Les Indes Savantes. Paris, 2008. 314 p.
Coll. Sociétés musulmanes en Afrique, Jean-Louis Triaud, éd.
Au fil de cette reconstruction de « l'imaginaire scientifique » 1 sur les Peuls, il apparaît que les étapes principales de son articulation étaient liées au développement du concept de « race ». De ce point de vue, la construction de la singularité peule était autant l'oeuvre de la pensée raciologique en Europe que le produit de la situation coloniale. La réponse à notre interrogation de départ sur les raisons de la persistance des idées sur la supériorité et la différence des Peuls réside dans la dynamique de relations entre l'univers des sociétés savantes en France et les acteurs coloniaux.
Nous avons vu que la notion de « race » changea au cours du XIXe siècle ; à chaque étape de son évolution, elle investissait les représentations sur les Peuls et leur inspirait une « portée » nouvelle. D'autre part, la présence d'un peuple déclaré « non-nègre » au coeur de l'Afrique alimentait le débat sur l'origine des « races » et fournissait des arguments aux camps monogéniste et polygéniste : les Peuls constituaient un problème « théorique » à résoudre.
Plusieurs épisodes sont particulièrement spectaculaires dans ce cheminement amalgamé de la « race » et des « Peuls » :
L'émergence des idées de la singularité des Peuls fut, dès le début, l'expression d'une pensée inégalitaire : elle témoigne de la tendance de la mentalité coloniale naissante à décrire la diversité des populations et à construire les identités ethniques en termes de hiérarchies discriminantes.
Le développement des représentations sur les Peuls apporte des éclairages sur le processus de la construction du système des hiérarchie des « races » en Afrique ; il met en lumière le lien entre les besoins de la colonisation et leur « habillement » en discours raciologique. A chaque étape de la progression de la France dans l'Ouest africain correspondait une nouvelle affirmation de l'idée de l'inégalité des « races ». La pensée philanthropique et monogéniste privilégiant le rôle de certaines « races » dans la construction des États répondit au besoin de penser les territoires de l'Ouest africain comme un ensemble. La conquête, la pacification et l'exploitation affirmèrent d'irréductibles distances physiques entre les « races », correspondant aux fonctions et aux rôles assignés aux populations et à leurs territoires dans la société coloniale.
La durée paradoxale des stéréotypes sur les Fulɓe résulte, nous avons essayé de le montrer, de la position cruciale qui leur était accordée au sein de l'édifice classificatoire colonial destiné à remplacer « le chaos humain ». La présence d'une « race étrangère » parmi les trois souches de population que Faidherbe « établit » en Sénégambie constitua des « rails » sur lesquels la pensée coloniale chemina durant de longues années. Toutes sortes de repositionnements et de multiplications de taxonomies, de réflexions sur le métissage, sur la permanence et la variabilité des traits, sur le perfectionnement graduel et héréditaire et l'adaptation au milieu devinrent possibles grâce à l'introduction du jeu d'oppositions et de complémentarités entre les « races » étrangère et autochtones.
La représentation d'un groupe humain en tant que vestige de ses « croisements » et de ses migrations antérieures inaugurée par les anthropologues ne s'est pas éteinte avec la marginalisation de l'anthropologie physique parmi les disciplines décrivant l'Afrique. Dans les années 1910, elle fut récupérée dans le cadre de tentatives pour créer le tableau historique de l'Afrique occidentale où une place particulière fut de nouveau réservée aux Peuls. Comme l'anthropologie faidherbienne, qui se voulait une science exacte, appuyée sur des mesures anatomiques et sur l'étude méthodique des langues, la nouvelle histoire coloniale cherchait des fondements positifs pour son savoir : elle les voyait dans le statut particulier du « document », dans la comparaison critique des « traditions », mais aussi dans le retour vers le récit narré par « l'indigène ».
Nous avons insisté sur la rupture entre les descriptions raciologiques des militaires et celles, davantage préoccupées par les stratifications locales, inaugurées par les administrateurs Gaden et Delafosse au début du XXe siècle. Cependant il y a lieu de s'interroger sur le fond commun de leurs représentations sur les Peuls, sur la communauté entre le paradigme de « races » et celui de « traditions », les deux ayant été engendrés par les besoins de la société coloniale.
Peut-on affirmer que l'histoire des représentations de l'identité des sociétés peules était aussi l'histoire de son émancipation du paradigme raciologique ? Les idées sur la singularité des Peuls ont participé du processus de délimitation des disciplines étudiant l'Afrique : nous y voyons l'un des facteurs de la résistance au temps de ces stéréotypes. On aurait pu croire que l'émergence de l'histoire en tant que champ autonome dans le savoir colonial réduirait la portée des idées sur les étrangers clairs et supérieurs. Or la pensée classificatoire et hiérarchique, conférant aux groupes humains des inégalités héréditaires, continua à faire partie des constructions des administrateurs coloniaux. Ainsi, la singularité peule resta-t-elle l'un des fils conducteurs entre les imaginaires successifs de la classification ethnique en Afrique de l'Ouest.
Notes
1. L'expression est de Jean-Robert Henry : « A l'opposé, l'imaginaire scientifique, le nôtre, très bavard sur le monde, mais peu lucide sur lui-même, offre un remarquable terrain d'investigation du mixte franco-algérien », « L'univers mental des rapports franco-algériens », in: Basfao, Kacem, Henry, Jean-Robert, dir., Le Maghreb, l'Europe et la France, Aix-en-Provence, Institut de recherches et d'études sur le monde arabe et musulman, Paris, Ed. du Centre national de la recherche scientifique, 1992, p. 369-377, p. 375.