Seuil. Paris. 2004. 384 p.
En 1743, l'expansion de l'élevage et la prolifération des minarets l'attestaient amplement d'un bout à l'autre du pays : le Fuuta-Jalon était soumis. Dans son fief de Timbo, Karamoko Alfa consacrait son temps à prier, à jeûner, à offrir des oboles et à chanter les louanges de Dieu. Sa prophétie s'était réalisée, ses prières, exaucées abondamment et beaucoup plus vite qu'il ne pouvait l'espérer. Aucune dévotion ne pouvait être de trop pour tempérer son enthousiasme, discerner son humble condition de croyant et exprimer au Créateur sa gratitude pour avoir fait de lui l'instrument du destin. « Accorde-moi tes faveurs ! Arrose-moi de tes bénédictions, ô mon Dieu, comme tu déverses les eaux fraîches du Tominé sur la plaine aride de Timbi ! Illumine mon coeur, soutiens mon pauvre bras tant que je m'astreins à te craindre et à cheminer dans ta voie. “Mais si je me renfrogne, si je me détourne, parce que l'aveugle est venu à moi 1”, alors, mon Dieu, prive-moi de la vue. Si je m'égare, si je calomnie ou blasphème, paralyse mes membres, empêche-moi d'entendre et choisis à ma place un guide plus pur et plus clairvoyant pour mener les fidèles vers ta lumière ! » Mais s'il était trop pieux pour succomber aux délices de la vanité et de l'autosatisfaction, il était suffisamment lucide pour savoir que l'oeuvre qu'il avait entreprise n'en était encore qu'à ses débuts et que prier ne suffit jamais pour faire plaisir au bon Dieu. Il faut aussi savoir se lever et déployer les lances. Il se retirerait plus tard pour se consacrer à la prière et au jeûne. Pour l'instant, les FulƁe avaient besoin de son ardeur au combat et de sa précieuse clairvoyance.
Caressant l'idée d'un grand royaume musulman, il écrivit ceci aux six 2 autres chefs de diiwal 3 : « Dieu a décidé et voulu : le Fuuta-Jalon a été consacré terre d'Islam. En terre d'Islam, nos enfants naîtront et grandiront puisque le Créateur, en son infinie mansuétude, nous a accordé la victoire. Aujourd'hui, les fidèles peuvent lire et prier sans crainte. Personne ne peut plus les obliger à nettoyer le sol sur lequel ils viennent de poser le front pour saluer l'Éternel. Mais dans les forêts, les fétichistes jalonke attendent leur revanche; sur les crêtes inaccessibles, ces débauchés de FulƁe-rouges continuent de boire du dolo et de s'adonner à la luxure. Si nous voulons parachever l'œuvre que le bon Dieu nous a confiée, nous devons réunir nos sept diiwe en un puissant État confédéral avec des lois communes et un chef unique, sous le regard du bon Dieu et sous les recommandations de son Prophète… » Après concertation, il fut convenu de se réunir de nouveau, à Timbi-Tunni cette fois, le fief de Cerno Sulaymana, pour désigner l'almami, le futur chef suprême du Fuuta-Jalon. En sa qualité de doyen, c'est Cerno Sulaymana qui aurait dû être choisi si l'on avait respecté les règles du poulâkou. Seulement, par sa bravoure, son sens politique, sa piété et son immense érudition, Karamoko Alfa avait, depuis le début, pris un sérieux ascendant sur l'ensemble de ses coreligionnaires. Cerno Sulaymana ou Karamoko Alfa ? Le dilemme était si poignant qu'on évitait de l'aborder trop longtemps. Cependant, Alfa Sellu de Labe, qui avait un faible pour Karamoko Alfa, trouva un subtil subterfuge pour éviter l'écueil de la confrontation. La veille de l'élection, il s'en alla trouver ce dernier dans sa case d'hôte : « Demain, attendez que tout le monde se soit rassemblé avant de rejoindre le lieu de la réunion ! » Puis il se rendit chez Cerno Sulaymana et lui dit : « Demain, ce serait plus commode de faire asseoir vos invités en forme d'abside et de réserver une place spéciale au milieu d'eux, c'est ainsi que s'asseyaient les compagnons du Prophète. » Dès que Karamoko Alfa se présenta, il s'empressa de lui indiquer le siège vacant et de l'inviter à s'y asseoir, comme s'il était déjà le roi : piégés par cette loi non écrite qui veut que les nobles FulƁe n'expriment jamais leurs différends en public, chacun se garda bien d'ouvrir la bouche. Karamoko Alfa fut donc désigné almami sans heurts, sans polémique, sans tractation. Pour montrer qu'il ne gardait nul ressentiment, Cerno Sulaymana offrit un taureau à chaque marabout. Karamoko Alfa égorgea le sien et en distribua la chaire, confirmant pour toujours son image d'être généreux et sobre.
On se rendit immédiatement à Fugumba pour procéder à sa consécration. Le couronnement eut lieu dans la cour de la mosquée que, près de quatre-vingt-dix ans plus tôt, Seeri et Seydi avaient bâtie de leurs mains sans être certains qu'elle serait épargnée des paiens ne serait-ce que pour deux nuits. Chaque diiwal fournit un turban blanc de coton, long de quatre coudées. Alfa Mamadu Saajo, le chef de Fugumba, fut chargé de les ceindre sur la tête du nouvel élu en commençant par celui offert par le diiwal de Timbo. « Par la volonté de Dieu, le Très-Haut, l'Unique, dont Muhammadu est le prophète, nous te nommons et sacrons chef suprême du Fuuta-Jalon, composé de sept diiwe 4. Nous te devons tous respect, obéissance, nous, nos familles et les habitants. Ces neuf turbans symbolisent le pouvoir qui t'est confié. Veilles-y comme si c'étaient neuf canaris fragiles et remplis de précieux grains que l'on avait posés sur ta tête. Dans la communauté musulmane que nous sommes, que tous soient justes et francs. Si tous ne peuvent l'être, que les rois, eux, le soient », proclama-t-il. Alors, Karamoko Alfa fit asseoir les chefs des autres diiwe et ceint un turban blanc sur la tête de chacun d'eux après avoir prononcé ces mots : « Au nom de Dieu et par sa volonté, je te fais alfa (ou cerno) de… Tout le monde devra t'obéir, te respecter et te considérer comme son maître. Dans la communauté musulmane que nous sommes, que tous soient résignés et patients. Si tous ne peuvent l'être, que les gouvernés, eux, le soient. »
Ensuite, on procéda à l'adoption d'une Constitution inspirée du Coran et des hadiths et préconisant de respecter et de défendre toutes les traditions fulɓe non contraires aux prescriptions de l'Islam. Timbo fut désignée comme capitale et Fugumba comme siège du Sénat 5, qui vote les lois et déclare la guerre sur proposition de l'almami. On fixa les prérogatives des diiwe et réglementa aussitôt le commerce, l'agriculture, la justice, l'enseignement, les mesures de poids, de capacité et de longueur. L'obligation de savoir lire et écrire fut décrétée (mesure étonnante pour l'époque, je te le concède, ô Pullo, mon noble !) pour tout homme libre, au risque de se retrouver ravalé au rang d'homme de caste. Deux nouvelles provinces 6 furent créées pour récompenser les deux grands généraux du royaume : Foode-Hajji 7, territoire coincé entre Timbo et le Solimana et peuplé en majorité de Malinkés, pour Ibrahima Sori 8, et Kebaali 9 pour Alfa Muusa. En outre, il fut accordé à certains chefs de diiwal des privilèges particuliers.
Ancien maître de Karamoko Alfa, Cerno Samba de Ɓuriya reçut celui de porter son sceptre, de monter à cheval et de bénéficier du jaaroore 10 en présence de l'almami. Au roi de Fugumba, il fut accordé de s'asseoir sur le même tapis que le roi des rois. La province de Labe reçut le droit exceptionnel d'exécuter un condamné à mort sans avoir à le présenter dans la cour de Timbo. Quant au roi de Timbi-Tunni, il fut le seul autorisé à porter un turban en présence de l'almami. En raison des exploits exceptionnels de Alfa Muusa dans les différentes phases du jihad, la province de Kebaali fut exemptée de tout combat direct et affectée exclusivement à l'intendance des armées.
La province de Kankalabe devint celle de l'asile et de la grâce. Son roi avait le privilège d'examiner à son unique discrétion les demandes d'amnistie. Il suffisait pour cela au meurtrier de se débrouiller pour atteindre son territoire et se mettre sous sa protection. Arrivé dans le village, il devait lancer l'appel du muezzin du haut d'un fromager désigné à cet effet. L'entendant, le roi de Kankalabe le faisait quérir pour écouter sa doléance. Après cette entrevue, il adressait un message à l'almami ainsi qu'au chef du diiwal auquel ressortissait le coupable. Puis il étudiait le cas et transmettait son avis à Timbo. La décision de l'almami, généralement favorable, était ensuite notifiée à l'intéressé qui rentrait chez lui, libre…
Après ça, il ne lui restait plus au Fuuta-Jalon qu'à oeuvrer et prospérer, fort de ses plaines bien arrosées et de ses nombreux érudits, de la force de ses lois et de ses vallons couverts de troupeaux.
Hormis le fait qu'il vivait dorénavant sous la domination de ta pouilleuse de race, le pays souffrait, cependant, de deux énormes tares qui le poursuivront tout au long de son histoire et finiront par l'ébranler : son organisation fédérale vite fragilisée par les manœuvres des Européens implantés sur les côtes et l'énorme déséquilibre économique et démographique qui régnait entre ses diverses provinces.
Si Timbo gouvernait, c'était Fugumba qui détenait le privilège de couronner les almami, de voter les lois et de déclarer la guerre. En outre, Labe, à elle seule, totalisait la moitié de la population, la moitié de l'armée, la moitié du cheptel et de l'or ainsi que la moitié du territoire !…
Ajoute à cela l'excès de susceptibilité, le penchant à l'envie, le goût de l'intrigue et de la dissimulation propres à ta peuplade de pastoureaux et tu comprendras pourquoi, à l'instar du Fuuta-Tooro, l'histoire du pays fut émaillée de sanglantes tragédies à cause des velléités de sécession et des crises de succession.
La première, tu t'en doutes, éclata dès la mort de Karamoko Alfa.
Pendant qu'au Fuuta-Jalon l'almami s'occupait de réduire les derniers noyaux de fétichistes et d'asseoir les institutions du nouveau royaume, au Fuuta-Tooro, on était encore loin de toute idée de jihad. Bien que méprisés et constamment floués malgré leur importance numérique, les musulmans demeuraient dans l'expectative. Profondément meurtris par l'animosité qui liait les princes Samba Gelaajo et Konko Buubu Muusa, de nombreux FulƁe cherchaient à émigrer vers le Ɓundu ou le Fuuta-Jalon. Le désordre engendré par la famine et l'insécurité leur rappelait les pires moments de la funeste guerre des marabouts.
Aie honte, Pullo, regarde un peu le désastre que peut produire ta race de bohémiens !…
Après l'assassinat de son père, Konko Buubu Muusa fut néanmoins désigné pour lui succéder au trône. Samba Gelaajo l'en chassa et s'y installa de force. Le Fuuta-Tooro sombra de nouveau. Ce fut une guerre civile de dix-huit ans qui entraîna la suspicion et la haine dans les familles, dans l'armée, partout. Paradoxalement, ce fut ce sombre épisode qui inspira aux griots les plus beaux hymnes de l'épopée pullo. Dix-huit ans de combats et d'errances, de puits souillés de sang et de greniers vides !
La tradition a fait de Samba Gelaajo la figure parfaite du héros pullo 11 : beau, orgueilleux, intrépide et autoritaire. Pourtant, il régna peu. Il passa une bonne partie de sa vie à faire la guerre. Il ne livra pas moins de quarante-cinq batailles. Son cheval s'appelait Ummulatu, son fusil Buse Larwaye. De nos jours encore, quand, dans les paillotes de la vallée du Sénégal, les guitares monocordes chatouillent le Laagiya, l'hymne que lui composa son célèbre griot, Sewi Malal Layane, les larmes s'écoulent comme le lait sur les joues des gracieuses et des nobles. Et en choeur, tout le monde en reprend le belliciste refrain :
Celui-là, c'est l'homme qui disait…
Par les prières de ma mère
Par les prières de mon père,
Ne me tuez pas, bon Dieu, d'une mort honteuse
Celle de mourir dans mon lit
Parmi les pleurs des enfants
Et les gémissements des vieillards… 12
Tam-tams de sang, Voix de sang, ainsi que l'appelaient, en tremblant de peur, les colonnes de ses ennemis, ses tambours et ses, chansons de guerre sèmeront près de deux décennies durant la terreur et l'affliction dans la vallée du Sénégal. En s'emparant du pouvoir en 1725, il commença par combattre les Ormans et leur inacceptable impôt, le muudo-horma. Il régna une première fois de 1725 à 1735. Mais Konko Buubu Muusa, appuyé par ses oncles soninkés du Gajaaga et du Jaara, réussit à l'évincer. If trouva refuge en Mauritanie où il s'allia avec un chef de guerre arabe, nommé Hel-Heyba. Pourvu d'une puissante armée de volontaires fulɓe et de mercenaires arabes, Samba Gelaajo rebondit du désert à la conquête du trône. Apprenant cela, Konko Buubu Muusa quitta sa capitale Doondu pour venir à sa rencontre. A, cette époque, un Anglais que la tradition retiendra sous le nom manifestement altéré de Idiri Sarluger sillonnait la région pour troquer des fusils contre des esclaves et de l'or. Il arrivait dans un village et demandait : « Qui est le roi de ce pays ? — Konko », lui répondait-on. Il se rendait dans le suivant et demandait : « Qui est le roi de ce pays ? — Samba », lui affirmait-on. Doué d'un sens inégalé des affaires, il se garda bien de prendre parti et partagea son arsenal en deux : une moitié pour chacun : « Eh bien, maintenant, battez-vous ! leur dit-il. Celui qui gagnera, celui-là prélèvera le tribut des Blancs naviguant sur le fleuve 13. »
Le combat eut lieu à Joowol, sur les sables de Bilbaasi. Vaincu, Konko gagna le maquis où, au fil des mois, il réussit à monter une puissante armée. Il chassa Samba et régna cinq ans à son tour. Il percevait les tributs, prenait la part qui lui revenait, en donnait à son frère, le prince héritier Sule Njaye 1er, et distribuait le reste aux guerriers selon leurs grades et leurs rangs.
Du désert où il se réfugia de nouveau, Samba recruta une armée encore plus puissante de Fulɓe et d'Arabes et attaqua Konko. Il fut victorieux et exila le vaincu dans la province du Tooro. Hélas, Samba était trop fougueux, Samba était trop autoritaire. C'était un roi héroïque et juste mais trop dur, trop exigeant, trop craint pour être aimé. Lassés de son despotisme, ses partisans rejoignirent le camp de Konko. Celui-ci récupéra le gros de l'armée du Fuuta ainsi que des mercenaires maures du Trarza, et chassa Samba Gelaajo du trône. Celui-ci s'enfuit au Ɓundu où il s'installa à Jamwaali.
Konko savait que même dans sa retraite de Jamwaali Samba restait dangereux. Il réunit les princes et les officiers, il leur dit : « Aux dernières nouvelles, Samba attend la montée de la crue pour revenir au Fuuta, pour semer le désordre. Nous devons l'en empêcher. Allons lui tendre une embuscade dans la province du Damnga ! »
Son demi-frère, Sule Njaye 1er, installa ses soldats dans un triangle compris entre les tamariniers de Hoore-Kaaƴere, les rochers de Gassimbiri et les ravins de Ballel. Son second demi-frère, Siré Buubu, prit position à Lôbâli. Lui-même déploya ses forces dans la plaine de Juburun, dans le Gajaaga, le pays de ses oncles soninkés.
Ils passèrent des mois à surveiller l'horizon sans rien voir d'autre que les migrations des tourterelles et les transhumances des bergers.
Puis, une voix fendit les airs, un homme juché sur un cheval blanc s'avança vers les troupes de Konko en chantant. C'était le griot Sewi Malal Layane qui déclamait le Laagiya. Mais ce n'était pas le Laagiya épique des grands jours. C'était un Laagiya du tourment et du deuil, une élégie qui déchirait les coeurs en relatant avec force roulades et sanglots la mort de Samba Gelaajo.
Je te dois, à ce moment-ci du récit, les tristes détails qui ont abouti à la fin de ce grand maître des chevaux et des lances, de ce fils de Pullo engendré dans la gloire et nourri de noblesse et de lait pur. Imagine que durant ces terribles moments de fracas et de défis, l'amour, en sourdine, tissait sa mystérieuse toile. Oui, mon petit chenapan, si invraisemblable que cela paraisse, tandis que le coeur de son père noircissait de venin, celui de Diye Konko chavirait pour « le plus Pullo des Fulɓe, le plus splendide des chevaliers ». Peut-être que mieux vaut croire en vos incongrus proverbes : « Dieu, en faisant les choses, ne cherche pas à se faire comprendre. » Écoute bien, ce n'est pas un mensonge, la plus belle des idylles se noua entre Samba Gelaajo et la fille de son ennemi. Le secret, comme tous les secrets, finit par s'éventer et pénétrer les oreilles des frères de Diye.
Ceux-ci, fous de rage, menacèrent la jeune fille.
— Concourir à la perte des tiens ! Aurais-tu perdu la tête, petite dévergondée ? Dis-nous en face, fille de notre père : te serait-il possible de te vautrer dans le lit de ce monstre et de regarder ensuite la lumière du jour sans que la honte te brûle les yeux ? Va, tout de suite, effacer les traces de ton forfait !
— Que dois-je faire alors pour mériter l'amour des miens ?
— Le tuer !
— Le tuer? Accordez-moi plutôt de me jeter dans le fleuve !
— C'est toi qui as apporté la honte, c'est à toi de nous en délivrer. Le sort de l'un de vous deux est scellé : tu le tues ou toi, nous te tuons !
— Faites-le plutôt, vous, c'est vous les hommes, après tout !
— Cet homme est invincible aux armes ! Seule une femme pourrait avoir raison de lui. Les vices dont tu as usé pour le séduire, sers-t'en à présent pour l'anéantir !
Diye veilla sept nuits consécutives pour imaginer son diabolique projet. Alors, elle se rendit sous les gonakiers de Tumbere-Jinge où les deux tourtereaux avaient l'habitude de cacher leur amour et se coula auprès de son amant.
— Il suffit que je me retrouve auprès de toi pour oublier tout le reste, le goût du miel comme l'odeur des fruits, lui susurra Samba en reniflant son jubaade 14 égayé d'ambre et d'or et sentant bon le myrte et le henné. Jamais l'amour ne m'avait si profondément pénétré.
— Je t'ai fait du lalo, Samba.
— Il ne fallait pas, bien-aimée, tu sais bien que je n'aime pas le lalo.
— Un homme qui aime du fond du cœur mange le lalo que lui prépare son amoureuse. Tu me bernes, Samba, tu ne m'aimes pas. Il y a peu, on parlait de nous au village de Diéri-Lombiri, et le hasard a voulu que j'entende les ragots des mégères : « Pourquoi selon vous, Samba se délecte-t-il du lalo des autres femmes et jamais de Diye de celui ? Parce qu'il ne l'aime pas, pardi ! »
Elle se roula dans la poussière, pleura de douleur et se griffa les seins.
— Geno, mon Créateur, ôte-moi la vie tout de suite plutôt que de me laisser mourir à petit feu de honte et de jalousie !
— N'écoute pas ces langues de vipères, ô sublime génisse, ma nymphe des prés ! Elles n'ouvrent la bouche, celles-là, que pour détruire chez les autres le bonheur qu'elles n'ont jamais eu. Relève-toi, touche ma poitrine ! L'amour ne m'aurait pas autant brûlé s'il était feint. Ta présence en moi est si forte qu'en me voyant le premier inconnu dirait : « Celui-là, le rêve qui le porte, c'est le visage de Diye Konko ; le souffle qui l'anime, c'est le sourire de Diye Konko! »
— Alors, goûte à ce lalo, pour preuve de ton amour !
— Ô femme, tu me mets devant un choix bien difficile. Ce sera pénible si j'accepte, tout aussi pénible si je n'accepte pas. Mes larmes couleraient dans tous les cas : à cause de ce plat insipide ou à cause du chagrin qui te ronge. Mais puisque je dois choisir, je choisis de sécher tes larmes à toi. Allez, donne-moi ce lalo !
Il vida l'écuelle de bois en grimaçant de dégoût puis salua sa bien-aimée et reprit la route de Jamwaali. Lentement, le poison commença à agir pendant qu'il galopait. Il ressentit les premières nausées aux termitières bordant la sortie de Tumbere-Jinge. Les coliques et les vertiges ralentirent sa galopade. Les saignements et les vomissures l'achevèrent sous un baobab, à mi-chemin de Jamwaali.
C'est ainsi que finit « le plus Pullo des Fulɓe », « le dompteur des rois et des destriers ». Ni par une balle ni par une lance, comme il l'avait toujours souhaité ! Par le poison de l'amour, le venin de la traîtrise ! …
Le lendemain, voyant son cheval renifler son corps, des inconnus creusèrent un trou sous le baobab et l'enterrèrent à la sauvette. Des années plus tard, un berger qui passait par là découvrit un os déterré par les eaux de ruissellement.
— Voyons voir si le héros était aussi robuste qu'on le dit !
Il dégaina son sabre et, d'un coup sec, brisa l'os ; l'un des éclats rejaillit sur lui et lui troua le front. Il tomba raide mort. Epouvantée, une vieille femme témoin de la scène leva les bras aux cieux et s'époumona :
— C'est bien lui, Samba Gelaajo : vivant, il tue; mort, il tue aussi !
« Il atteint sa cible, il se réjouit, c'est le Seerer ! Il abat la biche et pleure de l'avoir tuée, c'est le Pullo ! » Dieu seul sait comment il lui a pris de vous façonner ! On croit que l'art de la tapisserie est compliqué mais, vous, vous êtes plus compliqués encore. On ne sait jamais quel sentiment vous anime, jamais quelles seront vos réactions, âmes de nomades, torturées par la mélancolie et le doute !
Figure-toi qu'en apprenant la mort de son pire ennemi Konko Buubu Muusa hurla de douleur au lieu de jubiler et de triompher: « C'est ma faute si ce valeureux prince est mort loin de son trône et de son pays comme un chien abandonné. » Il désigna le prince héritier, Sule Njaye Ier comme son successeur, après quoi, il se rendit à la mosquée, embrassa la religion de Allah pour se repentir de son « crime » et prêta le serment de devenir, jusqu'à la fin de ses jours, le fidèle et humble muezzin de ses anciens sujets. Pour se nourrir, il mendiait de porte en porte, en bon musulman soumis à l'astreinte et à l'humilité. Sauf que le mendiant qu'il était devenu n'avait pas perdu tous ses réflexes princiers.
Il ne demandait jamais moins d'une vache ou d'un esclave. Dans les marchés du Fuuta-Tooro, il est encore fréquent d'entendre les vendeurs s'exclamer : « Mais c'est une aumône de roi que tu me demandes là, mendiant, de celles que demandait le muezzin Konko ! »
Comme toute la race des Deeniyankooɓe, Sule Njaye Ier était beau, courageux, perfide et avare. Selon Shaykh Kamara, c'était aussi un grand original. Trois au moins de ses lubies auront fait la risée de ses contemporains. Il possédait un fusil qui ne le quittait jamais, il le gardait pour se baigner, pour faire l'amour aussi. Voilà, depuis, ce que les gens du Fuuta-Tooro disent à propos de deux amis réputés fidèles : « Vous deux, vous êtes aussi inséparables que Sule Njaye 1er et son fusil. »
Quand il voyait un de ses soldats ou un de ses esclaves avec une jolie femme, il l'apostrophait de la manière suivante: « Que fais-tu là, crétin? Cette femme n'est pas faite pour quelqu'un comme toi. Dépêche-toi de la répudier et de l'offrir à ton roi ! » Parmi les nombreuses compagnes qui peuplaient son harem (et qu'il avait arrachées ici et là sans l'assentiment des parents et des proches), il se trouvait deux soeurs qu'il s'était mis dans la tête d'épouser coûte que coûte, quitte à enfreindre les usages. Voilà comment s'était produite cette incroyable bizarrerie.
Un jour, un de ses esclaves lui rapporta de Feddande, dans le Ɓundu, une jeune et jolie jeune fille du nom de Fatimata Majul.
— Tu m'en as souvent rapporté, à chaque fois, plus somptueuses encore, mais celle-là, par mon père et par ma mère, elle vaut, à elle seule, toutes les autres ! exulta Sule Njaye.
— Mais tu n'as encore rien vu, ô mon maître, sa soeur est cent fois plus belle ! avança imprudemment le malheureux.
Sule Njaye 1er suffoqua de colère et brandit son fusil.
— Et qu'est-ce que tu attends pour aller la chercher, esclave de malheur ?
Il fit venir Binta Majul et l'épousa (secrètement) elle aussi. Grâce à ses nombreuses concubines et à son vaste palais, personne ne découvrit le pot aux roses.
Mais voici la lubie qui, de toutes, dénotait la nature du personnage. A une demi-matinée de cheval de Hoore-Kaaƴere (où, dès son accession au trône, il installa sa capitale) se trouvait un îlot désert du nom de Aali Samba. C'est sur cet îlot et sur cet îlot seulement que Sule Njaye 1er faisait ses besoins naturels. Arrivé à Ballel, il descendait de cheval et ordonnait à sa suite de l'attendre là. Accompagné de quelques ministres, il prenait le bateau jusqu'à Aali Samba où il s'isolait pour déféquer à l'aise.
A Hoore-Kaaƴere, son immense résidence, entourée de murailles et de fossés, était réputée imprenable. « Chaque jour plus de mille guerriers y passaient la nuit, à tour de rôle. Leur tour n'arrivait qu'après un an ou six mois, à cause de leur grand nombre 15 », affirment les connaisseurs. Il y régna avec un despotisme tel que le pays replongea dans une guerre civile de cinq ans. La famine et l'anarchie mirent le royaume sens dessus dessous. Pour la première fois depuis Koli Teŋella, deux obscurs princes, Buubu Gaysiiri et Jaaye Hoola, accédèrent brièvement au trône, violant ainsi le sacro-saint principe qui voulait que seuls ceux dont le père avait régné devaient prétendre au pouvoir. Les esclavagistes français et arabes intervenaient dorénavant directement dans les affaires du royaume. La violence et l'arbitraire entraînaient des exodes encore plus massifs qu'au temps de Samba Gelaajo. On allait à la chasse aux esclaves comme naguère on allait à la battue. Le désarroi entraîna nombre de Fulɓe à se convertir volontairement à l'Islam pour profiter de la protection des marabouts, violemment hostiles à la vente de leurs congénères musulmans. L'ébullition gagnait les enclaves musulmanes. On comptait et recomptait les partisans, on collectait les armes. On trépignait d'en découdre avec les Deeniyankooɓe et avec leurs alliés français et arabes. On rêvait à un émule de Nasr El Dine, à un nouveau Karamoko Alfa sans se douter justement que, dans ce Fuuta-Jalon tant admiré, une douloureuse tragédie se préparait.
En 1750, en dépit des conseils de son entourage, Karamoko Alfa monta une expédition, sa vingtième, au cœur du pays mandingue. Usé par les conquêtes, le jeûne et les longues veillées de prière, le vieux marabout pensait détenir encore suffisamment de forces pour continuer l'oeuvre que le bon Dieu lui avait confiée. Il dévoila son rêve de porter le feu à l'est où, hormis l'enclave de la ville sainte de Kankan, l'Islam restait encore une croyance ridicule et marginale, décriée par les gens du commun, redoutée dans les grottes sacrées, persécutée dans les palais. Il persuada le Sénat de Fugumba de monter une armée de dix mille hommes, dont trois mille cavaliers armés de tromblons et de mousquetons. L'objectif était de traverser le fleuve Niger et de convaincre les fétichistes de se convertir, après avoir vidé leurs outres de vin de mil et brisé leurs idoles, ou de se soumettre. Tout se passa bien jusqu'à l'arrivée à Kouroussa. Malheureusement, le saint homme perdit l'esprit en traversant le fleuve Niger. Pris de panique, ses généraux annulèrent l'expédition, le ramenèrent à Timbo et confièrent l'intérim du pouvoir à son cousin Ibrahima Sori. En dépit des soins qui lui furent prodigués, son état empira inexorablement. Le fondateur du Fuuta-Jalon rendit l'âme à la fin de l'année 1751, au bout d'une longue agonie.
Selon les prescriptions de la Constitution, le conseil des Anciens convoqua le Sénat à Fugumba pour élire le successeur. On hésita longuement entre Ibrahima Sori et l'héritier légitime, Alfa Saaliwu, le garçon le plus âgé du défunt. Finalement, la candidature de ce dernier, qui n'avait alors que seize ans, fut écartée au profit de Ibrahima Sori qui, outre sa légendaire forte personnalité, avait déjà eu le mérite d'assurer avec succès un difficile intérim. État récent, menacé sur ses frontières par de nombreuses tentatives d'invasion, fréquemment mis en effervescence, à l'intérieur, par les révoltes des esclaves et par les tentatives de rébellions des résidus fétichistes, le Fuuta-Jalon avait besoin d'un homme au caractère trempé. Et d'évidence, Ibrahima Sori était cet homme-là. Musulman pieux, fidèle collaborateur de feu Karamoko Alfa, c'était aussi un intrépide guerrier qui, bien avant son accession au trône, jouissait d'un grand prestige à travers le Fuuta-Jalon. En onze ans de règne, il monta plus d'une trentaine d'expéditions victorieuses, ce qui lui permit d'élargir les frontières vers le Tamba, le Kharta et la Gambie et d'amasser une fortune colossale. Ce qui, comme tu le verras plus loin, ne manqua pas d'éveiller les jalousies.
Alfa Sellu de Labe mourut la même année que son mentor et ami, Karamoko Alfa. Ibrahima Sori Mawɗo désigna Mamadu Jan, le deuxième de ses sept garçons — après que, pour de confuses raisons, l'aîné Cerno Sigon y eut renoncé —, pour le remplacer à la tête du Labe. Les chroniques retiennent de lui un chef courageux, honnête et généreux. Sitôt intronisé, il dut affronter de nombreuses incursions de la part des fétichistes les plus irréductibles qui voulaient profiter de l'interrègne pour reprendre leurs anciennes positions. Ce fut tout d'abord la bataille de Toolu contre le Jalonke Sangara où Jabaali se distingua si brillamment que Mamadu Jan en fit le gardien de ses écuries et son confident. Il récompensa sa bravoure par un millier de têtes de bétail et un champ de mille pieds dans la zone inondable de la vallée du Doŋora. De ce jour, le nouveau prince nourrit pour l'obscur descendant de Dooya Malal une confiance totale et une profonde estime. De telle sorte que lorsque, quelques années plus tard, Komboro, un autre chef dialonké, descendit de Kouroun'ya pour massacrer les habitants de Sannun, Mamadu Jan qui se trouvait souffrant confia le commandement de l'armée à un de ses frères, Sulaymana, et lui imposa Jabaali comme second. Facilement délogé de Sannun, Komboro fut poursuivi jusque dans son refuge où il fut décapité. On se saisit de ses biens et massacra sa famille et ses guerriers, à l'exception de Nantenen, sa petite fille de dix ans dont l'effroi émut si bien Sulaymana qu'il lui sauva la vie, assura son éducation et l'offrit en mariage à Mamadu Garga, l'aîné de Jabaali.
En ce vendredi du début des années 1760, Timbo s'apprêtait à rejoindre la mosquée pour participer à la grande prière et ensuite assister au jugement hebdomadaire rendu par le nouvel almami lorsqu'un homme habillé d'un grand boubou en leppi 16 et coiffé d'un puuto 17 se présenta devant la porte ouest de la cité. Ne sachant dans quelle direction s'orienter, il attacha son bœuf porteur surchargé de ballots et de nattes à un manguier, réajusta la bouilloire 18 qu'il portait en bandoulière et planta d'un coup sec son bâton de berger dans le sol humide. Il s'essuya le front, se tourna ensuite vers le gamin tenant un grand bélier aux cornes torsadées qui l'accompagnait et lui dit en souriant :
— Quel chemin doit-on prendre, cette fois-ci ? Celui de droite ou celui de gauche ?
— Avant-hier, à Ɓuriya, c'est celui de gauche qui nous a porté chance. Aujourd'hui, nous devrions miser sur celui de droite.
— Je ne peux rien faire d'autre, mon gamin, que de m'en remettre à ton flair. Si nous croisons une âme charitable par là, je t'offre une boule d'akassa, sinon je te pince les oreilles, tu acceptes ?
— J'accepte parce que je suis sûr que c'est par là notre chance.
Ils longèrent les haies vives de fougères et de citronniers, passerent eux ou trois saare vides d'habitants, se faufilèrent entre les poules et les biques, faillirent se faire mordre par une meute de chiens errants avant de déboucher sur une vieille femme qui binait dans son lougan. Lejeune homme se racla la gorge trois fois avant de s'annoncer :
— Des étrangers venus de loin vous saluent, ô mère du Fuuta-Jalon !
— Le salut revient à vous aussi sincère et doux que vous me l'avez adressé ! Que puis-je faire pour vous, une vieille femme comme moi ?
— Connaissez-vous un endroit où nous puissions nous désaltérer et dormir ?
— Depuis le règne de Karamoko Alfa, c'était chez le coursier et le courtisan de la cour que l'on orientait les étrangers de passage. Je ne crois pas que cela ait changé sous l'avènement de Ibrahima Sori Mawɗo. Allez droit devant vous ! Au fortin de l'almami, prenez sur votre gauche et continuez jusque sous les grands baobabs. Vous trouverez là un saare un peu plus imposant que les autres, avec une grande écurie et une bibliothèque de style mauresque. Là, vous demanderez le dénommé Mamadu Tori et on vous le montrera.
Ils y trouvèrent une petite fille en train de balayer la cour.
— Dis-nous, jeune fille, si nous sommes bien chez Mamadu Tori, le très respecté !
— C'est bien le domicile de mon père, répondit la petite en tâchant d'élever la voix à cause des nombreux bruits qui provenaient de l'intérieur des cases. En ce moment, il se trouve au hurgo 19.
Elle étala des nattes sous l'oranger dressé au milieu de la cour et reprit :
— Que les étrangers veuillent attendre ici qu'il ait fini de se laver pour la prière du vendredi !
Tori surgit presque au même instant, drapé dans un éclatant boubou et sentant l'encens et le néroli.
— Djiba, ma fille, je ne sais pas d'où viennent ces étrangers ni ce qu'ils me veulent. Nous prendrons le temps de nous restaurer et d'en parler après la mosquée. Pour l'instant, prépare-leur de l'eau chaude et du savon, la grande prière risque de commencer sans nous. Et vous, femmes, retrouvez-moi vite mon chapelet, mes babouches et mon bonnet. Et toi, fainéant de Sabu, apprête nos montures avant que ne s'ébranle le cortège. Que dirait le Fuuta, si le plus proche courtisan de l'almami manquait à l'appel pour l'escorter à la mosquée ?
Il serra furtivement les mains des visiteurs et disparut dans une case.
Ils arrivèrent juste à temps, forçant sur leurs montures tandis que Sabu, le petit esclave, courait audevant d'eux pour leur frayer un chemin à travers la nombreuse foule qui avait soudain envahi les sentiers et les cours.
Tori s'engouffra dans la case royale pour aider l'almami à mettre son burnous et son turban, puis à se jucher sur sa jument blanche délicatement harnachée. Et les courtisans, les gardes, les griots, les marabouts, suivis d'une foule innombrable de gens anonymes tous à pied, se dirigèrent vers la mosquée en déclamant des poèmes en l'honneur du roi et du saint Prophète.
Après la prière et l'interminable séance du tribunal — l'almami jugeait ce jour-là un cas de sorcellerie, un crime pour adultère, un voleur de bœufs et un homme soupçonné d'apostasie —, Tori se pencha vers l'étranger.
— A toi, maintenant ! (Puis il s'adressa au porte-voix de l'almami) L'homme qui est ici à côté de moi voudrait dire quelque chose.
— Eh bien, qu'il parle ! L'almami y consent et Timbo est prête à l'écouter.
— Pardonnez, ô croyants, à un inconnu de troubler votre quiétude et de rogner sur le temps précieux de l'almami…
— Notre tolérance t'est acquise, Pullo ! Dis-nous tout de suite quel est ton nom et quelle est la raison de ta présence ici !
— Mon nom est Cerno Sulaymana Baal et je suis du Fuuta-Tooro. Je séjourne à Labe depuis quelques années auprès des grands marabouts de cette vénérable cité qui m'ont aidé à élargir mon esprit et à suivre sans me tromper la voix rectiligne de Dieu. A présent, je m'apprête à retourner chez moi pour propager le bon message et prier le Ciel pour qu'il me montre l'avènement d'un roi musulman avant de me refermer les yeux. Je tenais, avant de quitter cette terre de savoir et de piété, à visiter cette cité sainte de Timbo et à implorer le soutien de ses habitants et la bénédiction de l'almami. Au moment où je vous parle, Sule Njaye Ier, le nouveau roi deeniyanko, saccage les mosquées et persécute les croyants plus encore que ne le faisaient ses ancêtres. Gageons que cette fois, les musulmans ne resteront pas sans réagir. La fin de sa dynastie approche, c'est cela, sans doute, qui le panique et le rend si brutal. Son joug étouffe nos fidèles, parents, alors de grâce, aidez-nous !
Le porte-voix se pencha quelques instants vers l'almami puis il se redressa et reprit :
— Timbo et l'almami te disent bienvenue parmi les tiens, Pullo de foi et de noble ascendance ! Almami Ibrahima Sori Mawɗo me charge de te dire que vos maux sont les nôtres et que nous devons partager les balles et la poudre, l'espoir et l'humiliation jusqu'à ce que, là-bas comme ici, notre cause commune triomphe. Il a hâte de t'accueillir dans sa salle des audiences pour en parler plus concrètement. En attendant, tu logeras chez Mamadu Tori qui te devra le boire et le manger, la protection et le respect.
— C'est déjà fait, griot ! coupa Tori. C'est chez moi que notre hôte est descendu avec le garçon qui l'accompagne.
Ils quittèrent la mosquée pour goûter au fastueux repas que l'almami offrait habituellement à ses sujets après la prière du vendredi.
Le soir, Tori présenta à son hôte ses quatre épouses et ses douze enfants.
— Mon aîné, Mamadu Birane, tu le verras plus tard, quand il reviendra de l'école coranique. Il doit être de la même classe d'âge que ton garçon à toi.
— Pas du tout ! Cet enfant serait plutôt le tien … Viens ici, Tori, que je te présente à ton homonyme et oncle ! … Je te jure, cet enfant n'est pas le mien, c'est celui de ton frère, Jabaali, celui de Doŋol-Linge !
— Je ne savais pas qu'il avait eu un autre garçon avant de mourir. Comment cela s'est-il passé ?
— Il est mort, la dernière saison des récoltes, éventré par une vache. C'était un grand ami. Avant de mourir, il m'avait dit : « S'il m'arrive quelque chose, je te confie mon dernier fils. Occupe-t'en, fais-en ton propre enfant ! Sauf si mon frère de Timbo s'y oppose. »
— On ne va pas contre la volonté des morts. Cet enfant est le tien. C'est comme s'il venait de ton sang à présent.
Cerno Sulaymana séjourna à Timbo un an puis repartit au Fuuta-Tooro, comblé de cadeaux et de bénédictions.
T'a-t-on déjà parlé de Cerno Sulaymana Baal ? Alors, écoute l'itinéraire peu ordinaire de ce Pullo aux longues tresses devenu soldat de l'Islam. Cerno Sulaymana Baal relevait de la tribu des Woɗaaɓe, du clan des Bari, du sous-clan des Baakarnaaɓe qui, dans les temps lointains, habitaient Fittooɓe dans le Maasina. Sache qu'il était apparenté à Hammadi Lobbo Aysata, le père du futur théocratique et mystique Shayku Amadu. Au début, comme tous les gens de sa tribu, c'était un Pullo attaché à ses bœufs, respectueux de Geno, buveur de dolo et hostile à l'Islam. Dans son jeune âge, il émigra au Fuuta-Tooro et s'installa à Boɗe. Un jour qu'il faisait paître ses boeufs en brousse, il entendit une voix venant d'un buisson d'épines : « Jette tes gris-gris, Pullo ! » Il fouilla les recoins du buisson mais ne vit rien d'autre qu'une tourterelle perchée sur un figuier. Il se dit qu'il s'était simplement laissé étourdir par la fatigue et continua son chemin. Le lendemain, la même voix se fit entendre au bord d'une mare : « Jette tes gris-gris, Pullo ! Rallie-toi à la mosquée, réponds à l'appel de Dieu ! » Il leva les yeux et revit la tourterelle perchée sur un fromager. Il jeta ses gris-gris, se convertit à l'Islam et gagna Hassaye, en Mauritanie, en quête de quiétude et d'instruction. Ensuite, il partit pour un long pèlerinage au Fuuta-Jalon où, contre toute attente, l'Islam venait de triompher.
A son retour, il sillonna le Fuuta-Tooro pour défier les mécréants Deeniyankooɓe et les notables fulɓe restés encore adorateurs des grottes en répétant inlassablement ces mots désarmants de franchise et de simplicité : « Quittez notre pays ou entrez dans notre religion ! » Il exhorta ses adeptes à enseigner le Coran et à prêcher contre le despotisme de Sule Njaye Ier et contre le muudo-horma, cet impôt impopulaire imposé sous Bookar Sawa Laamu par les guerriers ormans, et surtout contre l'abjecte propension des Arabes à vendre tous les Nègres qui leur tombaient sous la main, qu'ils soient musulmans ou non.
Un jour, il entra dans un village et trouva une bande de Maures venus prélever la maudite taxe.
— Pourquoi, mécréants, utilisez-vous un mortier à la place de la traditionnelle mesure du sa ?
— Parce qu'il nous plait ainsi ! répondirent-ils. Et qui es-tu, Pullo, pour nous parler sur ce ton ?
Furieux, le cheik arracha le mortier et fracassa le crâne de l'un d'entre eux. Une violente bagarre éclata. Les rescapés maures s'enfuirent chez eux et revinrent peu après avec une puissante armée qui surprit le cheik à Ciloone. Mais malgré leur avantage numérique, ils furent vaincus de nouveau. Un autre jour, en compagnie de Tori et d'un de ses élèves, un vigoureux garçon du nom
de Aali Mayram, il vit dans un bateau un homme enchaîné qui lisait le Coran, au milieu d'un groupe de Blancs.
— Que t'arrive-t-il, ô serviteur de Dieu? Quel diable a osé t'enchaîner ainsi, ô familier du Livre, émule du Messager ?
— Je me trouvais en affaires à Bakel, la cité où ces maudits Blancs viennent de construire un fort. Et là, les princes du lieu, des Fulɓe de la tribu des Ndaygankooɓe, m'ont arrêté et vendu aux propriétaires de ce bateau comme un vulgaire sac de piments ; maintenant, on me conduit à Saint-Louis avant de m'échanger à l'autre bout de la mer.
— Relâchez cet homme ! ordonna Cerno Sulaymana. C'est un musulman, personne n'a le droit de vendre un musulman.
— Inutile de t'attirer des ennuis pour moi, Pullo ! Tu vois bien que mon sort est scellé ! Tu ne peux rien, d'ailleurs, je m'en suis déjà remis à Dieu !
— Relâchez-le avant que je ne renonce à ma retenue de Pullo ! rugit de nouveau Cerno Sulaymana.
— Pullo, ce que tu dis nous importe peu, ricana un des Blancs. Cet homme, nous l'avons acheté avec notre argent, il est à nous maintenant. Passe ton chemin, cette histoire ne te regarde pas !
— Je ne vous lâcherai pas avant que ce malheureux ne soit délivré de ses chaînes.
— Cet homme est notre bien, je te dis, nous l'avons acquis dans les règles. Nous avons le droit de sillonner le fleuve et de vendre ou d'acheter ce qu'on veut. Nous payons régulièrement la coutume 20 aux Deeniyankooɓe, les princes de ce pays. Il faudrait que tu sois fou pour y voir un inconvénient.
— Alors, je vais vous faire la guerre !
— Nous sommes armés, je te préviens.
Les Blancs étaient au nombre de dix. Cerno Sulaymana et ses compagnons n'étaient que trois, munis seulement de gourdins et d'un misérable fusil à pierre. Aali Maïram qui, disait-on, avait la force de soulever un éléphant assomma les Blancs avant qu'ils n'aient eu le temps de se saisir de leur arsenal. Cerno Sulaymana Baal brisa les chaînes de l'inconnu et lui ordonna de partir.
Quelques mois plus tard, dans la province du Tooro, une pauvre veuve avec dix orphelins à charge vint se plaindre à lui. Alors qu'elle s'était rendue au marché de Njajer pour se procurer du khount, ce tissu maure très apprécié des femmes fulɓe, les gardes du laam-tooro s'étaient précipités sur elle pour le lui arracher. Cerno Sulaymana Baal exigea du laam-tooro la restitution de son bien à la malheureuse, en vain. Au lieu de cela, le laam-tooro dressa sa garde contre le pieux et ordonna qu'on le lui apporte, mort ou vif. Ce dernier réussit à s'échapper par miracle et à se réfugier dans la tribu des Jawɓe-Jambo. Ces derniers lui offrirent une armée : l'inévitable bataille éclata à Kole-Gejaye et Cerno Sulaymana Baal en sortit vainqueur. Le laam-tooro demanda l'aide de Mouhammad Al Habib, l'émir du Trarza, qui lui fournit une grande armée. Il fut néanmoins défait, cette fois-ci encore. Cerno Sulaymana et ses Jawɓe-Jambo durent néanmoins quitter le Tooro pour Kobbilo.
Son long périple à Pirr, dans le Jolof, et au Fuuta-Jalon forçait l'admiration des jeunes, piétistes le plus souvent, passionnés, pour la plupart, de voyages et d'exégèse, avides de jihad. Son érudition, sa droiture et sa témérité soulevaient la sympathie jusque dans le camp de ses ennemis. Mais alors quand ces trois hauts faits eurent été contés dans tout le pays, sa popularité atteignit les dimensions d'un mythe. Les Fulɓe brossèrent sur son compte les légendes les plus incroyables. On lui attribua nombre d'exploits et de guérisons miraculeuses. « Devant lui, les fauves perdent leur énergie et les serpents leur capacité de mordre, disait-on. Ses ennemis, à sa vue, adoucissent leurs sentiments, certains vont jusqu'à dénoncer eux-mêmes les mauvaises intentions qu'il leur arrive de nourrir contre lui. » Beaucoup voyaient en lui le nouveau prophète, l'homme que Dieu avait envoyé sur terre pour mettre fin aux injustices et alléger les douleurs des Fulɓe. Le seul capable de résister aux négriers arabes et français et de mettre fin à la tyrannie des Deeniyankooɓe.
C'est un marabout vénéré des foules, craint des armées arabes et redouté des Deeniyankooɓe qui, vers l'année 1765, décida de s'installer à Hoore-Kaaƴere, la nouvelle capitale, où ses nombreux partisans et sa célébrité de plus en plus grande ne pouvaient que semer l'inquiétude. Sule Njaye Ier lui ordonna de quitter la ville :
— Je te donne deux jours pour t'éloigner de mes terres, néfaste marabout ! Au fond de ton coeur, tu n'es pas venu ici pour prêcher l'Islam mais pour semer la discorde entre mon armée et moi et t'emparer du pouvoir.
Avec le caractère qu'on lui connaissait, Baal réunit ses partisans et voulut résister.
— Je ne me soumettrai pas à la volonté d'une brute de Deeniyanko, qui boit de l'eau-de-vie, affame les pauvres gens et qui, de surcroit, n'a rien trouvé de mieux que de s'allier à ces esclavagistes français et à ces sanguinaires d'Arabes. La terre appartient à Dieu, chacun a le droit d'aller où il veut !
Il savait pourtant qu'il n'avait aucune chance. Le rapport de forces lui était nettement défavorable et Hoore-Kaaƴere se trouvait bien loin des provinces centrales du Tooro et du Laaw où, malgré la cruauté du laam-tooro, se concentrait le gros des enclaves musulmanes. Tori et Aali réussirent difficilement à le persuader d'éviter la confrontation.
— Surmonte ta colère, ô cheik ! supplièrent-ils. Nous devons quitter ce nid de vipères et nous installer dans un endroit plus clément ! A Njigilone, par exemple ! C'est dans cette cité que se trouve le pieux Daara Jaa, si pur et si admiratif devant vos bienfaits ! Daara Jaa ne nous refusera ni le sourire ni les terres pour faire paître nos bœufs, bâtir nos maisons et ensemencer les tubercules et le mil.
Ils gagnèrent donc Njigilone où Tori, qui en avait largement l'âge, épousa sa première femme.
Mais sitôt qu'il apprit leur transfert à Njigilone, Sule Njaye Ier, bouillant de colère, fit convoquer Daara Jaa.
— J'ai interdit à tous mes sujets d'héberger ce cheik. Pourquoi l'as-tu fait ?
— Juste pour écouter ses conseils ! Ne te fie pas aux envieux et aux mauvaises langues, ô mon roi ! Cet homme est pacifique et sage. Tu devrais l'écouter au lieu de t'en méfier sans raison.
Sule Njaye Ier hésita longtemps mais finit par se laisser convaincre.
— Eh bien, que ton hôte vienne me voir, j'écouterai ses propos et ses prédications.
Cerno Sulaymana Baal arriva et après un long sermon demanda au roi :
— Combien as-tu de femmes ?
— Cent ! répondit fièrement celui-ci. Mais seulement trois parmi elles sont nées nobles et libres : une descendante des Saaboyeeɓe, une des Yalalɓe et une autre des Raŋaaɓe.
Ces paroles blessèrent les Koliyaaɓe qui constituaient, depuis Koli Teŋella, le gros de l'armée des Deeniyankooɓe.
— Comment ? s'indigna leur chef, un certain Gelaajo Jeegi 21. Tu oses insinuer que toutes les femmes que tu as épousées dans nos familles sont des esclaves ?
— Oui, elles sont toutes esclaves ! Vous, les Koliyaaɓe, vous êtes tous nos esclaves ! Vous servez les Deeniyankooɓe comme vos ancêtres les ont servis. Toi, Saatenen, tu viens du Beledugu ! Toi, Tumaani, tu viens du Kunadugu ! Toi, Diassi, tu viens du Baagadu ! Toi, Yero, tu viens du Bajar !… (Et ainsi de suite, il continua de citer les différents officiers et d'indiquer les pays où leurs aïeux avaient été capturés …) Nous vous avons tous eus comme part de butin !…
— Tu as osé dire cela, Sule ?
— Oui, je l'ai dit.
— Aurais-tu peur de le répéter ?
— Je n'ai pas peur de ton long sabre et de tes yeux rouges, pourquoi aurais-je peur de le répéter ?
— Eh bien, prends garde aux tiens, fils des Deeniyankooɓe. Ils risquent, un jour, de voir quelque chose qu'aucun oeil humain n'a jamais vu.
Ce fut la bagarre. Sule Njaye Ier tua Gelaajo Jeegi.
Furieux, les Koliyaaɓe émigrèrent à Diandiôli où ils entrèrent en rébellion. Les Wurankooɓe, la fraction de l'armée restée fidèle, tenta de les faire revenir mais ceux-ci les chassèrent. Les Deeniyankooɓe furent très affaiblis par cette défection.
Un jour qu'il s'en allait faire ses besoins, Sule Njaye Ier prit le bateau à Bittel pour l'îlot de Aali Samba.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? dit-il soudain en clignant des yeux et en mettant sa main en visière sur le front.
— Quoi ? répondirent ses hommes.
— Vous êtes sûrs que vous ne voyez rien ?
— Nous ne voyons rien d'autre que les remous de l'eau et les cygnes en train de picorer dans la vase.
— Vous êtes aveugles ou quoi? Vous ne voyez pas ce monstre en train de foncer sur nous ?
Il sortit son fusil et tira sur le mirage. Le canon se brisa dans ses mains, il mourut.
Retiens bien que Sule Njaye Ier laissa trente-trois enfants, aussi bien garçons que filles. A sa mort, l'armée imposa son homonyme et cousin pour lui succéder. Sule Njaye II était un géant. Sa corpulence était si énorme qu'il fut condamné toute sa vie à se déplacer à pied, toutes les montures finissant par étouffer sous son poids. On raconte qu'un jour, excédé par un âne qui broutait dans son champ, il le brisa en deux d'un simple coup de canne.
C'était devenu maintenant une forme de coutume dans cette dynastie en déclin de sortir les couteaux et de se déchirer à chaque fois que le trône devenait vacant. Les enfants et les frères de Sule Njaye Ier se dressèrent contre le nouveau roi et partirent en dissidence à Saanye-Jeeri où ils nommèrent un des leurs, Saaboy Konko, comme successeur de son père. A la mort de Sule Njaye Ier, en 1765, les Deeniyankooɓe ouvrirent le dernier cycle de crise qui allait définitivement emporter la dynastie que leur aïeul, Koli Teŋella, avait fondée à bout de bras en 1512. Divisés, appauvris, plus que jamais sous la coupe de leurs alliés français et arabes, marginalisés aux confins des provinces orientales, à la lisière des pays soninkés et mandingues, ils ne symbolisaient plus grand-chose pour les Fulɓe. En vérité, ils n'avaient plus d'emprise réelle sur le pays. La plupart des provinces se trouvaient à présent sous la coupe des partisans de Cerno Sulaymana Baal qui contrôlaient entièrement celles situées au centre et en amont du fleuve. Au cours du long conflit qui opposa Saaboy Konko et Sule Njaye, Cerno Sulaymana Baal en profita pour quitter Njigilone pour Kobillo d'où il sillonnait les quatre coins du royaume, dénonçant plus haut que jamais le joug des Deeniyankooɓe et le muudo-horma des Ormans. Tori avait alors quatre enfants dont l'aîné, Gitel, s'efforçait d'apprendre ses premières sourates.
C'est vers cette époque que, parallèlement aux sacs perpétrés par les Maures qu'il avait expressément armés, O'Hara, le gouverneur anglais de Saint-Louis, pilla le pays de long en large pour s'approvisionner en esclaves.
Le cheik rassembla ses partisans et leur dit :
— Les Deeniyankooɓe sont au service des Blancs et des Maures. Nos ignobles princes se sont alliés aux pires diables que puissent redouter les Fulɓe. Mais, grâce à Dieu, nous les battrons tôt ou tard, leurs nombreuses armées n'y pourront rien. La victoire est au bout de la patience. Si je meurs dans ce combat, nommez à ma place un imam savant, pieux, ascète, qui ne s'intéresse pas à ce monde ; et si vous constatez que ses biens s'accroissent, destituez-le et dépouillez-le de ses biens ; s'il refuse d'abdiquer, combattez-le, chassez-le afin qu'il n'établisse pas une tyrannie dont ses fils hériteraient. Remplacez-le par un autre, parmi les gens du savoir et de l'action, de n'importe quel clan. Ne laissez jamais le pouvoir à l'intérieur d'un seul clan afin qu'il ne devienne pas héréditaire. Mettez au pouvoir celui qui le mérite, celui qui interdit à ses soldats de tuer les enfants et les vieillards sans force, de déshabiller les femmes, à plus forte raison de les tuer.
Il déclara la guerre à la tribu arabe des Ulad Abdallah, triompha d'elle à Mbooya et mit définitivement fin au muudo-horma. Ce geste tant attendu fit basculer dans son camp une foule innombrable de gens. Les musulmans virent en lui le sauveur qu'ils attendaient et les adeptes de Geno, se convertissant en masse, un rempart contre les impôts et l'esclavage. Après Mbooya, c'était déjà lui le véritable maître du Fuuta-Tooro. En 1776, il ne lui fallut qu'une simple chiquenaude pour proclamer l'instauration d'un Etat musulman, mettant ainsi fin à deux cent soixante-quatre ans de règne deeniyanko. Il commença par interdire tout commerce européen vers le Galam, ceci pour punir O'Hara de ses exactions passées. Hélas, la vie n'est jamais assez longue pour réparer toutes les injustices qui endeuillent le monde…
Un jour, au cours d'une de ses nombreuses campagnes de guerre, il vit une femme nue, en train de se laver au bord d'une rivière. Choqué, le saint homme tourna la tête et pleura :
— Ô Allah, implora-t-il, reprends-moi ce jour même !
Au crépuscule, les Arabes l'attaquèrent à l'aiguiade de Fori. Il reçut une flèche. On le traîna jusqu'à Tumbere-Jinge où il expira.
Ses partisans s'en allèrent trouver Sule Njaye II et lui dirent :
— Notre cheik est mort. Nous venons faire allégeance à ta personne parce que nous avons constaté que, de tous les Deeniyankooɓe, tu es le plus sage et le plus vertueux. Cependant, pour que tu sois notre véritable roi, tu dois renoncer à l'alcool et aux gris-gris, devenir un vrai musulman et jurer de nous protéger contre les Français, les Maures et contre les gens de Saaboy Konko.
Il accepta volontiers et les suivit à Ciloone, dont il fit sa capitale. Des voix discordantes commencèrent à se faire entendre cependant au sein des musulmans : « Avons-nous bien fait, parents ? Confier notre sort à un prince deeniyanko à la foi douteuse et aux mains tachées de sang, est-ce bien cela le discernement du Pullo ? Etes-vous sûrs que nous sommes dans la voie tracée par Dieu? Dans les flammes de l'enfer, nous tomberons si nous nous obstinons à côtoyer ce démon sous ses faux habits de serviteur de Dieu. Le Fuuta-Tooro ne manque pas d'âmes pieuses, que l'on sache ! Tournons-nous vers une d'entre elles pour nous instruire et nous sauver ! » C'est ainsi que l'on songea à ce jeune homme que le très pur défunt avait ramené du Fuuta-Jalon et qui, selon différents témoins, était devenu, à son tour, un homme mûr et un hafiz : quelqu'un qui récite le Coran d'un bout à l'autre avec la même facilité que le nouveau-né met à vagir ou à roter. L'on désigna quelques émissaires pour se rendre chez Tori le Petit : « De grâce, croyant, émule de notre très saint disparu, va voir vers l'est, va voir vers l'ouest, explore à gauche les prairies, ratisse à droite les landes, trouve-nous celui qu'il nous faut, révèle-nous celui qui sera notre “prince du Croissant” ! Un homme aux mains fraîches de piété et qui de toute cette agitation sur terre ne recherche que la bonté et la prière, il doit bien en exister, non ? »
Tori le Petit fit comme on lui dit. Il investit les villages et les villes, les landes désertes et les chemins isolés. Il passa à Gede et, évoquant le bon souvenir de son homonyme, se fit héberger chez les Taal. Le vieux Jenne Taal avait été rappelé par le Clément et le Miséricordieux depuis belle lurette. Son petit-fils, Cerno Saiidu Taal, lui dit : « Rends-toi au village de Bomi ! Celui que tu cherches, c'est au village de Bomi que tu le trouveras. » Il se rendit au village de Bomi et trouva un marabout nommé Abdel Kader Kane : « Les Fulɓe m'envoient à toi pour que tu les enseignes et les guides ! Reprends, ô grand mufti, le royaume des fidèles laissé par Cerno Sulaymana Baal ! » Il répondit non. Tori insista, il répondit non, puis il répondit oui, « à condition qu'ils ne me trahissent jamais, à condition qu'ils me jettent la pierre si moi, je les trahis ou si je m'éloigne de Dieu! ». Il consentit enfin à le suivre et à accepter le titre d'almami du Fuuta-Tooro.
L'almami Abdel Kader Kane appartenait à une vieille famille maraboutique originaire de la province du Tooro qui avait fui les persécutions des Deeniyankooɓe pour se réfugier dans le Saloum. C'est là-bas, dans le Saloum, qu'il vit le jour, dans un endroit appelé Jamâ, avant de migrer après la mort de son père au Ɓundu où, à son tour, mourut sa mère. Il fréquenta la célèbre école de Pirr dans le Jolof puis les zawiya de Mauritanie et, tout comme Sulaymana Baal, il fit le pèlerinage du Fuuta-Jalon dont il s'inspira beaucoup durant ses trente ans de règne. Ce fut jusqu'au bout l'insânil khalil, l'homme parfait tel que le définit l'éthique musulmane. Voici ce que disait de lui le très saint et très vénéré marabout maure, le cheik Muhamad Abdul Raabi : « Il comprenait très vite et était un homme de savoir, intelligent, indulgent et généreux. Parmi ses vertus, il était souriant sans rire, bon sans stupidité, beau sans ornement, généreux sans gaspillage, savant sans apparence et brave sans injustice. »
L'un de ses premiers gestes fut de redistribuer les baïtil, ces terres vacantes tant convoitées. Il se heurta tout de suite aux grands propriétaires, en particulier, aux Akh de Rindiaw, aux gens de Ali Doondu dans le Bosseya et à ceux de Ali Sidi dans le Yirlâbé. La situation du nouvel almami s'avérait d'autant plus délicate que ces trois familles constituaient les grands électeurs du jaggorde, le conseil législatif du nouvel État.
Abdel Kader s'installa à Ciloone, habitée à l'époque par la tribu pullo des Liiduɓe qui, dès les premiers jours, vit d'un très mauvais oeil la présence de cet intrus sur ses terres. Leur chef Cerno Molle Lii et son acolyte, Elimane Coday Kane, nourriront jusqu'à la fin une animosité particulière à l'égard de l'almami Abdel Kader. Le hasard voulut que, dès l'installation de celui-ci, un parent de Coday Kane commette un assassinat. Cerno Molle Lii cacha l'affaire à l'almami. « Que l'assassin et la famille de l'assassiné se réconcilient, moyennant un prix du sang, sans que l'almami le sache car, s'il le savait, il ferait exécuter le coupable. » Quand l'almami fut mis au courant, il demanda aussitôt l'application de la charia : soit la décapitation du coupable et la flagellation en public de Elimane Coday Kane. « Alors, nous tuerons celui qui exécutera cette sentence », promirent les partisans de Coday. Plus que jamais inflexible sur les principes, l'almami fit fouetter Coday. Celui qui fut choisi pour tenir le fouet fut assassiné peu après et ce fut la guerre. Les Liiduɓe attaquèrent l'almami à Bayt-Allah et le poursuivirent jusqu'à Anyam-Barga, tuant un bon nombre de ses partisans.
Voyant la folle agitation que cela suscitait, Sule Njaye II retourna dans la province du Damnga avec son armée et sa famille. Il passa de l'autre côté du fleuve en face de Matam dans un endroit appelé depuis Fôndé Sule Buubu, c'est-à-dire l'îlot de Sule Buubu. Il arriva ensuite dans un village appelé Waali-Diantan et trouva que ses habitants, la tribu pullo des Jawɓe, s'apprêtaient à récolter le sorgho. Il les terrorisa et s'empara de leur récolte. Dépités, ceux-ci rejoignirent les partisans de l'almami Abdel Kader. Sule Njaye II se réfugia un temps au Guidimaka puis retourna dans le Damnga où il s'installa à Waali.
Mais même affaibli et isolé dans ce coin perdu, il restait un Deeniyanko : cruel et velléitaire comme tous ceux de sa race. L'almami Abdel écrivit à un marabout de la région du nom de Cerno Bayla Soo, du village de Hayre, et lui ordonna de combattre Sule Njaye II. Le marabout mobilisa une armée et construisit un fort à Goumal. Mais Sule Njaye Il tua Cerno Bayla et détruisit le fort. Ensuite, il remit à son oncle, Samba Birama Sawa Laamu, une armée et un cheval d'une valeur de sept esclaves pour qu'il aille à Saanye-Jeeri afin de mettre fin à la rébellion de Saaboy Konko. L'oncle fut mis en déroute par les partisans de Saaboy Konko et dut s'enfuir jusqu'à Waali.
— Comment, gronda son neveu, tu t'es battu sur un cheval d'une valeur de sept esclaves sans vaincre ni mourir ! Tu n'as rien trouvé de mieux que de fuir devant ces gamins ! Tu es indigne d'être mon oncle !
Humilié, Samba Birama restitua le cheval et se rendit auprès de l'almami Abdel Kader auquel il prêta serment d'allégeance. Ce dernier disposait dorénavant de la plus puissante armée ainsi que du soutien du peuple lassé par les excès des Deeniyankooɓe et les intrusions des Maures. Il décida d'en finir avec Sule Njaye II. Ce fut la terrible bataille de Paɗalal où, encore une fois et malgré l'infériorité numérique de son armée, Sule Njaye II sortit largement victorieux.
— Face à face, nous n'arriverons jamais à bout de ce monstre ! pesta l'almami Abdel Kader. Tendons-lui un piège !
Il monta une embuscade à Bédenké, sur le chemin de Waali, où Sule Njaye II avait envisagé de fêter sa victoire. On lui tira dessus dès qu'il apparut. Il tomba dans un fossé et, de toute sa masse, son cheval s'effondra sur lui, le tuant sur le coup. Son fils, Bookar Sule, qui le remplaça fut le dernier Deeniyanko à porter le titre de saltigi. Affaiblis, les Deeniyankooɓe ne régnaient plus que dans les provinces orientales les plus reculées.
Entre-temps, les Français avaient réussi à reprendre Saint-Louis aux Anglais. Abdel Kader les autorisa à commercer sur le fleuve contre une coutume annuelle de neuf cents livres sterling en plus des droits perçus pour chaque bateau de passage, à la condition stricte qu'aucun musulman ne soit vendu.
C'est vers cette époque qu'à Timbo un soldat frappa à la porte de Tori le Grand.
— Mets ton bonnet et tes lanières, Pullo, le détenteur du grand Fuuta désire te voir derechef !
— Et pourquoi l'homme à la crinière invisible voudrait-il me voir à ce moment indéfini où la nuit s'apprête à partir, alors que le jour n'est pas encore là ?
— Tu dois crever de sommeil pour me répondre de la sorte, n'est-ce pas ? Tu es le mieux placé pour savoir que les intentions de l'almami ne sont connues que de Dieu. Inutile de perdre ton temps dans tes écuries, je t'ai apporté une jument !
Ah, les rois, surtout ceux d'engeance pullo ! Tu te doutes bien qu'il ne l'avait fait mander à une heure pareille que pour tester ses caprices de théocrate auquel nul ne peut rien refuser. Tu te doutes bien qu'il le fit poireauter dans la cour parmi les courtisans, les soldats et les esclaves bien après la prière de l'aube avant de l'introduire dans son sanctuaire.
— Demain, lui dit-il, sans prendre la peine de le saluer, tu conduiras une caravane en Sierra Leone et tu me ramèneras des armes avant la fin des récoltes !
Il s'apprêtait à se retirer quand le lion rugit de nouveau :
— Autre chose! Tu laisseras ton fils ici, cette fois ! J'ai une autre mission pour lui. Je veux qu'il aille au Buure, me chercher un peu d'or pour ce pauvre Abdel Kader Kane. Quelle piété, quel courage mais aussi quelle mauvaise posture ! J'ai parfois l'impression que les Deeniyankooɓe, les Français et les Maures lui sont moins hostiles que ses alliés du jaggorde… Au fait, cette rizière de ces abrutis de Sokotoro, elle te plaît vraiment ?
— A quoi puis-je rêver d'autre, almami, sinon de mourir et entrer tout de suite au paradis ?
— Alors, elle sera à toi dès ton retour à condition de ne pas te laisser attaquer par ces bandits de Susu et de Téménés comme la dernière fois !… Voilà comment tu procéderas lorsque tu auras vendu la cire et les boeufs à ces roublards d'Anglais : tu consacreras deux parts de l'argent sur trois aux armes et le reste au sel, aux tissus et à l'huile de palme. Et rappelle-toi bien que le tout doit arriver ici sans subir l'effet des pluies et la souillure de la poussière et des insectes.
L'almami venait de triompher au Kaarta et en Gambie. A quelle nouvelle bataille pouvait-il bien songer ? Et pour quand, mon Dieu ? Tori arrêta de se torturer l'esprit et se consacra à préparer son voyage. Il savait les routes de Sierra Leone particulièrement dangereuses à cause de l'épaisseur des forêts qui favorisait les coupeurs de route. Les Fulɓe qui passaient par là s'exposaient aux pièges diaboliques et aux furtives attaques des peuplades qu'ils traversaient. L'intense trafic que le Fuuta entretenait avec les Anglais avait excité les convoitises. Les pillages s'avéraient si lucratifs que des villages entiers ne vivaient plus que de ça. Mis à part les lièvres et les phacochères, la région manquait cruellement de viande. Ce qui fait qu'à l'aller on cherchait à abattre leurs troupeaux et, au retour, à les dépouiller de leur sel, de leurs munitions et surtout de ces colliers de perles si prisés des femmes des côtes. Par expérience, on ne s'y aventurait que par caravanes de mille à deux mille personnes rompues aux grandes traversées et armées jusqu'aux dents. Depuis son odyssée au Fuuta-Tooro, Tori avait multiplié les missions (à Sigiri, à Bissao, à Segu, à Kakandi, à Tombouctou ou à Jenne) pour acheter de l'or, des armes, de l'ivoire ou des esclaves mais aussi pour porter des messages de l'almami aux marabouts ou aux rois. Aucune distance ne l'effrayait à présent, aucun effort ne le rebutait, aucun danger ne l'inquiétait. Bientôt, ce serait le tour de son fils Birane de prendre sa place. L'année précédente, il avait mené sa première caravane dans le pays kissi sans perdre une noix de kola et sans un seul blessé. Et si de luimême, sans solliciter l'avis de personne, l'almami souhaitait lui confier d'autres missions, c'était toujours bon signe dans cette terrible cour de Timbo où la versatilité des princes et les manigances des courtisans finissaient par ruiner les plus belles carrières. Encore une ou deux expéditions comme celle-ci, et il lui laisserait la place pour lire le Coran, s'occuper de son cheptel et de ses terres, tenir compagnie à l'almami et l'accompagner dans ses épisodiques tournées à Fugumba ou à Labe.
Il ne sut jamais quelle secrète campagne de guerre l'almami Ibrahima Sori Mawɗo souhaitait encore mener après un règne de onze ans ponctué de brillantes victoires. A son retour de Sierra Leone, il trouva que Timbo régnait sous une folle agitation. Alfa Saaliwu, le fils de Karamoko Alfa, avait atteint l'âge adulte. Ses parents et ses partisans avaient réussi à regrouper autour d'eux les jaloux et les mécontents que les succès de Ibrahima Sori Mawɗo avaient engendrés pour réclamer son retour au pouvoir au motif qu'il était le seul et unique successeur légitime de Karamoko Alfa. Le gros de l'armée se rangea derrière Ibrahima Sori tandis que celui des notables, mené par Alfa Mamadu Saajo de Fugumba, penchait pour Alfa Saaliwu. En dépit de sa puissance et de son énorme popularité, Ibrahima Sori dut s'incliner. Le conseil des Anciens couronna Alfa Saaliwu comme troisième almami du Fuuta-Jalon et songea néanmoins à colmater les fissures que le pays venait de connaître. « A la suite de cette élection, une règle additive à la Constitution fut adoptée stipulant que le pouvoir sera dorénavant exercé, alternativement, par les descendants de Karamoko Alfa et les descendants de Ibrahima Sori Mawɗo, chacun d'eux prenant la direction du pays au décès ou à la disparition de l'autre », indiquent les chroniques.
« Cette décision était un frein au pouvoir absolu des almami et à leur puissance excessive. D'emblée, deux partis politiques 22 étaient créés, le parti Alfaya et le parti Soriya… Le conseil décida en même temps que cette alternance au pouvoir sera appliquée aux diiwe dans les mêmes conditions 23. »
Alfa Saaliwu envisagea rapidement une expédition militaire pour rehausser son prestige et fortifier son nom. Son choix se porta sur le Sankarani, ce pays mandingue que son père se promettait de convertir de force lorsque la folie le saisit en chemin. Il investit la capitale et trouva que le roi, Burama Konde, était absent. Il se saisit de son or et gifla son père, un octogénaire frappé de cécité.
— Je te donne un conseil, jeune homme, lui fit le vieillard, disparais avant que mon fils ne revienne !
Apprenant l'affront fait à son père, Burama Konde monta une puissante armée, fonça sur Timbo, incendia la mosquée, déterra le corps de Karamoko Alfa et coupa son bras droit qu'il expédia en trophée à son géniteur. Pris de panique, le jeune almami s'enfuit à Bantinguel, laissant le champ libre à l'envahisseur, qui occupa Timbo plus de deux mois. Ne constatant aucune résistance, celui-ci entreprit de conquérir définitivement le Fuuta-Jalon en marchant sur Fugumba. Devant l'imminence de la catastrophe, le conseil des Anciens se ravisa et fit appel à Ibrahima Sori Mawɗo. Celui-ci leva sans tarder une armée et se posta au bord de la rivière Siragouré pour barrer la route au Mandingue. La bataille fit rage, les eaux se mirent à rougir du sang des nombreuses victimes. Burama Konde regarda à gauche, il regarda à droite, il ne vit pas sa femme.
Les larmes aux yeux, aussi bien à cause de son chagrin que de l'effet de la poudre, il se tourna vers son lieutenant.
— Où se trouve Sira ?
Ce qui, en langue mandingue, se dit : Sira lé?
— Au fond de la rivière! (A na kuré!) répondit celui-ci.
D'où le nom actuel de la rivière, Siragure n'étant que la déformation pular des mots Sira et Kuré.
Burama Konde et tous ses guerriers furent massacrés, sauf un qui, après avoir embrassé l'Islam, créa le village de Jamburuya près de Kebaali et se fondit définitivement dans le milieu pullo.
Il faut croire qu'à sa naissance le bon Dieu avait dû déposer une corbeille de faveurs dans le berceau de Ibrahima Sori. De tous les almami, son règne fut le plus long, le plus glorieux aussi : un intérim de près de trois ans, un premier règne de onze ans et un second qui ne s'achèvera qu'avec sa mort en 1791. Cependant, une autre tragédie l'attendait après la bataille de Siragure.
Une nuit de l'année 1788, il frappa lui-même à la porte de Tori le Grand.
— Réveille-toi, Pullo, et va de ce pas à Labe dire à Mamadu Jan de me joindre avec son armée à Sankaréla. On vient de m'annowcer que le Jalonke Takouba Yero a attaqué Fugumba.
Encore une fois, l'homme à la crinière invisible rua, de toutes ses forces, sur l'ennemi et sortit victorieux en emportant de nombreux captifs. Ce fut à la sortie de ce combat éclair que Mamadu Jan lui posa cette question étrange :
— En quel endroit aimeriez-vous mourir, almami ?
— Quels funestes propos, prince de Labe ! Dieu vient de me gratifier d'une nouvelle gloire, pourquoi me tourmenter pour rien ?
— Je veux juste plaisanter, almami, et je voudrais que vous me répondiez sur le même ton : avez-vous déjà choisi l'emplacement de votre tombe ?
— Bien sûr, comme tout Pullo d'un certain âge ! C'est un endroit secret connu seulement du muezzin, quelque part dans le cimetière de Timbo, la terre de mon aïeul, Seydi Bari.
— C'est bien par estime pour moi que vous m'avez nommé prince de Labe, n'est-ce pas ?… Alors, échangeons les lieux de nos futures tombes, ce sera le gage de notre éternelle amitié.
Ils partagèrent une noix de kola pour sceller cet étrange pacte puis chacun se mêla à son escorte pour rejoindre son fief.
De retour à Timbo, l'almami attentit la fin du mois de ramadan pour s'entretenir avec Tori dans le plus grand secret.
— Le trésor royal est en baisse. Les céréales s'épuisent, l'argent et les cauris ont bien du mal à entrer et, de l'or, il ne reste plus que le tiers de ce qu'il y avait l'an dernier. Les chefs des diiwe rechignent à ouvrir leur trousse. Ils ne songent qu'à leurs intérêts et font mine de ne rien entendre dès qu'il s'agit des affaires de tous. Timbo est trop petite pour assumer à elle seule la défense de l'ensemble des Fulɓe. Timbi-Tunni ne s'occupe que de son commerce avec la côte, Fugumba louvoie jour et nuit pour rogner les pouvoirs de l'almami, et Labe… Labe, ma foi, se considère comme un État dans l'État. C'est à peine si je ne dois pas supplier ses princes pour y prélever les impôts ou lever des armées. Crois-moi, brave Tori, la charge d'almami n'a rien d'une sinécure ! Nos cousins de Fugumba ne se sont pas contentés de lui couper ses velléités tyranniques, ils lui ont enlevé tout moyen d'action. Ah si, au moins, j'avais un trésor suffisant, je me passerais bien de leurs mimiques et de leurs atermoiements, ces grands pingres des provinces !
— Je suppose que l'almami envisage une prochaine campagne pour renflouer son trésor, je me trompe ?
— Que puis-je faire d'autre, mon fidèle Tori ?
— Rien ! Prélever un nouvel impôt serait très mal vu des Fulɓe après deux années successives d'inondations et une épidémie de fièvre aphteuse. Sur quel pays avez-vous jeté votre dévolu : le Kaarta, le Solimana, le Kissi, le Nalou ?
— Rien de tout cela ! Sur le Ngaabu !
— Mais, almami !…
— Je sais! Il faudrait des mois de préparation et toute l'armée du Fuuta pour venir à bout du Ngaabu ! Seulement, cette fois — Allah me pardonnera sûrement! —, je ne vais ni pour occuper ni pour convertir, juste glaner un peu d'or, d'esclaves et de cauris. Je viens à l'instant de recevoir l'accord de Fugumba. Une colonne de Timbo, une de Timbi-Tunni et une autre de Labe suffiront largement.
— Puis-je connaître la date du départ afin de prendre mes dispositions ?
— Cette fois, tu ne seras pas du convoi, Tori. Moi non plus d'ailleurs.
— Et qui donc… ?
— Mon fils Abdurahaman 24 ! C'est maintenant qu'il doit se faire les dents si jamais il aspire à régner après moi. Et pour se faire les dents, il n'y a rien de mieux que ces animaux mandingues du Ngaabu !
— Vous pensez qu'à vingt-six ans il peut conduire tout seul une armée jusqu'au Ngaabu ?
— Ton fils Birane l'accompagnera. Je l'ai remarqué à Fugumba. Contre Takuba Yero, il s'est battu comme un lion. Nous deux, nos forces nous abandonnent, Tori : à nos descendants de faire leurs preuves !
— C'est ainsi, almami, Dieu nous a donné la faculté de voir et d'entendre, pas celle de mesurer le temps qui passe !… Hum !… N'aurais-je donc plus l'occasion de jouir à vos côtés des plaisirs d'un autre champ de bataille ?
— Tu as mouliné du sabre à mes côtés dans les plus grands combats. Tu as porté le fer contre toutes les races du monde : les Soussous, les Nalous, les Bagas, les Kissis, les Bambaras, etc. Plus d'une trentaine de victoires, cela devrait te suffire. Sauf que cela ne me déplairait pas de donner une correction à ce mécréant de Sangaraari qui vient piller mes villages puis se faufiler dans le Kaarta ou le Solimana. La prochaine fois qu'il s'introduira dans le Fuuta, je ne m'en remettrai pas à Abdurahaman, je l'affronterai moi-même et tu viendras avec moi, Tori. Promis !
L'expédition du Ngaabu fut montée deux mois avant l'Aid-elKébir. On était en pleine saison sèche. L'almami accompagna son fils jusqu'à la porte ouest. Il lui serra longuement la main avant de lui tourner le dos. Puis, il s'arrêta, hésita un instant et retourna sur ses pas.
— Tiens, fils ! dit-il en ôtant l'amulette suspendue à son cou. Porte ça et ne t'en sépare plus jamais ! Moi, elle m'a sauvé la vie dans de nombreuses batailles. Sois sûr que toi aussi, elle te protégera. Où que tu sois, elle te protégera!
Timbo regarda les jeunes gens partir sous les ovations et les prières, ensuite, on se concentra sur les activités de la saison : la réparation des toits, le cardage du coton, les transhumances vers les vallées humides du Baléwol et du Konkouré, les longues veillées de contes, de chansons et de danses et, bien entendu, les lectures du Coran et les prêches comminatoires des marabouts.
Puis, aux premières tornades de la saison des pluies, alors que le muezzin venait d'appeler pour la prière du dor, on entendit des chants religieux et des bruits de chevaux du côté de la rivière Samoun. Les échos s'intensifièrent à mesure que se déroulait la prière. Au moment où l'almami disait « as salam alaïkoum » pour clôturer celle-ci, une maigre colonne de guerriers hirsutes, de guingois sur des chevaux efflanqués, passa la porte ouest, s'arrêta de chanter et prit sans hésiter le chemin de la mosquée. Égrenant les chapelets tout en écoutant le sermon de l'almami, la foule les regarda entrer, bouche bée devant leur air sombre. Quand tout le rituel religieux fut achevé, le porte-voix s'adressa à eux d'une voix hésitante et triste :
— Vous voici donc de retour, ô jeunes aigles, que le Fuuta avait lancés pour déchiqueter les yeux de l'ennemi ! Je cherche le prince Abdurahaman et je ne vois que vos airs alanguis et vos visages cloués par le deuil… Ô tourments, ô destinées !… Birane, ne laisse pas nos coeurs saigner davantage ! Nous brûlerons moins si, sans tarder, tu nous délivres de l'incertitude. Parle, détaille à Timbo les malheurs qui la frappent !
Et Birane raconta jusqu'à l'aube, interrompu seulement par les moments de prière, comment l'armée fulɓe avait été vaincue et comment les Manden avaient capturé le prince Abdurahaman ainsi que deux mille de ses soldats pour les vendre comme esclaves aux Anglais.
Ibrahima Sori Mawɗo se réfugia dans les prières et le jeûne, les tournées en provinces et les expéditions militaires pour atténuer la tragédie qui le rongeait.
Quand il eut repris ses esprits, il fit venir Birane et désigna du doigt le butin qu'il avait glané au Ngaabu.
— Je n'y toucherai pas, c'est le sang de mon fils ! Où qu'il soit à présent, pour moi, c'est comme s'il était mort. Un prince de Timbo, esclave des Blancs, est-ce à dire que le Créateur a renoncé à tout bon sens ?… Ah, c'est bien toi le Dieu et, nous, les pauvres créatures ! Sur le trône ou sur le grabat, cela n'y change rien !… Prends cet ambre et cet or et rends-toi chez l'almami Abdel Kader Kane ! Dis-lui que j'ai bien reçu son message! Dis-lui que le Fuuta se réjouit d'apprendre que sa santé est bonne et sa foi toujours inébranlable ! Dis-lui que nous avons fêté sa victoire sur les Deeniyankooɓe comme jadis nous avons fêté celle de Talansan ! Dis-lui bien que nous sommes persuadés qu'il aura raison de ces diaboliques Français et de ces perfides et cruels Arabes parce que c'est lui le noble et le pur et que Dieu est du côté des purs ! Dis-lui que dans nos prières comme dans nos sacrifices nous bénissons son rêve de punir ces grossiers paiens du sud et d'en délivrer les innocents et les musulmans ! Transmets-lui nos salutations de croyants et de Fulɓe, ainsi qu'à sa famille et à ses biens sans que, rien ni personne soit oublié, ensuite seulement, remets-lui ce modique présent. Puisqu'il en est ainsi, que le corps de mon enfant ravive les flammes de son règne et assure le triomphe de l'isIam ! Et que, ici et là-bas, mille actions de grâce soient rendues au Pourvoyeur !
Birane entra au Fuuta-Tooro par Gede. Il trouva Cerno Saiidu Taal (le petit-fils de Ali Jenne Taal, le vieil érudit qui avait hébergé son père Tori) en grandes difficultés avec les populations de Gede. Ascète et pieux comme son aïeul, Cerno Saiidu Usmani Taal s'était construit chez lui une petite mosquée pour pouvoir prier en toute quiétude sans souffrir la compagnie des tièdes et des hypocrites qui venaient à la mosquée pour sauver les apparences, non pour le plaisir de satisfaire aux commandements de Dieu. Les gens de Gede y virent un geste de vanité et de mépris. Ils le frappèrent, lui rasèrent la tête et le traînèrent devant l'imam qui quoique fort bienveillant à l'égard du fautif fit néanmoins détruire le sanctuaire pour ramener la paix dans la cité. Cependant, il prononça ces paroles qui, quelques décennies plus tard, se révéleront une véritable prophétie :
— O gens de Gede, je détruis aujourd'hui la mosquée de Cerno Saiidu Usmani Taal pour vous faire plaisir ! Sachez cependant que demain, grâce au sang qui coule dans ses veines, elle sera remplacée par des milliers d'autres et sur un territoire dix fois plus vaste que celui du Fuuta-Tooro. Car l'homme qui est devant vous est né avant tout pour honorer et servir le Créateur.
Ces paroles apaisantes n'effacèrent cependant pas le dépit de Cerno Saiidu Taal. Quand Birane prit congé de lui, il ne manqua pas de lui confier sa résolution de quitter définitivement la ville.
Birane quitta Gede et arriva à Njigilone. Il trouva que Tori le Petit était parti en pèlerinage à La Mecque et que le jeune Gitel avait gagné Chinguetti pour parfaire sa piété et son éducation auprès des érudits de cette célèbre ville maure… Quant à l'almami Abdel Kader Kane, il venait d'engager une vigoureuse campagne contre les Maures avec l'assentiment et la complicité du plus savant d'entre eux, Jakaani Wuld Bana qui avait été son condisciple dans les universités de Mauritanie. Un jour, une caravane venue de ce désert pilla les habitants de Hoore-Wéendou, brûla leurs maisons et s'empara de leurs biens. Les Fulɓe ripostèrent, mirent les hommes en déroute et se saisirent de leurs biens et de leurs esclaves. La semaine suivante, le même scénario se reproduisit près de Giraye. Puis ce fut Gaawol Golleere, Balel, Wuro-Jeeri et bien d'autres endroits. C'est alors que l'almami décida de rétablir l'autorité sur les pays maures que le Fuuta-Tooro avait perdue sous Bookar Sawa Laamu.
Il commença par soumettre le Brakhna puis, aidé de ses nouveaux suzerains, il attaqua Ali Al Kawri, le puissant émir du Trarza, qu'il décapita et dont il ramena triomphalement le trésor et les tambours de guerre comme trophées. Ensuite, il poussa plus loin vers l'est, brisa ces éternels rebelles de Hayre-Ngaal et conquit le Khasso, le Guidimaka, le ɓundu et le Niâni.
Grisé par ces éclatantes victoires, l'almami se mit dans la tête de réaliser son vieux rêve, investir le pays des Ouolofs et les ramener sous la coupe des Fulɓe comme au bon vieux temps de Yero Jam ou de Samba Sawa Laamu. A Birane, venu, comme on dit, lui demander la route, il remit une quantité impressionnante de tissus et de barres de sel, de tapis maures et de poudre à canon.
— Ce sera à ta guise, mon jeune preux : ou, de tes mains propres, tu remets tout cela au lion de tous les lions qui protège et incarne le Fuuta-Jalon, ou tu charges de cela un de tes guides pour me suivre. Par amour pour Ibrahima Sori Mawɗo et par sympathie pour tes prouesses de guerrier et de voyageur, je te le dis à toi avant de l'annoncer à mes généraux : demain, dès la prière de l'aube, je jette mes armées sur le Waalo et le Kayor. Ces idolâtres de rois wolof méritent une correction. Ces intrigants de Français les arment et les excitent contre nous et il ne se passe pas un jour sans entendre qu'ils ont brûlé une mosquée chez eux ou battu un imam.
En vérité, sa rage contre les souverains wolof n'avait rien de spontané. Il recevait souvent des messages pressants des marabouts de Kokki qui le suppliaient de venir au secours des enclaves musulmanes incrustées en pays ouolof : « Au Waalo, disaient-ils, les soldats du Brak nous fouettent le dos quand ils nous voient prosternés pour nos dévotions à Dieu quand ils ne nous enchaînent pas tout bonnement pour nous vendre aux Français de Saint-Louis. Au Kayor, la situation est si grave que des Lebu islamisés ont dû s'enfuir au Cap-Vert sous la conduite de leur marabout éclairé, Jal-Jop. » Depuis, Amari Ngoone, le nouveau brak 25 du Waalo, avait rejeté la soumission de ses prédécesseurs au Fuuta-Tooro. Et voilà qu'on venait lui apprendre que le même Amari Ngoone avait mis à mort Tafsir Hammadi Ibra, l'ambassadeur qu'il lui avait dépêché en guise d'apaisement.
Birane écouta longuement l'almami et dit :
— Si le Fuuta-Jalon est mon père, le Fuuta-Tooro est mon oncle ! Habiller le premier reviendrait pour moi au même que de chausser le second. La bénédiction sera pareille où que mon devoir s'exerce. Je vais, de ce pas, écrire au grand monarque de Timbo car je suis sûr qu'il se réjouira de mon choix une fois que le guide lui aura remis la lettre… Voilà, je suis prêt à vous suivre partout où vous aurez décidé de porter le sabre contre les tyrans et les infidèles.
Ensuite, il entreprit sa désastreuse conquête de l'ouest. Il commença par ruiner le Waalo. Le brak, le roi de ce pays, s'enfuit et trouva refuge auprès de Amari Ngoone, le roi du Kayor. L'almami s'empara de ses trésors, de ses deux filles (Aram Bakkar et Fatu Dioulit) ainsi que de ses deux nièces (Mariam Mbodj et Hanna Mbodj). Il fit de Mariam Mbodj sa concubine et partagea les autres entre ses différents marabouts. Il décida ensuite de poursuivre le brak au Kayor et de conquérir aussi ce pays. Le brak et le damel s'enfuirent de la capitale et réunirent leurs conseillers dans les confins pour discuter de la meilleure façon de repousser l'agresseur. C'est alors qu'un Pullo de la tribu des Woɗaaɓe qui habitait le Kayor se présenta à eux et dit au damel : « Moi, je connais une ruse pour vaincre cet ignoble bismillaahi. Rassemble ton armée à Bungowi et attendsmoi là ! » Il se rendit auprès de l'almami, se présenta comme musulman et feignit de lui faire allégeance. « Je vois que tes armées ont faim et soif, lui dit-il. Pourquoi ne te rends-tu pas à Bungowi ? Là-bas, il y a une grande mare et plein de tubercules et de fruits sauvages. Ils pourront y manger et boire à satiété. » Il les fit passer par un chemin détourné sur lequel on ne trouvait ni point d'eau ni nourriture. Ils arrivèrent à Bungowi épuisés. L'armée du damel les attaqua à coups de fusils, tua un grand nombre d'entre eux et retint l'almami en captivité deux longues années. Il refusa néanmoins d'exécuter son prisonnier, comme le lui recommandaient certains de ses conseillers, à cause du prestige que ce dernier avait acquis dans tous les pays des trois fleuves mais aussi à cause des fortes communautés musulmanes dorénavant implantées aussi bien au Kayor qu'au Waalo. Il le libéra au bout de deux ans et lui offrit une caravane de deux cents chevaux et lui fournit une escorte pour qu'il puisse regagner le Fuuta-Tooro.
Sur le chemin de Ciloone, il fit une halte inopinée à Halwaar. Il se présenta au bantan du village et, devant ses compagnons ahuris, ordonna aux badauds qui y étaient réunis :
— Emmenez-moi sur-le-champ chez l'enfant qui vient de naître !
— Mais, almami, lui fut-il répondu, Halwaar n'a connu aucun nouveau-né depuis bientôt quatre mois.
— Si ! s'écria un gamin débouchant de nulle part, juché sur un âne. Adama, la femme de Cerno Saiidu Usmani Taal, vient de mettre au monde un garçon !
L'almami se précipita chez les Taal, prit l'enfant dans les bras et s'écria en frétillant d'émotion : « Merci mon Dieu de me montrer, avant de mourir, le visage de ton plus grand serviteur ! »
Ce bébé, ce sera le futur conquérant, El Hadj Omar.
Un jour que tous les deux chevauchaient pour leur plaisir dans la plaine de Timbo, l'almami Ibrahima Sori Mawɗo s'adressa ainsi à Tori le Grand :
— Demain, tu iras à Labe, dire à Mamadu Jan de venir me rejoindre avec deux mille guerriers. Sangaraari a encore fait parler de lui. En ce moment, il brûle les villages, capture nos bœufs et dénude nos jeunes femmes. Cette fois, je dois ravager son royaume, je dois abattre la bête !
Ce fut leur dernière bataille à tous les trois. Transpercé par une flèche, Mamadu Jan fut évacué mourant à Timbo où il s'éteignit dans d'atroces souffrances. Il fut enterré à l'endroit du cimetière que l'almami s'était lui-même choisi. Ce fut une perte énorme qui endeuilla les recoins les plus éloignés du Fuuta-Jalon. Ibrahima Sori se déplaça en personne pour présenter ses condoléances à la province de Labe. Le mystère voulut qu'il mourût sur les terres de son ami et qu'il y fût enterré selon le pacte qu'ils avaient scellé. Et ce n'était pas tout.
Pendant que son cadavre était encore chaud, son second fils Saadu, qui l'accompagnait, se saisit de sa couronne et l'essaya sur sa tête.
— Comment me trouvez-vous ?
— Elle est juste faite pour toi ! lui répondirent ses courtisans.
— Alors, je la garde ! conclut-il placidement.
Coiffé de la couronne et brandissant le sceptre royal, il conduisit la foule au cimetière, mettant ainsi le Fuuta devant le fait accompli. A Alfa Usmani, le nouveau prince de Fugumba, qui tenta de protester, il asséna cette sentence, devenue depuis fort célèbre :
— Ɓaawo Sori ko Saadu! Mo yeddii ko pintin e paata! (Après Sori, c'est Saadu ! A qui le nie, le boulet et le fouet!)
Connus pour leurs diaboliques ruses, les notables de Labe cherchèrent, cependant, à le piéger pour se dépêtrer de l'embarras.
— La tradition veut que ce soit l'almami qui dirige la prière du vendredi et en lise le sermon. Il nous suffit d'intervertir les pages du texte pour confondre ce jeune prétentieux et couronner celui qui mérite de l'être, Alfa Saaliwu, le fils de Karamoko Alfa.
Saadu était jeune mais c'était un grand érudit. Il comprit le piège et servit aux fidèles un si bon sermon qu'il souleva l'enthousiasme des foules. On le conduisit sur-le-champ à Fugumba et l'investit comme quatrième almami du Fuuta-Jalon, laissant les princes de Timbo et le pays profond dans l'ignorance la plus totale.
Après cela, Saadu rentra fastueusement à Timbo devant une impressionnante escorte de soldats, de marabouts et de griots.
— Ôte ce turban ! lui ordonna Alfa Saaliwu. Personne ne te l'a donné, tu l'as volé. C'est mon héritage à moi. C'est moi l'héritier du Fuuta. Si ton père a régné, c'est parce que j'étais trop jeune.
— Les droits de ton père se sont fondus dans ton incroyable veulerie ! tonna l'almami Saadu. Tu as cessé d'être almami le jour où tu t'es enfui de Timbo, laissant les orphelins et les indigents à la merci des barbares.
— Vous êtes tous deux des princes Seediyaaɓe et dignes héritiers de ce trône !… tenta de s'interposer Tori.
— Tais-toi, hypocrite ! lui cracha Alfa Saaliwu. Tu as assisté à cette imposture sans réagir, sans même me prévenir. Qui a fait de toi ce que tu es ? Mon père ! C'est lui qui t'a éduqué après la mort de ton père. C'est à lui que tu dois les hauts faits qui t'ont grandi. Et maintenant, te voilà porteur de bouilloire de ceux qui veulent le déposséder de son œuvre !
— Mon père a autant oeuvré pour le Fuuta que le tien ! Et ce brave Tori qui est là, entre nous, ne mérite certainement pas tes insinuations. Karamoko Alfa l'a certes éduqué, mais c'est Ibrahima Sori Mawɗo qui en a fait un homme.
— Tu n'as pas à me parler comme ça! s'emporta Tori. Ce n'est pas toi, l'almami, tu n'es plus rien aux yeux de Timbo. L'honneur commande qu'on se réclame de ce qu'on vaut et non de ce que fut son père.
Vexé, Alfa Saaliwu quitta la capitale pour son marga 26 de Daara non sans avoir laissé planer une terrible menace :
— Ce que tu viens de dire, Tori, j'aimerais bien te l'entendre répéter quand, sous les prochains jours, j'aurai repris mon royaume.
Mais ce n'était qu'une menace de Pullo. Votre race n'est qu'une horde de chiots bruyants qui aboient, qui aboient mais qui ont de la peine à mordre. Car Saadu régna cinq ans sans que rien vienne effleurer son règne hormis le souffle des laudateurs et les présents des subordonnés.
Cependant à Daara, les proches parents et les amoureux d'intrigues flattaient l'orgueil de Saaliwu : « Tu dois reprendre le trône ! Sans cela, tu ne pourras relever la tête nulle part au Fuuta-Jalon. Si tu restes sans réagir, cela confirmerait ce que les gens disent de toi : “Un prince sans force et sans caractère qui a fui devant Burama Konde et qui s'applatit devant Saadu.” Tu te doutes bien que ce n'est pas ainsi que l'on honore la mémoire d'un père, surtout quand il s'agit du sien. »
A Fugumba, Alfa Usmani, qui n'avait rien oublié de l'humiliation que lui avait fait subir Saadu, excitait la haine de son entourage et imaginait les intrigues les plus perfides.
Les deux factions se coalisèrent et décidèrent de passer à l'attaque. Surpris sur sa peau de prière, l'almami Saadu fut décapité par un esclave dénommé Marjugu. Après avoir accompli sa basse besogne, Marjugu porta la main droite de la victime comme trophée à son maître, Alfa Saaliwu. La réaction de celui-ci fut encore plus déconcertante que celle de Konko Buubu Muusa devant la mort de Samba Gelaajo. Ah, vous autres Fulɓe, seul le bon Dieu peut comprendre un esprit aussi mal tourné que le vôtre !… Alfa Saaliwu prit le membre ensanglanté et alla trouver Alfa Usmani et ses conjurés qui attendaient les nouvelles dans la cour de la mosquée.
— Voyez l'oeuvre de vos lâches conseils et de vos intrigues, vieillards dont le dehors est propre et dont le cœur est sale... Cette main tranchéé d'almami Saadu, je jure qu'elle a toujours correctement accompli ses ablutions, qu'elle a copié de tête sept corans entiers et qu'elle ne s'est jamais posée sur la femme d'autrui… Regardez cette main, vieillards, c'est vous qui la serriez en l'appelant « almami ». C'est vous qui avez comploté pour la mort de mon frère comme vous comploterez pour la mienne… Ce sont les démons du pouvoir qui ont eu raison de ce noble prince. Puisse le Providentiel faire en sorte d'épargner ce maudit trône à sa descendance comme à la mienne ! 26
Il rentra à Daara et ne remit plus jamais les pieds à Timbo.
Mais le mal était fait. Pour la première fois, des Fulɓe avaient versé le sang des Fulɓe. L'effroi et la honte assombrirent pour longtemps les cieux de Timbo. Entre soriya et alfaya naquit une animosité dont le temps n'a pas encore fini d'éteindre toutes les braises. Alfaya et Soriya sont pourtant nés du même sol et du même ancêtre : Seydi, le mystique du Maasina qui avait enjambé maints rivières et pays avant de fonder Timbo. Mais, va savoir pourquoi, mon petit Pullo, Dieu les a faits si différents, si rivaux, si irréconciliables ! D'un côté, la beauté et la ruse ; de l'autre, le prestige et la force. D'un côté, la réserve et la suspicion ; de l'autre, le défi et la rage. D'un côté, la soif de savoir ; de l'autre, l'appétit du gain. D'un côté, le sens de la profondeur ; de l'autre, le plaisir de l'action. D'un côté, la sérénité du noble; de l'autre, la passion de l'orgueilleux…
Les extrémistes alfaya profitèrent de la confusion qui régnait alors pour déposséder Tori de tous ses biens et l'expulser, lui et les siens, de la capitale. Ils se réfugièrent dans un hameau du nom de Helayaa où ils s'improvisèrent bergers le jour et marabouts le soir pour grappiller la pitance.
C'est bien ça, la maisonnée pullo : une atmosphère viciée par les chuchotements et les regards obliques, les rancoeurs et les malentendus, les coups bas et les crocs-en-jambe. Horde de cabotins ! Engeance de cagots et de papelards !
Car là-bas derrière les montagnes, dans les vallées limoneuses du Fuuta-Tooro, régnait le même esprit de défi et de conjuration.
Tu te doutes bien que le fiasco de son expédition au Waalo et au Kayor affaiblit considérablement le prestige de Abdel Kader Kane. A son retour, le jaggorde, le conseil des Anciens, avait désigné Hammat Baal, un parent de Sulaymana Baal, à sa place. A Ciloone, on avait même pillé sa maison et emporté ses biens. Heureusement, il lui restait encore suffisamment de charisme pour s'imposer. Contrit, Hammat Baal abdiqua, prêta allégeance à ses pieds et implora son pardon…
Seulement, sa droiture morale, la rigueur de sa foi, son extrême sévérité dans l'application de la loi islamique avaient fini par susciter beaucoup de ressentiments et de jalousie.
Peu après son retour au trône, il fit couper les mains de deux cousins de Ali Doondu qui venaient de commettre un vol. Alors Ali Doondu se jura de concourir à sa perte, quitte à requérir le secours du diable. Il savait que, cette fois, les circonstances se montraient particulièrement favorables pour son noir dessein. La position de l'almami était délicate à tous les points de vue. Sa mésentente avec les grands électeurs venait d'atteindre un point de non-retour. Ses relations avec Saint-Louis étaient devenues exécrables : jugeant la coutume qu'il leur imposait trop élevée et les conditions de leur navigation sur le fleuve trop restrictives, les Français venaient de lui envoyer une expédition punitive de douze bateaux (douze villages brûlés et six cents personnes appartenant pour la plupart à la classe dirigeante des Tooroɓɓe déportées aux Antilles).
Et voilà que, peu de temps après avoir châtié les parents de Ali Doondu, Kane investit le Ɓundu et fit exécuter son roi, l'almami Sega, pour venger les grands marabouts de ce pays, souvent victimes de ses caprices et de ses exactions. Après quoi, il imposa au trône son propre candidat, Hammadi Paate, au détriment de l'autre prétendant, le très populaire Hammadi Aysata, qui, en réaction, se dépêcha de s'allier au roi bambara du Kharta.
Ali Doondu n'eut aucun mal à se coaliser avec les Bambaras du Kharta et les partisans de Hammadi Aysata. La bataille eut lieu à Luggeeli-Pooli-Boɗeeji. Abdel Kader Kane fut vaincu. Ses alliés l'abandonnèrent en plein champ de bataille pour se réfugier en Mauritanie. Il s'enfuit à Tulel d'où il fut rapidement délogé. Il ne lui restait plus qu'à errer d'un endroit à un autre, suivi d'un dernier carré de fidèles. Un jour, juste après la prière de l'aube, les Bambaras le surprirent à Guriiki en train de lire le Coran. Il ne s'interrompit pas pour autant.
Vibrante et chaude, sa voix continua de s'élever pendant qu'ils le décapitaient.
Notes
1. Sourate « Il s'est renfrogné ».
2. Erratum : les destinataires de la correspondance étaient au nombre de huit.
3. Provinces (pluriel diiwe, de diiwal, dérivé de l'arabe dîwân (Voir à ce sujet l'indication de Gilbert Vieillard — T.S. Bah).
4. Erratum : il s'agit plutôt de neuf provinces comme l'indique clairement la phrase “Ces neuf turbans symbolisent le pouvoir qui t'est confié.”, consécutive à cette erreur. (T.S. Bah).
5. Erratum : Fugumba était plutôt le siège du sacre du nouvel Almaami. (T. S. Bah)
6. Des sources apparemment récentes ont créé une certaine incertitude au sujet du nombre des provinces originelles du Fuuta-Jalon théocratiques. On mentionne tantôt six, tantôt sept; en réalité, neuf karamoko représentant neuf provinces prirent part à l'épreuve du tir à l'arc et au déclenchement de la guerre sainte qui vainquit l'alliance des fétichistes/animistes Jalonke/Pulii et permit la fondation de la confédération musulmane. (T.S. Bah).
7. Fode Hajji fut l'un des neuf membres fondateurs du jihad. (T.S. Bah)
8. Idem pour Alfa Muusa de Keebali. (T.S. Bah)
9. Récital de poèmes élogieux à l'adresse du roi. Erratum : il s'agit plutôt de cantiques et psaumes à la gloire d'Allah et du Prophète. (T.S. Bah)
10. I. Correra, « Samba Gelaajo. Épopée peule du Fuuta-Tooro »
11. Boubakar Barry, La Sénégambie du XVe au XIX siècle.
12. S. Kamara, Florilège au jardin de l'histoire des Noirs.
13. Coiffure réunissant les cheveux en cime et caractéristique des femmes fulɓe.
14. S. Kamara, Ibid.
15. Épaisse cotonnade rayée de blanc et d'indigo.
16. Bonnet souple et conique finement brodé de fil jaspé.
17. Il était de bon ton de se déplacer avec une bouilloire pour faire ses ablutions en route.
18. Espace situé dans le lougan et clôturé de paille et qui sert de toilettes et de salle de bains.
19. Impôt que les Blancs payaient aux rois africains pour avoir le droit de commercer sur leurs terres.
20. A ne pas confondre avec le saltigi qui fut le père de Samba Gelaajo. Il ne s'agit là que d'une simple homonymie.
21. Il s'agissait davantage de factions lignagères convoitant le pouvoir que de partis politiques au sens courant du terme.
22. Thierno Mamadou Bah. Histoire du Fouta-Djallon.
23. Ce passage s'inpire du roman historique intitulé Prince parmi les esclaves de Terry Alford. L'histoire d'Abdourahmane a inspiré le film documentaire paru sous le même titre en 2005-06, sur financement du National Endowment for the Humanities des Etats-Unis. J'étais l'un des consultants pour la documentation et le tournage du film. [Tierno S. Bah]
24. Titre du roi du Waalo.
25. Hameau de villégiature, dit aussi village de sommeil.
26. Lire également Marty, Tauxier, etc./