Seuil. Paris. 2004. 384 p.
Pour les uns, tu es pillard, un éternel envahisseur; pour les autres, un mythe, un pharaon, une insoluble énigme. Pour nous Serer, tu n'es qu'un misérable vagabond, un bohème de rien du tout. Les griots chantent ton audace et ta ruse. Nous, nous ne te louons guère. Tu terrorises les lions, tu n'obéis jamais aux rois, dit-on. Eh bien, pour nous, tu ne seras jamais qu'un esclave poussiéreux et malodorant ; le plus vil des esclaves : celui du boeuf. Prince en haillons, guerrierfamélique, le boeuf est ton seul maître. Le boeuf, c'est ton univers, c'est toute ta raison d'être. A lui, tu immoles et dédies. A lui, tu cries merci. Ton futur à toi se lit dans les lunules des sabots, non dans le reflet , des étoiles.
Ô solitude ! Ô mélancolie !
Yassam seïtâné a kissom, que le diable t'emporte, Pullo ! Ah, ces temps bénis de jadis où l'on vivait sans toi !… Non, il a fallu que Dieu t'envoie à nous : toi, tes faux airs de pharaon, ton odeur de glaise, tes innombrables larcins et tes hordes de zébus qui perturbent nos villages et détruisent nos semences. Rô ho Yaal ! Qu'avons-nous fait au Ciel pour mériter une telle punition ? Depuis, tu chemines, te propages partout comme si tu étais un gaz, comme si toutes les terres t'appartenaient. Qui t'a fait si mouvant, si insaisissable ?! Gardien de bovidés aujourd'hui, bâtisseur d'empires le lendemain ! Obscur marabout ce moment-ci, calife l'instant d'après ! Hôte le matin, maître le soir ! Jusqu'où ira ta folie, bête des bois, nuisible puceron ?
Tu ne te doutais pas, n'est-ce pas, que Dieu, en ses infinis mystères, avait prévu encore plus fou, plus mythomane, plus cruel, plus aventurier, plus hautain et plus hâbleur que toi… Depuis les côtes où il faisait semblant de somnoler, l'homme blanc suivait attentivement tes stupides visées messianiques et tes fébriles agitations. Il n'ignorait rien et de tes guerres fratricides et de tes querelles de voisinage. Il attendit sagement que tu t'emmêles dans tes propres pièges et t'épuises de tes propres forces. C'est ce qu'il fit avec les autres peuplades aussi : les Maures, les Wolof, les Fon, les Mande, les Zulu et les Hottentots, les Kongo et les Ashanti 1a … Il ne lui restait plus qu'à suivre tes traces et à ramasser un à un tes empires comme on le fait du bois mort.
Bienfait, fanfaron! Hypothétique fils d'Abraham !
Oui, le Serer a raison et bien raison : « Si dans la nuit noire, une femme se vante de sa beauté, attends que vienne le jour avant defaire ses éloges. »
Umar a laissé le souvenir d'un almami brutal mais vénéré, cupide mais généreux, esseulé mais courageux, haï mais craint. Les premiers temps de son règne furent plutôt doux. Soucieux de faire oublier sa jeunesse mouvementée fortement ternie par l'assassinat de son cousin, il apparut d'abord comme un souverain sinon scrupuleux, du moins convenable aux yeux de la morale et des lois. A la mort de Bubakar Bademba, il exerça ses deux ans de mandat puis laissa volontairement le trône à Ibrahima Sori Daara, le fils de celui-ci. Il ne pouvait donner meilleur gage aux notables des provinces et aux anciens de Fugumba qui connaissaient bien sa réputation d'homme avide de richesses et de prince obsédé par la force. Après des années de diatribes et de tueries, le Fuuta-Jalon apprécia ce geste magnanime et, amulettes et chapelets à l'appui, pria pour une nouvelle ère sans séisme, sans disette, sans émeutes et sans assassinats. Hélas, la trêve ne dura que ce que duraient les serments dans cette maison de fous des Seediyaaɓe. Sauf que, cette fois, le coup de griffe ne vint pas du grand fauve mais bel et bien du doux petit agneau. Ibrahima Sori Daara tendit aussitôt au nouvel almami une embuscade alors qu'il se retirait à Sokotoro, son village de sommeil. Umar y perdit un bon nombre de ses partisans et frôla lui-même la mort. Il entra dans la clandestinité et, pendant six longs mois, rallia à sa cause les soldats et les jeunes et prépara sa revanche. Le parti Alfaya subit une terrible répression. Pour se venger, celui-ci extermina tous les soriya de Timbo. Par son ampleur et par sa durée, le conflit atteignit le drame d'une véritable guerre civile. Il s'étendit sur de longues semaines de fusillades et de mêlées, de coups de couteaux et d'incendies. Timbo y laissa ses enclos et ses récoltes ainsi que la moitié de ses demeures et de ses résidents. Au plus fort des troubles, la ville cessa d'ailleurs d'être la capitale. Pour échapper à la violence, chaque clan se barricada dans son village de sommeil : les soriya à Sokotoro et les alfaya à Daara. Une fois de plus, Elhadj Umar sortit de son bastion de Jegunko pour offrir ses bons offices. Le principe de l'alternance fut de nouveau reconnu. Umar reprit le pouvoir mais se garda bien de le restituer cette fois. Il régna sans discontinuer jusqu'en 1856 date à laquelle, et pour des raisons que je t'expliquerai plus tard, mon petit Pullo, il se retira au profit de son rival.
Elhadj Umar quant à lui, dès qu'il quitta Timbo, se convainquit de la nécessité de lancer le jihad. Il se prépara aussitôt à visiter le Fuuta-Tooro pour demander la bénédiction des siens et mobiliser de nouvelles recrues. Il y avait maintenant plus de vingt ans qu'il n'avait pas foulé le sol natal. Il laissa la cité de Jegunko sous la garde de ses fidèles fulɓe et mandingues, haoussas et yoroubas et, avec quelques cavaliers, se dirigea vers le Fuuta-Tooro, suivant étrangement le même chemin que, trois siècles plus tôt, avaient emprunté les hordes de Koli Teŋlla.
Il fit une première escale à Touba. Cette ville, fondée quelques décennies plus tôt dans le nord 1 du Fuuta-Jalon par un clan maraboutique soninké, était devenue un centre religieux réputé dans tous les pays des trois fleuves. Déjà fortement appuyé par les Fulɓe du Fuuta-Jalon, les Malinkés de Kankan et les Yoroubas de Sierra Leone, il pensait diversifier sa base vers des pays comme le Khaso ou le Kaarta où les marabouts soninkés étaient très influents. Il trouva que Karamokoba, le fondateur de la cité, s'était déjà éteint. Il demanda à Tassilima, son fils qui lui avait succédé, de se convertir à la Tijaniya et de rejoindre la guerre sainte.
— « Je suis un Jakanke, répondit celui-ci. Un Jakanke n'est pas un guerrier mais un pacifiste. Un Jakanke, bien plutôt, cherche à se dominer lui-même, à combattre les tentations afin de rester pur et proche du créateur… 2 »
Il le houspilla tout son content et conclut de la manière suivante :
— Pour servir Dieu, rien ne sert de faire la guerre, il suffit simplement de prier. Je ne vois pas pourquoi vous, les Fulɓe, vous vous agitez tant.
L'accueil du Fuuta-Tooro fut tout aussi glacial que celui des soriya de Timbo. Son prestige de pèlerin suscita de nombreuses jalousies dans les milieux maraboutiques et son ascendance modeste, le mépris des conseillers et des princes (dans un pays où, de tradition, la naissance avait toujours primé sur le reste). Chez le peuple, en revanche, partout (au Ɓundu, au Jolof et au Sine-Saloum aussi), il fut reçu à bras ouverts. Il attira à lui des milliers de Fulɓe, Serer, Wolof et Mande désireux non seulement de se convertir mais de le suivre dans la folle aventure qu'il rêvait de tenter.
Le Fuuta-Tooro vivait une instabilité chronique depuis l'assassinat de Abdel Kader Kane. Des almami anonymes et falots s'y succédaient dans la plus belle anarchie, opposés par les manigances du Jaggorde et manipulés par les Français et les Maures. Le dicton selon lequel « aux Blancs, le royaume des eaux; aux Noirs, celui des terres » ne signifiait plus grand-chose. Les Français ne se contentaient plus de sillonner le pays dans leurs fantomatiques caravelles et de pilonner les ports, rivés aux culasses de leurs canons comme des statues de cire. Ils avaient monté une redoutable cavalerie armée d'arquebuses et de mousquets et qui s'aventurait jusque dans les hautes terres pour réprimer les révoltes, piller les caravanes et capturer des esclaves. Les Maures, de leur côté, n'étaient pas les moins actifs. A l'arrivée de Elhadj Umar, deux coalitions se disputaient le trône : les Wann de Bumba et les Lii de Jaaba. Et qui soutenait les Wann ? Un marabout maure du nom de Sidi Al Muktar Al Kunti 3.
En dépit de la méfiance et de l'hostilité des cercles dirigeants, Elhadj Umar parvint à réunir autour de lui les notables du centre et de l'est du pays. Il les supplia de se joindre à lui, soit tout de suite, soit plus tard quand le jihad aura été lancé. Il fut plutôt écouté. Des hommes aussi influents que Cerno Umar Bayla renoncèrent à leur confort et à leurs privilèges pour se convertir et le rejoindre dans l'aventure. Mais c'est surtout chez les gens du commun qu'il trouva les oreilles les plus attentives. Leur soutien lui permit de jouer un rôle dans la déposition de l'almami régnant, Ibrahima Baba Lii. Curieusement, les Français, qu'il combattra violemment quelques années plus tard, n'étaient pas encore perçus comme des ennemis. Il les rencontra par deux fois à Podor et à Bakel. Il ne leur cacha pas son intention de fonder un vaste royaume musulman « pour favoriser le commerce et la paix ». Il semble même que les Français l'accueillirent avec beaucoup de courtoisie et le comblèrent de cadeaux.
Comme quoi, mon petit Pullo, quand il n'y a aucune proie à prendre, les fauves aussi peuvent coexister sans se menacer de leurs griffes.
Sur le chemin de retour vers le Fuuta-Jalon, sa longue escorte et ses nombreux chevaux semèrent la panique dans les villages et entraînèrent la colère de tous les monarques des pays des trois fleuves. Que signifiait donc ce bruyant étalage de force et jusqu'où voulait-il aller, ce pèlerin hier à peine connu des voisins et qui se faisait passer soudain pour le bras droit du Prophète ? Alerté par ses agents de l'objet de tant de déferlement à ses frontières, l'almami Umar, dans un premier temps, refusa l'entrée de son royaume à son remuant homonyme. « Quelqu'un qui cherche la voie de Dieu n'a pas besoin de s'encombrer d'autant de guerriers et de chevaux. Ta religion est un prétexte, Umar Saiidu Taal, ce que tu veux, c'est le Fuuta-Jalon. Seulement, le Fuuta-Jalon n'est pas à convertir, il est bien plus musulman que toi. » Il s'écoula quelques mois, puis les devins de la cour s'en vinrent trouver l'almami pour lui reprocher son injustifiable méfiance : « La décision que vous avez prise n'est pas une sage décision. Affronter ce hadj ne nous apportera rien de bon. On dit que son chapelet est redoutable et que ses sortilèges attirent la malédiction sur tout ce qui fait mine de lui résister. Avez-vous seulement songé à la popularité dont il jouit chez nous ? Quand il prend un de nos chemins, une foule de cent mille personnes au moins se bouscule derrière lui implorant qui, la bénédiction, qui, une guérison miraculeuse. C'est le genre d'homme qu'il vaut mieux avoir dans son camp. Si vous le ménagez, cela le gênera peut-être de s'emparer de votre royaume, dans le cas contraire, il aurait toutes les raisons de vous déclarer la guerre avec neuf chances sur dix que votre peuple bascule de son côté. » Umar surmonta ses réticences et lui ouvrit ses frontières. Il demanda au roi de Labe d'aller à la rencontre de Elhadj Umar avec une fastueuse escorte pour l'accueillir et lui transmettre les hommages de l'almami et ceux du Fuuta. Les deux suites se joignirent à Juntu où fut offerte une grandiose réception. L'honneur revint au grand marabout Cerno Ɠasimu de faire l'éloge de Elhadj Umar et de prononcer le discours de bienvenue. Il en fut très ému. Les larmes aux yeux, il regarda cette belle élite du Fuuta-Jalon venue l'accueillir : ses bonnets de soie, ses beaux chapeaux coniformes, ses boubous indigo brodés de satin et d'or, ses longues lances effilées finement ciselées, alentour, les champs où somnolaient les épis de maïs et de mil, les plaines où s'étiraient les rivières aux eaux pétillantes et argentées, les pittoresques hameaux de guingois sur les sommets brumeux des hauteurs, les prés verdoyants et escarpés, les terrasses de plantes à fleurs alignées comme des amphithéâtres le long des pénéplaines, les vallons, les cascades, les raidillons enlacés bordés de koura, de telli, de manguiers et d'eucalyptus. Il écrasa une larme et dit : « Dieu vous a donné le savoir, ô Fulɓe du Fuuta-Jalon ! Il vous a façonnés dans la foi, vous a baignés dans la sagesse et dans les bonnes manières. Votre islam est le plus sûr de tous les pays des trois fleuves. Ici, j'ai rencontré trente-trois marabouts : trente m'étaient inférieurs, deux m'étaient égaux et un m'était supérieur 4. Vos muezzin sont dévoués et vos prières bien sincères. Regardez, musulmans, le pays que le bon Dieu vous a donné en récompense ! Regardez ces torrents et ces prairies ! Si ce n'est pas ici le paradis, c'est que ce n'est pas loin ! »
Il poursuivit son chemin vers Labe, multipliant sur son passage les miracles et les ovations, les séminaires et les conversions. En franchissant le Doŋraa, cette rivière que, près de deux siècles plus tôt, Seeri et Seedi avaient franchie avant lui, son attention fut attirée par une toute jeune fille qui puisait de l'eau en jetant des coups d'œil apeurés sur la foule impressionnante et nombreuse qui traversait le pont.
— Approche-toi, petite fille, et donne-moi de l'eau à boire !
Il but l'eau qu'elle lui tendit, s'en aspergea rituellement le front, émit une brève prière et murmura en levant les bras aux cieux :
— Merci, mon Dieu, de m'avoir permis de croiser la source de la poésie et de la foi.
— Vos paroles sont soudain bien mystérieuses pour nous, ô El Had ! Pourriez-vous consentir à nous éclairer ?
— Inclinez-vous, idiots ! gronda-t-il. Repentez-vous aux pieds de cette enfant, suppliez-la, demandez sa bénédiction ! Elle porte dans son ventre les germes d'un grand saint.
Et tu sais de qui il s'agissait, mon étourdi petit Pullo ? De la future mère du saint de Labe, Cerno Aliyyu Ɓuuɓa-Ndiyan. Le grand poète, le grand mystique, l'auteur d'œuvres aussi célèbres que Poèmes fulɓe ou Maqaaliida As Sadati, dont le rayonnement, au début du XXe siècle, dépassera vite le Fuuta-Jalon pour s'étendre à l'ensemble des pays des trois fleuves.
On l'hébergea à Saatina. Il connaissait bien l'endroit. Adolescent, il y avait effectué une partie de ses études. Un jour qu'il s'y promenait, il tomba sur un petit garçon du nom de Amadu. Il descendit de cheval et courut derrière lui, à la grande stupéfaction de son escorte.
— Viens avec moi, mon garçon ! s'écria-t-il. J'ai quelque chose à te remettre de la part de cheik Ahmed Tidjane !
Il l'entraîna à sa résidence et lui tendit un chapelet.
— Voilà, soupira-t-il, j'ai rempli ma mission. A toi de remplir maintenant la tienne, jeune homme, car il est écrit que c'est toi et personne d'autre qui serviras le mieux la Tijaniya au Fuuta-Jalon.
Ce garçon, Cerno Amadu Donde, deviendra le grand propagateur de la Tijaniya.
A Daara-Labe, il fit la connaissance de Moodi Saliwu Daara qui mit sa personne, sa famille, ses serviteurs et ses biens à la disposition de la nouvelle secte. A Timbi-Tunni, Dieu mit sur son chemin un certain Alfa Usman qui commandera plus tard sa toute première armée, celle qui lui ouvrira les portes de Segu, les remparts de Hamdallaahi et les sanctuaires de Tombouctou. Ensuite, il arriva à Timbo. L'almami l'hébergea à Joolaake, à trois ou quatre kilomètres de là. Il trouva que son ancien élève, Jabaali, avait été emporté par sa gangrène. Il se rendit dès qu'il le put au cimetière pour se recueillir longuement sur sa tombe. De là, il demanda une audience à l'almami Umar et lui exprima son intention de quitter Jegunko pour un autre endroit moins peuplé et moins montagneux.
— Il me faut quelque chose de plus spacieux, de plus dégagé, se justifia-t-il. Je n'ai aucune intention belliqueuse à votre égard ni à l'égard de qui que ce soit. Bâtir une grande cité capable d'accueillir mes ouailles, voilà mon seul objectif ! Ma destinée, c'est de louer le bon Dieu et de propager son message, non de m'armer de haine et de semer le trouble.
— Je me disais aussi que vous n'étiez pas à vos aises dans ce réduit de Jegunko, qu'il vous fallait quelque chose de mieux, à la hauteur du grand savant que vous êtes. Aussi, je vous suggère de vous engager plus à l'est. Là-bas, entre les fleuves Sénégal et Tinkisso, vous trouverez un de ces grands arbres que l'on appelle lengehi. Sous cet arbre, vous verrez une horde d'antilopes accroupies sous une pyramide de crottes. Là, vous conduirez votre peuple, là, vous bâtirez votre royaume !
C'était évidemment un marché de dupes. Dans ta très féline et très déroutante race, les promesses sont sans lendemain, les serments, des serments d'ivrognes et les accords, des marchés de dupes.
Galapiats !
Car, tu t'en doutes sûrement, misérable Pullo que tu es, chacun de ces deux Umar avait une idée derrière la tête. Pour le natif du Fuuta-Tooro, l'heure était venue de s'éloigner de Timbo pour allonger la distance entre ses rêves de bâtir un royaume et l'hostilité sournoise des soriya. Il n'avait, tout bien réfléchi, plus grand-chose à gagner au Fuuta-Jalon. Il y avait maintenant trois ans que son bienfaiteur, Bubakar Bademba, avait disparu. Son fils, Ibrahima Sori Daara, qui aurait dû le protéger à son tour avait été écarté du pouvoir et apparemment pour longtemps par cette brute de Umar. Celui-ci, de son côté, avait pesé et soupesé les bienfaits et les avantages d'une telle affaire. Il avait beau se cacher derrière son turban de pèlerin et son chapelet de tidjania, les véritables intentions de Elhadj Umar n'échappaient plus à personne, surtout pas à ces vieux singes de monarques pour lesquels tout homme riche ou savant ne peut aspirer qu'à une chose : accéder à la place confortable de roi. Installé plus à l'est, il éloignait avec lui les risques de retourner les foules contre la cour de Timbo. Parallèlement, il stabilisait à son insu cette frontière de l'est où les incursions mandingues étaient fréquentes et mortelles. En effet, sur ces terres mandingues vassales du Fuuta-Jalon depuis Karamoko Alfa, le lignage des Sakho avait réussi au début du XIXe siècle à se tailler un redoutable petit royaume, celui de Tamba, qui détournait souvent à son profit les impôts et les caravanes d'or venant de Segu et du Buure.
Avant d'ouvrir les bras à son nouveau destin, Elhadj Umar se rendit une dernière fois au domicile de Birom. Celui-ci était absent, parti sans doute avec une escouade de soldats réprimer un pillage ou une rébellion. Il s'adressa à sa femme par-dessus la haie de bambous sans même prendre la peine de descendre de cheval :
— J'ai ici quelque chose qui m'appartient ! Veux-tu bien monter dans ton grenier pour me le retrouver ?
— Je vous assure, cheik, que la dernière fois que vous êtes venu ici nous présenter vos condoléances, vous n'avez rien oublié chez nous. Je suis sûre de ce que j'avance. Je me souviens parfaitement de l'ordre que m'avait donné mon homme après votre départ. « Vérifie dans la cour et à l'intérieur des cases, assure-toi que le cheik n'a rien oublié. C'est si courant d'oublier sa bouilloire, son chapelet ou sa peau de prière ! »
A ce moment, Dooya Malal, son dernier fils qui n'avait pas encore deux ans et qui traînait sur les graviers de la cour, un morceau de manioc dans le bec, la tira par son pagne et dit :
— Ne t'en fais pas, mère. Je sais, moi, ce que me veut le marabout.
Sous les yeux effarés de tous, l'enfant redescendit du grenier avec une vieille étoffe rongée par les mites et épaissie par la poussière. Elhadj Umar la lui prit des mains, caressa la touffe de ses cheveux et marmonna :
— Voici le plus énigmatique des gamins ! Dieu lui a appris à voir ce qu'on ne lui a pas montré et à entendre ce qu'on ne lui a pas dit. Que le Ciel lui épargne de voir et d'entendre toutes les choses inouïes que, bientôt, les Fulɓe, malgré eux, devront voir et entendre !
C'était la mystérieuse tunique que, en son temps, Ali Jenne Taal avait offerte à Tori le Grand, un an, sept mois et sept jours avant la naissance du Fuuta-Jalon.
Avec ses chevaux et ses ânes, ses canaris de céréales, ses ballots d'or et d'indigo, ses centaines d'esclaves et ses milliers de guerriers et plus de quatre siècles après Koli Teŋlla, Elhadj Umar quitta donc les contreforts du Fuuta-Jalon, s'orientant, lui, vers les plaines fluviales de l'est. Il passa les falaises de Kolen et les gorges du Sénégal. Il longea les cataractes du Tinkisso, campa plusieurs semaines dans les maquis de Bissikrima. Puis il redoubla de courage et reprit sa marche. Il erra un jour, trois jours, sept jours… entre les lits des deux fleuves. Au quinzième jour, un groupe d'éclaireurs aperçut une dizaine d'antilopes prenant le frais sous un grand lengehi. A leur côté droit, se dressait un immense tas de crottes rangées en pyramide et si méticuleusement qu'on eût dit une œuvre humaine.
Il alla voir Gimba, le roi du Tamba, et obtint de lui l'autorisation de s'installer là, contre paiement d'un tribut en cheptel et en or. Il commença par bâtir la mosquée au pied même du lengehi, puis son tata, puis les médersas, les demeures des marabouts, des notables, des soldats, des commerçants et des serfs. Là, il se blottit auprès des siens et de la divine providence pour lire et écrire en paix afin de peaufiner sa doctrine. Soulagé, au bout du compte, de s'être éloigné du guêpier de Timbo, il y attendit en vain que l'Histoire, pour une fois, consentît à se faire belle, que son Dar-es-Salam, ce fameux palais de la foi auquel Dieu avait décidé de sacrifier sa terrestre et pitoyable existence de créature humaine, émergeât avec la facilité et la spontanéité d'une volvaire sortant de terre et semant, tout en déployant ses lamelles, les ovations des fidèles et la terreur contrite des païens. Mais les événements, malgré ses prières, restèrent obstinément mauvais, cotonneux de gros nuages noirs et pisseux comme les yeux d'un chien mort, dégoulinant de venin et de boue.
Par précaution, il aménagea une grande armurerie, fit fortifier la ville et lui donna un nom. Dinguiraye cumulait la solidité de Segu et la majestueuse, la mystique élévation de Hamdallaahi. Gimba s'en inquiéta. Il lui envoya son griot. Impressionné par la personnalité du savant et par le monde prestigieux qui l'entourait, celui-ci, du nom de Jeli Musa, renonça derechef aux fétiches et au dolo et embrassa volontairement l'Islam. Ses compagnons tentèrent longuement de l'en dissuader mais il fit la sourde oreille et refusa de retourner dans le Tamba avec eux. Il demanda à Elhadj Umar un emplacement pour bâtir sa demeure, une jeune vierge pour l'aider à changer de vie et un terrain inondable pour cultiver son champ. Fou de rage, Gimba envoya des émissaires pour reprendre son bien, son serviteur, celui que les devins avaient rituellement choisi pour le suivre dans le malheur et dans la poisse et entretenir, quoi qu'il advienne, son honneur et sa gloire. Elhadj Umar les refoula en les menaçant du canon de son fusil.
— Vous me voyez, moi qui ai voué mon existence à servir le Prophète, vous me voyez, chiens galeux, livrer un musulman loyal et franc à de grossiers païens mangeurs de phacochères et de vers ? Que Dieu m'arrache les yeux si cela se faisait !
— Mais qui es-tu pour me parler comme ça ? lui fit dire Gimba.
— Je suis l'homme que Dieu a envoyé sur terre pour régénérer le monde ! répliqua-t-il sans plaisanter.
Gimba surmonta sa colère et lui répondit comme suit :
— Hé, mon petit marabout prétentieux, je t'ai accordé une terre vaste et fertile pour que tu puisses exercer ta religion de mendiants et voilà comment tu me récompenses ! Rends-moi aujourd'hui mon griot sinon, demain, je ne saurais répondre de moi. Surtout arrête de te procurer des armes ! Es-tu là pour déclamer tes ridicules versets ou bien pour me faire la guerre ? Retiens que je saurais y faire face si jamais c'était le cas ! Retiens aussi qu'à partir de maintenant je double le tribut que tu me dois, chien plus galeux que ceux qui aboient sans se forcer !… Ceci pour t'apprendre à te montrer plus respectueux quand tu traites avec plus grand que toi !
— Je refuse de te livrer les protégés de Allah que sont mes vertueux disciples. Et tiens-toi bien, bête païenne, j'arrête là de te payer tribut !
Gimba, pour toute réponse, envoya une expédition punitive. Elle fut impitoyablement écrasée. Alors, le roi de Tamba prit, en personne, le commandement de l'ensemble de son armée. Il fut vaincu encore une fois et pourchassé jusqu'à sa capitale qui fut assiégée trois mois. Épuisé par la famine et les maladies, il réussit, par ses tambours, à alerter son voisin Banjugu, le roi de Meniyen.
Celui-ci mobilisa ses troupes et fonça avec ses chants de guerre sur l'armée de siège. Elhadj Umar riposta de toutes ses forces et remporta la victoire. Mais dans la mêlée, Gimba et Banjugu réussirent à s'enfuir et à se barricader dans le Meniyen. Elhadj Umar s'empara des terres et des esclaves de Gimba mais ne put s'accaparer de la grande quantité d'or emportée par le fugitif. A la saison des pluies, s'apercevant de l'existence de cet immense trésor, Banjugu mit à mort son protégé et s'appropria ses épouses et ses biens. Elhadj Umar somma le scélérat de les lui restituer : « Cet or est mon butin. C'est moi qui ai vaincu Gimba. C'est à moi que reviennent ses épouses et ses biens, toutes les traditions s'accordent là-dessus. » Banjugu ne répondit même pas. Elhadj Umar attendit la saison sèche pour marcher contre lui. Il saccagea sa capitale et le fit décapiter sur-le-champ, s'offrant du même coup les inestimables sites aurifères du Buure qui firent, en d'autres temps, la richesse et le prestige du fabuleux empire du Mali. Il annexa les deux royaumes à la cité de Dinguiraye.
Ce fut le tout premier noyau du vaste et éphémère empire qu'il se taillera à corps perdu, par la prière et par l'exaltation, par le cauchemar et par le sang.
Au Fuuta-Jalon, l'almami Umar dut faire face à un nombre impressionnant de guerres, de rébellions et de conspirations. Il répondit à chaque fois avec le sang-froid et la détermination reconnus aux soriya et, en premier lieu, à son propre grand-père, l'almami Ibrahima Sori Mawɗo. Certes, il se rendit vite impopulaire en multipliant les impôts et les sanglantes répressions. Mais ce fut tout de même un grand almami, persévérant, courageux et autoritaire. Il réorganisa l'administration et l'armée, institua des bataillons de gardes du corps, de sentinelles, de fusiliers et veilla à placer ses proches dans les secteurs délicats et stratégiques. Il nomma Birom juge et traita le petit Dooya Malal avec le même paternel intérêt que son fils préféré 5, Bookar Biro.
Guerrier dans l'âme, comme tout soriya qui se respecte, il livra de nombreuses batailles dans le Solimana, le Firia, le Kissi, le Sangaran… Il rencontra plus de difficultés à réduire les nombreuses rébellions intérieures causées par sa douzaine d'impôts, la cruauté de ses soldats et la cupidité des courtisans et des princes qui se répandaient dans les villages pour terroriser les pauvres gens et les déposséder de leurs biens. Dans le Timbi-Tunni, un obscur marabout du nom de Ilyassou Ninguilandé fit décapiter le roi de la province et incita les foules à se soulever contre les despotes de Timbo, les princes abusifs et les prévôts véreux. La révolte fit plusieurs morts et défia les autorités pendant plusieurs mois, notamment dans les provinces de Labe et de Timbi-Tunni avant de se faire massacrer à son tour. Presque simultanément le même scénario se reproduisit à Gaɗa-Wundu, dans la province de Labe. Un autre marabout du nom de Cerno Aliyyu Téguégnen se tailla un fief à lui et encouragea tous les mécontents à s'y rendre pour abattre l'injustice et la tyrannie que symbolisait le régime des almami. D'ailleurs, les émeutes, les diatribes véhémentes et les sanglantes agitations dans le Labe et dans le Timbi-Maasina étaient loin d'être son seul sujet de préoccupation : les Blancs, qui affectaient n'avoir d'yeux que pour la Sénégambie et la Sierra Leone, se tournaient maintenant vers le royaume de ses aieux en se pourléchant les babines. A présent, des hordes d'ethnologues enjoués, de géologues reluisant de philanthropie, de studieux linguistes, de sages vendeurs d'armes, d'innocents hydrographes, de dresseurs de chevaux, de médecins de la vérole et de l'impuissance, de représentants en boussoles et en tapis, de consuls guillerets et d'ambassadeurs pleins d'égards et de componction, prenaient d'assaut les cimes du Tamge et du mont Badiar, essaimaient dans les vallées de la Falémé et du Téné, vantaient la beauté de la femme peule, sympathisaient avec les griots et les nobles, inondaient les chefs de province de soieries et de parfums, s'inclinaient devant les gueux et courtisaient les almami, jurant à qui voulait l'entendre de leur bonne foi et de leur volonté de paix…
En 1851, il reçut, avec beaucoup d'enthousiasme, la mission Hecquart, tandis que son collègue Ibrahima Sori Daara exprimait publiquement sa réprobation et se montrait particulièrement hostile, refusant même de recevoir l'envoyé de Saint-Louis dans son marga de Daara. N'empêche, pour la première fois, la France reçut l'autorisation officielle de commercer dans le Fuuta-Jalon.
Mais l'irrédentisme des provinces et le soupçonneux tourisme des hommes blancs, ce n'était rien tout cela à côté de ce que lui préparait son propre maître de Coran, l'ami de son père : Mamadu Juhe lui-même ! L'homme qui l'avait éduqué et circoncis ! Celui qui avait épousé sa mère après la mort de l'almami Abdul Ɠaadiri ! Juhe avait apprécié en lui ses dons pour les études et le surprenant courage qu'il avait manifesté dès son plus jeune âge. Mais son maître s'était appliqué à les corriger tous les deux lorsqu'il s'était mis à entraîner son ami Birom à le suivre dans les provinces pour profiter de son statut de prince. Aussi, il avait assisté avec une incroyable appréhension à son couronnement même s'il ne fit rien pour l'empêcher, prenant naïvement pour des foucades de jeunesse ce qui se révélera comme sa véritable nature. Il essaya comme il put de rectifier le tir, d'adoucir les moeurs du jeune monarque. Il passa des conseils aux reproches puis aux blâmes publics, enfin aux protestations écrites et aux prêches incendiaires.
En vain ! Dépité, il partit avec famille et disciples s'installer à Laaminiya, dans la province de Fode-Hajji. Et voilà que sitôt que l'autre danger, celui de Elhadj Umar, avait été écarté, on apprenait que Laaminiya était entrée en rébellion et que nombre d'esclaves mais aussi de Fulɓe et de Jalonke libres y accouraient, attirés par [sa] réputation d'homme sérieux et vertueux [de Mamadu Juhe], pour demander sa protection contre les actes ignobles de l'almami 5b. Ces fanatiques, réunis dans une communauté fortement solidaire, réclamaient l'expulsion de l'almami, la promotion des bonnes moeurs, le retour aux principes de Karamoko Alfa qui avaient nourri la prodigieuse révolution de 1727. Ils passaient leurs nuits à chanter, à tue-tête, les louanges du bon Dieu et du Prophète autour d'un grand feu. Dans leurs chants revenait le même refrain disant à peu près ceci: « Uuhibbu Rassulul'lâhi mu wahhidi… » D'où le surnom sous lequel ils rentreront dans l'histoire du Fuuta-Jalon : les Hubbu ! La « révolution des Hubbu » dura près d'une trentaine d'années. Par deux fois, elle provoqua la fuite des monarques de Timbo, mit en déroute les armées de Samori et du Fuuta-Jalon réunies et approfondit pour de bon le fossé qui n'avait cessé de s'élargir entre les Fulɓe et leurs souverains depuis la mort de Ibrahima Sori Mawɗo.
Pourtant, malgré sa légendaire intransigeance, Umar n'usa pas tout de suite de la force. Juhe n'était pas n'importe qui. C'était un marabout respecté dans tout le Fuuta. Et puis, comme je te l'ai dit plus haut, il avait été son maître de Coran ; surtout, c'était à présent le mari de sa mère !
Bientôt, on apprit qu'une querelle de voisinage entre les Hubbu et les gens de Laaminiya avait fait un mort. L'almami pensa que c'était là la meilleure occasion pour entrer en contact avec le marabout réfractaire. Il appela Birom et lui dit :
— Choisis des chevaux et des hommes et va tout de suite à Laaminiya voir cette vieille mule de Juhe. Fais-lui comprendre que je suis prêt à pardonner son crime et, mieux encore, à oublier qu'il s'est rebellé contre les lois et contre les hommes nés pour diriger ce pays, s'il abandonne Laaminiya pour rejoindre Timbo. Dis-lui que je suis disposé à lui faciliter l'avenir : une plus grande medersa que celles de Jenne ou de Tombouctou ; de l'or, des esclaves, des vergers, des troupeaux de bœufs, autant de chevaux qu'il a de cheveux sur la tête, des champs à perte de vue.
Birom s'y rendit en compagnie des vieillards les plus vénérés et des savants les plus prestigieux de Timbo. Mais Juhe fut catégorique :
— Je ne rejoindrai Timbo que quand le vol, le libertinage et la corruption auront cessé. Dis-le à l'almami ! Qu'il me tue s'il le veut ! Je suis un musulman ! Le musulman n'a pas peur des hommes, il n'a peur que du bon Dieu ! Mes disciples et moi appartenons au bon Dieu, pas à l'almami !
Il resta hermétiquement sourd aux supplications de Birom et conclut ainsi avant de le congédier :
— Qu'il se le tienne pour dit, ce gamin incapable de se moucher tout seul et auquel on a eu le malheur de confier un sceptre ! Et s'il veut que je le respecte, eh bien, qu'il commence par se respecter lui-même. Qu'il fasse siennes les vertus de ses ancêtres !
Umar n'avait plus le choix. Il convoqua le Sénat à Fugumba et demanda l'autorisation d'entrer en guerre contre les Hubbu.
— Ce sont des musulmans comme nous, lui fut-il répondu. Un musulman ne lève pas les armes contre un autre musulman, selon nos lois. Ce ne sont pas des rebelles, en vérité. Ce sont vos propres excès qui les ont poussés à Laaminiya !
Il fut dégoûté mais essuya dignement l'affront. Puisque les provinces ne voulaient pas lui porter secours, alors il se contenterait de Timbo. Il envoya de nouveau Birom mais cette fois chez son collègue alfaya Ibrahima Sori qui se morfondait depuis plus de cinq ans dans son village de sommeil de Daara.
— Les Hubbu deviennent de plus en plus puissants. Tous les jours, ils achètent des armes, montent des embuscades contre nos prévôts et nos soldats et menacent ouvertement Timbo. Les Seeriyaɓe n'en ont cure. Après tout, ce n'est pas Fugumba que l'on menace. Tu es un Seediyaajo. J'en suis un aussi. Dans nos veines, coule le même sang. Par la barbe de nos communs aïeux, je te propose d'unir nos forces pour venir à bout des Hubbu ! Pour te prouver ma sincérité, je me retire aujourd'hui même du trône, j'y reviendrai dans deux ans quand tu auras fini ton tour.
Il tint parole ; du moins, il fit semblant. Il se retira pour deux ans à Sokotoro, son village de sommeil. Enfin, une entente entre soriya et alfaya ! Elle était naturellement factice et circonstantielle, comme toute promesse de Pullo ; surtout, elle ne régla rien. Fanatiques, aguerris, fortement armés et terriblement rusés, les Hubbu mirent en pièces toutes les armées que Timbo leur présenta. Les Hubbu se montraient si menaçants que les risques d'une invasion des hommes blancs en devenaient presque secondaires. Aussi, en 1860, la mission Lambert, partie elle aussi de Saint-Louis à travers le Fuuta-Tooro et le Ɓundu, subit moins de tracasseries, bien que ce fût sous le mandat de l'almami Ibrahima Sori Daara. De son marga de Sokotoro, Umar reçut cordialement le visiteur et, devant une assistance médusée, lui décerna ces éloges, particulièrement édifiants dans la bouche d'un monarque de Timbo :
— « Des lieux où le soleil se lève et de ceux où il se couche, du côté de la droite et du côté de la gauche, je reçois journellement des envoyés. Mais aucun ne me fait le plaisir que me cause celui qui vient de la part du gouvernement de Saint-Louis, car lui aussi est un grand chef, un puissant monarque. Comme moi, il est connu à l'orient et au couchant, au nord et au midi et, partout, on l'aime, car il ne veut que la justice. Je prie Allah de maintenir entre nous une étroite amitié et de bonnes relations commerciales… Il faut espérer que Allah exaucera mes vœux 6. »
Il faut croire, mon petit Pullo, que l'épineuse question des Hubbu avait profondément secoué le mental des Seediyaaɓe. Car, lorsque Lambert leur proposa de ratifier la toute récente cession de l'État de Boké à la France par le chef Nalu, qui n'était que leur humble vassal, les deux almami apposèrent leur signature sans se couper les mains pour se punir de leur forfait ni même pousser un petit soupir de remords.
Le pensait-il vraiment ou était-ce une ruse pour s'emparer à nouveau du pouvoir ? Umar mit la trop longue invincibilité des Hubbu sur le compte de la faiblesse de Ibrahima Sori Daara. De sa retraite de Sokotoro, il lui vint soudain l'envie de prouver à Timbo et aux provinces la véracité du mythe selon lequel un alfaya valait neuf princes et un soriya, deux alfaya. Comment ? En brisant enfin le dos de ces satanés Hubbu !
Dès son retour au pouvoir, il se rua de toutes ses forces sur la forteresse de Laaminiya. Prévenu à temps par ses guetteurs et ses espions, le futé marabout vint à sa rencontre à Talikélen. L'armée de Umar fut mise en déroute et poursuivie bien plus facilement encore qu'au temps de Ibrahima Sori Daara. Venant à sa rescousse, celui-ci croisa les assaillants à Heeriko et fut rapidement vaincu, à son tour. On vit alors ce qu'on n'avait jamais vu depuis la désastreuse invasion de Burama Konde : Timbo sans chef et les deux almami en fuite.
Umar se réfugia à Koyin et Sori Daara à Bantiŋel. Les Hubbu pendant des mois, sans rencontrer aucune résistance, occupèrent Timbo qui ne dut son inespérée délivrance qu'aux caprices de la fatalité. Mamadu Juhe mourut subitement d'une crise cardiaque selon certains témoins, de l'occultisme des Seediyaaɓe selon les superstitieux. Désormais sans chef et sans but précis, les Hubbu évacuèrent d'eux-mêmes la ville. Le hasard voulut qu'au même instant Bademba, le frère de Ibrahima Sori Daara, qui s'en revenait d'une expédition du Ngaabu, lançât ses forces contre les partants. Les Hubbu furent vaincus et dispersés. Bademba s'en alla fièrement annoncer aux deux almami qu'ils pouvaient regagner Timbo. Ils pensèrent tous que c'en était fini. Eh bien, ils étaient bien naïfs. Certes, pour la première fois, les Hubbu avaient ployé sous les armées de Timbo. Mais comme c'étaient tous des durs à cuire avec une âme de rebelle et un moral de fer, les survivants se rassemblèrent autour de Abal, le fils du défunt, et se barricadèrent dans les monts Fitaba, à la frontière des pays mandingues, où un certain Samori Touré commençait à faire parler de lui. Là, ils bâtirent une forteresse qui se révélera imprenable aussi bien pour les soldats des almami que, plus tard, pour ceux de Samori appelés à la rescousse. A tour de rôle, les deux almami multiplièrent les assauts et les pièges pour déloger les rebelles ; ils essuyèrent chaque fois les plus cuisants revers.
L'almami Umar ne grimaça point après la prise du Meniyen et de Tamba par son dangereux homonyme, Elhadj Umar. Au contraire, il lui adressa des renforts, des femmes à marier pour ses nombreux guerriers et des présents de toutes sortes. Son secours fut d'ailleurs déterminant dans le siège de Tamba. Au juste, il n'avait plus aucune raison de se montrer hostile à l'égard de son homonyme. Éloigné de Timbo et assuré de pouvoir se tailler un empire vers les contrées de l'est, il ne représentait plus le moindre danger. De son côté, Elhadj Umar avait tout pour se réjouir. Sa victoire retentit comme une nouvelle hégire. De partout, des jeunes gens affluèrent, prêts à prêcher et à combattre à ses côtés. Il en fut tout grisé. Dans un de ces élans mystiques dont il était coutumier, il affubla Tamba du sobriquet de Dabatu, ce qui veut dire « l'excellente » (le même que le Prophète, après l'Hégire, avait trouvé pour Médine !). « Son armée grossit immédiatement dans des proportions colossales, car le bruit de cette victoire se répandit en imposant la terreur, et tous les hommes aventureux n'hésitèrent plus à se ranger sous les ordres d'un tel chef 7. » D'une lettre du 25 avril 1853 que le commandant Rey adressa au gouverneur de Saint-Louis, il ressort le même constat : « Il [Elhadj Umar] est partout regardé comme un messie musulman et il est probable qu'avant deux ans il sera maître des deux rives du Sénégal 8. »
Mais la vallée du Sénégal était trop étroite pour les rêves démesurés de Elhadj Umar. C'est sur l'ensemble des pays des trois fleuves qu'il comptait bâtir son Dar-el-Islam tant rêvé, autrement dit la « Maison de l'islam ». Le Tamba et le Meniyen soumis, à présent sa gourmandise allait vers le Kharta. Au milieu du XIXe siècle, ce puissant royaume bambara dominait tout le Haut-Sénégal. Son roi, surnommé à juste titre Foulataga, « le tueur des Fulɓe », y semait la terreur et contrôlait les caravanes d'or vers Saint-Louis et Saint-James. Je te l'ai déjà dit, mon petit Pullo, le Fuuta-Tooro sombrait dans un profond déclin depuis la mort de l'almami Abdel Kader Kane. Les rois s'y succédaient dans la plus totale anarchie et les Maures ainsi que les Français s'y mouvaient comme bon leur semblait. Après avoir édifié de nombreux forts le long du fleuve, ceux-ci avaient fini par s'intéresser au Ɓundu en s'installant à Senedebu. Protégé jusqu'ici par le mariage de l'almami Bookar Saada et de la fille du roi du Kharta, ce pays-là s'était mis à s'affaiblir à son tour après la mort de son almami en 1852 et la guerre civile qui s'était ensuivie. Un des héritiers de Bookar Saada avait d'ailleurs fait appel aux troupes de Elhadj Umar, preuve de l'importance que celui-ci prenait soudain dans les monarchies des trois fleuves.
Presque simultanément, les princes khasonke firent de même dans l'espoir de se dégager de l'étau bambara. Se saisir du Kharta revenait à empocher aussi le Fuuta-Tooro, le Ɓundu, le Khaso et le Galam mais aussi à se heurter aux ambitions des Français qui, fait unique dans toute l'Afrique de l'Ouest, avaient maintenant largement étendu leur commerce à l'intérieur des terres. Après les guerres napoléoniennes, ils s'étaient dépêchés de reprendre pour la énième fois Saint-Louis aux Anglais. Ils avaient vite fait de réaménager le fort de Bakel. En mars 1854, une flottille française s'était emparée de Podor et, le mois suivant, un escadron avait rasé le Dimar, la province la plus orientale du Fuuta-Tooro, et emporté de nombreux otages. Les bouleversements dans la région étaient tels que Protet, le gouverneur de Saint-Louis, avait décrété un embargo sur les armes à feu. Le vieux royaume du Khaso, où depuis deux siècles régnait une dynastie métisse peule-soninké, était maintenant réduit à quelques villages.
Elhadj Umar se doutait bien des immenses possibilités qui s'offraient à lui dans le Haut-Sénégal. Tous ces facteurs ne pouvaient que lui servir. Surtout que, d'un autre côté, le Ɓundu et le Fuuta-Tooro subissaient comme une insupportable humiliation les périodiques sacs des Bambaras. Ce qui entraînait de longues périodes de famine ; certains durent vendre leurs fils les plus valides pour pouvoir nourrir le reste de la population. Exténués par les invasions, dégoûtés de la cupidité et de l'ignominie des pâles figures qui les gouvernaient, les Fulɓe rêvaient d'un nouveau Cerno Sulayman Baal, d'un autre Abdel Kader Kane. Leur espoir, naturellement, se tournait vers Elhadj Umar. Son éclatante victoire contre les païens malinkés avait été vécue comme une providentielle délivrance. Lui et eux priaient ardemment pour que cessent l'opprobre et la déchéance et qu'arrive l'avènement d'un ordre nouveau. Surtout que leurs affinités ne s'arrêtaient pas là, elles se prolongeaient dans la chaleur revigorante et inexplicable de la parenté ethnique, se fortifiaient dans l'irrépressible ferveur de la connivence religieuse. Au Fuuta-Tooro comme au Ɓundu, même pendant son absence, les cellules tidjania s'activaient, les mécontents se multipliaient, les complices de la mosquée et de l'aristocratie recrutaient discrètement et assuraient le relais avec Dinguiraye.
En 1854, Elhadj Umar décida de passer à l'action. Ses troupes venaient de s'étoffer de nouvelles recrues venues surtout du Fuuta-Tooro et du Ɓundu, mais pas suffisamment pour affronter Nyooro, la capitale du Kharta, ou les Français dans leur fort de Senedebu. Il choisit de faire un détour par la crête de Tambaura et de frapper le maillon faible, le Bambuk. Le Bambuk était un petit royaume peuplé de Malinkés, qui, à force de subir l'assaut de ses voisins, s'était replié dans les falaises de Tambaura ; à flanc de montagne, ses habitants avaient édifié des tours de guet et des villes fortifiées. Les terres y étaient chiches et fort disputées. En revanche, l'or ruisselait dans les torrents et dans les sillons creusés par les éléments le long des vallées et des pentes. Les résidents pouvaient y survivre dans une parfaite autarcie et même — curieuse et vieille tradition de cet endroit — recevoir et protéger les esclaves en fuite et les monarques déchus.
Lentement — rien ne servait de courir : la saison des récoltes était dans trois mois et, plus le temps passait, plus sa légende embellissait aux yeux des Français et des rois du Kharta — Elhadj Umar s'infiltra sur ce terrain accidenté, rafla au passage les forts de Sirmanna et de Farbanna et attendit le temps qu'il faut, pour empocher l'or et l'indigo et se servir à volonté en céréales et en esclaves. Il fit une retraite spirituelle d'un mois, renforça sa foi et pensa aux échéances nouvelles.
Et ce fut comme si Dieu l'avait entendu. Car, durant son séjour dans le Bambuk, le « petit marabout de Halwaar » prit définitivement l'ascendant sur les dynasties peules de la vallée du Sénégal à la suite d'un incident intervenu à son insu dans le Fuuta-Tooro. Un certain Mamadu Hammat avait mis à mort un traitant français du nom de Malivoine, mandaté par le comptoir de Saint-Louis. Les Français s'étaient alors saisis d'une multitude d'otages qu'ils menaçaient d'exécuter si on ne leur livrait pas le meurtrier, ce que refusait obstinément l'almami Mamadu Wann de Bumba. Certains proposaient de livrer Hammat pour éviter les représailles. D'autres soutenaient l'almami et, rappelant les vertus du poulâkou, affirmaient que mieux valait la mort que la honte : « Vous imaginez ! Livrer un Pullo par la barbe et par le sein à ces bandits de Français ! Personne d'entre nous ne mériterait son nom, après cela. » La controverse entre les deux camps s'envenimant, les sages proposèrent le voyage de Farabanna : « Allons voir Elhadj Umar ! Elhadj Umar est le plus avisé ! Il saura nous tirer de l'embarras. » Et ce fut comme un inopiné acte d'allégeance. Car trois mille habitants du Fuuta-Tooro guidés par leur almami se rendirent dans le Bambuk pour recueillir le jugement de Umar. Cela lui donna un tel prestige que les princes belligérants du Ɓundu se présentèrent à leur tour pour demander son arbitrage.
Ce n'était plus le petit jeune homme de Halwaar qui avait réussi à se faire un nom en s'aventurant jusqu'à La Mecque. C'était l'émir, le messie. L'homme qui ne recevait ses ordres que de Dieu, l'éminence aux pieds desquels, dorénavant, les sujets comme les monarques devaient s'incliner pour marquer leur respect et leur obéissance. Il incorpora dans son armée les unités des almami du Fuuta-Tooro et du Ɓundu. Il usa des mêmes méthodes pour vaincre les réticences du Khaso, du Goy et du Gidimaka. Tous ces petits royaumes furent annexés à Dinguiraye et désignés comme tremplins pour sauter sur le Kharta. Il demanda des armes aux Français. Ceux-ci refusèrent au nom de l'embargo malgré les bons offices de Ali Ndar, un maçon bambara installé à SaintLouis. Cela ne le gênait pas trop, en vérité. Il était de toute façon déjà suffisamment armé et pouvait aisément se ravitailler auprès des Anglais de Sierra Leone et de Gambie. N'empêche qu'il vécut très mal ce refus. Son orgueil de Pullo y vit un défi et une singulière humiliation. De là datent sans doute la profonde aversion qu'il nourrira pour les Français et les raisons des longues et sanglantes batailles que lui et ses descendants auront à leur livrer par la suite. Pour l'instant les deux ennemis s'observaient, avec dédain certes, mais sans encore recourir à l'usage des annes. Les Français ne réagirent pas quand, vers la mi-novembre 1854, il brûla la ville rebelle de Makha qui avait refusé de renier son allégeance au Kharta. Cette attaque était du reste symbolique pour le fils du Fuuta-Tooro qu'il était. Car son roi, Barka Batchili, n'était autre que le fils de Samba Yaasin qui avait, près d'un demi-siècle plus tôt participé à l'assassinat de l'almami Abdel Kader Kane.
En janvier 1855, à la bataille de Kholou, il prit en étau l'armée bambara et, supérieur en nombre et en puissance de feu, il sema la mort en son sein et amassa deux mille prisonniers. Avant d'aller plus loin vers le coeur du Kharta, il envoya son ami Alfa Umar Bayla piller les entrepôts commerciaux des firmes bordelaises du Khaso et du Gajaaga. Pire, il épargna volontairement les marchands africains avant de décréter le boycott des marchandises françaises. Il leur adressa même un message pour les inciter à le rejoindre.
L'attaque des entrepôts français fut la première confrontation directe entre colons et jihadistes, la fracture, le point de non-retour. Le fil ténu qui reliait les deux camps fut rompu là. Ce serait la guerre, le langage de la poudre et du sabre dorénavant. Les Français refusèrent de livrer les esclaves et les déserteurs qui cherchaient refuge dans leurs forts. Elhadj Umar, à son tour, n'arrêta plus de harceler les musulmans de Saint-Louis pour les inciter à choisir entre les Français et lui.
Il faut croire que sur la côte aussi son influence était devenue considérable, car ses sermons et ses mises en garde produisirent rapidement leur effet. Son boycott du commerce de la gomme et des peaux s'avéra plus efficace que le fameux embargo sur les armes. Et les Français commençaient à redouter la propagation de plus en plus manifeste des idées omariennes du Haut-Sénégal vers les pays ouolofs. Faidherbe essaya de la contenir à sa manière. Lui, que la France avait nommé dans les terres ténébreuses d'Afrique pour faire briller le soleil de la civilisation et propager la parole du Christ, allait tout faire pour étouffer la voix des missionnaires, contenir l'action des ecclésiastiques. Le gouverneur de Saint-Louis, symbole qu'il l'eût voulu ou non de la chrétienté et de l'Occident, ira jusqu'à réduire l'église à une simple aumônerie et interdire aux prélats de prêcher en dehors des cercles, tu t'en doutes bien, mon petit Pullo, encore fort restreints des métis et des Blancs. Mieux, là où Cerno Sulayman Baal et Abdel Kader Kane avaient échoué, Faidherbe, lui, allait réussir : ancrer profondément l'Islam aussi bien dans les terres que dans l'esprit des Wolof. Il se livrerait à ce qu'il faut bien appeler une véritable promotion de la religion concurrente en nommant des marabouts dociles dans les impôts et dans les tribunaux et en octroyant des dizaines de bourses de pèlerinage à La Mecque — tout cela, bien entendu, dans l'espoir d'endiguer la poussée de Elhadj Umar.
Seulement si stratégiques qu'ils furent, les pays wolof n'intéressaient pas Elhadj Umar. Pour l'instant, son souci se résumait ainsi : briser le Kharta, le reste, on verrait après. Certes, les Français n'avaient cessé de l'exaspérer : après l'embargo sur les armes à feu, ils avaient construit les forts de Podor et de Senedebu et dangereusement agrandi celui de Bakel. Ils ne payaient même plus à l'almami du Fuuta-Tooro la coutume annuelle qu'ils lui devaient. Il savait que tôt ou tard leurs deux rotules se frotteraient, comme on dit chez vous autres abrutis de Fulɓe. Mais pas sur les côtes, dans le Haut-Sénégal, en tout cas dans l'immédiat ! Si des accrochages devaient se produire, alors ce serait sur les berges du Sénégal ou de la Falémé. Et des accrochages, il y en eut en ce début d'année 1855 !
Pour se venger des nombreux griefs qu'il nourrissait contre Faidherbe, Elhadj Umar fit arrêter les courriers de Saint-Louis et mit le feu à un navire français arrimé dans le Goy. Faidherbe, en réponse, fit raser à la canonnière les camps omariens situés au bord du fleuve. Mais ses troupes qui s'aventurèrent sur la terre ferme subirent de lourdes pertes.
Il attendit septembre et la fin de la saison des pluies pour attaquer de nouveau. Elhadj Umar, qui s'occupait dans le Kharta à multiplier les percées et à consolider ses positions, ne vit pas venir le coup. Avec six canonnières et mille deux cent cinquante hommes, il détruisit Gujuru, la ville qui abritait les entrepôts des jihadistes. Avec l'accord de Juka Jallo, le maître de la ville, il bâtit un nouveau fort à Médine et le confia au mulâtre Paul Holle, réputé intraitable avec les jihadistes. Puis il arrêta un djihadiste du nom de Salif Bookar, un notable bien connu au Fuuta-Tooro. Il le fit exécuter et brûler sur la place publique de Podor. Ce geste symbolique et brutal ancra son image d'homme ferme et autoritaire dans l'esprit des gens aussi bien au bord du fleuve que dans l'intérieur des terres. Et c'était ce qu'il cherchait : terroriser les jihadistes tout en se montrant conciliant avec les chefs locaux. Cela finira par payer à la longue, puisqu'il les réussira ses fameuses colonies d'Afrique occidentale ! Faidherbe avait compris que c'était ainsi qu'il pouvait avoir les Noirs, en déployant une stratégie à double face : celle du jour et celle de la nuit, le chaud et le froid, la caresse et la pince.
La carotte et le bâton, pour parler comme les Blancs !
Pendant ce temps, l'avancée dans le Kharta progressait, variable selon les saisons, mais inéluctable. Ayant perdu une à une leurs péripéties, les Bambaras se replièrent vers leurs places fortes du centre. A chaque clan de défendre sa propre ville : les Denibalen à Yelimane, les Monsire à Nyooro, etc. « Lors de son mouvement vers Nyooro, début avril, Umar reçut des serments d'allégeance à chaque étape de son parcours. Dans le village de Tapo, il enregistra la soumission d'un important prince Masasi. A Joka, centre de la branche Masasi des Bakari, il ne trouva que des maisons abandonnées. Enfin aux abords immédiats de la capitale, il reçut la soumission de la plupart des membres survivants de la famille royale bambara. Mamadu Kanja (le monarque du Kharta) fit serment d'allégeance et se plia aux démarches nécessaires pour devenir musulman 9 »« Mamadu Kanja jura obéissance à Umar ; puis, on lui rasa la tête et on lui donna un bonnet. Chaque païen qui fit profession de foi eut le crâne rasé et reçut le bonnet. 10 »
Il ne lui restait plus qu'à brûler les fétiches sur la place publique, à interdire l'alcool et le jeu de cartes, à instituer la prière et l'aumône, à limiter à quatre le nombre des épouses…
Mais le Bambara n'est pas un fantomatique gardien de biques, lui, un singe malingre et rouge, lui. Il a du jus, lui. Il ne vient pas des légendes précambriennes et des brumes de l'horizon, lui. Il vient de la terre, lui. Il est concret et palpable, lui. Il s'apparente aux gorilles et aux hippopotames, lui, pas aux autruches et aux bovidés, lui. Il ne pige rien aux prophéties et à l'ascétisme, lui. Son blasphème à lui, c'est justement quand il n'y a pas assez à boire, à manger et à forniquer. Il boit son dolo à sa guise, lui, saute les femmes quand il veut et autant qu'il en veut sans en référer aux tartuffes et aux dieux uniques. Perdre la terre de ses aïeux, il finirait toujours par s'y résigner, aidé par les cérémonies de danses et les libations, mais se soumettre à une vie aussi affligeante et maigre, jamais !
« Non, imposer moins de cinquante femmes, ce n'est pas une vraie religion, ça ! D'ailleurs, nous n'avons nulle envie de devenir des musulmans, encore moins des Fulɓe. Que Dieu garde nos saines jeunes filles à nous de devenir de vulgaires femelles peules qui, une calebasse sur le front, vont de village en village en fredonnant : “Voici du lait, voici du lait !”... » s'écrièrent-ils en se saisissant de leurs armes. Fanatiques et toujours avides de nouvelles conquêtes, les Umariens étaient disséminés sur l'ensemble du territoire et les Bambaras avaient l'avantage de connaître parfaitement le terrain. Ils attaquèrent Nyooro et Kolomina et prirent les Fulɓe en otages. Soupçonnant certains des leurs d'espionnage au profit de l'ennemi, les marabouts massacrèrent quatre cents Fulɓe pendant que les Bambaras faisaient le siège. A Kolomina, un prince bambara, Gelaajo Dese, retint prisonnier Alfa Umar Bayla après lui avoir fait subir des pertes inestimables. Il fut libéré in extremis, par une colonne amie arrivée à l'improviste. Quant à son geôlier, les traditions disent mieux que tout le sort que les jihadistes lui réservèrent : « L'immonde fut tué, traîné, jeté dans une carrière d'argile, l'immonde qui ne sera jamais propre 11. »
Vaincus au centre, les Bambaras eurent l'astucieuse idée de transférer les combats vers le sud. Ils savaient que là-bas il pleuvait beaucoup : cela mouillait les canons et la poudre, et les cours d'eau en crue ne pouvaient que gêner considérablement le passage des cavaliers. Ils résistèrent aux Fulɓe à Guimbané, les malmenèrent rudement à Kabanjari. A Karega, ils étaient à deux doigts de la victoire lorsque Elhadj Umar en personne réussit à renverser le cours de la bataille au tout dernier moment. « Les prises de guerre furent énormes : selon Mage, les talibe obtinrent chacun de dix à douze prisonniers. » Les Bambaras qui le pouvaient s'enfuirent, les uns dans le Fuladu, les autres dans les forts que tenaient les Français, et demandèrent la protection de Faidherbe.
Elhadj Umar pouvait s'installer. Il fit bâtir un palais de pierres à Nyooro sur le même modèle que celui de Dinguiraye. Il y fit entasser ses trésors et ses provisions en vue des nouvelles batailles qui s'annonçaient.
Revigoré par sa totale mainmise sur le Kharta, Elhadj Umar pouvait maintenant lancer son jihad sur Segu. Mais avant cela, il décida d'une grande tournée vers ses provinces de l'ouest. Il trouva que les choses avaient bien changé. De simples et innocents marchands de verroterie ne tirant que pour riposter et ne se mêlant qu'épisodiquement des affaires des autochtones, les Français s'étaient mués en une véritable année d'occupation. En plus des forteresses de Senedebu, de Podor et de Bakel, il y avait maintenant celle plus immense encore de Médine. Ce renard de Faidherbe n'avait pas choisi son emplacement par hasard. Elle avait expressément été bâtie là pour servir de barrière entre ses possessions de l'est et celles de l'ouest. C'était une forteresse imprenable située tout près du tata de Juka Jallo auquel le reliait un étroit passage entouré de deux hautes murailles. Elhadj Umar ne pouvait tolérer cette monstruosité. Si c'était vraiment pour le commerce, Podor et Bakel auraient largement suffi à Faidherbe. Non, Médine n'était pas un simple asile de camelots mais un véritable nid d'espions pour l'empêcher de communiquer avec le Fuuta-Tooro et le Ɓundu, surveiller ses agissements au Kharta et au Fuuta-Jalon et deviner ses intentions sur Segu et sur le Maasina.
Il devait faire sauter ce verrou, ce pernicieux symbole de l'arrogance et de la provocation. C'était une question d'honneur mais aussi une question de survie.
Il choisit le mois le plus chaud de l'année, celui où les eaux du fleuve sont suffisamment basses pour gêner le mouvement des canonnières. Le 20 avril 1857, quinze mille jihadistes armés de mousquets entourèrent Médine et ses dix mille habitants. Ils furent délogés une fois, deux fois, trois fois… mais réussirent, malgré tout, à reprendre leurs positions en vociférant de sombres imprécations : « Al Hajji appelle ses amis de Nyooro, du Fuuta, du Ɓundu et des Guidimakas. Dieu est grand, il est pour nous; Mahomet est le vrai prophète de Dieu ; c'est Mahomet qui est venu le dernier, il nous donnera la victoire 12. » Le mulâtre Paul Holle, pour leur répondre, afficha ceci à l'une des portes du fort: « Vive Jésus ! Vive l'empereur Napoléon III ! Vaincre ou mourir pour son dieu et son empereur 13 ! » Mais ils n'en avaient cure des grimaces d'un mulâtre, chrétien et mangeur de cochon. En vérité, celui qui leur crevait le cœur, c'était Juka Jallo, le parent qui les avait trahis pour rejoindre ces mangeurs de porc de Français. « Ô vous le descendant du roi du Khaso, vous le fils de Demba, ce chef dont les Blancs imploraient la protection, à quel degré d'abaissement vous êtes descendu. Vous n'êtes plus qu'un captif, vous avez déshonoré votre famille 14. » A quoi Juka Jallo répondait, sur un ton hardi et goguenard : « Si je suis le captif des Blancs tant mieux, il me plait d'être leur captif ; les Blancs sont généreux ; ils sont bons ; ils ont pitié des malheureux ; ils protègent le faible ; jamais ils n'arrachent une femme à son mari, ni les enfants à leur mère ; ce n'est pas comme votre AIl Hajji qui est un voleur. »
« Pourquoi votre faux prophète me poursuit de sa haine? Avant ses attaques, je faisais le salam ; seul des enfants de Awa Demba, je ne buvais aucune liqueur fermentée, mais aujourd'hui, dites-le à Al Hajji, en mépris de sa personne et de sa doctrine, je bois non seulement du vin mais aussi du sangara 15. » Et il concluait ainsi avant de leur lancer ses flèches enflammées et ses abeilles tueuses : « Dites-lui à votre Al Hajji que si sa religion-là est vraie, il sera le premier a mettre les pieds en enfer 16 ! »
Avec une intrépidité inouïe, les assaillants maintinrent leur siège jusqu'à la montée des eaux. Alors Faidherbe vint de Saint-Louis avec deux canonnières et huit cents hommes. Il démantela les tranchées et mit les assaillants en fuite.
La légende de « l'homme aux quatre yeux » était née. Les badauds et les griots racontèrent partout que Dieu, qui est du côté des braves, avait doté Faidherbe d'un organe de la vue absolument prodigieux. Ses lunettes lui permettaient de distinguer les âmes errantes et les rêves des autres, les pays du fond des mers et les sombres créatures qui grouillaient sur la lune. « Ses philtres dépassent le pouvoir de nos imams et ses magies, mon vieux, sont plus redoutables que nos sorciers à nous. D'ailleurs, Faidherbe n'est pas un catholique comme les autres. Il est né à La Mecque d'un père français et d'une mère arabe. C'est là-bas, à La Mecque, qu'il a eu une altercation avec ce morveux de Elhadj Umar et c'est pour cela qu'il est venu ici pour le moucher et lui apprendre le respect. »
Ces perfidies, mieux que les canons peut-être, balayèrent définitivement les ambitions de Elhadj Umar dans la vallée du Sénégal. Il lui restait toujours Dinguiraye et le Kharta pour exciter ses disciples et affûter les armes. Dorénavant, il n'avait plus le choix : le Dar-el-Islam lui dictait de suivre le vent de l'est et de s'abattre sur Segu et sur le Maasina.
Faidherbe, quant à lui, n'avait pas encore ces visées-là. Son souci, c'était de consolider ses positions au bord du fleuve et de se ménager le respect des foules, le reste on verrait après. De retour de sa victoire de Médine, il s'arrêta à Matam et dit : « Je suis venu m'installer ici que vous le vouliez ou non ! » Les habitants lui tirèrent dessus, il s'enfuit. Il revint quelques jours plus tard et répéta : « Je suis venu m'installer ici que vous le vouliez ou non ! » Cette fois, les gens de Matam ameutèrent toute la région, formèrent une grosse armée qui repoussa le Français jusqu'à Mogo-Hayre. Faidherbe monta sur son bateau et fit mine de s'enfuir vers Bakel « Le Blanc a pris la fuite ! Le Blanc a pris la fuite ! Le Blanc est trouillard ! » s'exclama-t-on, soulagé. C'est alors que le navire, soudain, fit demi-tour et canonna à l'aveuglette. Il embarqua comme otages les garçons robustes et les fils des notables et ordonna que l'on enterre les morts. Puis il nomma un nouveau chef et bâtit le fort de la ville. C'est là, probablement, entre une petite belote et une longue partie de chasse, que germa dans sa tête une idée si saugrenue qu'elle lui survécut plus de quatre-vingts ans : réunir sous un même toit les Fulɓe et les Serer, les Diôlas et les Mande, les Soninkés et les Wolof, les Coniaguis, les Bassaris, les Pépels, les Bahioums, les Ballantos, les Mandiaks et tracer au cordeau la Colonie française du Sénégal.
Elhadj Umar réunissait sur lui tous les défauts de votre race de vachers : roublard et fanatique, susceptible et emporté, rancunier et méfiant, têtu comme une mule, absolument invivable. Je te concède qu'il fut beau puisque les lieux communs s'accordent à vous attribuer cette qualité-là malgré vos faces de sajous et vos airs de paludéens. Voici ce que disait de lui l'explorateur français Paul Soleillet : « Au témoignage de tous ceux qui l'ont vu, il était d'une beauté remarquable. Ses yeux étaient expressifs, sa peau dorée, ses traits réguliers. Sa barbe était noire, longue, soyeuse, partagée au menton. Il n'avait ni mouche ni moustache 18. » C'était surtout un homme à la foi intense dont tout l'être était tendu vers ce but messianique et sombre : semer la terreur et la mort s'il le faut, livrer sa propre vie aux sacrifices les plus extrêmes pour aimer et servir Dieu. Sans doute à force de méditer et de jeûner, il était parvenu à soumettre ses pulsions à une discipline impossible à atteindre pour une simple créature humaine ; et les traits de son visage, à cette sérénité parfaite digne des plus grands soufis. « Il ne parut pas avoir plus de trente ans. Personne ne l'a jamais vu se moucher, cracher, suer, avoir ni chaud ni froid. Il pouvait rester indéfiniment sans manger ni boire. Il ne parut jamais fatigué de marcher, d'être à cheval ou immobile sur une natte. Sa voix était douce et s'entendait distinctement aussi bien loin que de près. Il n'a jamais ni ri ni pleuré, jamais il ne s'est mis en colère. Son visage était toujours calme et souriant 17. »
Cet homme-là ne pouvait se laisser abattre, fût-ce par une déroute aussi sanglante que celle de Médine. Il commença par établir son bastion à Koundian pour relier ses possessions du nord à celles du sud. Il multiplia les fatwas et les prêches pour redonner le moral à ses disciples et les persuader de son ardeur et du caractère inéluctable de sa mission sur terre : « Je jure par Celui à qui appartient le trône et qui créa les sept cieux et les sept terres, que mon armée provient de lui-même, qu'il me l'envoya spontanément sans que je la lui eusse demandée et qu'au surplus, nul infidèle, nul brouillon ou mauvais musulman ne pourra la désorganiser jusqu'au jour de sa rencontre avec l'imam Muhammadyya, le Mahdi 18. »
Segu, son or, ses inépuisables réserves de céréales ! Le Maasina des grandes prairies et des grandes chaloupes chargées de cotonnades et de pierres précieuses, la porte de Tombouctou, la dernière marche vers les pays haoussas et mossis ! Tous les conquérants du monde avaient dû rêver de cela : faire défiler leurs armées dans cette fabuleuse boucle du Niger riche en légendes et en épopées, en troupeaux et en orfèvreries : les Mande comme les Songhaïs, les Fulɓe comme les sultans du Maroc. En ce début de l'année 1858, Elhadj Umar ne se contentait plus de l'envisager, il en bavait de désir, il en trépignait d'impatience. Dinguiraye et le Kharta étaient certes d'excellents bastions pour ses visées expansionnistes mais endroits étroits, peu fertiles et surtout éloignés des côtes et des riches zones fluviales, ils ne pouvaient constituer le coeur d'un vaste empire. Il s'était déjà choisi les hommes et les armes, le lieu et le jour pour abattre Segu. Mais son orgueil de Pullo ne lui permettait pas de quitter ces fripons de Français sur le goût amer d'une défaite. Avant d'aller plus à l'est, il se devait de revenir vers eux, les défier en poussant les Fulɓe à rejoindre le jihad.
Il sillonna ses possessions de l'ouest en prenant toutefois soin d'éviter les forts français. Il avait maintenant gagné en prestige, en soldats et en assurance depuis la dernière fois. Au Ɓundu, l'almami, à sa vue, s'enfuit pour se réfugier chez les Blancs. Au Fuuta-Tooro, les Français, appuyés par l'almami Wann et les grands électeurs du Jaggorde, faisaient des pieds et des mains pour susciter un courant qui lui soit hostile. Cela ne l'empêcha pas de destituer ledit almami. Alors, le fils de Halwaar imagina le fergo le plus fou jamais sorti de la tête malade d'un Pullo. Se revendiquant de plus en plus comme l'héritier de Cerno Sulayman Baal, partout où il passa il exhorta les gens à faire quoi (je te le demande en mille, mon petit Pullo) ? Tout bonnement à quitter la terre de leurs aïeux. « Sortez, ce pays a cessé d'être le vôtre. C'est le pays de l'Européen, l'existence avec lui ne sera jamais bonne 19 », leur dit-il sans rire et sans que son bonnet lui tombe de la tête.
— Nous avons ici un grand paralysé, c'est pour cela que nous ne pouvons pas partir avec toi, lui futil répondu.
— Quel est ce paralysé, musulmans ?
— La plaine inondée ! Dis-nous comment la porter sur notre dos et nous te suivrons au bout du monde !
— Les plaines sont plus larges et plus humides là où j'ai décidé de me rendre.
— « Laisse-nous maintenant en paix. Ceux qui le désireront te suivront, ceux qui ne seront pas d'accord avec toi resteront ici. Celui qui décidera de partir, à son retour, nous retrouvera ici 20. »
Ces paroles blessèrent le cheik qui assena avec dédain :
— « Celui dont le père était bon, et lui aussi qu'il vienne ; celui dont le père était mauvais, mais lui bon qu'il vienne; celui dont le père était bon mais lui mauvais, qu'il ne vienne pas 21. »
Fin avril, dix mille partirent du Ɓundu pour le Nyooro. Au début de la saison des pluies, il se retrouva à la tête de quarante mille habitants du Fuuta-Tooro dont le laam-tooro, Hamme Ali, l'un des plus réticents du début. Cet exode bouleversa de fond en comble la vie au Fuuta-Tooro. Il s'ensuivit une famine telle que cinq mille autres personnes durent se traîner en Casamance et en Gambie pour échapper à la mort.
Faidherbe restitua à Mamadu Wann son titre d'almami et encouragea en vain les désertions. De nombreuses escarmouches éclatèrent entre les migrants et les Français. Mais en octobre 1859, voyant que Gemu, la nouvelle ville forte des Umariens, bloquait le commerce de la gomme et empêchait les nouvelles recrues de déserter, « l'homme aux quatre yeux » fit canonner la ville et raser ses décombres.
Fin 1856, bien avant de se ruer vers Segu, Elhadj Umar avait pris la précaution de conquérir le petit État malinké du Jangirde, placé à la frontière sud-est du royaume bambara, et d'y installer une colonne de mille cinq cents hommes, sous la direction de son fidèle Alfa Usman. Fin diplomate, il eut la courtoisie de justifier son acte auprès du nouveau roi bambara Tokoro Mari, ce jeune prince que, quelques années plus tôt, il avait réussi à convertir secrètement. Le roi lui fit savoir qu'il n'y voyait aucun inconvénient et lui rappela fort aimablement ses intentions amicales. En revanche, l'attitude de Amadu III du Maasina fut franchement hostile.
Mais un tragique incident allait quelques mois plus tard ensanglanter le trône de Segu et fournir à Elhadj Umar le prétexte qui lui manquait pour y loger le jihad.
Tokoro Mari s'était donc secrètement converti à l'Islam, comme je te l'ai déjà dit, mon petit Pullo. Il avait des tresses cousues à son bonnet, de sorte que quand il couvrait son crâne rasé il avait l'air d'un authentique bambara méprisant la race des bergers et crachant sur la figure des bismillaahi, lors des cérémonies de libations, il se faisait verser du miel en faisant croire que c'était du dolo. Naturellement, ici comme au Fuuta-Jalon, comme au Fuuta-Tooro, comme dans toutes les cours de la vie terrestre, les notables ambitieux et les princes pressés de régner s'activaient dans les coulisses pour hâter leur arrivée au pouvoir.
Son frère Bina Ali tuait le temps au bord du fleuve à voir passer les barques et à taquiner l'anguille, lorsque son griot vint le prévenir.
— Que fais-tu là, grand prince, à te salir les mains dans la vase ? Abandonne ce pitoyable hameçon, va hériter du trône de tes pères !
— Quoi, mon grand frère Tokoro est mort ?
— C'est comme si.
— Mets des choses claires dans ta tête, griot, si tu ne veux pas que Bina Ali ne te l'enlève !
— Tokoro n'est pas un Bambara !
— Quoi ?
— C'est le pet d'un bismillaahi qui encense le siège sacré d'où tes ancêtres ont régné. Je poursuivais un lièvre quand je l'ai aperçu entre les lattes des bains en train de se laver. Son crâne est ras et son pubis est nu. Je crois bien que c'est du miel qu'il buvait lors des rituels sacrés.
Les choses se passèrent très vite. Tokoro fut dénoncé devant les anciens. « La nuit, ils allèrent l'arrêter… Ils lui dirent : “Tu as trahi le pays et le peuple… Nous avons fait des sacrifices, mais tu es allé faire alliance derrière le pays jusqu'à te convertir. Tu as souhaité le bonheur pour toi tout seul ?” 22 »
Tokoro fut décapité, son corps jeté dans le fleuve, alourdi d'une meule pour qu'il disparût à jamais et des murailles de Segu et de la mémoire des vivants. Son frère Bina Ali fut aussitôt désigné comme son successeur. Dorénavant pour Elhadj Umar, les choses étaient claires : un pur idolâtre fier de ses cauris et de ses masques régnait au pays des idolâtres.
Le sabre de l'Islam pouvait, en toute légalité, briller et s'abattre sur lui.
En septembre 1859, de Nyooro, il poussa vingt-cinq mille soldats et dix mille femmes et enfants vers les berges du Niger. Son avancée fut d'autant plus rapide qu'il se savait invincible : n'avait-il pas l'avantage des armes et, surtout, la supériorité de la foi ? Il détenait deux obusiers et quatre canons arrachés aux Français, il avait des boulets, des obus, beaucoup de mousquetons et de poudre et un nombre impressionnant de chameaux, de forgerons et de charpentiers. Il pouvait transporter le matériel qu'il voulait, réparer ses pièces et produire des balles comme il le voulait. De sa base de Jangirde, il marcha sur Nyamina puis sur Sinsani sans rencontrer beaucoup de résistance. Puis il fonça sur la garnison de Jabal, qu'il détruisit. L'avancée fut facile. Mais le cheik dut calmer les ardeurs de ses troupes tentées par la vantardise et le relâchement : « Jusqu'à maintenant, cela n'a été qu'un jeu pour vous, vous n'avez pas encore vu la guerre. Les fils des chefs ne sont pas encore venus, vous n'avez pas la moindre idée de ce que vous réservent les grands de Segu 23. »
Il connaissait le terrain. Il savait ce qu'il disait. Il était passé par là en allant à La Mecque. Il y avait été fait prisonnier à son retour. Le plus dur était devant eux. Entre le 5 et le 9 septembre, vingt-cinq mille Fulɓe et trente-cinq mille Bambaras conduits par le prince Tata se heurtèrent dans la plaine de Woytala. Pendant plusieurs jours, les Bambaras de l'intérieur des remparts et les Fulɓe, des broussailles et des marais alentour, se contentèrent de se toiser et d'échanger des injures. Les uns exhibaient les tambours sacrés et les masques. Les autres priaient avec ferveur sous le commandement de leur cheik qui, suspendu comme une chauve-souris au sommet d'un arbre, égrenait son chapelet dans une posture qui donnait le frisson.
Le premier assaut lancé par les Fulɓe fut violemment contrecarré. Leurs attelages furent saccagés et beaucoup prirent la fuite. Elhadj Umar les houspilla pour les en dissuader : « Où voulez-vous aller après cela, retourner à Nyooro ? Ne savez-vous pas que vous périrez tous en route, de faim ou par les attaques de Segu qui vous poursuivent ? Je vous le dis, il faut mourir ici ou vaincre 24. »
Le cheik n'était jamais aussi convaincant que dans ces situations-là. Il réconforta ses troupes, occupa un village de forgerons où il remit sur pied ses attelages et son artillerie. La chance fut de son côté cette fois. Aux cris de « Dieu est avec nous, anéantissons les païens ! », ils déployèrent des échelles et escaladèrent les murailles. On dénombra trois mille tués dans le camp des fétichistes. Tata, en noble bambara, se fit sauter avec la poudrière. Il ne restait plus qu'à tendre la main pour cueillir le fruit Segu.
Elhadj Umar s'installa au milieu de la plaine pour recevoir la capitulation des généraux et l'allégeance des notables comme des humbles, des profanes comme des grands initiés.
Après Nyamina, quelque chose d'inouï se produisit. Bina Ali fit allégeance au Maasina. Les traditionnels ennemis de la vallée du Niger surmontèrent leurs divergences pour faire face à la redoutable armée de l'intrus venu du fleuve Sénégal. Pour cela, Segu accomplit le sacrifice le plus élevé que l'on pouvait lui demander. Il accepta d'édifier des mosquées, de recevoir des instructeurs fulɓe du Maasina ; il promit de raser les crânes de ses habitants, de détruire ses idoles et de bannir à jamais le parjure et l'alcool.
Pauvre royaume de Segu ! Cet Islam tant honni qu'il avait du mal à repousser par la porte l'étranglait maintenant par la fenêtre !
Ce pacte inadmissible entre le vampire et l'agneau mit Elhadj Umar dans une colère que son flegme de Pullo et son contrôle de soufiste eurent bien du mal à cacher. Peut-être avait-il déjà des visées sur le Maasina depuis son retour de La Mecque. Ils n'avaient certainement pas échappé au fin calculateur qu'il était, ses splendides ports, ses riches pâturages et son site unique tout près de Tombouctou et de Segu, à peine plus éloigné du Sokoto et du Fuuta-Jalon. On y priait dans sa religion, on y parlait dans sa langue. Hamdallaahi avait été consacrée au maître de l'Insu comme de l'Attesté alors qu'elle n'était encore habitée que par les singes et les geckos. Quel meilleur relais entre les Fulɓe de l'aurore et ceux du soleil couchant ! Après le grand Shayku Amadu, cette terre-là ne pouvait être qu'à lui. Lui seul pouvait la sentir et l'aimer, et prolonger la fervente impulsion mue par son vénérable fondateur. Il pouvait, maintenant que Amadu III avait franchi l'irréparable, ouvrir les yeux et s'avouer cette intention que son instinct avait nourrie tout en la cachant à son âme. Jusquelà, il ne pouvait attaquer le Maasina comme il ne pouvait le faire pour le Fuuta-Jalon, le Fuuta-Ɓundu ou le Fuuta-Tooro. Ces pays étaient habités par des Fulɓe, comme lui. Et ces Fulɓe étaient musulmans comme lui ! La diabolique entente entre Ali et Amadu le libérait de ce genre de scrupule. D'autant que l'insolent jeune homme de Hamdallaahi l'abreuva d'une missive sans goût et sans aucun respect pour son âge quand il partit se reposer à Sinsani après la bataille de Woytala. Voici ce que disait ce torchon :
Nous avons remarqué que tu as pénétré dans Sinsani sans que nous le sachions et sans en avoir l'autorisation. Nous sommes mécontents, surtout du fait que l'on te considère partout pour ta sagesse… Sache que nous avons combattu le Segu depuis le règne de Shayku Amadu, et que nous l'avons sans cesse vaincu, que nous avons tué ses anciens et ses chefs, brisé leur pouvoir, rasé leurs villes, réduit en esclavage leurs femmes et leurs fils. Leur puissance a jusqu'à présent décliné, elle est réduite en poussière ; maintenant ils se sont convertis à la vraie religion et se sont placés sous notre domination 25.
Le cheik répondit pour la forme et sur le même ton désagréable. Mais voilà que, quelques jours plus tard, ses espions mirent la main sur une lettre secrète que Al Bekkaye, le mufti de Tombouctou, venait d'adresser à Ali :
Ali, tu dois comprendre que le problème est sérieux, puisque toi et les tiens êtes païens alors que votre ennemi est musulman. Je m'inquiète des conséquences qui résulteront de l'aide que je pourrais vous apporter et même dans l'hypothèse où je n'interviendrais pas en votre faveur, de vous préserver et de vous défendre, et de demander à Dieu de ne pas vous abandonner… Ali, je t'aiderai par tous les moyens dont je dispose… ainsi ton règne demeurera tout au long de ta vie… 26
Dès lors, sa conviction était faite : si le petit insolent de Hamdallaahi, l'hypocrite de Tombouctou et le cafre de Segu s'étaient ligués contre toute logique humaine, c'était pour l'empêcher de poursuivre le Dar-el-Islam que Dieu lui avait commandé de bâtir.
Rien ne l'empêchait dorénavant de les poursuivre tous les trois de ses malédictions et de ses foudres.
Et c'était comme si Dieu maniait expressément les événements en ce sens… En décembre 1860, il reçut un ultimatum de Amadu Amadu : « La Boucle du Niger m'appartient… Quitte mes terres ou alors, bats-toi 27 ! » Ce qu'on craignait dans les pâturages, une guerre fratricide entre Fulɓe et Fulɓe, ce qu'on redoutait dans les mosquées, un affrontement entre musulmans et musulmans, était maintenant inévitable. Car le jeune roi du Maasina ne se contenta pas d'adresser un ultimatum. Il massa presque aussitôt près de quinze mille cavaliers et fantassins sur la berge en face de Sinsani. Dans un premier temps, on se contenta de se regarder pendant deux mois et d'échanger des injures. Mais en février, un détachement d'Umariens entendit des coups de feu dus à un simple entraînement. Ils franchirent le fleuve et furent aussitôt éliminés. Le cheik ne pouvait plus retenir ses hommes plus longtemps. Le jour suivant, il donna l'ordre à ses troupes de traverser le cours d'eau en deux endroits différents. L'effet de surprise et la puissance des canons lui donnèrent la fameuse victoire de Ciyo. Les Fulɓe s'enfuirent vers le nord-est, les Bambaras vers le sud-ouest.
Le 9 mars, serein et droit sur ses deux jambes comme s'il revenait chez lui après une agréable promenade, Elhadj Umar pénétra dans le palais de Segu. Voici ce qu'en disent les chroniques : « Lorsque le cheik pénétra dans les appartements d'Ali, il y trouva son repas inachevé. Le bol était en or, le porte-savon était en or, la moquette était tissée d'or, sa canne était en or… Il trouva des réserves d'or en telle quantité que personne n'est encore parvenu à en compter la valeur… 28 »
La prise de Segu fut une césure dans l'histoire de l'Afrique de l'Ouest et un événement de portée mondiale. A Paris, la revue Tour du Monde salua la victoire sur le « centre de résistance le plus énergique que le fétichisme idolâtre oppose encore à l'islamisme dans le Soudan occidental ». Au Maroc, le calife de la Tijaniya laissa éclater sa joie sans limites : « La prise de Segu marqua la fin du paganisme et, dès lors, la lumière de l'Islam brilla d'un vif éclat. Le coeur de chaque musulman fut rempli de joie et de bonheur et celui de chaque païen fut en proie à la crainte et à la douleur 29. »
Le mois suivant le cheik repoussa aisément trente mille soldats du Maasina. Après quoi, il rasa le palais de « l'immonde païen qui ne sera jamais propre » et le remplaça par deux autres, agrémentés de tourelles et de jardins et surtout oints de la bénédiction divine : le sien et celui de son fils, Amadu. Il édifia des mosquées et bâtit des garnisons d'un bout du pays à l'autre et régna sans encombre jusqu'en 1862.
Il n'eut pas besoin de prélever des impôts. L'or de Ali suffisait largement pour entretenir son armée et son administration et nourrir les flatteries des griots et les bassesses des courtisans.
Il aurait pu régner davantage s'il avait été moins torturé par le sens du défi et de l'illumination, moins bousculé par le destin. Au début de la saison sèche de l'année 1862, comme s'il devait accomplir de ses mains la sinistre prophétie de Shayku Amadu, il décida d'envahir le Maasina. Pour la première fois, il se confia à quelques conseillers. Tous y virent une marque de folie. Mais la plupart se turent par peur, par sympathie ou simplement par habitude. D'autres, comme le laam-tooro Hamma Ali, profitèrent de la nuit pour sauter les murailles de Segu et rejoindre le camp des parents fulɓe du Maasina.
Il laissa à son fils Amadu mille cinq cents soldats et la consigne d'administrer Segu. Il déploya les trente mille restants, entre les rives du Bani et du Niger. Le Maasina réagit en positionnant les cinquante mille de son armée : Amadu III à Jenne et son général, Baa Lobbo, à Poroman. La tragédie devait éclater, cette fois. Plus rien ne pouvait la contenir. Ce sera la célèbre bataille de Thiâyawal et ses cinq jours d'enfer. Voilà ce qu'en dira un de ceux qui auront la chance d'échapper à cet incessant déluge de jets de flammes et de balles : « … l'intensité des combats fut telle que la terre trembla, et que la sueur des chevaux entreina la crue du fleuve 30. » On dénombra trente mille morts du côté des Mâcinankôbé et, pour ainsi dire, seulement dix mille du côté de Elhadj Umar. Ali, le roi de Segu réfugié au Maasina, fut facilement capturé et exécuté. Grièvement blessé, Amadu III fut évacué dans une pirogue en direction de Tombouctou. Elhadj Umar donna l'ordre à Alfa Bayla de le poursuivre. Il fut rattrapé à Mopti où il fut exécuté et enterré à la sauvette. Le cheik, qui n'avait rien oublié de la défection du laam-tooro Hamma Ali, se chargea lui-même de sa mise à mort.
Le fils de Cerno Usman Saiidu Taal pouvait enfin réaliser ce rêve que, probablement, il nourrissait depuis cette occulte et prémonitoire rencontre que, sur le chemin de La Mecque, il fit avec le petit Amadu III sous les yeux inquiets de son grand-père : caresser et posséder le Maasina.
Le 17 mai, monté sur son plus beau cheval, le Coran dans la main droite et le sabre dans celle de gauche, il entra dans Hamdallaahi sous les prières et les ovations.
Sa main s'abattit sans pitié sur les notables et sur la famille royale qu'il exécuta pour la plupart. Il laissa la vie sauve à Adja, la veuve de Amadu III, mais la traita si rudement que Al Bekkaye s'en émut au travers d'une lettre :
J'ai entendu dire que tes hommes lui [à Adja] ont infligé le traitement réservé à une esclave qu'ils ont justifié leur conduite en prétendant qu'il s'agissait d'une païenne. Y a-t-il quelqu'un parmi tous les Fulɓe, ne parlons pas de la famille de Seku Amadu, qui soit païen 30
Il confisqua leurs biens et leurs archives puis il s'assura de l'allégeance des marabouts et des régiments. Il bâtit comme demeure une immense forteresse de pierres. Après quoi, il institua officiellement son fils Ahmadu Shayku comme calife de tous les territoires cueillis au fil de ses campagnes, de Tombouctou jusqu'au Fuuta-Tooro. A son fils aîné Makki furent confiées les archives fort réputées du Maasina ; à son neveu, Tijaani, la redoutable tâche de relater par le menu la bataille de Thiâyawal. Il multiplia les légions et les émissaires dans toutes les directions du monde pour dicter aux peuples l'ordre de rentrer dans le Dar-el-Islam qu'il venait de dresser à la force de son seul poignet et de se soumettre corps et âme à l'autorité de son tout nouveau calife, Ahmadu : en Sierra Leone, chez les Mossis, chez les gens de Kong et jusqu'à la ville saharienne de Walata dont beaucoup de Maures et de Touaregs, c'est vrai, avaient embrassé sa cause. Il ne restait plus qu'un dernier geste à opérer pour parachever l'oeuvre que le bon Dieu lui avait confiée : bouter au-delà des mers les Blancs mangeurs de porc qui se pavanaient sur les côtes en vivant sur le dos des Nègres. Il voulait imiter Usman ɓii Foduye, c'est-à-dire laisser les affaires temporelles à son héritier pour se consacrer à la seule chose audible à l'oreille de Dieu : la prière et la méditation. Car dans son esprit, la volonté de Dieu était faite, la grande maison des croyants agréée, sa victoire définitivement acquise. Cet homme intelligent et mystique, de toutes les fibres de son âme tendu vers les cimes et les précipices de son incroyable destin, avait un talent fou pour se moquer des réalités. Pour lui, seules comptaient la volonté et la foi. S'il fut un penseur et un guerrier hors pair, il fut, en revanche, un piètre administrateur. Courageux et débordant d'énergie, toujours aux avant-postes les plus périlleux du front, il confia au gré de son humeur les territoires conquis à ses fils et à ses neveux sans les y avoir préparés et sans avoir su prévenir et apaiser les sourdes rivalités qui les opposaient. C'est cela qui le perdra.
En 1864, l'humiliation de la défaite, ajoutée aux exactions des nouveaux régnants, exacerba les rancunes et les haines aussi bien chez les Fulɓe, les Bambaras que chez les Arabes de Tombouctou. A Segu comme au Kharta, de violentes insurrections éclatèrent. A Hamdallaahi, Baa Lobbo, Al Bekkaye et les Touaregs regroupèrent une armée de dizaines de milliers de combattants qui parvint sans se faire remarquer à atteindre les murailles de Hamdallaahi et commença un siège qui dura de juin 1863 à février 1864. Après avoir épuisé les céréales et la viande, on se mit à dévorer les chevaux puis les chiens, les rats et puis bientôt les cadavres. Épuisés, démoralisés mais soumis à la dure loi de fer de Elhadj Umar, les assiégés refusèrent de se rendre. Si incroyable que cela puisse pareître, en janvier, Tijaani réussit à s'échapper pour aller demander de l'aide aux Dogons, aux Tombos et aux Fulɓe de l'est du Maasina, tous réputés particulièrement hostiles aux Barry de Hamdallaahi. Avant son retour, les assiégeants décidèrent de passer à l'action. Début février, ils enfoncèrent les portes de la ville et marchèrent sur le palais. Par la force de leurs prières selon certains, par une porte dérobée selon d'autres, Elhadj Umar et une centaine de ses partisans réussirent à se dégager pour aller à la rencontre des troupes de Tijaani. Ils accoururent vers les falaises de Déguembéré, à quelques encablures de Boylo.
Ils n'eurent même pas le temps de souffler. Ils se précipitèrent dans une grotte en voyant arriver leurs poursuivants qui se dépêchèrent d'y mettre le feu. On était le 6 février 1864, un mercredi du mois de ramadan de l'an 1280 de l'Hégire.
C'est ainsi que disparut Elhadj Umar. En sautant avec ses barils de poudre, selon les gens du Maasina.
En montant au Ciel, selon ceux du Fuuta-Tooro.
Il ne faut pas croire pour autant, mon petit Pullo, que ce tragique épisode avait mis fin à la folle équipée des Taal. Ces têtes brûlées, perpétuellement tiraillées entre la fougue et l'illumination, sauront, si incroyable que cela te paraisse, remonter le cours de l'histoire, brider les événements et dompter le sort. Oui, dans un sursaut digne des héros et des dieux, ils reviendront aussitôt dans les ruines de Hamdallaahi pour, à coups de sermons et de fusils, remettre la chance de leur côté. Rappelle-toi que Tijaani, le neveu de Elhadj Umar, s'était esquivé pour aller chercher du secours avant que les armées de Baa Lobbo et de Al Bekkaye n'attaquent. Rappelle-toi que les Dogons, les Tombos et les Fulɓe de l'est du Maasina avaient une vieille revanche à prendre sur les Barry du Maasina. Eh bien, c'est avec enthousiasme que ceux-ci fournirent à Tijaani ce qu'il leur demanda. Avec une armée de dix mille à quinze mille hommes, celui-ci reflua vers Hamdallaahi, à la suite de très longs et très violents combats, rétablit le pouvoir des Taal sur le Maasina après avoir tué Al Bekkaye ainsi que Yirkoye Talfi, un des généraux de Baa Lobbo. Ensuite, il transféra la capitale à Banjagara où il régna jusqu'à sa mort. Son fils Munir lui succéda.
Ahmadu à Segu et Munir à Banjagara, le pouvoir des Taal sur la boucle du Niger s'exercera dans le chaos : querelles dynastiques et tentatives de sécession, soulèvements populaires et répressions sanglantes. Mais il se perpétuera tout de même, jusqu'à l'arrivée des Français en 1898 34.
Notes
1a. Après avoir perdu leurs colonies américaines (les États-Unis pour le Royaume-Uni, le Brésil pour le Portugal et Saint-Domingue pour la France), les puissances européennes se réunirent à Berlin en 1885 pour procéder au partage de l'Afrique. Malgré les farouches résistances de ses rois, le sort colonial du continent était d'ores et déjà scellé.
1. Touba est située à l'Ouest du Fuuta-Jalon, entre Boké et Gaoual.
2. D. Robinson, La Guerre sainte d'al-Hajj Umar.
3. Il fut le professeur de Mamadu Juhe, le futur fomenteur de la « révolution des Hubbu », la fameuse insurrection qui ensanglantera le Fuuta-Jalon quelques années plus tard.
4. Cf. Tierno Mamadu Bah. Histoire du Fuuta-Djallon.
5. Bookar Biro n'était pas le fils préféré de l'Almaami Umar. Il venait en 3e rang, après son frère consanguin Mamadu Paate, l'aîné et héritier du pouvoir, et son aîné utérin, Ibrahima Sori, qui fut tué par Mamadu Paate. Cet assassinat créaiguisa la haine et déclencha la décimation fratricide de la descendance de Umar, réalisant ainsi la malédiction de la soeur de l'Almaami. [T.S. Bah]
5b. Erratum. On devrait plutôt lire : « … on apprenait que Laaminiya était entrée en rébellion et que nombre d'esclaves mais aussi de Fulɓe et de Jalonke libres y accouraient, attirés par la réputation d'homme sérieux et vertueux de Mamadu Juhe … » [T.S. Bah]
6. Tierno Mamadu Bah. Histoire du Fuuta-Djallon (tome 2).
7. D. Robinson, ibid.
8. Id. ibid.
9. Id. ibid.
10. Id. ibid.
11. Id. ibid.
12. Id. ibid.
13. Id. ibid.
14. Eau-de-vie.
15. D. Robinson, Ibid.
16. Id. ibid.
17.Id. ibid.
18. Id. ibid.
19. Id. ibid.
20. Id. ibid.
21. Id. ibid.
22. Id. ibid.
23. Id. ibid.
24. Id. ibid.
25. Id. ibid.
26. Id. ibid.
27. Id. ibid.
28. Id. ibid.
29. Id. ibid.
30. Ibid. Archinard attaqua Ahmadu Shayku à partir des années 1870. Il le força non seulement à abandonner de Segu mais à émigrer vers l'est vers le Nigeria. [T.S. Bah]