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Tradition, histoire et littérature


Tierno Monenembo
Peuls

Seuil. Paris. 2004. 384 p.


      Table des matieres      

1800-1845

A Timbo, après le retrait dû au dégoût de Alfa Saaliwu, le parti Alfaya imposa son puîné, Abdulaahi Bademba, qui se dépêcha de nommer des alfaya à la tête de toutes les provinces, de réorganiser la justice pour punir les nombreux crimes et délits que la crise politique avait entraînés dans le pays. Et il tenta sans succès de réinstaurer la confiance entre les deux camps. A Labe, il déposa Abdulaahi, le fils de Mamadu Jan, et nomma à sa place son oncle Sulaymana, celui-là même qui avait combattu à Sannun avec Jabaali. Dépité, le perdant se retira à Wôra en emportant tous les biens de la province (or, argent, bétail, esclaves, etc.). C'est ainsi que, sans le vouloir, l'aîné de Jabaali allait participer à l'affaire la plus sordide et la plus retentissante de l'histoire du Fuuta-Jalon. En effet, Kariimu Caŋe, le fils de son prédécesseur, s'opposa violemment à la désignation de Sulaymana. Celui-ci, qui en nourrit un vif ressentiment, se présenta une nuit dans le saare 3 de Garga, le fils de son ancien compagnon d'armes, Jabaali.
— Garga, sors, retrouve-moi dehors sans réveiller ta femme et sans te faire entendre des voisins !
— Il y a eu un incendie ou quelqu'un est-il mort ? s'inquiéta Garga.
— Rien de tout cela, fiston ! Mais j'ai un brûlant secret à te livrer.
Il le retrouva sous l'oranger de la cour en compagnie d'un jeune homme massif et courtaud tenant une petite chaudière en terre où rougeoyaient des braises, qu'il reconnut tout de suite comme son esclave Kame.
— Puisqu'il ne s'agit ni du feu ni de la perte d'un homme illustre, je suppose que c'est un cyclone ou un tremblement de terre. Ne restez pas muet, dites-moi si je me trompe, prince de Labe !
— Suis-nous en silence, tu comprendras plus tard !
Ils passèrent devant le fort du prince de Labe, puis devant la mosquée, la grande médersa et le lieu des supplices.
— Mais c'est vers chez Kariimu que l'on se dirige ! remarqua Garga, tendu, plein d'appréhension. Qu'avez-vous de si important à lui dire à l'heure des brigands et des mauvais esprits ?
— J'ai décidé de le supprimer, si tu veux tout savoir. De nombreuses rumeurs me sont parvenues selon lesquelles il viserait à m'assassiner pour s'emparer de la province. Je ne le tue pas de gaité de cœur, crois-moi, mais au point où on en est, c'est lui ou c'est moi.
— Et pourquoi penser à moi et pas à tes guerriers et à tes espions ? Et pourquoi l'incendie et pas la noyade ou le poison ?
— Les guerriers manquent de tact. Les espions ne m'inspirent pas confiance, ce ne peut être le cas du fils d'un ami avec lequel j'ai partagé les jeux d'enfance, l'épreuve de la circoncision et l'euphorie des champs de bataille, je me trompe ?… La noyade, les poisons finissent un jour ou l'autre par livrer leurs secrets. Avec tous ces feux de brousse, les incendies sont si courants en saison sèche qu'il ne viendrait l'idée à personne de penser qu'il ne s'agit pas d'un accident.
Bien vu : on songea naturellement à un accident lorsque l'on retrouva sous les cendres le corps sans vie de Kariimu. Ce n'est que deux ans après que le secret éclata au grand jour. Comme cela se produisait souvent pour les esclaves, Kame reçut un jour une sévère punition pour une faute plutôt bénigne. Pour se venger de son maître, il alla tout raconter à la cour de Timbo qui, ahurie par l'importance de l'affaire, l'affranchit sur-le-champ.
Prévenu par Tori, qui avait encore quelques oreilles amies dans l'entourage des princes, Garga eut le temps de s'enfuir et de se mettre sous la protection du prince de Kankalabé ; ce dernier réussit à le faire gracier. Mais traumatisé par le péché et épouvanté à l'idée de subir la vengeance des descendants de la victime, il se joignit à une caravane de pèlerins qui s'en allait à La Mecque. Juste avant de mourir, sénescent et démuni dans son patelin de Helayaa, Tori reçut une lettre de lui où il indiquait qu'il s'était définitivement établi aux Lieux Saints. Il la concluait ainsi : « Vous ne m'en voudrez pas, n'est-ce pas ? Quel meilleur endroit qu'ici pour expier mes péchés ? »
Sulaymana eut moins de chance. Il fut arrêté, destitué de son titre de prince de Labe au profit de son frère, Moodi Billo, et conduit à Timbo où il fut mis aux fers. Au bout d'un an, la cour constata qu'il avait copié de tête et de la calligraphie la plus soignée un coran tout entier. Abdulaahi Bademba en fut si touché qu'il le gracia sur-le-champ et le remit sur le trône de Labe.
Avant de regagner son fief, il fit sacrifier des bêtes et, humblement, se présenta un vendredi à la mosquée pour remercier l'almami et implorer le pardon du bon Dieu et du Fuuta. Il était encore allongé au sol en guise de repentir quand un jeune cavalier déboucha bruyamment de la porte est de Timbo, attacha sa monture devant la mosquée, fit irruption dans la cour et poussa délicatement du coude pour s'infiltrer dans la salle des grandes prières. Il tâcha de s'asseoir dans un coin et de rester discret mais son front en sueur et sa respiration haletante perturbèrent vite l'assistance et attirèrent les regards. S'apercevant de ce dérangement inattendu, le porte-voix de l'almami se précipita vers le pénitent toujours couché à terre pour l'aider à se relever et s'écria pour détourner l'attention du public du jeune inconnu :


Almami Umar, régna de 1842 à 1871

— Redresse-toi, Sulaymana, prince de Labe ! Le peuple de Timbo le souhaite et l'almami le veut ainsi. Un homme de ton rang n'a pas à s'agenouiller ou à baisser le front, se fût-il rendu coupable de blasphème ou d'apostasie. Du fond de ton coeur, tu as demandé pardon à Allah, aux fidèles et au roi, cela suffit bien pour un héritier du vertueux Alfa Sellu, ami et compagnon d'armes du saint Karamoko Alfa. Relève-toi, ô prince, ta place ne se trouve pas sur un vil tapis de poussière mais sur les trônes les plus élevés, sur les selles des plus magnifiques destriers !
Sulaymana se releva, baisa longuement la main de l'almami et rejoignit le rang des dignitaires en frétillant d'une émotion difficile à contenir, même dans la carapace d'un noble de Labe. Il s'ensuivit un moment de silence glacial. Les remous cessèrent dans l'assistance. On s'épongea le front, on s'éventa avec un pan de son boubou pour se soulager de l'air sec harcelé par le feu vif de l'harmattan. Puis le porte-voix jeta un regard insistant vers l'endroit où s'était assis l'inconnu et parla d'un ton nettement allusif :
— Eh bien, puisque c'est tout pour aujourd'hui, orientons-nous maintenant vers le fortin où l'almami nous convie au traditionnel déjeuner du vendredi !
L'inconnu se décida enfin à se lever. Il se racla trois fois la gorge et parla avec cet accent mélodieux et traînard caractéristique des Fulɓe de l'est :
— Je salue les gens du Fuuta-Jalon ! Je salue Abdulaahi Bademba, le pieux, le vertueux que Dieu leur a choisi pour les mener ici-bas, vers l'harmonie et dans l'au-delà, vers le salut éternel ! Mon nom est Abdi Soo. Je viens de Sokoto. Je chevauche depuis bientôt deux mois pour remettre à votre souverain un message de Usman dan Foduyee 1, le très béni nouveau souverain de ce pays. Eh oui, parents du Fuuta-Jalon, dans les pays de l'est aussi, ce sont les Fulɓe que Dieu a choisis pour faire triompher la justice et l'islam. Le très saint Usman ɓii Foduyee a vaincu les idolâtres à la bataille d'Alkalawa et fondé le califat de Sokoto. Aujourd'hui, on peut y prier et jeûner sans s'attirer les foudres des despotes haoussas, noupés, kanouris ou yoroubas. On peut y promener librement ses boeufs, traverser les rivières et les fleuves sans s'acquitter d'un taureau et chanter les louanges de Dieu aussi haut qu'on le veut.
Il sortit une lettre de sa poche, qui passa de main en main jusqu'au porte-voix qui la déposa délicatement sous les pieds de l'almami.
C'est ainsi, mon petit Pullo, que le Fuuta-Jalon apprit la naissance du royaume de Sokoto. La distance et les périls du chemin n'apportaient par ici que des nouvelles vagues et clairsemées de la parentèle de l'est. Quelques cercles restreints avaient bien entendu parler de ce Usman ɓii Foduyee, de ses prédications enflammées et de ses nombreux conflits avec les rois haoussas et kanouris. De là à imaginer que ce Pullo ascète et flegmatique finirait par imposer et l'Islam et la souveraineté peule sur les cités yoroubas et haoussas et sur les puissants États kanouris !…
Mais tu comprendras tout cela mieux quand je t'aurai dit qui est Usman ɓii Foduyee. Commence par retenir que son nom est une altération haoussa de Usman Deem Fooduye. Les Deem, tu ne peux l'ignorer, ne sont qu'un sous-clan des Baa. Car Usman ɓii Foduyee est un Baa issu d'une famille émigrée trois siècles plus tôt du Fuuta-Tooro pour s'installer dans les pays haoussas du Gobir et du Sokoto. Il est né à Degel, vers la moitié du XVIIIe siècle, d'un père, Mohamed Foduyee, scribe et chef religieux d'une enclave musulmane peule. Son enfance fut solitaire et pieuse à l'image de celle de Karamoko Alfa. A douze ans, le hasard lui fit rencontrer un grand marabout touareg du nom de cheik Jibril Targi qui, voyant en lui un surdoué, devint volontiers son mentor et lui enseigna la grammaire, le droit ainsi que l'exégèse du Coran. A vingt ans, il écrivit Kitab el Farq, un violent pamphlet contre la cruauté et la tiédeur musulmane des chefferies haoussas. A vingt-trois ans, il parcourut l'ensemble de la région et ses prédications enflammées attirèrent des foules de plus en plus nombreuses et zélées. Curieusement, ses violentes diatribes contre les rois haoussas ne l'empêchèrent pas de devenir le précepteur de Youmfa, un prince du Gobir auquel il prédit la mort prochaine de son père, le roi Bunu Nafata. Apprenant cela, Nafata tenta de limiter son influence puis prépara un attentat auquel il échappa de peu. Seulement quand Youmfa hérita du trône, les relations entre l'élève et le maître ne s'améliorèrent pas, non plus. Dans un accès de colère, le jeune roi monta une expédition punitive contre une communauté musulmane peu pressée de payer ses impôts. En retour, Usman ɓii Foduyee fit libérer l'ensemble de ses esclaves. Furieux, Youmfa braqua un mousqueton sur son ancien maître mais le coup ne partit pas. « C'est un miracle ! » se dit Usman ɓii Foduyee. « C'est un miracle! » acquiescèrent des foules et des foules de musulmans et de nouveaux convertis.
Comme le prophète Mohamed au temps de l'Hégire, il monta un gigantesque exode vers Goudou. De cette cité, il galvanisa ses troupes et les lança dans le plus gigantesque djihad de toute l'histoire de l'Afrique de l'Ouest. Il brisa les puissants royaumes haoussas et yoroubas, mena la guerre jusque chez les Touaregs et chez les Kanouris du Bornou. Sacré « commandeur des Croyants » pour tous les fidèles de l'est, il distribua des étendards à ses meilleurs généraux afin qu'ils hissent le symbole de la foi aussi loin que leur permettait leur ardeur à servir le bon Dieu. En 1807, son empire mesurait mille cinq cents kilomètres d'est en ouest et six cents kilomètres du nord au sud. Mais très vite, malade et épuisé par les guerres, le sultan se détourna des farces du pouvoir pour se consacrer à son activité favorite, l'écriture de la poésie et la lecture du Coran.
Son fils Amadu Bello et son frère Abdullah se partageaient l'administration de l'empire. Bello régna sur le Gobir, le Zamfra, le Kano, le Katsina, le Zaria, le Bauchi, l'Adamawa, le Daoura, le Hadéija, l'Aïr et le Gwari. De son côté, Abdullah contrôla toutes les principautés du sud : l'Aréwa, le Dendi, le Kamba, le Yaouri, le Gourma, le Noulé et l'Ilorin.
Usman ɓii Foduyee fut sans conteste le plus prestigieux de tous les théocrates qui se sont succédé dans les pays des trois fleuves. Il a laissé le souvenir d'un grand érudit, mais surtout celui d'un réformateur avisé et d'un excellent administrateur. Sa renommée était déjà faite dans les cours et les mosquées bien avant son triomphe d'Alkalawa. Ce fut sans doute la raison pour laquelle, après avoir pris connaissance de son message, l'almami Abdulaahi Bademba désigna une délégation de cent personnes avec des nattes du Liban et de la soie, des milliers de têtes de boeufs et une quantité impressionnante d'or et de cire pour raccompagner le jeune cavalier et présenter les hommages et les bénédictions du Fuuta-Jalon à cet émule du Prophète auquel Dieu avait accordé d'éclairer de sa foi ardente et loyale les obscures vallées du Bas-Niger et de la Bénoué.

Le nouvel almami traîna tout au long de son règne la dureté de coeur, l'esprit vindicatif, l'ascétisme intransigeant et l'orgueil irascible de ses aïeux. A part cela, Abdulaahi Bademba fut un bon roi. Ses succès furent éclatants dans tous les domaines et les chroniqueurs, même de nos jours, le citent en exemple de bonté, de piété et d'équité. Cet homme juste et généreux finira pourtant assassiné après treize ans de bons et loyaux services.
Voici comment : Perçus comme illégitimes par le conseil des Anciens, les soriya n'en bénéficiaient pas moins du soutien des armées et d'une réelle popularité, notamment auprès des jeunes 2. Ils n'avaient digéré ni l'assassinat barbare de l'almami Saadu ni leur marginalisation du pouvoir. Ils décidèrent donc d'éliminer Abdulaahi Bademba et d'imposer un des leurs. Ils lui tendirent une embuscade sur la route de Fougournba alors qu'il s'y rendait pour préparer une expédition contre un royaume voisin. L'almami réussit à s'enfuir mais fut rattrapé à Ketigiya sur le fleuve Téné où il fut massacré avec un grand nombre de ses partisans. Son fils Buubakar Bademba fut laissé pour mort dans une termitière après avoir reçu sept coups de couteau dans le ventre. Ayant repris connaissance, il se traîna jusqu'à la case d'une vieille femme qui le cacha et le soigna. Il gagna ensuite le Fuuta-Ɓundu où, après la décapitation de Abdel Kader Kane, Hammadi Aysata avait finalement accédé au trône. Là-bas, il se lia d'amitié avec le jeune Bookar Saada, le fils de ce dernier, qui avait le même âge que lui.
Impuissants devant l'animosité qui, depuis la mort de Ibrahima Sori Mawɗo déchirait impitoyablement les Seediyaaɓe, les anciens de Fougoumba ne purent rien faire d'autre que d'avaliser les volontés du clan soriya. Abdul Ɠaadiri, un autre fils de Ibrahima Sori Mawɗo, fut donc couronné sixième almami du Fuuta-Jalon. Il commença par ramener le pauvre Birane à Timbo et par lui restituer les boeufs, les chevaux, le saare 3 et les terres que les alfaya avaient confisqués à son père.
Souvent en guerre dans des contrées lointaines, c'est à lui que l'almami Abdul Ɠaadiri avait confié la charge de veiller sur les écuries et la poudrière et de recevoir, en son absence, les étrangers de passage. Il n'avait jamais assez de temps pour s'occuper de tous ses troupeaux et de toutes ses terres à fonio et à riz que sa situation de confident du roi lui avait permis d'accumuler. Il faisait partie des dix ou douze personnalités qui comptaient le plus à Timbo. Il était invité aux parties de chasse de l'almami et se flattait fort de compter parmi les quelques rares élus conviés à assister aux veillées religieuses de Mamadu Juhe, un prestigieux marabout récemment arrivé de Mauritanie 4 et fort bien vu de Abdul Ɠaadiri.
Un jour, par une épouvantable disette due à une invasion de criquets, un étrange visiteur juché sur un vieil âne, accompagné d'un interprète originaire du Fuuta-Tooro du nom de Bukari, se présenta devant l'entrée de son saare. Birane, comme la plupart des notables de Timbo, se trouvait à ce moment-là à la mosquée où l'on lisait une longue lettre de l'almami annonçant son éclatante victoire contre les idolâtres de Sangaraari. On le fit patienter malgré la pluie sous les bananiers bordant le chemin. C'était un Blanc ! Des Blancs, Birane n'en avait vu qu'un seul dans sa vie. Quand il était encore jeune, vivait à Timbo un Anglais marié à une femme peule à laquelle il avait fait une flopée de gamins tellement rouges qu'on les chassait des jeux et des fêtes avec le même dédain que l'on mettait à éloigner les albinos et les chiens. Puis un beau jour, il avait abandonné sa famille et s'était enfui en Sierra Leone d'où il avait pris le bateau pour rejoindre définitivement son pays.
Après avoir longtemps hésité sur l'éducation à donner à ces « gamins d'un autre monde », Timbo s'était résignée à les circoncire proprement avant de les convertir aux rites de la bonne religion. Hormis les moments d'école coranique et de corvées de bois mort, ils s'étaient terrés toute leur enfance dans la case de leur mère pour éviter le soleil qui laissait des brûlures sur leur peau de cire mais aussi les injures tonitruantes et les pierres que l'on s'empressait, sans trop savoir pourquoi, de jeter sur eux. Finalement, ils avaient grandi comme tout un chacun et s'étaient révélés excellents musulmans et très bons pères de famille. Birane s'en était méfié quand même jusqu'au bout. Et pourtant, eux, c'étaient pour ainsi dire des gens d'ici. Alors que celui-là avec son âne à bout de souffle et les lézardes que les grosses griffes de la brousse lui avaient imprimées de la tête aux pieds !…
— Je ne peux recevoir ce Blanc chez moi ! fit-il à Bukari sans réussir à dissimuler sa profonde nervosité. Tu imagines, un mécréant sous mon toit, c'est le tout-Timbo qui me rigolerait au nez ! D'abord que vient-il faire ici ?
— C'est le gouverneur de Saint-Louis qui l'envoie vers votre almami pour lui offrir un fusil et lui proposer de commercer avec lui. Après tout, votre commerce avec rio Nunez n'est pas florissant et les routes de Sierra Leone sont peu sûres, alors qu'en passant par le Ɓundu, qui est votre allié, il faudrait à peine deux mois à vos caravanes pour arriver à Saint-Louis.
— Il verra ça avec l'almami à son retour de la guerre. Moi, tout ce que je peux lui dire, c'est que je ne peux pas l'héberger.
— Alors, le Blanc te propose dix grains d'ambre pour que tu nous trouves un autre logis.
Birane hésita un peu puis il songea à Juma Maabo, un esclave tisserand qui habitait à l'autre bout du village.
— C'est bon, fit-il, qu'il donne les dix grains !
Le lendemain, à son grand étonnement, le Blanc lui fit parvenir deux mains de papier. Pour le remercier de quoi ? De son hospitalité ! Il en ressentit un peu de honte et regretta d'avoir été si rude. Il fit préparer du riz et du lait et, accompagné de son serviteur Sâra, porta le repas jusque chez le tisserand. Le Blanc le remercia et lui donna dix autres grains d'ambre.
A cause de la saison des pluies qui s'annonçait, le Blanc précipita son départ et ne voulut pas attendre le retour de l'almami.
Birane l'accompagna jusqu'à la rivière Samoun mais refusa obstinément de lui serrer la main au moment de le quitter. Il se contenta de lever la sienne et de lui dire :
— Adieu, Blanc. Et surtout bonne route !
Il attendit qu'ils eussent atteint l'autre berge puis il héla Bukari pour lui poser la question qui le démangeait depuis le début :
— Au fait, comment il s'appelle ton compagnon ? Là-bas, on leur donne bien aussi un nom, non, à ces êtres couleur de feu ?
— Gaspard ! Il s'appelle Gaspard Théodore Mollien 5 !

De retour de Sangaraari, Abdul Ɠaadiri éleva Birane à la fonction d'émissaire et de conseiller. C'est aussi à lui qu'il déféra l'honneur de conduire les émissaires du Fuuta-Jalon à Hamdallaye pour le couronnement de Shayku Amadu, le nouveau roi de ce pays. Car, mon petit singe rouge, dorénavant incrustée partout, ta vile race que l'on connaissait surtout pour ses cérémonies du lait dans les grottes sacrées s'était mise à reproduire des califes et de saints toutes les trois ou cinq saisons. Dopé par les exploits de Malick Sy, Karamoko Alfa, Cerno Sulaymana Baal, Abdel Kader Kane et Usman ɓii Foduyee, un obscur berger du Maasina venait de fonder un État musulman au nez et à la barbe des fougueux arbé peuls et des puissants rois bambaras de Ségou.
Shayku Amadu doit sa bonne étoile à deux étranges événements survenus bien avant sa naissance. Pour commencer, accepte, mon petit Pullo, que nous nous reportions trois siècles plus tôt et que nous nous transportions vers les terres saintes de l'Orient. Vers 1495, l'Askya Mohamed, empereur des Songhaïs, y effectue ce fastueux pèlerinage au cours duquel le gouverneur de La Mecque, le chérif Hassanide Moulaye Al Abbas, lui fit cette bouleversante révélation :
— C'est toi, Mohamed, souverain du Tekrur 6, que Allah a désigné pour représenter le onzième calife de l'orthodoxie musulmane parmi les douze annoncés par le Prophète. Oui, c'est toi ! Voilà ce que disait le prophète Seydina Mohamed, le Purifié, le Très-Béni : « Après moi, il y aura à la tête de l'islam douze imams, c'est-à-dire douze califes orthodoxes : cinq seront de Médine, deux de l'Égypte, un de Sam, deux de l'Irak et deux du Tekrur. » Or, les dix premiers ont déjà régné. Il ne reste plus que ceux du Tekrur. — Et qui en sera le douzième, ô croyant de la plus haute sainteté ?
— Cela, les augures ne me l'ont pas dit.
L'Askya prit congé, amer et profondément troublé de ne pouvoir assouvir l'immense curiosité qui le dévorait. Sur le chemin du retour, il rencontra, au Caire, le très mystique Abdurahamane Sayutiyu dont la piété et la science impressionnaient aussi bien les novices que les grands turbans de l'Euphrate au Niger et de l'Atlas à la mer Rouge.
— Le très vénéré gouverneur de La Mecque m'a fait l'honneur de m'annoncer que je serais selon les divinations le onzième calife de l'islam. Pourrais-tu, ô cheik, m'indiquer le nom du Glorifié que Dieu a prévu pour me succéder ?
— Cet homme n'est pas encore né, son père non plus. Pas plus que le père du grand-père de son arrière-grand-mère. Quand son étoile brillera, toi et moi ne serons plus que cendres et poussières dans les alvéoles de la terre et nos noms, une traînée de brume blanche dans la frêle mémoire des hommes.
— Dis-moi au moins son nom !
— Le même que celui du Prophète !
— Dieu soit loué, ainsi donc c'est un autre Ahmed 7 qui entretiendra la flamme de l'Islam au pays des trois fleuves quand moi, Mohamed, je ne serai plus de ce monde !
Il convoqua immédiatement ses secrétaires et leur fit écrire la lettre qui suit :

De la part du Prince des croyants, vaillant guerrier qui fit périr les négateurs de Allah, Askya Mohamed fils d'Abubakari, à son héritier doué de qualités dignes d'éloges, ceint pour l'exécution de la loi de Allah, actif, investi de la dignité de Commandeur des croyants, Ahmed, à qui Allah prêtera main-forte, salut et considération des plus distinguées
A ton intention auguste je destine tout ce qu'il y a de plus brillant et de plus estimable pour attester que je reconnais en toi le bien « signé ». Je t'annonce pour que tu t'en réjouisses que tu seras le sceau des remplaçants orthodoxes. Allah te fera triompher de tes antagonistes. Tu seras le soutien des élus. Je te demande une bénédiction, c'est une manière de te reconnaître comme le chef de file du groupe auquel je demande à Allah d'appartenir le jour du jugement. Gloire à Dieu et hommage à toi et à tous ceux qui s'inspireront de tes actes pour honorer notre modèle et seigneur Mohamed, l'homme parfait. Puisse Allah excuser mes vœux et te faire parvenir cette lettre de telle manière qu'il lui plairai.

Presque simultanément, un événement tout aussi déconcertant se produisait dans les taupinières des pays bambaras. Un beau matin, le sorcier du roi annonça à son maître cette terrifiante nouvelle :
— Je viens de consulter les cauris et les masques. Regarde comment je frétille à cause de ce que les esprits m'ont révélé. Les nuages du malheur planent sur toi, ton royaume et ta descendance, ô grand fama ! Une drôle de foudre se prépare à s'abattre sur ton trône, à brûler tes récoltes, à décimer ta descendance et à détruire tes grimoires et tes gris-gris.
— Et qu'attends-tu, maudit sorcier, pour me sacrifier des buffles, des chiens noirs et des albinos ?
— Il n'y a rien qui puisse empêcher cela. Les tourbillons du malheur emporteront sûrement ta descendance. Cependant, les dieux t'accordent une faveur : tu ne seras plus sur terre quand le désastre se produira.
— Qui osera cela, ruiner le trône des Bambaras, qui ?
— Ces maudits Fulɓe, ô mon roi ! C'est par la main de ces vilains singes rouges que la malédiction anéantira tes greniers et ton trône. Ces bergers aux pieds grêles, ces rustres bohémiens, mangeurs de cram-cram et de lait ! C'est d'eux que viendra le criminel. Le malfaiteur n'est pas encore né mais ses ancêtres, eux, sont déjà là, à un jet de pierre de ton palais. Ce sont des Bari émigrés du Fuuta-Tooro il y a peu et installés dans la région de Wuro Ngiya, entre Dogo et Banguita, au campement de Foyna. C'est un de leurs descendants, fama, qui abattra ton palais et subjuguera ton peuple de « fiers gorilles aux poitrines larges et velues ».
— Qu'attends-tu, idiot, pour me les amener? Je veux tous les Bari de Foyna ici, les dos lézardés, les derrières rougis au feu et ligotés les uns aux autres comme les bûches d'un même fagot.
En un clin d'oeil, femmes et enfants, vieillards et estropiés furent traqués comme du gibier, ficelés, bastonnés et traînés par les chevaux jusque dans l'enceinte du palais.
— Qu'on les décapite sans tarder et sans prendre pitié ! ordonna le roi.
Ses guerriers sortirent leurs épées et leurs dards, leurs garrots et leurs flèches empoisonnées et se ruèrent sur les malheureux Fulɓe en chantant des chants funèbres. A ce moment-là, le regard du roi fut attiré par un jeune homme, un certain Hammadi, qui avait l'air si calme et si résigné au milieu de l'agitation et des pleurs ! C'était le Pullo tel que le définit la cruelle imagerie bambara : timide et malingre, rouge comme une peau imbibée de garance. Sauf que la maigreur de celui-ci dépassait l'imagination. Il était si décharné que, pour un peu, on aurait perçu aussi distincts que les traits de son visage ses vaisseaux et ses entrailles.
— Celui-là, ricana le roi, il ne lui reste pas d'ici au crépuscule pour mourir sans qu'on le touche. Allez, sortez ce maladif de ma cour ! C'est faire peu cas de ma puissance que d'imaginer un tel fantôme démolir mon royaume. Sortez-le d'ici, qu'il aille mourir loin de mes terres !
On le surnomma Hammadi Daɗi Foyna (Hammadi le rescapé de Foyna). C'est le lointain ancêtre de Shayku Amadu.
Comme le Prophète et comme le très saint Karamoko Alfa, Shayku Amadu fut un orphelin. Son père, Hammadi Buubu mourut quand il n'avait que deux ans. Son grand-père maternel, Alfa Gouro, se chargea de l'éduquer et de l'initier au Coran. Au sortir de l'adolescence, il découvrit Abdel Kader El Jilani. Littéralement transporté par ce grand mystique bagdadi du XIe siècle, il rêva de réformer la société, d'introduire plus de rigueur dans la vie religieuse, de libérer les croyants aussi bien des cagots conservateurs et illettrés de Jenne que du joug des arbé peuls et des fétichistes bambaras. Peut-être avait-il déjà en tête le projet fou de bâtir sur ces terres de sciences occultes, de balafres et de masques, la diina, cet État idéal, tout de pureté et de foi, entièrement soumis à la loi de Dieu, baigné de sa lumière, inspiré de sa sainteté. Devenu un marabout réputé, ce brillant agitateur d'idées fut vite reconnu notamment parmi les jeunes et les hommes les plus instruits du pays. Ce qui fait que, dès le début, les idolâtres lui vouèrent une haine féroce et la mosquée de Jenne se méfia de lui. D'ailleurs, ce sont ses relations avec cette dernière qui se dégraderont les premières. C'est vrai qu'il nourrissait depuis toujours un saint mépris pour les notables de cette bourgade qui tiraient sans vergogne leurs prestiges et leurs avantages de leur douteuse ascendance et non de leur savoir et de leur piété. Une tradition non écrite voulait que l'on se regroupe en trois rangées lors des prières : les métis afro-marocains d'abord, puis les marabouts et les commerçants, ensuite seulement les autres. Un jour, Amadu quitta la dernière rangée pour la deuxième et, la fois suivante, il s'installa au milieu des plus hauts dignitaires de la première. Ce geste indécent lui valut les foudres de l'aristocratie. Il lui fut interdit, ainsi qu'à ses partisans, de prêcher à Jenne et de fouler la mosquée. Il se retira à Runde-Sire, où il fit bâtir une mosquée et une école coranique. Quelques semaines plus tard, drapés dans leurs belles couvertures de laine, ses étudiants se rendirent au marché de Simaye pour troquer du lait contre des céréales et du miel. Les apercevant, le prince du Maasina, ardo Giɗaaɗo, s'étouffa de colère et s'adressa à ses soldats :
— Les voici, les potaches de ce misérable noircisseur de planchettes qui a dévié du chemin de Geno et qui maintenant se met à contester le pouvoir de mon père. Allez les houspiller et les malmener et ramenez-moi une de leurs couvertures pour que je crache et marche dessus pour bien leur signifier mon ascendance sur eux.
Amadu fit tuer le prince. Ulcéré, le roi du Maasina, ardo Amadu, demanda l'aide à Da Monzon roi de Ségou, Gelaajo Hamboɗeejo ardo du Kunaari, Faramoso roi des Bobos et Moussa Coulibaly roi du Monimpé. Cette puissante coalition de Fulɓe, de Bobos et de Bambaras fut néanmoins mise en déroute à la bataille de Nukuma. Pourtant l'ennemi alignait plus de cent mille soldats alors que les partisans de Amadu n'étaient que 313 en tout. 313 comme l'armée du Prophète lors de la bataille de Badr ! Voyant cela comme un miracle divin, les Fulɓe à tresses et les Bambaras buveurs de dolo se convertirent par dizaines de milliers et rejoignirent l'armée de Shayku Amadu qui soumit facilement les chefs païens et les conservateurs de Jenne à son autorité. Il institua l'empire musulman du Maasina et fonda une nouvelle capitale au milieu des escarpements rocheux du Kunaari. Il la voua entièrement à la méditation et à la prière et l'appela Hamdallaye, ce qui veut dire « louanges à Dieu » ! Le lendemain de sa victoire de Nukuma, des messagers venus de Sokoto se présentèrent à lui.
Gloire à toi, ô Shayku Amadu ! Oui, Shayku, c'est dorénavant le titre par lequel on devra t'appeler. C'est le titre que le Commandeur des croyants, le très saint Usman ɓii Foduyee, t'a décerné avant de mourir. Il y a trois mois, il nous a remis cette lettre et nous a dit : « Partez vers l'ouest jusqu'au pays du Maasina. En ce moment même, un Pullo comme vous et moi, auréolé par Dieu et marqué du signe de la prophétie, est en train d'y guerroyer pour instaurer la cité de la charité et de la foi. Nul doute que Dieu affaiblira pour lui les sceptiques et les mécréants. Dites-lui que je lui accorde cet étendard du Prophète ainsi que le titre de shayku. Vous lui remettrez aussi de main à main la lettre que voici et qu'un marabout touareg m'a remise à tort, pensant sans doute qu'elle m'était destinée. Dites-lui que c'est pour lui et non pour moi que ce message fut écrit et que lui seul pourrait en percer l'énigme. »
Et comment vous l'aurait-il remise puisque, selon vous, il est déjà mort ? demanda Amadu.
C'est à Saye, ô shayku, où nous fûmes attardés par la maladie d'un des nôtres, qu'un cavalier nous rejoignit pour nous annoncer la triste nouvelle. Un homme aussi pur mourir de la lèpre ! Dieu en ses infinis mystères a vraiment le talent de troubler l'esprit des hommes, n'est-ce pas, mon grand shayku ?

Birane revenu de Harndallaye, l'almami Abdul Ɠaadiri le convoqua et lui dit :
— Je veux que tu sois pour moi ce que ton père a été pour feu mon père, l'almami Ibrahima Sori Mawɗo. J'ai besoin de ta longue expérience de guerrier et de voyageur. La présence d'un aîné amical et circonspect me rassurera en ce moment périlleux. Je te fais mon émissaire et mon conseiller ; à ton fils Dooya, je confie les écuries royales et le commandement de mes jeunes cavaliers. Aide-moi à voir clair et je te laisserai ramasser à ta guise l'or, les titres, les cheptels et les esclaves. Tu penses bien que si nous, les soriya, nous avons réussi à nous remiser sur le trône, c'est pour ne plus le quitter.
Il était bien naïf de parler ainsi. Huit ans après, il reçut une balle dans la tête et dut se réfugier chez les Susu du Faranta. Naturellement, le fidèle Birane l'y suivit pour, avec l'aide de leurs généreux hôtes, le soigner de tout son coeur et veiller à entretenir son moral. C'était, bien sûr, un coup des alfaya qui, de longue date, préparaient activement leur retour. Tu te souviens de Buubakar Bademba, celui que l'on avait laissé pour mort dans une termitière et qui avait réussi à se réfugier dans le Ɓundu ? Eh bien, lors de son long séjour dans la cour de l'almami Hammadi Aysata, les Deeniyankooɓe et leurs alliés bambaras attaquèrent le Ɓundu. Il revint au prince Bookar Saada d'organiser la riposte et, naturellement, il y convia son ami et hôte, le prince du Fuuta-Jalon, Buubakar Bademba. Alors que l'ennemi, harcelé de partout, commençait à se replier, ils visèrent en même temps un fuyard et Buubakar Bademba tira le premier pour l'abattre.
— Tu te crois plus adroit que moi, n'est-ce pas ? lui fit Bookar Saada, vivement déçu de n'avoir pas tiré le premier. Alors, dis-moi, pourquoi as-tu fui ton pays comme un méprisable déserteur pour venir te réfugier chez nous ?
— Je n'ai pas fui le combat, j'ai fui la trahison ! tenta de lui faire comprendre Buubakar Bademba qui, aussitôt la guerre terminée, s'en alla trouver l'almami Hammadi Aysata.
— Père, je prends congé, je rentre au Fuuta-Jalon.
Hammadi Aysata le couvrit de cadeaux et lui donna une escorte. Il l'accompagna jusqu'à la sortie de la cité et lui tendit un talisman et un coq.
— Grâce au pouvoir magique de ce talisman, il te suffira de toucher une partie de ton corps avant de tirer sur l'ennemi : sois sûr que c'est cette partie-là que ta balle atteindra. Quant à ce coq, tu verras par toi-même qu'il sera le seul à chanter dans tous les villages que tu traverseras ; en l'entendant, tous les autres se tairont. C'est le signe que tu auras raison de tous ceux qui se mettront au travers de ton destin. Rassure-toi, mon fils, qu'ils le veuillent ou non, tu régneras !
Il arriva à Timbo à la tombée de la nuit. En traversant la plaine bordant la cité, il trouva une lionne qu'il abattit d'un coup de fusil. Sa mère qui, dans sa case, préparait le dîner remercia le bon Dieu puis, avec un grand soupir de soulagement, s'adressa à sa servante :
— Mon fils Buubakar est revenu !
— Comment pouvez-vous dire ça, ma bonne maîtresse ?! Vous savez bien que votre fils est mort à la bataille de Ketigiya.
— Ce coup de feu est celui de mon fils. Personne au monde ne tire comme ça au fusil.
Buubakar Bademba rassembla aussitôt ses partisans et leur annonça ces sombres paroles-là, restées jusqu'à nos jours intactes dans la bouche des lettrés et des griots :
— Ceux qui ont tué mon père, je les tuerai. Ceux qui l'ont trahi, je les tuerai. Ceux qui ont aidé ceux qui l'ont trahi, je les tuerai. Ceux qui ont aidé ceux-là qui ont aidé, je les tuerai !
Et ce n'étaient pas des paroles en l'air puisqu'il réussit à blesser Abdul Ɠaadiri et à l'évincer du pouvoir. Après quoi, il s'en alla trouver son vieil oncle Buubakar Zikru qui attendait la mort dans son marga de Heeriko et lui dit :
— Je suis venu te remettre la couronne laissée par mon père, Abdulaahi Bademba, en attendant que j'aie l'âge de la porter sans qu'elle m'écrase la tête.
— Le destin est bien coquin en ce qui nous concerne, mon neveu ! Toi, tu es trop jeune et moi, trop vieux pour monter sur le trône. Tout ce que je souhaite aujourd'hui, c'est prier le bon Dieu et mourir en paix.
— Te débiner serait un déshonneur pour l'ensemble des alfaya, oncle ! Tu dois porter la couronne que le Fuuta-Jalon a offerte à ton père Karamoko Alfa ! Tu auras avec toi ma sincérité totale et l'appui de mes partisans.
Buubakar Zikru accepta à contrecoeur. Mais sitôt qu'il fut investi, il reçut du Faranta un paquet contenant deux grains de riz, un morceau de charbon, une balle et une pincée de poudre.
— Que peut bien signifier cette énigme ? demanda-t-il au doyen de ses conseillers. Que veut nous dire Abdul Ɠaadiri ?
— Il veut nous dire que quand le riz aura été moissonné, la savane ravagée par les feux de brousse, les balles et la poudre parleront à Timbo pour vous départager.
Trois mois après, Abdul Ɠaadiri délogea le vieux roi qui eut juste le temps de regagner Heeriko pour mourir. Trois mois s'écoulèrent et Abdul Ɠaadiri mourut à son tour, des séquelles de ses blessures. Malgré la farouche résistance de Birane, les alfaya revinrent au pouvoir en la personne de Buubakar Bademba qui, après moult péripéties, succédait enfin à son père. Il imposa, comme jadis son géniteur, des alfaya aussi bien dans les rouages de Timbo qu'au moindre échelon des provinces mais se garda bien, allez savoir pourquoi, de retirer son saare à Birane ou de le chasser de la capitale. Il le laissa jouir de ses biens et de ses mouvements à sa guise et se prit même d'affection pour le jeune hôte qu'il hébergeait à ce moment-là ; lequel, en échange du gîte et du couvert, assurait l'éducation coranique de son fils Jabaali. C'était un jeune surdoué originaire du Fuuta-Tooro qui après avoir suivi les enseignements des célèbres érudits de Labe-Saatina était arrivé à Timbo pour s'initier à la voie tidjania auprès du grand maître Abdul Karim 9 qui lui-même avait adhéré à l'ordre lors d'un long séjour en Mauritanie. Il s'appelait Umar Saiidu Taal. C'était le fils de Cerno Saiidu Usman Taal, le prodigieux bébé de Halwaar que, à son retour de la défaite de Bungowi, l'almami Abdel Kader Kane s'était empressé de saluer et d'honorer.
Peu de temps après cela, une caravane de commerçants mandingues venue du Libéria se présenta devant le fortin et demanda à parler à l'almami. Le porte-voix les interpella sitôt qu'ils furent introduits dans la salle d'audience :
— Dites donc qui vous êtes et ce qui vous amène !
— Je suis Fanta Maafin Kaba, fils de Mori Wulen Kaba, et voici mes compagnons de route ! Nous venons du Libéria où nous nous rendons chaque année pour troquer de l'or et du riz contre de la kola et des armes, après quoi, nous reprenons tranquillement le chemin de Kankan où nous sommes nés et où nous attendent nos pères et nos mères, nos femmes et nos enfants. Seulement, cette année, nous avons dû faire le détour par Timbo.
— Pour faire quoi à Timbo? Pour vous enquérir de notre santé ou pour nous vouloir du mal?
— Pour remettre aux gens de cette ville quelque chose qui leur revient. La feuille appartient à l'arbre même quand elle se trouve égarée dans la crinière du lion.
— Quoi donc?
L'homme sortit un objet luminescent qu'il déposa délicatement aux pieds de l'almami.
Le porte-voix s'abaissa sans le quitter de ses yeux furibonds et réprobateurs. Il se releva puis marmonna entre les dents, au bord de s'étrangler de colère :
— Qu'est-ce que cela veut dire ?
— C'est un talisman (comme s'il pouvait se faire que ce fût autre chose) !… Pas n'importe quel talisman, celui de l'almami Ibrahima Sori Mawɗo ! Approchez, voyez par vous-mêmes, anciens de Timbo !… Lisez ce qui y est écrit et vérifiez si je mens : « Allah mi huli, mi hulaa mayde ! Min Almâmy Ibrahima Sori Mawɗo, giɗo julɓe e jon Fuuta! » (Je crains Dieu, je ne crains pas la mort ! Moi, almami Ibrahima Sori Mawɗo, l'Ami des fidèles et le Maître du Fuuta!) N'est-ce pas le talisman du lion à la crinière invisible avec ses grains d'ambre et ses cauris ? N'est-ce pas celui qu'il avait remis à son fils Abdurahamane avant la désastreuse expédition du Gâbou ?
— Lâ ilâh illâhu, c'est lui, il n'y a pas de doute, c'est bien lui ! soupirèrent-ils tous d'une même et lugubre rumeur.
— C'est bien lui ! acquiesça à son tour le porte-voix de l'almami, amené par ce stupéfiant coup de théâtre à se montrer plus avenant. Installe-toi sur la peau de mouton que voici, Mande ! Tu y seras plus à l'aise pour ôter de nos esprits la curiosité qui les tourmente. Mais, de grâce, fais vite, le Fuuta a hâte de savoir ce qu'est devenu son prince.
La nouvelle s'étant rapidement ébruitée dans les ruelles et dans les arrière-cours de Timbo, tout le monde (les vieilles et les enfants, même les gens des hameaux et les voyageurs de passage) se regroupa dans la cour et autour de la palissade de la mosquée pour écouter. L'étranger parla jusqu'à l'aube et ce qu'il dit fut si captivant que ce jour-là les coqs oublièrent de chanter et le muezzin d'appeler à la prière. A force de parodies et de mimes, de figures et d'allégories, il réussit à faire comprendre, dans son mauvais pular, au Fuuta en larmes ce qui était arrivé à son prince.
Après l'horrible traversée des mers, Abdurahamane 10 avait été vendu à l'encan dans une foire à esclaves du Mississippi. Un certain Thomas Foster, fermier de son état dans le comté de Natchez, s'en était porté acquéreur pour un baril de poudre. Durant trente-neuf ans, il subit les morsures du fouet et de la faim, les supplices de l'humiliation et les durs travaux des champs. Cela ne lui fit oublier ni la noblesse de son sang ni son doux pays du Fuuta-Jalon. Pieux musulman et fin lettré (il maîtrisait parfaitement le pular et l'arabe), il se prit un jour d'écrire au sultan du Maroc (dans son esprit, une simple bouteille à la mer rien que pour alléger le cafard). Son cas émut fortement le roi qui, contre toute attente, s'adressa au président des États-Unis pour lui demander sa libération. Ce qui fut fait aussitôt. Mais Abdurahamane n'était pas satisfait pour autant : ses femmes, ses fils et ses petits-fils restaient, eux, toujours esclaves. Il se tourna vers l'American Colonization Society, une organisation philanthropique du Nord, pour tenter d'obtenir leur affranchissement. Mais menacé par les esclavagistes du Sud qui voyaient d'un très mauvais oeil tout le tapage fait autour de ce « Nègre prétentieux », il quitta précipitamment les États-Unis pour le Libéria. — Il y attendait la saison sèche et l'arrivée des premières caravanes pour rejoindre Timbo, conclut l'étranger en essuyant une larme, lorsqu'il est mort, le trimestre dernier… La vieillesse ! Il avait soixante-cinq ans, vous comprenez !… Alors, la communauté peule du Libéria nous a remis ce talisman et nous a dit : « Ô Mandingues, à votre retour à Kankan, faites le détour jusqu'à Timbo et remettez ceci à l'almami du Fuuta en personne ! Les Fulɓe vous en seront reconnaissants et Dieu vous remerciera sûrement. »
Le lendemain, l'almami fit résonner la tabala du deuil, célébra la prière de l'absent et sacrifia mille taureaux noirs splendides et haut encornés pour accompagner l'âme du défunt.

Birane pleura longuement la mort de Abdul Ɠaadiri et, avant de se retirer à Helayaa pour lire le Coran et broder, confia ceci à son fils, Jabaali :
— Après Buubakar Bademba, je ne connaîtrai aucun autre roi. Toi, tu seras amené à en côtoyer encore. Alors, deux conseils, mon fils : Reste avec les soriya, il est dangereux de faire la girouette au beau milieu des fauves. Choisis ton camp une fois pour toutes et surtout obéis sans état d'âme ou bien alors, fuis ! Autre chose : Prends soin de ton cou, dans la cité des Seediyaaɓe, cet organe vaut moins cher qu'un vulgaire morceau de manioc !
A Helayaa, il reçut la visite de Umar Saiidu Taal.
— Mon maître Abdul Karim me propose de l'accompagner en pèlerinage sur la tombe de cheik Tidjâni à Fès. Mais avant cela, nous passerons d'abord visiter la cité nouvelle de Hamdallaye que Shayku Amadu a consacrée aux gens de la vertu et de la foi. Demain, je vais à Halwaar faire mes adieux à mes parents. Malheureusement, mon maître qui devait m'accompagner pour intercéder auprès d'eux l'autorisation d'effectuer ce périlleux voyage est un peu souffrant. J'irai donc seul au Fuuta-Tooro, ensuite je le retrouverai ici pour que nous gagnions le Maasina.
Birane lui offrit des boeufs et de l'or. Il renifla longuement pour s'empêcher de pleurer et lui dit :
— Là-bas à Fès, n'oublie pas de prier aussi pour moi. Je suis devenu vieux, tu sais. Je ne me crois plus digne de la miséricorde divine, j'ai trop fréquenté les griots et les rois ! Va à Fès, Umar, alors, peut-être, Dieu, par ta pureté à toi, consentira à alléger le grand nombre de péchés qui me font ployer le dos !

Buubakar Bademba trôna en tout près de dix-sept ans. Son long règne, entrecoupé de quelques chutes au gré des crises qui ensanglantaient épisodiquement les soriya et les alfaya, fut marqué par une longue éclipse de soleil. Affolés, les gens affluèrent vers les cimetières et les mosquées, pensant que le jour du Jugement dernier était arrivé. Puis ce fut un violent tremblement de terre. Surpris au lit, Birane fut enseveli sous sa masure de Helayaa. Il fallut trois jours aux esclaves pour sortir son cadavre des décombres et, ensuite, le transporter dans le carré couvert de plantes à fleurs et de champignons que Seïdy, en fondant Timbo, avait réservé à Garga pour le repos de son âme et celui de sa descendance.
De retour du Fuuta-Tooro, Umar Saiidu Taal fit égorger un taureau pour accompagner son âme et réunit une centaine de ses fidèles pour réciter le Coran autour de sa tombe. Après quoi, il confia à son bienfaiteur, l'almami Buubakar Bademba, son intention de rejoindre Hamdallaye où son maître Abdul Karim, fatigué d'attendre son retour, l'avait déjà précédé. C'est là à Hamdallaye que son destin bascula et avec lui, celui de toute l'Afrique de l'Ouest. C'est là qu'il dut renoncer à Fès et se décida à accomplir ce fameux pèlerinage à La Mecque dont les péripéties et les conséquences bouleversèrent l'existence de tant de croyances et de peuples.
Car, à son arrivée à Hamdallaye, il apprit que son maître Abdul Karim venait de décéder. Il y assista à la naissance de Amadu Amadu, le petit-fils de Shayku Amadu. Le roi du Maasina, auquel Abdul Karim avait beaucoup vanté les mérites de son disciple, présenta le bébé à Umar Taal pour qu'il lui accorde sa bénédiction. Celui-ci avança la main pour caresser la tête du nouveau-né. Le bébé recula violemment comme si on lui avait fait toucher du feu. Il se mit à vagir si fort que Shayku Amadu s'en inquiéta et dit :
— Je te confie mon petit-fils, Umar Taal, fils du Fuuta-Tooro. Jure-moi de ne jamais lui faire du mal !
— Ai-je une tête à crever l'oeil de celui qui m'a appris à voir, je veux dire, à rendre le bien que l'on m'a fait par un présent aussi abject que celui du mal ? Si je nourris quelque mauvaise intention que ce soit à l'endroit de ton petit-fils, que Dieu fasse qu'en quittant ici je ne dépasse pas le village de Baboye.
— Eh bien, que Dieu t'entende, Umar ! Que Dieu t'entende 11 !
Ce dialogue occulte et prémonitoire entre deux grands érudits peuls, ambitieux et doués aussi bien l'un que l'autre d'un extraordinaire pouvoir de divination, signalait déjà, à mots couverts, la terrible tragédie qui se préparait à ensanglanter le Maasina. Car, mon petit Pullo, à peine une décennie plus tard, Elhadj Umar, après avoir détruit le royaume bambara de Ségou, envahira le Maasina et fera exécuter son jeune roi, Amadu Amadu. Et que devint-il après cela, mon petit Pullo ? Il disparut dans les grottes de Jegembere. Et où se situaient ces grottes de Jegembere ? A l'entrée de Baboye.
Ce village que, selon son serment, il ne devait pas dépasser si jamais il faisait du mal au petit-fils de Shayku Amadu, Ô mystère !

Après cette étrange conversation, Umar renonça donc à Fès et se jeta de toute son âme sur les pistes enchantées de l'Orient. A défaut de pouvoir se recueillir sur la tombe de cheik Tidjâni, là-bas, il aurait peut-être la chance de rencontrer son plus éminent disciple, le cheik Al Ghali, qui, après la disparition du grand maître, s'était juré de porter le message de la toute nouvelle confrérie au coeur même de l'Islam. Il se joignit à une caravane de colporteurs qui allait à Kong. De là, il traversa les pays haoussas et séjourna sept mois à Sokoto où il eut l'occasion de briller et d'amasser d'immenses fortunes. Suffisamment nanti pour se payer une escorte et traverser sans encombre les pays touaregs, le Fezzan et le Soudan égyptien, il franchit la mer Rouge à Dougounab et pénétra l'Arabie par Djedda. Il fut en butte dès cette première étape au rejet et aux quolibets des Arabes dans l'esprit desquels tout « visage de poix », si distingué soit-il, est voué à l'ignorance et à la servitude, et naturellement impénétrable aux subtilités aériennes de la religion et de la science. Au fondouk d'une université islamique où, après une longue errance dans les rues, il réussit à se faire admettre, il dut affronter le mépris d'une bande de prétentieux qui mirent en doute ses connaissances et allèrent jusqu'à nier la sincérité de sa foi.
— Ce nom, Umar, que tu portes avec tant de fierté, qui nous dit que tu ne l'as pas usurpé en chemin, à Khartoum ou à Abou-Hammed, par exemple ?
— Oui, nous avons du mal à nous laisser convaincre que la lumière de Dieu a déjà effleuré des régions aussi ténébreuses et lointaines que celle qui t'a vu naître. — Nous savons maintenant que beaucoup de pèlerins venus de là-bas et qui se présentent devant nos cités ne sont que de superbes analphabètes qui désirent se revêtir du manteau de hadj juste pour amasser la gloire et la fortune avant de s'en retourner aux tam-tams et aux masques.
— Oui, n'importe qui peut apprendre à balbutier la Fâtiha. De là à devenir un vrai musulman…
— Puisqu'il a l'air si sûr de lui, ce « visage de poix », qu'il nous montre donc ce dont il est capable !… Ne reste pas sans répondre, Umar ! Tu veux visiter la Kaaba, alors récite-nous la sourate « Le Pèlerinage » !
— « Le Pèlerinage », c'est trop pour un illettré du Tekrur. Sait-il seulement « L'Enveloppante » ou « L'Astre nocturne » et même la très élémentaire « Les Fibres » ?
— J'ai refusé jusqu'ici de répondre à vos provocations car je considère que l'on ne doit pas s'engager sur le chemin de Dieu en recourant au jeu puéril du défi et de la concurrence mais, comme vous insistez, je vous propose un jeu. A chacun d'entre vous de m'interroger sur les thèmes de son choix. Seulement si j'y réponds correctement, l'auteur de la question devra quitter le divan que vous vous êtes abusivement réservé pour me rejoindre sur les modestes nattes où vous m'avez installé. Ensuite, ce sera à mon tour de vous interroger et si personne ne répond à mes questions, j'occuperai tout seul ce merveilleux divan.
L'exercice dura toute la nuit et porta sur les domaines les plus divers : la grammaire, la théologie, le droit islamique, la médecine et l'astronomie. Ils n'eurent pas le temps de monter se coucher. L'aube les surprit dans la même pièce, les jeunes Arabes emmêlés sur les nattes, ronflant d'un sommeil profond, et Umar, étendu sur le divan, égrenant paisiblement son chapelet.
Ce fut sa première victoire en terre sainte. On s'inclina devant l'étendue de son savoir, reconnut avec force psaumes et salamalecs l'ardeur de sa foi. On le couvrit de cadeaux et monta une grande caravane pour le conduire en pèlerinage à La Mecque. Mais ce triomphe n'était que provisoire. D'autres difficultés l'attendaient, plus âpres et plus sournoises encore. Après La Mecque, il se rendit à Médine où résidait le cheik Al Ghali. Celui-ci, bien que touché par l'extrême sollicitude du jeune homme, montra beaucoup de réticences à s'ouvrir à lui. Cela ne découragea pas Umar. Pendant un an, il se mit humblement au service de son maître. Il lui distribua les énormes richesses glanées dans les cours et dans les mosquées du Fuuta-Tooro, du Fuuta-Jalon, du Maasina et du Sokoto. Pendant un an, il lui servit de scribe et de chambellan. « … il poussa l'humilité jusqu'à aller faucher de l'herbe pour le cheval de cheik Mohamad Al Ghali et ramasser du bois mort pour faire sa cuisine. Il couchait dans son antichambre 12 et mangeait les restes de ses plats… Vers la fin de l'année, le cheik Al Ghali projeta d'aller à La Mecque pour le pèlerinage. Elhadj Umar obtint l'autorisation de l'accompagner 13 … » Après cette toute première faveur, le maître lui offrit un exemplaire du Djawahir-alma'ani, l'oeuvre dans laquelle, avant de mourir, le cheik Tidjâni avait consigné l'essentiel de sa doctrine. Dans la foulée, prenant en compte sa patience et son extrême dévouement, il l'invita à s'exprimer devant une assemblée de savants. Umar réussit brillamment le test. Al Ghali lui décerna le titre de moqqaddem mais se refusa obstinément à lui accorder la baraka, ce rituel qui aurait fait de lui un dépositaire consacré de la voie tidjane. Cette simple marque de sympathie déclencha pourtant une violente hostilité dans l'entourage du cheik. Un jour, au cours d'une des nombreuses discussions savantes auxquelles il était souvent convié, un des disciples déclara perfidement :
— « Ô science, toute splendide que tu sois, mon âme se dégoûtera de toi quand tu t'envelopperas de noir ; tu pues quand c'est un Abyssin qui t'enseigne 14. »
Cela fit rire longuement l'assistance. Umar laissa passer l'orage et répondit avec tout le flegme que peut montrer un Pullo :
— « L'enveloppe n'a jamais amoindri la valeur du trésor qui s'y trouve enfermé. Ô poète inconséquent, ne tourne donc plus autour de la Kaaba, maison sacrée de Allah, car elle est enveloppée de noir. Ô poète inattentif, ne lis donc plus le Coran car ses versets sont écrits en noir. Ne réponds donc plus à l'appel de la prière car le premier ton fut donné, et sur l'ordre de Mohamed notre Modèle par l'Abyssin Bilal. Hâte-toi de renoncer à ta tête couverte de cheveux noirs. Ô poète qui attends chaque jour de la nuit noire le repos réparateur de tes forces épuisées par la blancheur du jour, que les hommes blancs de bon sens m'excusent, je ne m'adresse qu'à toi. Puisque tu as recours à des satires pour essayer de me ridiculiser, je refuse la compétition. Chez moi, dans le Tekrur, tout noirs que nous soyons, l'art de la grossièreté n'est cultivé que par les esclaves et les bouffons 15. »
Pour oublier ce désagrément et s'aérer l'esprit, Umar se rendit en pèlerinage à Jérusalem. De là, il poussa l'aventure jusqu'à Damas. Il apprit que le fils du sultan de cette ville était frappé d'une folie telle que de tout l'Orient aucun médecin ni aucun marabout n'avait pu le guérir. Il demanda au sultan de lui laisser tenter sa chance. On l'emmena près du malade.
— Tu me connais, n'est-ce pas ? lui demanda-t-il.
— Bien sûr! répondit le fou. Tu es Umar, fils du Fuuta-Tooro.
— Pourquoi t'a-t-on emprisonné ici ?
— Ils disent que je suis fou mais toi tu sais que ce n'est pas vrai, n'est-ce pas ?
— Non, tu n'es pas fou. Tu ne l'as jamais été et même si tu l'avais été, tu ne le seras plus jamais.
Il murmura un verset et cracha trois fois sur la tête du jeune homme.
— Enlevez-lui ses chaînes, fit-il.
On lui enleva ses chaînes et il reprit aussitôt ses esprits.
Ce miracle qui fit le tour de l'Orient acheva de modifier les sentiments du meitre envers l'élève. Al Ghali lui accorda sa baraka, l'investit calife des tidjani pour les pays du Tekrur, l'embrassa longuement et dit : « Va balayer les pays ! »
Elhadj Umar séjourna en tout deux ans et demi au Moyen-Orient. Enfin heureux d'obtenir ce qu'il était venu chercher, il se rendit une dernière fois à La Mecque pour accomplir son troisième pèlerinage avant de retourner chez lui.
Il brilla dans les mosquées et les universités du Caire, grossit son escorte tout au long des pistes reliant les cités du Soudan et arriva au Bornou avec le prestige et la somptuosité d'un messie longtemps attendu. Il demeura plusieurs mois dans ce pays où il prêcha la nouvelle doctrine et attira à lui une foule considérable de fidèles dont un des princes les plus éminents du royaume. Le souverain du Bornou vit cela d'un très mauvais oeil. Déjà effarouché par les critiques véhémentes que, dans ses envolées, l'encombrant pèlerin proférait contre le relâchement des mœurs et les excès du pouvoir, il adopta dans un premier temps une franche hostilité. Il monta contre son hôte plusieurs attentats auxquels celui-ci échappa miraculeusement. Cependant, pour calmer ses partisans et pour contenir son influence de plus en plus grandissante, il se montra, ensuite, bien plus accueillant. Il le couvrit de cadeaux, lui offrit en mariage une de ses filles nommée Mariatu (qui lui donnera son fils Makki) mais fut néanmoins très soulagé de le voir quitter ses terres pour celles lointaines de ses « cousins » de Sokoto. Il y séjournera près de huit longues années. Il y composera sa fameuse oeuvre Souyouf-al-Said, participera à la célèbre bataille de Gawakuke où les Fulɓe écrasèrent une puissante coalition d'assaillants haoussas, touaregs et kanouris et accomplira tant et tant de miracles qu'il attirera à lui l'animosité et la jalousie de Al Bekkaye, le mufti de Tombouctou, en visite à Sokoto. D'ascendance marocaine, celui-ci qui exerçait une très forte influence morale dans les cours de Sokoto et de Hamdallaye était de rite qadriya. Il prit pour une offense l'irruption dans sa chapelle de ce jeune homme plus instruit que lui, auréolé du titre rarissime de hadj et se réclamant de surcroît d'une autre confrérie que la sienne. Il multiplia à son égard les provocations les plus sournoises et fit tout pour le brouiller avec les gens de la mosquée et les habitués de la cour. Il le questionnait comme s'il avait été son élève et remettait son savoir en cause à tout bout de champ. Elhadj Umar confondit le vieux mufti avec une telle aisance que celui-ci écourta son séjour et regagna derechef son sérail de Tombouctou. Il réussit habilement à retourner en sa faveur l'opinion de la cour. Amadu Bello finit par se laisser convertir à la Tijaniya. En fin de compte, leurs liens étaient devenus si étroits qu'une nuit celui-ci le réveilla et lui tendit un papier : « Je t'offre mon royaume, ami des croyants et serviteur de Dieu. Garde ce testament ! Quand je mourrai, montre-le au Sénat. Il ne pourra alors qu'avaliser la décision que j'ai prise de faire de toi mon unique successeur. »
Comme gage de son sérieux et de sa sincérité, il lui offrit deux épouses : une noble de Sokoto dénommée Aysatu Jallo qui lui donnera son fils Amadu, puis sa propre fille, Mariama, qui lui donnera ses fils Habib et Mokhtar. Quand il mourut en 1837, ce fut en toute bonne foi que Elhadj Umar brandit le fameux testament et exigea d'être couronné. Mais Atiku, le frère du défunt, appuyé par la majorité du Sénat, récusa le document : « Ce royaume n'est pas la propriété de Amadu Bello mais celle de notre père Usman ɓii Foduyee. As-tu un testament d'Ussmani ɓii Foduyee ? »
Elhadj Umar dut admettre que non. « Alors quitte mon pays, cela m'évitera de te créer des ennuis ! » poursuivit le nouveau souverain.
Il quitta donc Sokoto pour Hamdallaye. Shayku Amadu l'accueillit avec le même enthousiasme qu'à l'aller. Mais dans son entourage, il flottait comme un air de mépris et de suspicion. Pour commencer, Elhadj Umar trouva à son arrivée une lettre de Al Bekkaye, un long poème aux apparences élogieuses mais qui se terminait perfidement ainsi : « Tu es le fils d'esclave le plus instruit qu'il m'a été donné de rencontrer. » Mais ce n'était pas tout. Le mufti de Tombouctou avait infiltré partout des agents chargés de discréditer la personne de Umar et la doctrine de la Tijaniya. Elhadj Umar ne voulait pas d'une confrontation sous le toit de son bienfaiteur Shayku Amadu. Il préféra donc continuer sa route. Seulement, l'hostilité du Maasina était loin d'être un cas isolé. Partout, sa bruyante escorte, son prosélytisme et l'irruption toute nouvelle de sa doctrine tidjania inquiétaient les mosquées et les palais. A Ségou (royaume qu'il mettra à feu et à sang une décennie plus tard), naturellement méfiant vis-à-vis de tout ce qui était pullo et à plus forte raison musulman, le roi bambara le jeta en prison. Mais le sort voulut que la soeur du souverain s'amourachât de lui et parvînt à le faire libérer au bout de quelques mois. En ce laps de temps, il réussit la prouesse de convertir le prince héritier Tokoro Mari. En ces temps-là, à Ségou, la pratique de l'Islam était punie de peine de mort pour les gens de la cour. Pour tromper la vigilance du roi et des grands prêtres, il lui suggéra de coudre ses tresses dans son bonnet pour camoufler son crâne ras de nouveau converti et de boire du miel en faisant croire que c'était du dolo pendant les cérémonies de libations.
Tous les souverains ne lui étaient pas hostiles, cependant. A Kangaba, Alfa Kaba, le roi de Kankan, vint à sa rencontre, se convertit spontanément à la Tijaniya et le convia à se rendre dans sa ville pour enseigner et prêcher partout où bon lui semblait.
De Kankan, il écrivit une longue lettre à l'almami de Timbo pour lui narrer sa longue aventure et lui annoncer son arrivée imminente dans le Fuuta-Jalon. Il ne reçut aucune réponse car au nom de la règle de l'alternance, en son absence, un soriya du nom de Yaya (clan qui lui sera hostile jusqu'au bout) avait succédé pour deux ans à Buubakar Bademba. Celui-ci, par chance, revint au trône dès l'arrivée de l'hivernage et l'invita à séjourner avec sa suite au village de Jegunko, avant de l'y rejoindre avec sa cour pour passer le mois de ramadan. Ce fut une période d'écriture et de méditation. C'est là que Elhadj Umar acheva Ar-Rima, son oeuvre la plus accomplie. C'est aussi probablement là que lui vint l'idée de lancer son fameux djihad qui le conduira, dix années durant, à porter le fer de Saint-Louis du Sénégal à Tombouctou. En effet, il y fut rejoint très tôt par de nombreux Fulɓe du Fuuta-Jalon, du Fuuta-Tooro et du Ɓundu mais aussi par des Malinkés de Kankan et même des Yoroubas islamisés de Sierra Leone. S'il n'avait encore eu l'occasion de tirer aucune balle, il avait de quoi constituer une armée et se préparer à la guerre.

Jabaali suivit les conseils de son défunt père et s'acoquina avec un turbulent jeune prince soriya du nom de Amadu. Il l'assista de son affection et de ses conseils et, dans le plus grand secret, sillonna les quatre coins du pays, afin de rameuter des guerriers et des partisans. Comme tu t'en doutes, la sournoise rivalité entre soriya et alfaya n'avait pas cessé pendant ce temps. En 1838, chassé du pouvoir, Buubakar Bademba dut se réfugier à Daara. Jabaali appuya en vain la candidature de son poulain. Mais le conseil des Anciens, tout en saluant le retour légitime des soriya au pouvoir, invalida la candidature de ce dernier au motif qu'il n'obéissait pas au sacro-saint principe pullo qui veut que seuls les princes dont les pères ont régné doivent accéder au pouvoir. On lui préféra son oncle Yaya ; il régna deux pauvres années avant de subir les foudres des alfaya qui réussirent à ramener Buubakar Bademba. Yaya se retira dans son marga et y mourut un an après. Dans cette terrible bataille qui ensanglanta les ruelles de Timbo, Jabaali fut blessé au genou. Un forgeron réussit à extraire la balle et tenta en vain de cautériser la plaie. Celle-ci s'infecta et, très vite, gangrena l'ensemble de la jambe. Son fils aîné Birom, pour subvenir aux besoins de la famille, ne trouva rien de mieux que de se joindre à la bande d'un jeune prince encore plus turbulent que Amadu, un autre soriya du nom de Umar qui se répandait dans les villages pour extorquer tout ce qui pouvait lui tomber sous la main : le fonio et les bijoux, les troupeaux et les esclaves. Au bout d'une année de cette douteuse activité, il amassa une jolie petite fortune qui lui permit d'agrandir le saare, de multiplier ses troupeaux, de s'acheter des terrains de culture dans deux ou trois provinces et de s'enorgueillir des plus belles écuries de Timbo après celles de l'almami. Puis il bâtit la plus grande médersa et se convertit en marabout pour enseigner la parole de Dieu aux enfants gâtés et aux princes de sang.
Comme je te l'ai dit, mon petit Pullo, le prince Umar était un homme violent et ambitieux qui mena dans sa jeunesse une vie turbulente et dissolue. Il commit de nombreux crimes et délits que sa condition de prince laissa impunis. Il manifesta dès sa plus tendre enfance son ambition de monter un jour sur le trône. Il alla consulter les devins qui lui firent savoir que pour ce faire il devrait d'abord sacrifier un homme, en l'occurrence, un de ses cousins, du nom de Boori. Un soir, il invita celui-ci à une course à cheval et, au beau milieu de la course, l'abattit d'une balle dans la tête. Son père, l'almami Abdul Ɠaadiri, ordonna qu'il soit décapité pour venger la victime. Mais la mère de celle-ci, la propre soeur de l'almami, le pria de n'en rien faire : « Laissez-lui la vie sauve, almami ! supplia-t-elle. Si vous le tuez, je perdrai du coup deux de mes enfants : mon fils et mon neveu. Si Umar a tué Boori involontairement, il n'en supportera aucune conséquence ici-bas comme dans l'au-delà. Dans le cas contraire, par Dieu, sa progéniture paiera son crime ! »
Le Serer a raison, mon petit Pullo : « Dieu peut faire quelque chose pour ceux que la mère a maudits. Il ne peut rien pour ceux que la tante a maudits. » Comme je te le montrerai plus loin, la plupart des descendants de Umar mourront assassinés.
A la suite des nombreux troubles survenus après la mort de son père, il trouva préférable de s'exiler. Il trouva refuge au Fuuta-Ɓundu auprès de Bookar Saada qui avait, depuis, succédé à son père, l'almami Hammadi Aysata. Là-bas, il reçut une solide formation intellectuelle et militaire. Il apprit à connaître les hommes et à comprendre les subtilités du fonctionnement d'une cour royale.
A la suite de l'accord intervenu entre les partisans de l'almami Buubakar Bademba et ses adversaires, le camp soriya lui dépêcha une mission au Ɓundu pour le prier de revenir prendre possession de l'immense fortune laissée par son père et se préparer éventuellement à s'emparer des rênes du pouvoir. Dès son retour, il s'installa à Sokotoro, la capitale de sommeil de son clan. Sa générosité et ses largesses y attirèrent bientôt tout ce que le Fuuta comptait de griots, de courtisans, d'aventuriers, de conspirateurs, d'ambitieux, etc. Il devint, avant même sa nomination en 1845, un puissant chef de bande, craint aussi bien à Timbo que dans les recoins des provinces.
C'est alors que l'almami Buubakar Bademba décida une expédition militaire contre le Badon, dans le nord du pays. A Labe, où il fit halte, un escadron de soriya l'attendait. Les notables de la ville réussirent de justesse à éviter la catastrophe. L'almami abandonna son projet d'expédition au Badon pour faire demi-tour vers Timbo. Des soriya encore plus nombreux l'accueillirent avec des tirs à l'arc et des coups de feu. L'almami, dont la bravoure était connue de tous, riposta de toutes ses forces. Il fut blessé et son frère Ibrahima tué. La confrontation dura plusieurs jours et l'hécatombe fut telle que les deux camps décidèrent de se réconcilier et d'appliquer le principe de l'alternance prévu par la Constitution. Ce fut une véritable catastrophe qui sema la désolation chez les gens du commun et souleva l'indignation des chevaliers et des clercs. Cerno Saadu Ibrahim, un influent marabout de la province de Labe, n'hésita pas à adresser aux deux belligérants un « mémorandum de réconciliation », mémorandum que, de son bastion de Jegunko, Elhadj Umar se dépêcha de signer.

Aujourd'hui, les divisions ont atteint leur but et les armées de l'ignorance déploient leurs bannières. L'honnêteté a disparu, la corruption a atteint le gouvernement et la religion. Les gouverneurs et leurs auxiliaires sont terrorisés, les juges et les savants sont troublés… Chacun s'occupe de sa propre personne… Il est impossible de changer cet ordre de choses avant que nous ne nous soyons réconciliés. Pour cette raison, nous vous pressons de renouer les contacts entre vous et d'arriver à un accord. Ce n'est que de cette façon que nous pourrons être sauvés, trouver la réussite et reprendre le chemin du bien. Vous êtes les descendants d'un seul homme. L'un et l'autre de vos groupes méritent, sans conteste, le respect. Dieu vous a généreusement accordé le pouvoir au Fuuta. Exprimez votre gratitude en l'exerçant de manière responsable, sans quoi vous risquez fort de le perdre 16.

Voyant que malgré cela les tueries continuaient de plus belle, Elhadj Umar se présenta à Timbo et, au prix d'un long conciliabule, parvint à réconcilier les deux almami. C'était la première fois que les deux Umar se rencontraient et ce fut, comme on s'en doutait, particulièrement houleux. Ces deux grands trublions de l'histoire peule n'avaient pas en commun que la passion du pouvoir et le nom. Ils partageaient aussi le même puritanisme, la même force de caractère, le même orgueil démesuré et, comme tu le verras plus loin, mon petit Pullo, la même destinée tourmentée. Deux caractères aussi semblables prédisposent naturellement aux différends et aux frictions. Ces deux êtres-là ne pouvaient respirer le même air sans produire des étincelles. Ils se brouillèrent tout de suite, à la faveur d'un bien curieux incident.
Quelques jours avant la visite de Elhadj Umar, le grand poète Cerno Samba Mambaya 17 se présenta à Timbo et exprima son désir de parler à Almami Umar.
— Almami, lui dit-il, sitôt que je m'en serai retourné dans mon village de Mambaya 17b, ce pèlerin de Jegunko viendra vous voir. Il vous tendra la main et vous appellera « Homonyme ». Refusez de lui serrer la main et de répondre à son appel. Le Fuuta-Jalon tout entier tomberait dans son escarcelle, sinon. Cet homme est revenu de La Mecque avec des pouvoirs illimités et l'appétit qu'il a pour votre pays dépasse tout entendement… N'oubliez pas, almami, si vous lui serrez la main, si vous l'appelez « Homonyme », le Fuuta-Jalon perdra en un instant et la protection de ses gris-gris et la force de ses armées. Il ne lui resterait plus qu'à le ramasser comme l'on se saisit d'un fruit tombé par terre.

La suite se passa comme Cerno Samba l'avait prédit. Elhadj Umar entra à Timbo suivi d'un impressionnant cortège. Il fonça directement au palais et tendit la main à l'almami Umar.
— Je te salue, ô Homonyme, fils des Seediyaaɓe et détenteur du Fuuta !
L'almami se détourna et répondit avec dédain :
— L'almami du Fuuta-Jalon n'a pas d'homonyme. Il n'a ni ami ni égal sur terre. Il est au-dessus des marabouts et des princes, seul Dieu lui est supérieur.
Les superstitieux affirment que l'almami offrit à son hôte un éventail magique alors que le vent d'est soufflait ce jour-là. Ce qui fit que Elhadj Umar se détourna du Fuuta-Jalon pour jeter son dévolu sur les royaumes du Haut-Sénégal et du Niger. Retiens cependant que l'accueil de l'almami Umar ne le découragea point. Il usa de son expérience accumulée au Bornou, au Sokoto et au Maasina ainsi que de l'immense prestige qu'il exerçait auprès des gens du commun et des clercs pour réconcilier les soriya et les alfaya.
Le principe de l'alternance fut de nouveau accepté par les deux partis. Il fut octroyé à Buubakar Bademba de régner encore un an avant de céder la place. Deux ans plus tard, il se réinstalla sur le trône mais mourut trois pauvres mois après, victime des séquelles de ses blessures.
Umar retrouva légalement le pouvoir : à la fin de l'année 1845, il fut officiellement couronné neuvième almami du Fuuta-Jalon.

Notes
1. Dans le livre on lit Ousmane dan Fodio, qui est le nom hausa, prédominant, du fondateur du Sokoto. J'utilise ici Usman ɓii Foduyee, qui est le nom de baptême en fulfulde du saint homme. Les particules dan (hausa) et ɓii (pular/fulfulde) indiquent le rapport de filiation (fils de). Leur équivalent en arabe est ibn. [Tierno S. Bah]
2. Ces intrigues se déroulaient au sein de la jeunesse aristocratique et cléricale, à l'exclusion des jeunes issus des couches serviles de la société. [Tierno S. Bah]
3. Propriété et/ou communauté terrienne.
4. Mamadu Juhe était parti de son village natal de Kompanya, paroisse (misiide) voisine du siège de la province (diiwal) du Labe. Bernard Salvaing a publié une biographie de l'imam actuel — mon frère puiné — de la mosquée de Kompanya, intitulée Une vie au Fouta Djalon. Al-hadji Thierno Mouhammadou Baldé. Paris. Editions La Procure. 2008. 414 p. [Tierno S. Bah]
5. Explorateur français (1796-1872). Il découvrit les sources du fleuve Sénégal, celles de la Gambie et de la Falémé.
6. Les Arabes appelaient improprement Tekrur tous les pays de l'Afrique de l'Ouest.
7. Mohamed ou Ahmed en arabe, Mamadu ou Amadu en pular, ne sont que les différentes variantes du nom du Prophète.
8. A. H. Bâ et J. Daget, L'Empire peul du Maasina.
9. Cheikh Abdul Karim Naaghil résidait à Labe. [Tierno S. Bah]
10. A propos de la captivité de Abdurahamane et des conditions de sa libération, on peut lire Prince Among Slaves et voir le film du même titre. [Tierno S. Bah]
11. Lire la version originale de cette scène dans L'Empire peul du Maasina. [Tierno S. Bah]
12. Erratum. Dans l'édition imprimée on lit ‘anti-cambre’ !
13. A. H. Baa & J. Daget. Ibid.
14. A. H. Baa & J. Daget. Ibid.
15. A. H. Baa & J. Daget. Ibid.
16. David Robinson, La Guerre sainte d'al-hajj Umar.
17. Erratum. Il faut lire Mombeya. [Tierno S. Bah]
17b. Idem.

      Table des matieres