Seuil. Paris. 2004. 384 p.
L'or diffère du charbon même sous les yeux éteints de l'aveugle, personne ne dira le contraire. C'est sûr, mieux vaut la semoule que le sable, aussi vrai que le trône de Geno surpasse celui des rois. Sur terre, c'est ainsi, Pullo : les choses ont la même apparence, elles n'ont pas la même valeur. Écoute ce que disaient les vieux colporteurs d'antan : « Le marché de Gede pour la frime, celui de Jamwaali pour l'enchantement. » De toutes ses innombrables bourgades, Jamwaali fut, de l'avis de tous, la perle incontestable du Ɓundu. Elle n'avait, certes, pas le prestige des cités fluviales toutes proches de la demeure des Teŋella. Ce n'était après tout qu'un modeste relais caravanier (deux mille à tois mille âmes tout au plus) aux ruelles bordées de baobabs, de bambous, de rôniers et de grands fromagers. Mais son emplacement, à la confluence des routes du Ngaabu, du Mali, du Fuuta-Jalon, du Gajaaga et de la Mauritanie, en avait vite fait le lieu par excellence de l'or et du cuivre, de l'étain et de la cire, des cotonnades et de l'indigo. Les colonnes d'esclaves, les caravanes d'ânes, de chevaux et de chameaux se bousculaient constamment à ses portes. Imagine qu'on est à Jamwaali. Imagine que c'est sous le règne béni de Bookar Sawa Laamu, le légitime successeur de son père. Imagine que c'est le milieu de la journée. Des hordes de bergers affamés venus de l'est et du nord, attirés par sa légendaire prospérité, traversent ses sentiers et se chicanent avec ses habitants dont les lougan et les cours subissent les dommages des boeufs égarés. Des prédicateurs et des mendiants musardent d'une concession à une autre et, les yeux mi-clos, chantent les louanges du Prophète d'une voix frénétique et égrillarde, insensibles aux soldats qui les narguent en se soûlant de vin de raphia et d'eau-devie sous les hangars à boisson. Pour la deuxième fois de la journée, le muezzin appelle à la prière. Des femmes s'en revenant des champs avec leurs bottes de fonio ou de mil se l'ont renverser par les cavaliers, les colporteurs se serrent contre les palissades de bambous pour sauver leurs ballots de kola et de néré. Des soldats agitent leurs gourdins au milieu de la cohue pour tenter de mettre un peu d'ordre.
Une clameur s'élève du marché dans le rayon des vendeurs d'épices.
— Arrêtez cet homme ! crie un cavalier revêtu d'un burnous de velours et coiffé d'un chapeau de berger.
Après avoir piétiné les sacs de piments et de poudre de malaguette, renversé les calebasses des laitières et semé la panique parmi les marchands de volaille et de cotonnade, l'homme en question réussit à s'extirper des hangars pour se faufiler entre les concessions, éventrant les palissades, saccageant les potagers de gombos et d'aubergines.
— Arrêtez cet homme ! répète le cavalier. Arrêtez-le donc !
La foule se contente de regarder l'individu s'échapper, poursuivi par les chiens. Mais la voix ferme du cavalier, manifestement habituée à se faire obéir, l'arrache à son inertie. Des voix s'élèvent des demeures, de la mosquée, des silos à grain, des écuries. L'on s'arme de pierres et de bâtons, de tessons de bouteille et de barres de fer.
— Au voleur ! Arrêtez cet homme, c'est un voleur !
Les plus jeunes jaillissent des hangars à la poursuite de l'individu. Celui-ci est loin maintenant, du côté des écuries. Sa robustesse et son incroyable agilité lui ont permis d'échapper à tout le monde, aux badauds, aux bergers, aussi bien qu'aux soldats. Il avance avec la vitesse et la force d'un buffle cerné dans une battue. Il franchit les obstacles les plus insurmontables, bouscule la foule, passe au milieu des troupeaux, insensible aux prises, aux crocs-en-jambe, aux coups de corne et aux ruades des chevaux. Seuls les chiens le talonnent. Au niveau du cimetière, ils réussissent à l'attraper par son boubou. Il chute, roule sur lui-même, parvient à se délester du boubou, découvrant son cache-sexe, ses amulettes et ses blessures, saute d'une tombe à l'autre et disparaît dans les bois, toujours poursuivi par les chiens.
— Il n'ira pas loin, dit quelqu'un. Reprenons nos occupations Les chiens le rattraperont ou un promeneur finira par le trouver.
On se retourne vers le cavalier du marché qui durant tout ce temps n'a même pas pris la peine de descendre de son cheval.
— Que t'a-t-il volé, mon noble, ce sinistre malfaiteur ?
— Je n'ai jamais dit que cet homme était un voleur. J'ai simplement dit de l'attraper, ce que personne dans cette ville n'a été capable de faire.
— Qui es-tu pour parler comme ça ? reprend le soldat qui, visiblement énervé, commence à dégainer son épée.
— Je suis Jan Soo, arɗo des Feroɓɓe, jom-wuro de Sabu-Sire. J'avais demandé à cet esclave d'aller dans les hangars pour m'acheter des épices et du sel et voilà qu'il s'est échappé.
— On lui met des chaînes, quand on veut garder son esclave !
— C'est un esclave de case, du genre que l'on ne doit ni attacher ni revendre. Il est né sous mon toit. C'est sa mère que j'ai achetée au marché des esclaves de Médine. J'ai assuré son éducation comme j'ai assuré celle de mes fils. Je comptais même en faire un de mes guerriers. Et voilà comment il me récompense !
— Va trouver le gouverneur du saltigi ! S'il nous en donne l'ordre, nous te ramenerons ton esclave avant la tombée de la nuit. Les esclaves, on les retrouve toujours, même si cela dure des mois.
— C'est bien ce que je compte faire. Le gouverneur est un ami.
A ce moment, la discussion est interrompue par l'arrivée de deux adolescents en guenilles tenant dans la main des écuelles de bois et chantant des psaumes comme le font tous les tâlib 1 attachés à l'enseignement d'un maître et obligés de mendier afin de se nourrir, pour preuve de leur soumission à Dieu. On oublie l'esclave et l'on se met à écouter leurs voix mélodieuses, si hautes et si enflammées qu'elles font couler des larmes même sur les joues des profanes et des mécréants.
Ils s'attardent devant l'étalage d'une vendeuse de lait qui, elle, s'empresse de détourner le regard.
— Ne nous ignore pas, ô noble femme pullo ! supplie un desgamins. Pour l'amour de Dieu, offre-nous un peu de lait pour calmer notre faim !
— Mon lait n'est pas à donner, il est à vendre: une louche pour un cauri, une calebasse pour dix ! siffle impitoyablement la mégère.
— Offre à ces deux petits anges le lait qu'ils te demandent, ô femme au cœur dur, je te le paierai sur mes cauris ! s'éleva, derrière elle, une voix caverneuse. Allez, venez, les petits !
Deux hommes accroupis autour d'une calebasse de couscous de mil au lait leur font signe de s'approcher.
— Ainsi donc, pour rencontrer les anges, pas besoin de monter jusqu'au Ciel ! O miracle, Dieu vous a mis sur notre chemin, seul lui pourra nous séparer.
Celui qui semble le plus âgé houspille la vendeuse de lait :
— Qu'attends-tu, diablesse, pour servir ces jeunes pieux ?
— Comment vous appelez-vous donc ? leur demanda-t-il quand ils eurent terminé leur repas.
— Voici mon grand frère Mamadu Birane, et moi je m'appelle Mamadu Garga ! répondit celui qui avait l'air le plus futé.
— Ah, parce que vous êtes frères ! Prodiges du Ciel ! Deux petites merveilles comme vous dans le même ventre de femme ! Seydi, ne trouves-tu pas tout cela troublant ?
— En effet, mon aîné Seeri !
Le dénommé Seydi se contente de sourire en égrenant son chapelet puis il psalmodie les premiers versets de la sourate de l'Adhérence en couvant les deux jeunes inconnus d'un regard protecteur.
— Qui vous a appris à louer notre Seigneur avec une telle dévotion ? les questionne-t-il ensuite.
— Notre maître Hamma Elimane Kane qui tenait sa médersa du côté du bantan. Hélas, il y a un an jour pour jour que le bon Dieu l'a rappelé à lui. Et depuis…
— Depuis ? s'impatienta Seydi.
— C'est que ce n'est pas facile à expliquer, reprit le dénommé Mamadu Birane. Depuis que notre bien-aimé maître est mort, le nouveau maître n'arrête pas de nous maltraiter.
— Il nous a même arraché l'or que notre père nous avait fourni pour venir étudier au Ɓundu…
Il s'installe un court silence puis Seeri et Seydi entonnent d'une même voix un verset de la sourate « La Secousse » :
Quand la terre tremblera d'un violent tremblement
ce jour-là, les gens sortiront séparément pour que soient montrées leurs oeuvres
Quiconque fait un bien fût-ce du poids d'un atome, le verra,
et quiconque fait un malfût-ce d'un poids d'un atome, le verra.
Leurs voix éraillées captivent l'attention. Certains les accompagnent en rythmant par des claquements de doigts, d'autres rient sous cape.
A ceux-là, Seydi s'adresse rudement :
— Oui, ceux qui se gaussent de la parole de Dieu n'auront pas besoin d'attendre l'Au-delà pour brûler dans les flammes… Le règne de ces maudits Teŋella et de leurs alliés Bambaras ne va tout de même pas s'éterniser !…
— Inutile d'attirer sur nous le courroux des soldats ! recommanda Seeri. Le moment n'est pas venu. Les musulmans sont encore peu nombreux sur ces terres de luxure et de péché.
Il paye la marchande avec une poignée de cauris, prend sa lance et son sac et se lève.
— Notre tribu campe à deux pas d'ici. Voulez-vous nous accompagner, jeunes gens ?
— Vous pourriez nous aider à éclaircir quelques chapitres qui nous échappent, renchérit Seydi. Vous savez, tout musulmans que nous sommes, nous ne connaissons pas tout le Livre !
— Ainsi, nous pourrons vous fournir de la pâte de mil et de la viande séchée. Le chemin est long depuis le Maasina, mais il doit bien nous rester quelques provisions.
— Alors, il faudra faire vite, pères, acquiesce Mamadu Garga, nous devrons rejoindre le maître pour la corvée de bois avant la tombée de la nuit.
Au campement, ils s'installent à l'ombre d'un néré.
— Comptez-vous rester ici, au Ɓundu ? fit Mamadu Garga.
— Non, nous comptons nous rendre au Fuuta-Jalon si Dieu, le Protecteur, veut bien nous accorder cette grâce-là, n'est-ce pas, Seydi ?
— Que le Très-Haut t'entende, Seeri ! Il y a maintenant trois mois que nous cheminons. Nous venons de Sewaare, dans le Maasina. La vie est devenue précaire là-bas, à cause du manque de pâturages, des taxes des rois bambaras et de l'intolérance religieuse des arbé. Beaucoup de Fulɓe émigrent, les uns vers les prairies de l'est, les autres vers les montagnes du sud. Le Fuuta-Jalon, c'est le nouveau paradis. On dit que les montagnes y sont verdoyantes et les sources abondantes.
— Oui, et nous avons dévié par le Ɓundu à cause des guerres incessantes que Bambaras et Fulɓe se font dans le Wasulu.
— Combien de temps comptez-vous rester ici ?
— Nous avons juste décidé d'une petite halte pour nous ravitailler en céréales et en natron. Nous décampons demain au premier chant du coq. Dites-moi, ils viverit encore vos parents ?
— Notre grand-père est mort à lit dernière décrue.
— Miskine ! Et vous êtes arrivés tout seuls chez votre maître du Ɓundu ?
— Non, c'est notre grand-père qui lui a confié notre éducation religieuse. Ils ont combattu les infidèles ensemble et bâti la même confrérie religieuse sur le fleuve Gambie. Ensuite, ils ont décidé de se séparer pour propager la vérité du bon Dieu. Notre maître est venu avec nous au Ɓundu et notre père a créé une médersa au Sine-Saloum où il est mort l'année dernière.
— Je suppose que vous n'êtes pas particulièrement attachés à votre nouveau maître ?
— Non !
— Alors !
— Alors, quoi, père Seeri ?
— Alors vous ne commettriez aucun péché si vous partiez avec nous ?
— En vérité, non ! Mais c'est à Mamadu Birane de décider. C'est lui, l'aîné.
— Alors, c'est bon, nous partirons au chant du coq !
Ils sacrifient un agneau et remercient Dieu pour leur nouvelle et commune destinée. Puis ils dînent d'un plat de fonio arrosé d'une sauce de feuilles de baobab. Seydi pose une dernière question avant d'aller se coucher :
— Dis-moi, Mamadu Birane, puisque c'est toi l'aîné, de quel clan vous réclamez-vous ?
— Du clan des Baa, du sous-clan des Yalalɓe.
— Nous, de celui des Bari.
— Comment s'appelait ce vénérable homme qui fut votre grand-père ?
— Le cheik Mansour !
— Il avait bien un nom pullo ?
— Jabaali ! Jabaali, fils de Birane !
Pénétrer le Fuuta-Jalon n'était pas chose aisée en ces temps-là. Il fallait escalader les pentes abruptes du mont Bajar, éviter de redoutables gouffres et précipices, franchir des encombrements de rochers, des barrières de bambous et de lianes, des réseaux de forêts-galeries aussi résistantes et denses que des lignes fortifiées. Le pays méritait bien sa réputation de bastion végétal et de sanctuaire des eaux vives et des mares. A l'inverse des régions latéritiques et pelées du Sahel, l'eau y coulait à profusion, en toutes les périodes de l'année. Saisonnière et convoitée ailleurs, ici, elle ruisselait partout, submergeait les prairies, débordait des cuvettes et des combes, bouillonnait dans les abîmes, se fracassait dans les cataractes dans un bruit de tonnerre et de foudre, ourdissant dans le moindre accident de terrain des pièges sournois et mortels. Les rapides se succédaient alignés comme des marches d'escalier, avec leurs bruits insolites et leurs repaires de diables et d'esprits malfaisants. Les fleuves somnolaient dans les plaines comme des reptiles paisibles et voraces, leurs eaux noirâtres et lourdes prêtes à engloutir aussi bien les âmes téméraires que les imprudentes petites gazelles. Des torrents affolés jaillissaient à l'improviste des flancs tranquilles des montagnes, rugissaient comme des barbares en guerre, emportant sur leur passage les pierres, les boqueteaux, les récoltes, les troupeaux, même les grands fromagers. Et les hyènes peuplaient les sombres recoins et, les nuits, les panthères veillaient au sommet des arbres, les lions aiguisaient leurs griffes dans la touffeur des hautes herbes. Effectuer une journée de marche, c'était s'exposer à perdre une vache pour le moins, sans compter les noyades et les chutes mortelles, les morsures de serpents, la menace permanente des boas et des fauves. En outre, c'était une terre constamment soumise aux secousses telluriques et aux incendies de brousse dus aux volcans mal éteints. Dans la brousse rôdaient les pilleurs de boeufs et les marchands d'esclaves ; dans les villages et les campements sévissaient les chefs jalonke et les arɓe fulɓe. Aux premiers, il fallait payer en cheptel, en cauris ou en or, parfois en droit de cuissage, pour être autorisé à traverser leurs terres, à profiter de leurs herbages, à puiser dans leurs puits. Aux seconds, il fallait céder des céréales et du sel, invoquer longuement les liens de lignage et la communauté de destins pour pouvoir bénéficier de leur protection. Alors seulement, ils vous recommandaient à leurs alliés autochtones, vous indiquaient les endroits les plus propices pour les nouveaux migrants. Dans tous les cas, il s'imposait de dissimuler sa foi quand on était musulman. La vue d'un Coran ou d'un chapelet, une prière trop haut poussée, et c'était le danger imminent. Certains n'hésitaient pas à vous décapiter, les plus indulgents à vous expulser de nuit après avoir alerté les chiens et les bandits de grand chemin.
La caravane arriva dans un endroit appelé Yukunkun après un mois de calvaire. Un voyage éprouvant fait de haltes involontaires et de nombreux détours. Dix jours de marche ou de trot auraient normalement suffi pour relier Jamwaali à Yukunkun. Mais en ces temps-là, seuls ceux qui avaient retenu la leçon de prudence des caméléons parvenaient à destination, les fougueux chacals trouvaient vite un traquenard pour arrêter leur course. Seeri et Seidy savaient depuis le Maasina qu'il valait mieux adopter la stratégie des premiers que des seconds s'ils voulaient préserver la vie de leurs familles ; leurs vingt chevaux, leurs trente ânes, leur millier de bœufs et leurs ballots de céréales et de sel. On arriva sain et sauf hormis les diarrhées, les entorses et les évanouissements — le lion que Seeri dut exterminer d'un coup de lance, le veau dévoré par un boa et les blessures heureusement légères provoquées par les flèches des guerriers coniaguis.
Ils campèrent non loin du village près d'une tribu Fulɓe partie du Jolof, une décennie plus tôt. Simbe, son arɗo, se montra plutôt jovial. Il leur parla longuement du pays, leur révéla les ruses qu'il fallait déployer pour esquiver les coupeurs de route et plaire aux chefs locaux.
— Vous pouvez rester là, si vous voulez, les autochtones deviennent affables et finissent par vous accepter une fois qu'ils se sont habitués à vous. Mais les plus beaux pâturages se trouvent loin d'ici à ce qu'on m'a dit. Il faut marcher un ou deux mois vers la source des grands fleuves. La-bàs, les collines sont plus douces, la terre plus molle et l'herbe plus abondante, à ce qu'il paraît. Moi, je n'y ai jamais mis les pieds mais je connais quelqu'un qui a fait l'aventure jusqu'à la source qui donne le fleuve Gambie. Il paraît que là-bas, les oiseaux se comptent comme les gouttes d'eau, il faut bousculer le gibier pour se frayer un chemin, le mil pousse tout seul et il suffit de bâiller un peu pour que les fruits vous tombent dans la bouche. Là-bas, il ne fait ni chaud ni froid. Il pleut quand vous le voulez et le soleil éclate d'une douce lumière blanche dès que vous l'ordonnez. Ce n'est pas que l'envie ne me vient pas de changer de lieu mais pour l'instant je m'accroche à mes branchages du Bajar. Je suis comme ça : je me suffis de la première bouchée de fonio qui me tombe dans l'écuelle. Mais vous qui avez de l'ambition, vous devriez y aller, c'est l'endroit que choisissent la plupart des musulmans.
— Qui t'a dit ça, Simbe, que nous étions des musulmans ? s'indigna Seeri.
— Vous avez le crâne ras, c'est pour cela que vous ne vous décoiffez jamais. Quand quelqu'un a le crâne ras, c'est un bismillaahi.
— Les chefs jalonke et coniaguis le savent-ils ?
— Ils le savent, mais j'ai su les amadouer.
Cependant un incident allait survenir quelques mois plus tard et les obliger à déguerpir avec leurs hardes, leurs chèvres et leurs vaches efflanquées. Avec vous autres, singes malingres et rouges, on a beau être gentil, les incidents surviennent quand même. « Reçois le Pullo à dîner et il se glissera dans le lit de ta femme ! » Le Sérère a raison, il faut vraiment vous aimer pour partager le même air que vous, race d'incorrigibles canailles !
Sédiro Poulâné héké, n'as-tu pas honte, Pullo ? Regarde un peu les méfaits dont sont capables les tiens ! Regarde donc !…
Un jour, accompagnés des garçons de leur âge, Mamadu Birane et Mamadu Garga se rendirent à la rivière pour se baigner. Ils y trouvèrent un groupe de jeunes Jalonke qui se donnèrent des coups de coude et gloussèrent de rire en les voyant arriver. Puis ils les mitraillèrent de noyaux de fruits sauvages, déversèrent de l'eau sur leurs habits posés sur la berge. Les autres ripostèrent de même, il s'ensuivit une brève bagarre à l'issue de laquelle les Fulɓe, armés de leurs frondes, réussirent à chasser les jeunes Jalonke. Ceux-ci se regroupèrent dans les broussailles et jetèrent des pierres en chantant dans un mauvais pular :
Pullo, lanières trouées,
Pullo, guenilles de gueux,
Pullo, parfum de beurre rance,
Tes poux sont plus nombreux que tes vaches
Tu pues la misère et la bouse
Passe ton chemin de chien errant
Même si tu supplies les rois et les dieux
Tu ne dormiras pas au village.
Mamadou Birane bondit le premier et les autres tout de suite après lui. Ils poursuivirent les insolents jusqu'au pied d'une montagne et les arrosèrent de pierres en usant de leurs frondes. Les fuyards, malgré tout, réussirent à atteindre le sommet, sauf trois petits malchanceux, sur lesquels ils assouvirent leur colère à coups de poing et de pied. A ce moment arriva un groupe de Jalonke armés de bâtons. Les Fulɓe s'enfuirent jusqu'à la rivière pour reprendre leurs habits. Dans la course, un garçon dénommé Dardaye tomba dans un ravin. Un des poursuivants s'abattit sur lui avec son gourdin avant qu'il ne se relève. L'homme avait la taille d'une gaule et la force de trois taureaux. Dardaye crut que sa dernière heure était venue. Il était au bord de l'évanouissement quand il réussit à se dégager et à sortir son couteau. Il visa la chair rebondie du ventre. Une trombe de sang lui éclaboussa le visage. L'homme émit un cri de bête et s'affala comme un ballot de kapok.
En les voyant revenir, Seeri comprit tout de suite, « Je ne sais pas quel crime vous venez de commettre, jeunes gens, je n'en connais pas non plus les raisons. Vous m'expliquerez cela plus tard et nous vous corrigerons si vous méritez qu'on vous corrige. Pour l'instant, partons d'ici ! »
Un mois plus tard, malgré les chutes, les tremblements de terre et les fauves, ils se retrouvèrent sains et saufs dans un village situé sur un haut plateau d'où glougloutaient neuf merveilleuses sources, entièrement peuplé de Fulɓe installés là depuis fort longtemps. Certains se disaient originaires du Maasina, d'autres du Ɓundu, du Fuuta-Tooro, du Jolof ou du Ngaabu. Le village s'appelait Doŋol-Linge. A leur agréable surprise, non seulement ses habitants étaient musulmans pour la plupart mais il abritait une hutte d'argile et de paille qui servait de mosquée. Ils furent reçus par l'imam, très heureux d'accueillir de nouveaux fidèles. Il leur indiqua un endroit où s'installer et une zone herbeuse où faire paître leurs bœufs. Il remarqua très vite les dons de Mamadu Birane et s'attacha à lui. Il lui accorda la faveur d'entretenir la mosquée et de le seconder à l'école coranique. Un an plus tard, Seeri fit part à son frère de son désir de partir. Un inconnu tout de blanc vêtu lui avait dit en rêve : « Traverse le Komba, le Kuluntu et le Tene, marche sept jours sans t'arrêter. Une aigrette, un chacal et une outarde accompagnée de ses trois femelles viendront à ta rencontre. Puis un fromager géant se dressera devant toi. Du haut de ce fromager, un aigle glatira sept fois de suite avant de battre des ailes et de s'envoler vers l'est. Sous ce fromager, tu bâtiras un village. »
— Parles-en à l'imam, répondit Seydi. S'il n'y voit pas d'inconvénients, nous partirons la semaine prochaine juste après la prière de vendredi… Quelle troublante coïncidence ! C'est la troisième fois que je rêve, moi aussi, d'un aigle juché sur un fromager.
L'imam sacrifia un taureau et organisa une nuit de prières pour leur faciliter le voyage. Il refusa cependant de leur laisser Mamadu Birane.
— Ce plateau sera un haut lieu de l'islam et ce jeune homme, un grand serviteur de Dieu. Son destin est ici, à mes côtés. Là où les fidèles ont besoin du musulman, là se trouve sa famille.
Au premier jour, ils aperçurent l'aigrette. Au deuxième, un chacal sortit des bois et leur servit de guide jusqu'à la rivière Komba. Au cinquième, une outarde et ses trois femelles picoraient dans la plaine humide de Kebaali sans prêter attention à leur présence. Au septième, aucun signe ne se manifestant, ils décidèrent de camper au bord d'un marigot, gagnés par l'abattement et la perplexité. Le soleil s'apprêtait à sombrer et de gros nuages s'amassaient dans l'horizon dentelé du sud.
— Ah, soupira Seydi, nous manquons de pureté pour recevoir en entier les messages venus des cieux. Voilà ce que je pense : nous avons péché en cours de route et ce rêve s'est estompé.
— Tu as tort de parler ainsi, mon frère Seydi. C'est en ruminant de mauvaises pensées que l'on voit se profiler le museau de l'hyène, porteuse de guigne. Les prodiges du dieu sont infinis. Nous n'avons pas le droit de douter, remettons-nous-en a ses mystères. Il nous a déjà accordé de voir l'aigrette, le chacal et l'outarde et la journée n'est pas encore finie.
Un bruit se fit entendre dans les branchages alentour. L'on se précipita sur sa sagaie, s'attendant à une panthère ou à une attaque de Jalonke. Ce n'était que Mamadu Garga qui sortait d'on ne savait où, la tunique déchiquetée par les épines, le crâne recouvert de débris de végétaux.
— Je me suis permis de recompter le troupeau pendant que vous parliez. J'ai vu Pie Dorée, Gracieuse Échine et les autres, mais je n'ai pas vu Fugumba.
— Ma bien-aimée Fugumba, ma précieuse génisse ? gémit Seeri. Que l'on m'arrache plutôt les yeux ! Tous debout ! Allons la chercher avant que la nuit ne tombe !
Ils fouillèrent les ravins, les buissons, les cavernes, les étangs. Ils débouchèrent sur un marais couvert de nénuphars, de roseaux et de ces herbes tranchantes et hautes que l'on appelle kalin. Nuuhu avança un pied et s'effondra, englouti par la vase jusqu'au menton.
— Attention, prévint-il, restez où vous êtes ! Ce sont des boues mouvantes capables d'engloutir un troupeau de buffles !
Il exécuta quelques contorsions pour essayer de se dégager et releva la tête pour empêcher les grenouilles et le margouillis de pénétrer dans sa bouche. A ce moment, il aperçut, à cinq coudées de lui, deux cornes entourées par une nuée de mouches qui affleuraient au-dessus d'une flaque d'eau couverte de bulles et dans laquelle sautillaient des têtards.
— Je crains que ce ne soit trop tard ! se résigna-t-il à murmurer.
On attacha de grosses cordes autour d'un tronc de balanites et les noua autour des hanches les plus valides. Seeri s'avança dans la vase et réussit à saisir Nuuhu par la taille. Les autres tirèrent les cordes à l'unisson et l'on parvint à sortir le jeune homme.
— Pour Fugumba, ce sera plus dur ! Il faudrait tout un village pour la sortir de là où elle se trouve, fit remarquer Seydi.
— Tu veux dire que tu es déjà fatigué ? s'énerva Seeri. Tu n'aurais pas parlé ainsi s'il s'était agi de ta génisse à toi. Je refuse qu'on la laisse sans sépulture, dussions-nous tous y périr.
— Alors, attendons demain ! Peut-être qu'il passera de l'aide et avec la lumière du jour…
Sa phrase fut interrompue par un grand battement d'ailes. Cela provenait d'un bois épais situé derrière eux. Ils se retournèrent : un gigantesque fromager se dressait par-dessus les églantiers et les lianes. Ils versèrent des larmes en comptant les sept cris de l'aigle. Le volatile jaillit du feuillage et décrivit quelques courbes avant de s'engager dans la direction de l'est. Une pluie fine scintilla dans les couleurs du crépuscule tandis qu'ils priaient fiévreusement en ruisselant de bonheur.
— Tu as raison, mon frère, pleura Seeri. Fugumba doit rester où elle est. Ce sera l'obole voulue par Dieu pour nous offrir ce précieux moment.
Au pied de l'arbre, ils bâtirent une mosquée et fondèrent un village qu'ils dénommèrent Fugumba.
Fugumba se dressa et grandit. Au fil des années, ses prairies ondulées fixèrent d'autres migrants venus avec leurs troupeaux du Maasina, du Fuuta-Tooro ou du Ɓundu. Le rayonnement de sa mosquée attira les érudits fulɓe mais aussi soninkés et mandingues, éparpillés jusque-là dans des hameaux isolés de peur de déplaire aux arɓe et aux manga 2 qui régnaient d'une main de fer du mont Bajar à la rive droite du Tinkisso. On édifia des écoles coraniques et constitua des groupes savants. Prédicateurs et exégètes rivalisèrent d'ardeur pour transcrire et traduire le livre saint. La cité devint un haut lieu de l'élevage mais aussi une étape obligée pour les marchands d'or et d'esclaves qui reliaient les réserves forestières (propices à la chasse à l'homme) et les fabuleuses mines d'or du Boûré aux ports négriers de la côte.
Bientôt, une nouvelle énigmatique commença à se propager et à enflammer les esprits. Cerno Mamadu Suware, un saint soninké de la ville de Jaara, au Maasina, aurait reçu en rêve la visite du Prophète. « Dieu accorde aux Fulɓe un vaste royaume dans les vallées du Ɓalewol 3, du Korubal et de la Gambie. Ils doivent s'y rendre en masse, asseoir leur suprématie et propager l'Islam », lui aurait-il fait savoir. De sorte que, tous les jours, des bergers, à pied ou juchés sur des chevaux et des ânes, surgissaient des collines, en longues files de pèlerins misérables mais heureux. Leur nombre était si impressionnant et leur foi si déterminée qu'ils n'hésitaient plus à brandir le Coran, à chanter des cantiques et à riposter aux attaques des autochtones.
C'est dans cette atmosphère de pérégrinations et de ferveur que Seydi alla trouver son frère et lui dit :
— Merci d'avoir inscrit le nom de Dieu sur cette terre infidèle, ô mon aîné ! Merci de m'avoir associé à cette oeuvre messianique. Mais je suis venu te dire que je dois m'en aller.
— Maintenant, au moment où la mosquée que nous avons bâtie fourmille de fidèles ! Mon frère serait-il devenu fou ?
— C'est sain d'esprit et de corps que je me présente à toi.
— Alors, c'est que tu m'en veux, n'est-ce pas ?
— Réfléchis au lieu de t'énerver, ô mon aîné ! Des mosquées, il n'en existe que deux : à Doŋol-Linge et ici, rien dans la vallée du Ɓalewol ! Je dois m'y rendre pour en construire une, sinon comment veux-tu que la prédiction du saint se réalise ?
Seydi s'enfonça dans la vallée du Ɓalewol où il fonda Timbo. Après avoir édifié les concessions, tracé les lougan et les vergers, délimité les pâturages et les parcs à bœufs, et badigeonné de terre d'ombre et de kaolin le minaret de la mosquée, il maria Mamadu Garga et lui confia la médersa, la charge de muezzin et la fonction de cadi. Timbo devint un gros bourg, qui comme toute oeuvre humaine avait besoin, outre d'un chef, d'un juge, d'un prévôt, d'un mouchard et d'un bourreau. Voisine des puissants royaumes mandingues du Solimana et du Tamba, située à mi-chemin entre la cité florissante de Kankan et les ports négriers de Sierra Leone et de Basse-Guinée, son essor était tout tracé. S'y croisaient à longueur d'année les plus riches caravanes de kola et de sel, d'esclaves et d'or, de tissus et d'indigo. Musulmans pour la plupart, les négociants se réjouissaient dl y trouver des hôtes pour les nourrir et les désaltérer et une mosquée pour se recueillir. Très vite, son marché s'enrichit et s'étendit. On venait du Ɓundu, du Bajar, de Fugumba, du pays kissi, de Benti, de Kakandi, de Ségou et de Tombouctou pour échanger la cire, les cotonnades, les épices, le henné, le séné d'Agadès, les peausseries et les pierres précieuses. Quand Seydi mourut, la cité comptait trois caravansérails, dix écoles coraniques, de nombreuses écuries et quelques pèlerins qui s'étaient rendus à La Mecque à pied après avoir vendu bijoux et troupeaux. L'Islam, cette religion du camelot et du berger, avait cessé d'être une incongruité ou une honte, en dépit de l'environnement hostile des Fulɓe-rouges (Puuli) et des Jalonke. Cela n'empêcha pas Seeri, venu de Fugumba pour l'enterrement de Seydi, d'exprimer sa profonde désolation: « Le destin est trop lent. Mon frère est mort avant d'avoir vu se réaliser la prophétie. Je ne la verrai pas non plus, inutile de survivre à Seydi, je mourrai bientôt, moi aussi. Je ne verrai pas le prochain hivernage. »
Il s'en retourna à Fugumba et mourut sept mois et sept jours après.
Sache, mon petit Pullo, qu'avant de disparaître, Seydi engendra Kiikala qui engendra Nuuhu Sii et Maaliki Sii. Nuuhu Sii engendra Sambeegu, qu'on appelait aussi Ibrahima Sambeegu, et Maaliki Sii engendra Yero Paate, que l'on appelait aussi Ibrahima Sori. Ce seront les Seediyaaɓe.
De son côté, Seeri engendra Heeri et Moodi. Heeri engendra Saajo et Moodi engendra Samba. Ce seront les Seeriyaaɓe.
L'histoire du Fuuta-Jalon appartiendra pour beaucoup à l'histoire de ces deux dynasties.
Aux Seediyaaɓe, il reviendra la charge du pouvoir royal durant les cent trente ans de cohésion et de splendeur, de convulsions et de malentendus que connaîtra le pays jusqu'à ce vendredi de malheur où l'administrateur Beckmann viendra sonner le clairon et hisser le drapeau français sur la case royale de Timbo.
Les Seeriyaaɓe, quant à eux, seront les gardiens de la loi et leur fief, Fugumba, le très sourcilleux siège du sénat.
Mais avant cela, mon petit gobe-mouches, il faut bien que je t'explique comment, à force de ruses, d'audace et d'ingéniosité, ta scabreuse ascendance réussit à implanter l'Islam sur cette terre farouchement animiste du Fuuta-Jalon et à fonder un des royaumes les plus brillants et les plus originaux de son époque…
La mère de Ibrahima Sambeegu s'appelait Jiba Jewba. Elle était la fille de Hammadi mo Lari Jewba, un Pullo animiste de Tunkan nouvellement converti et qui vivait sous la protection du sage Cerno Samba de Ɓuriya. Son père, Nuuhu Si, était devenu si pauvre qu'à sa naissance il dut aller quémander une chèvre dans sa belle-famille de Tounkan pour pouvoir fêter le baptême. A son retour, il se noya dans la rivière Samun, non loin de Timbo. Orphelin de père, comme le Prophète, Sambeegu grandit dans sa famille maternelle. Ce fut un enfant solitaire et doux qui préférait les troupeaux et l'exercice de la poésie à la bruyante compagnie des enfants de sa classe d'âge. Il se détourna tôt des jeux virils et passablement licencieux du gerewol et du soro pour se rapprocher des hommes d'âge mûr et des érudits. Son domaine de prédilection, c'était la lecture, l'écriture ainsi que ces longues et ardentes joutes où les élèves des écoles coraniques rivalisaient en récitant des psaumes. Sa piété précoce et sa singulière intelligence lui valurent de quitter Tunkan pour Ɓuriya où, durant de longues années, avec patience et ascétisme, il apprit la grammaire du Pular et de l'arabe, maîtrisa le Coran et se familiarisa avec des oeuvres théologiques comme le Risaala, le Muhayyabi, l'Akhlari ou le Dalaïlal Khaïrâti. Le maître apprécia les bonnes manières et la fertilité d'esprit de l'élève. L'élève apprécia la profonde érudition, la patience infinie et la finesse pédagogique du maître. Sambeegu quitta les plaines alluviales de Ɓuriya avec le titte d'alfa 4 et un solide bagage d'exégète et de grammairien, de rhétoricien et de prédicateur, ainsi que la profonde affection de son maître spirituel. Devenu fin lettré, profond et rigoureux dans l'exercice de la foi, il s'en retourna à Timbo où sa renommée fit vite le tour de la cité. Pour subvenir à ses modestes besoins, il se loua comme berger auprès des familles à gros troupeaux. La journée, il s'isolait dans les pâturages et, pendant que les boeufs paissaient, composait des poèmes dans lesquels il chantait la gloire du Prophète, évoquait la magie des lieux saints et exhortait les vertueux à se débarrasser du joug des infidèles. Le soir, il allumait un feu de bois devant sa case pour enseigner aux marmots le message du livre saint. Il assista les veuves et les orphelins et accomplit des dizaines de miracles. Timbo s'intéressa à ses sermons et à ses prédications. Les étrangers de passage se mirent à recopier ses traités théologiques et ses poèmes pour les diffuser partout où devaient se rendre les caravanes de verroterie et de kola.
Puis un colporteur malinké le persuada de se rendre dans la ville sainte de Kankan pour parfaire ses connaissances auprès des nombreux érudits qui y vivaient. Il y mena pendant sept ans une vie ascétique et studieuse et noua des contacts utiles avec les confréries maraboutiques et les riches familles des négociants. Il y reçut le titre de karamoko 5, ce qui veut dire celui qui enseigne aux autres, en langue malinké. C'est de là que lui vint ce sobriquet de Karamoko Alfa qui ne le quittera plus jamais.
Après Kankan, il séjourna à Kolen où il acheva sa formation auprès de l'illustre maître Alfa Gurɗo. Il revint tellement transformé que son cousin, Ibrahima Sori, ne le reconnut pas. Il était devenu un marabout réputé devant lequel tout Timbo s'inclinait. Un jour, le Prophète lui apparut alors qu'il gardait les troupeaux et lui dit : « Isole-toi des tiens et prie ! Alors, je t'accorderai la gloire de convertir les infidèles et de devenir le roi de ton pays. » Il fit l'ascension du mont Hélâya au sommet duquel, sept ans, sept mois et sept jours durant, il jeûna et pria pour le triomphe de l'Islam dans l'ensemble du Fuuta-Jalon.
Devenus nombreux et riches de leurs immenses troupeaux, tes loqueteux d'ancêtres rechignaient de plus en plus à payer les lourdes taxes dues aux chefs jalonke et refusaient dorénavant de se cacher pour accomplir leurs obligations religieuses. D'abord passifs et soumis, ils s'étaient mis à se défendre et, maintenant, ils n'hésitaient plus à prendre l'initiative de la confrontation. Partout, les marabouts encourageaient leurs ouailles de leurs psaumes et de leurs prières enflammées et prêchaient sciemment la révolte. Il ne se passait plus un jour sans qu'un sanglant affrontement éclatât entre les « hommes du chapelet et du jeûne » et ceux « des libations et des transes ». Seulement, inorganisés et mal équipés, les premiers avaient beaucoup de mal à contenir les assauts des seconds. Dans la région de Doŋol-Linge, le Jalonke Tuufi et les Puuli 6 Yero Ƴoolo et Kumba Waagaraari brûlaient les mosquées, dénudaient les bigotes et obligeaient les muezzins à boire de l'alcool et à dévorer du sanglier. Le grand fétichiste Jiberi, qui régnait sur un domaine allant de la région actuelle de Kindiya en Guinée jusqu'au Sénégal oriental, lançait ses guerriers ivres à l'assaut des campements fulɓe pour prévenir toute implantation musulmane sur son vaste territoire. Dans la région de Kebaali, le cruel Jan Yero faisait la pluie et le beau temps. A Timbo, à Ɓuriya et à Fugumba, les atrocités des fétichistes étaient telles que certains Fulɓe musulmans songeaient sérieusement à regagner la terre de leurs aïeux au Maasina, au Fuuta-Tooro ou au Ɓundu.
C'est dans cette atmosphère d'extrême tension que survint l'affaire de Alfa Saaliwu Balla. Alfa Saaliwu Balla descendait d'une famille d'origine deeniyanko convertie depuis longtemps à l'Islam. Né à Coro, son père, le marabout Elimane Oumar, lui avait donné très tôt un solide enseignement coranique. Hélas, un terrible malheur vint s'abattre sur le destin du jeune prodige. Pour avoir assassiné un de ses cousins, il dut fuir ses juges et s'exiler à Tombouctou pour se repentir et approfondir ses connaissances auprès des Al Bekkaye, une grande famille maraboutique originaire du Maroc. Après un temps suffisant pour faire oublier son crime, il entreprit de retourner au Fuuta par Jaaba, Madina et Satadugu. Dans ces différentes localités, il réussit à convertir de nombreux fétichistes qui formèrent une bonne petite armée autour de lui. Il s'installa alors à Balla et, de là, entreprit courageusement d'envahir les rois mécréants de Koyin. C'est ainsi qu'il se retrouva pris au piège dans la caverne de Nyaakala par une coalition d'ennemis conduite par Paate Wulo Sumpura, Njaɗɗal Nyaakala Silorɓe, Gaare Malipan, Dawuda Giri Sambiya, Samba Limba ndi Kaba dont les armées étaient plus nombreuses et mieux équipées. Sentant sa fin venir, il réussit à alerter Alfa Amadu de Kankalabe. Celui-ci en fit part à Karamoko Alfa de Timbo et à Alfa Sellu de Labe. A trois, ils réussirent à dégager Alfa Saaliwu Balla du traquenard de Nyaakala, ensuite, ils tinrent une réunion secrète au lieu-dit Leemunne-Tatoy au bord de la rivière Kankalabewol. il fut convenu de réunir les grands marabouts du Fuuta afin de coordonner la lutte contre les idolâtres et de lancer définitivement le jihad.
— Seulement, fit remarquer Alfa Sellu, le jihad, c'est comme les longues traversées, cela se prépare longtemps avant. Les idolâtres ont de solides guerriers avec des arcs et des flèches, des catapultes et des sabres, des lances et des massues. Alors que nous, à part la prière et le jeûne !…
— J'ai une idée ! s'écria Alfa Amadu. Montons une caravane qui ira jusqu'au Fuuta-Tooro pour y échanger des boeufs contre des chevaux et des fusils. Nos vallées regorgent de troupeaux et, à ce qu'on m'a dit, au Fuuta-Tooro, les chevaux sont plus nombreux que les mouches et, avec un peu de persévérance, on peut obtenir des fusils auprès de ces mécréants de race blanche qui sillonnent le fleuve.
Quoi ! Vous voudriez que l'on envoie des émissaires au Fuuta-Tooro par les temps qui courent ! s'indigna Alfa Sellu. Ils n'auront pas atteint la forêt de Nyokolo-Koba que ces bandes de Puuli, de Jalonke et de Koniagui les auront déjà mis en pièces. N'oubliez pas combien les idolâtres sont remontés contre nous depuis l'affaire de la caverne de Nyaakala ! Et si j'en crois les colporteurs rencontrés la semaine dernière, les sanglantes guerres de succession que se livrent les Deenyankooŋ1e et les incursions que ces mêmes Deenyankooŋ1e et leurs alliés, les Bambaras Maasisinaaɓe, effectuent dans le Ɓundu pour troubler le nouvel État de la foi sont autant de périls pour les voyageurs, surtout les musulmans… Où pensez-vous trouver quelqu'un pour mener une telle expédition ?
— J'ai ma petite idée là-dessus, susurra malicieusement Karamoko Alfa. Chargez-vous de trouver les troupeaux et moi, je m'occupe de dénicher l'oiseau rare !
Notes
1. Élèves de l'école coranique.
2. Si les princes fulɓe se dénomment arɓe (arɗo, au singulier), leurs équivalents jalonke portent le titre de manga.
3. Ou « fleuve noir », le nom Pular du fleuve Sénégal, Báfin (en maninka).
4. C'est sous le titre maraboutique de alfa ou de cerno que les théocrates du Fuuta-Jalon exerceront leur règne.
5. Du maninka karan (lire) + mökö (personne) [T.S. Bah].
6. Fulɓe-rouges : Fulɓe païens et peu métissés avec les autochtones.