouilla nerveusement dans ses malles de bois puis retrouva Dooya sur la route.
— Tiens, prends ça aussi, mécréant, moi je n'en ai plus besoin !
Dooya se baissa pour ramasser l'objet tombé à terre. Il le regarda longtemps briller dans sa main sous la lueur blanche de la pleine lune. C'était l'hexagramme de coralline.

A l'avènement de Bookar Sawa Laamu, le fils de son père, l'Islam n'était plus une Petite chose timide et discrète à l'usage de quelques bergers illuminés et de quelques colporteurs en extase. Il devenait une réalité visible et active, avec des mosquées un peu partout, des prédicateurs dans les ports et les marchés, des foules de prosélytes qui ne craignaient plus de célébrer bruyamment leurs fêtes et de brandir les chapelets et les corans. Les soldats avaient beau multiplier les sévices, augmenter les impôts et raffiner les vexations, les enclaves musulmanes commençaient à sortir de leur cocon, à grogner, à s'organiser en dépit de la résistance des traditions et de la férocité des Deeniyankooɓe. Les révoltes se multipliaient dans les mosquées et dans les quartiers musulmans. Et la répression qui s'ensuivait était telle que de nombreux croyants émigraient vers la Gambie où les médersas devenaient presque aussi nombreuses que les bouquets de lauriers-roses.
Le laam-tooro étant lui-même musulman, bien que musulman timoré, à Gede, les nombreuses frictions observées ici et là entre les bismillaahi et le pouvoir étaient moins fréquentes et, somme toute, assez vite contenues.
Seulement deux ans après la visite de Jabaali le Grand, les incidents se multiplièrent, plus fâcheux les uns que les autres, jusqu'à jeter la suspicion sur la communauté des mahométans et mettre en péril la vie de son imam.
Il y eut pour commencer cette malheureuse affaire survenue au marché, entre le pauvre Jabaali et un vendeur de poudre de malaguette. Jabaali avait demandé au marchand trois pots de cette précieuse denrée. S'étant aperçu que le malfrat avait expressément cabossé le fond de son instrument de mesure, Jabaali se plaignit de cette ignoble supercherie. Il s'ensuivit un bruyant échange qui ameuta quelques badauds.
— Voyez donc, fit le camelot, prenant la foule à témoin, ce que ça coûte de secourir un bismillaahi !… Va donc mendier chez les potiers, imam, au lieu de me faire perdre mon temps !
— Profitez-en, mécréants ! rugit Jabaali en brandissant son chapelet. Bientôt, il ne sera plus permis de voler, de mentir et de forniquer n'importe comment. La loi de Dieu approche, bientôt, ce sera le grand châtiment !
Bien entendu, les sournois et les espions eurent vite fait de rapporter l'incident au laam-tooro. Le soir même un détachement de la cavalerie se présenta devant le domicile de Jabaali pour lui signifier qu'il était convoqué sur-le-champ.
— Le voici donc, notre grand imam ! persifla le laam-tooro. Qu'est-ce que j'entends ? Que tu t'apprêtes à soumettre le Fuuta-Tooro au turban de l'Islam et aux lois des mendiants et des prédicateurs ? Réalises-tu, si je te laissais faire, où pourrait nous mener ta folie ? Aurais-tu oublié l'hostilité que les Deeniyankooɓe nourrissent à l'égard de notre religion ? Pourquoi crois-tu qu'ils nous ont laissé notre trône de Gede ? Parce qu'ils nous respectent encore malgré leur victoire sur Eli-Bâna, et surtout parce que nos sangs se sont mêlés lorsque Koly Teŋella a épousé mon aïeule Fayol Sall, la mère de l'illustre Yero Jam.
— Est-ce à dire que je n'ai plus le droit de discuter le prix d'une poudre de malaguette ?
— Non ! Ni de flâner aux abords de la mosquée, ni de prédire sous le grand tamarinier, ni de houspiller les innocents pêcheurs de Cehel sous le prétexte qu'ils érigent des idoles et boivent de l'eau-de-vie. Je t'interdis de prendre la parole en public, Jabaali. A partir d'aujourd'hui !
— Mais, laam-tooro !
— C'est tout !
Pourtant, ce fut encore une fois au marché que les choses s'envenimèrent. Une bagarre éclata entre des élèves de l'école coranique et une bande de soldats ivres. Cela faillit tourner à la guerre civile. On déplora une dizaine de morts et plus d'une centaine de personnes tailladées au couteau.
Jabaali fut arrêté et jugé sous le grand tamarinier. On lui ôta le turban, les babouches et tout le reste, on ne lui laissa qu'un misérable cache-sexe. On l'allongea sur le sol, attaché à une planche. On le fouetta jusqu'à la mi-journée, on remplit ses plaies de piment et de poivre et on le laissa se reposer, le temps que le soleil décline. Puis on le fouetta de nouveau jusqu'à l'apparition de la lune. Son coma dura trois jours, ses escarres, trois mois et demi.
Il lui était désormais interdit de recevoir du monde chez lui, de rendre visite à quelqu'un, de prononcer un mot en public, de fréquenter un autre lieu que son domicile ou la mosquée… En outre, pour l'ensemble des musulmans de Gede, la fête du mouton devait dorénavant se tenir en dehors de la ville ainsi que les autres cérémonies bruyantes comme le mawlud ou la nuit du destin.
Des jeunes gens armés de frondes assaillirent à plusieurs reprises le domicile de Jabaali, lapidèrent ses chèvres et ses poules, injurièrent ses épouses et sa descendance. L'imam se retira dans le jeûne et dans la lecture du Coran, insensible aux agressions comme aux supplications de ses épouses.
— Allons dans le Jolof ! pleurait Mame Kumba.
— Plutôt dans le Trarza ! ripostait Souhaïre.
La main des Deeniyankooɓe est partout, leur expliquait Jabaali. Elle peut m'atteindre où elle veut : dans le Jolof ou dans le Trarza. Il n'y a qu'un lieu où elle ne pourra jamais m'atteindre, c'est dans la prière et le recueillement.
— Et s'ils brûlaient ton chez-toi ?
— Et s'ils abattaient ta famille ?
— C'est que Dieu l'aura voulu. Nous ne sommes sur terre que pour ça : accomplir jusqu'au bout le destin qu'il nous a imparti.
— Au Fuuta-Jalon, insista Heeri, il y a des montagnes qui protègent de tout. Il leur sera difficile de t'atteindre là-bas.
— Au Fuuta-Jalon, contesta Dewo, il existe fort peu de musulmans. Les arɓe fulɓe et les chefs dialonkés les malmènent comme ils veulent. Alors qu'en Gambie les musulmans affluent par milliers et bâtissent des cités tout au long du fleuve.
— Je suis l'imam de Gede, pas de Gambie ou du Fuuta-Jalon. Mon devoir est de rester ici, de propager la parole de Dieu et de veiller sur les fidèles.
— Dans la situation où ils t'ont mis, tu ne veilles plus sur personne, même plus sur les tiens.
— Elle a raison, Mame Kumba ! Rends-toi compte, tu es absolument seul.
— Je m'appuie sur Dieu ! trancha-t-il. Et quand on a Dieu avec soi, l'univers entier peut vous courir après.
Le lendemain, se produisit un terrible éboulement dans les fouilles qui causa de nombreux morts et blessés. La rumeur publique accusa le chef des orpailleurs, nouvellement converti, d'avoir saboté les fondations pour venger les musulmans. Une vieille tresseuse de nattes qui habitait une masure jouxtant la concession de Jabaali se rendit de son propre gré auprès du laam-tooro pour confirmer cela. « Ils se réunissent dans les grottes pour prier et comploter. Ils s'apprêtent à provoquer des émeutes », ajouta la traîtresse.
Le laam-tooro fit arrêter Jabaali et le conduisit lui-même à Anyam-Godo où on l'enferma trois longs mois en compagnie des voleurs de bétail, des grands criminels, des esclaves en fugue, des hommes suspectés de sorcellerie et des Portugais accusés d'avoir introduit dans le pays des balances trafiquées et du cuivre de mauvaise qualité.
Après quoi, on le frappa de nouveau en public et on lui demanda de choisir : la mort par sévices ou l'exil pour toujours. Cette fois, le fils de Birane ne broncha ni ne rechigna : il prit sa famille et ses biens et partit pour les médersas de Gambie.
On ne le revit plus jamais au Fuuta-Tooro.

Quand, sous le règne de Bookar Sawa Laamu, Jabaali s'enfuit du Fuuta-Tooro, ta grossière peuplade s'était définitivement enracinée aux pays des trois fleuves. Plus personne ne s'étonnait de voir tes bouviers en guenilles se battre au corps à corps avec les lions pour une vache déchiquetée ou enterrer leur génisse morte avec le même rituel et les mêmes cris de douleur que s'il s'était agi de leur fils aîné. Les Bambaras ne se tordaient plus de rire, les Mossis ne criaient plus de rage, les Joolas ne se bouchaient plus les oreilles en t'entendant faire le poète pour de vulgaires bêtes à cornes. Les tribus les plus éloignées avaient fini par se familiariser avec ta silhouette famélique et tes innombrables excentricités. Tout au plus, se contentait-on, quand on n'avait rien d'autre à faire, de railler cette « race sans pareille » qui crevait de faim en s'empoisonnant avec du fonio et du lait tourné alors qu'elle avait tant de bonne viande à se mettre sous la dent. On en était arrivé à prendre pour de joyeux spectacles tes désastreuses et saisonnières transhumances. Cela distrayait du dur labeur des champs de s'arrêter un instant au bord du chemin pour t'entendre brailler : « Je suis le Pullo malingre et fier ! Écartez-vous, hommes et bêtes ! Je suis le Pullo aux mille troupeaux, je viens de l'Orient lumineux, je vais vers le Sud herbeux ! » Le Sérère a raison : « A chacun sa part, c'est ainsi que le bon Dieu a créé le monde : la robe rayée au zèbre, la bêtise au Mandingue, les moeurs cinglées au Pullo ! » Faar-dia ô kaïnak, abominable petit berger !

Tu n'aurais jamais dû quitter ce merveilleux pays de Heli et Yooyo. Tu y vivais, l'âme comblée et le ventre bien rassasié. Geno t'avait gratifié d'une terre qui ignorait le séisme et la guerre, les méfaits de la disette, le poids de l'arbitraire, la folie et la mort prématurée et, dit-on, même les querelles. Seulement, sacripan, tu te mis à enfreindre les règles du poulâkou. Tu te mis à blasphémer, à négliger le bœuf, à profaner le lait filial et sacré. Tu devins lubrique et orgueilleux. Tu violas les interdits en te promenant nu, en te torchant avec des épis de céréales, en oubliant d'offrir les oboles, en forniquant n'importe où. Aussi la colère de Geno ne tarda pas. Il te chassa de la vallée du Nil 4 avec des nuées de sauterelles et des jets de pierres et de métaux en feu.

Par petits groupes, ton peuple traîna ses hordes de morveux, ses femelles narcissiques et chichiteuses et ses boeufs efflanqués vers le Tassili, le Hoggar ou l'Adrar des Iforas où l'on trouvait un peu d'herbe dans les panoramas déchiquetés. Le Sahara des hautes solitudes et des climats extrêmes acheva de façonner ton tempérament ascète et tes tendances d'illuminé. Qui, de nouveau, te chassa de là ? Les Berbères ? Les Phéniciens ? Les Romains ? Ou tout simplement ton sens inné de la solitude et de l'errance ?
En tout cas, le hasard te mena vers l'oasis de Tichit d'abord puis vers le Hodh, puis progressivement vers l'Assaba, le Brakhna et le Tagant. Et comme toujours en toute innocence, par petites touches, par vagues successives qui deviennent vite un raz-de-marée qui déferle et envahit tout. C'est dans ces régions de la Mauritanie actuelle que tu commenças par te fixer. On y retrouve encore tes traces : les tertres de tes pierres tombales et les ruines de tes villages fortifiés à Hayre-Koro, à Hayre Tak-Tak, à Beeli-Maaro, à Caafal-Kosam, à Gaarawol et ailleurs. C'était un pays peuplé essentiellement de Noirs plus ou moins apparentés : les Koros, les Karakos, les Bafours, les Soninkés, les Sérères, les Lébous. Mais à ton arrivée il y avait aussi des tribus berbères : les Sanadjas, les Lamtounis, les Djeddalas et les Addas. C'est dans ce creuset géographique et humain-là que va se forger ta nouvelle identité et va se déployer ta véritable histoire à travers le royaume du Tékrour d'abord et l'empire des Deeniyankooɓe ensuite.

La dynastie des Teŋella continuera de régner bien après la dispersion des descendants de Dooya Malal. Mais les signes avant-coureurs de sa décadence allaient se mettre en place dès le règne de Samba Sawa Laamu.
En 1621, les Hollandais s'installèrent à Gorée. Ce qui mit fin au monopole qu'exerçaient les Portugais depuis leur apparition, vers 1448. La nouvelle situation, tu t'en doutes bien, compliqua sérieusement les affaires des Deeniyankooɓe. Ils devaient dorénavant traiter non plus avec une mais deux races de Blancs, chacune avec ses travers et ses noirs desseins, chacune avec ses propres machines de guerre et ses propres fourberies. Les Portugais, ce n'est pas qu'ils les aimaient beaucoup, mais ils avaient fini par s'en accommoder et même par oublier que, tout au début, ils avaient été les alliés de l'ennemi mandingue ; ce, depuis que Gelaajo Bambi avait nommé un premier ministre issu des leurs, alors que les Hollandais!… Et voilà qu'en 1651 les Anglais construisaient sur la Gambie le fort de Saint-James, et qu'en 1659 les Français posaient leurs pénates sur l'île de Saint-Louis du Sénégal. Le Sérère a raison, mon petit Pullo : « Si un diable entre chez toi, prie et le bon Dieu viendra à ton secours. Si plusieurs diables entrent chez toi, ton unique secours, c'est d'en devenir un à ton tour. »

Tant de Peaux-blêmes sur les côtes africaines et c'est toutes les moeurs de la vallée du Sénégal qui s'en trouvèrent bouleversées ! Le trafic de l'ivoire et de l'or allait s'intensifier et l'esclavage, jusqu'ici artisanal voire épisodique, prendre des proportions industrielles avec son armada et ses filières, ses courtiers et ses magnats, ses vigiles et ses financiers, ses ouvriers et ses contremaîtres. La chasse à l'homme fut telle que les insurrections se multiplièrent dans tous les pays des trois fleuves. Au même moment, des hordes arabes descendues de l'Atlas marocain tentaient d'imposer leur joug aux tribus berbères de Mauritanie. C'est de la conjonction de ces deux facteurs qu'allait naître le mouvement du Sanadja Nasr El Dine 5 qui prêchait aussi bien auprès des Berbères que dans les enclaves musulmanes du Fuuta-Tooro et du Jolof le retour à un islam pur, pour se débarrasser d'un même coup et des monarchies esclavagistes noires et des envahisseurs arabes. Le comble, c'est que de part et d'autre du fleuve Sénégal, le message fut fort bien compris. D'où une succession de guerres saintes qui ébranlera fortement la dynastie des Deeniyankooɓe et conduira à l'instauration en 1690 de l'État théocratique peul du Fouta-Ɓundu sous la direction du grand marabout Maaliki Sii. La guerre des marabouts atteindra son paroxysme sous le règne de Siree Sawa Laamu, qui, en 1669, succédera à son frère Bookar, et ne commencera à refluer qu'à partir de 1674, à la mort de Nasr El Dine. Mais elle aboutira à la fin de la suzeraineté peule sur les pays ouolofs et ouvrira après Siree Sawa Laamu une longue crise de succession jusqu'à ce que, avec l'émergence des royaumes théocratiques du Fuuta-Jalon, du Fuuta-Tooro, du Sokoto, du Maasina et de l'Adamawa, les Fulɓe musulmans s'emparent définitivement du pouvoir.
Oh, mon Dieu, des paillards traditionnellement hostiles au Coran et à l'ordre, devenus, on ne sait trop comment, des sultans et des cheiks, des princes de la vertu, de farouches gardiens de la morale et du droit !
Le Sérère a raison, mon petit Pullo : « Histoire de Fulɓe, histoire d'idiots, tu ne sais jamais comment ça commence, tu ne sais jamais comment ça finit. »

Notes
1. Le clan des Jaawanɓe, ou les « hommes rapides d'esprit », étaient les conseillers des rois fulɓe. Connus pour leur roublardise et leur esprit retors, tout le monde se méfiait d'eux.
2. Ou « hommes du campement », les membres de ce clan étaient un peu considérés comme les ploucs du Fuuta-Tooro.
3. Confrérie maraboutique.
4. C'est Inna Bassal, la déesse du Mal, qui chassa les Fulɓe de la vallée du Nil, selon les légendes. Plutôt les Perses, selon le professeur Aboubacry Moussa Lam.
5. Ce mouvement, qui bouleversa profondément l'histoire de la vallée du Sénégal, est plus connu sous le nom de Chor-bouba, ou guerre des marabouts.

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