I. — Les pierres de tonnerre
Etalé sur un matelas mince comme une haire, et dont les crins me râpent le râble, moi, Sébastien Lémare, docteur ès-lettres, diplômé de l'Ecole des Hautes Etudes (section des sciences religieuses), j'établis, cet après-midi où des fumées de chaleur
pouffent de la plaine-aux-cailloux, mon bilan moral : à vrai dire, j'ai la migraine ; je catalogue mes illusions, dont la dernière est de croire qu'un jour j'aurai plaisir à cesser d'errer de dune en falaise
pour enrichir une vaine science ; je me reproche, entre un poulet de ma maîtresse et une lettre du plus grinchu de mes bons maîtres, de rêver aux joies d'un solide intérieur à pantoufles, au fond du faubourg d'Aïn-es-Saâda, en Algérie, dans mon pays de terres rouges.
A peine ai-je rangé sur de piteuses étagères, mes bouquins de références, mes bibelots ramassés Dieu sait dans quels bric-à-brac, à peine ai-je goûté d'un cru bourguignon estimable, ou de quelque vin blanc de curé, lors je découvre que le monde s'est rétréci autour de ma poitrine : la cuisine tempérée des occidentaux m'écoeure de ses fadasseries, ma maîtresse n'a point les trépidances que je souhaite, le camarade de collège est stupide, enfin c'est l'hiver et je grelotte, et je me couche, corps glacé, pendant des jours et des septaines, la tête fatiguée par des névralgies tenaillantes, et j'empile sur moi, en soufflant sans élégance, couvertures, fourrures et édredons ; je me tracasse d'être maladroit aux besognes du farniente ; la lecture des livres les plus violents me gousse à la bâillerie, et je m'abasourdis, car je constate qu'ils rabâchent mêmes platitudes que les bouquins d'universitaire. Je cours à Paris, et tôt je m'y assomme, vite saoûl de théâtres, de beuglants,de musées, de cabotes et d'orgies banalement dégoûtantes.
Je m'enfuis et me retrouve un jour dans cette Guinée que j'aime parce qu'en Afrique tropicale le paysage s'ennuie autant que moi. Je m'enclos, loin des visites officielles, loin des villes où nigauds, falots, pâlots, cabots, arrivistes et crapulards se démènent, font courbette, cancanent et se cocufient entre eux et dont je hais la vilaine âme de boutiquiers en toc, et je m'absorbe dans les livres immémoriaux de l'Orient arabe, parmi de jolis chocs de mots et d'images, loin de cette société blanche si inepte parce qu'elle est trop intellectuelle ; je m'étonne que les scribes attelés dans la métropole à des besognes déconcertantes d'inutilité, ne meurent pas plus vite d'être eux-mêmes ; leurs écrits administratifs, moulés dans des formules macaroniques, me glissèrent parfois sous les yeux ; je ne pus entrer dans la mentalité d'êtres qui pensent de travers et écrivent comme des cochons ; hors la paperasse, les femmes seules peuplent leur imagination ; je ne comprends pas aujourd'hui, tant je suis en navrance, le goût qu'ils ont des monotones labeurs érotiques, si déplorables par l'identité de leurs voluptés ; les déplaisants petits messieurs solennels ignorent les aromates cérébraux qui donnent quelque valeur à la vie.
Je lis et je pétune ; si l'image d'un abdomen agréable traverse mon cervelet, des nausées me prennent, rapides, à la gorge, à l'idée de ce qui s'ensuivra : bête comme une photographie obscène, une prostituée blanche viendra manger chez moi des fricassées honteuses ; — me débourrera les ab surdes rengaines et les déboires de son existence, qu'elle juge la plus intéressanté de toutes ; — se débattra en de brèves étreintes avec les pâmoisons ; les mots et les cris prévus à son tarif ; suçotera des boissons bizarres que je mélangerai, agacé pour pocharder plus vite la femelle ; et, enfin, déguerpira nantie de quelques louis que je lui remettrai de bonne heure, pour qu'elle fiche le camp après les secousses connues : donc, le stable, ce qui constitue le parfait, conscient et concupiscent citoyen, je ne le digère pas. A cette heure où je vomi de la littérature, il me faut des chairs au piment, aux saveurs d'épices rares, des visages blafards de femmes attirants par un détail (je déteste la régularité des traits et des attitudes à la Joconde), des conversations d'êtres délectables par leurs raffinements ; j'aurais aussi plaisir à causer avec des sémites pervertis et fanatiques, avec des Juifs à l'âme purulente, avec des Maures retors et barbarement égoïstes, avec des Peuls impénétrables ; et je savourerai, je le prévois, les sous-entendus onctueux, les malices de ces hommes dont d'impérieux tabous religieux ont dévié la civilisation vers un autre idéal que le mien ; et encore eux ont-ils un idéal ! et moi, par moments, je n'ai même plus le goût de leurs mensonges et je végète en attendant
de désirer ; et cependant j'ai quasi autant de diplômes et menus parchemins qu'eut le vieux Faust.
Et puis ça ne me consolera pas beaucoup, d'avoir écrit ici mes divagations ; je trouve décidément que la chaleur est ores plus pesante qu'à l'ordinaire ; résolu, je me flanque dans mon tub ; sous les seaux d'eau que mon boy, en grognant, me déverse sur le crâne, mes idées dérivent. Je vêts un pyjama, j'allume un cigare madùro, je traîne la savate, j'ouvre une cantine ou je classe avec méthode, dans des boîtes ouatées, des pierres taillées :
haches, coups-de-poing, polissoirs, broyeurs, flèches, amulettes, bracelets, découverts dans une caverne des Timbis.
Mon voisin, le Karamoko 2, que tracasse l'envie de boire une tasse de thé vert parfumé à l'alcool de menthe et à la noix muscade, entre, murmure un marhaba 3 de bienvenue et se couche sur la natte des hôtes ; il examine ma collection.
— Tu ramasses donc des pierres de tonnerre ?
— Quand j'en ai l'occasion, ô vieux.
— Ecoute alors que je dise la parole des vieux. Les blancs, n'est-ce pas, qui sont des étrangers dans notre brousse, ignorent ses secrets comme nous ignorons ceux de leur forêt : le singe est un très vieux grand père qui a beaucoup parlé aux grands pères, au temps où les petits hommes habitaient la forêt, et quand les petits hommes ont disparu devant les Rouges du Septentrion et les Noirs de l'Orient, ils ont enterré leurs gris-gris et
le sortilège de la parole des bêtes ; un sorcier, à qui son père et le père de son père et les autres vieux des Origines avaient transmis un mystère jadis décelé par les petits hommes qui le tenaient d'un singe, le plus sage parmi les guetteurs de la foudre, m'a raconté que les nuages de tornades, conduits par les génies mauvais, charrient en quantité des pierres semblables à tes pierres ; et ces génies se complaisent à détruire et à brûler et à inonder ; ils haïssent le bel arbre qui dulcifie le regard de Dieu le très haut. Et ils frappent cet arbre, dans un éclair, d'une de leurs haches enchantées, qui pourfend le tronc et s'enfonce au plus profond du sol pour échapper aux hommes, car il y a une magie en elle qui écarte les maléfices des Etres de l'orage. Souvent la hache, en croulant du ciel, extermine un homme ou un animal noble et pénètre ensuite dans la terre. Et telle est la connaissance léguée par les ancêtres. Creuse le sable et l'argile au pied des monts et tu trouveras ces armes secrètes des démons. D'ailleurs elles ont une affinité admirable pour le lait ; arrose de lait les places dénudées, dans la brousse et les projectiles fétiches monteront peu à peu vers lui pour le boire, et quelques jours après tu les récolteras dans cet endroit. Et ainsi parlèrent les vieux.
Entre mes collections et le Karamoko disert, j'oublie peu à peu mon bilan d'âme, ma mauvaise humeur, et les flots de soleil brumeux qui battent les murs de ma case.
Notes
1. Commandant, nom donné par les indigènes, en Afrique occidentale, à tout européen investi d'une parcelle d'autorité.
2. Nom sous lequel on désigne, en Guinée, les savants capables de commenter le Coran et d'expliquer les ouvrages littéraires ou théologiques de la civilisation arabe.
3. Formule de salutation usitée par les Peuls.