Yves Saint-Martin
L'Empire toucouleur, 1848-1897
Paris, Le Livre Africain, 1970. 192 p.
II — L'Islam noir avant la prédication d'El Hadj Omar
Beaucoup d'Européens et même d'Africains noirs s'imaginent volontiers que la carte actuelle des religions en Afrique présente, en ce qui concerne l'Islam, le résultat d'un état de choses très anciennement acquis.
Pour qui connaît l'Afrique de l'Ouest, l'islamisation de certaines régions paraît si profonde, si unanime, qu'on est assuré d'étonner bien des gens en leur affirmant, preuves et documents à l'appui, que cette unanimité est un fait moderne, et que les positions qu'occupe aujourd'hui la religion musulmane ont été conquises assez récemment : le Fouta-Djalon ne fut converti qu'au XVIIIe siècle, et le Kayor attendit pour l'être la seconde moitié du XIXe siècle.
Les élèves wolof d'un grand lycée de Dakar auxquels on révèle que la plupart de leurs arrière-grands-parents, voire de leurs grands-parents étaient encore animistes il y a moins de cent ans, ont beaucoup de peine à l'admettre et ne se rendent à l'évidence que lorsqu'on leur rappelle que la conversion du Damel (roi) du Kayor, Lat Dyor, eut lieu en 1864. Le héros, devenu un symbole de résistance nationale, est connu de tous, et l'argument devient alors difficilement discutable : si le souverain s'est converti, en exil, en 1864, ses sujets n'ont pu être convaincus ou contraints de J'imiter que plus tard, après son rétablissement en 1871 1.
Cependant, toute généralisation est forcément trompeuse, et la prédication du Coran dans les savanes soudanaises a trouvé des échos beaucoup
plus anciens. Mais, après la première grande période de prosélytisme qui commence vers le XIe siècle au temps des Almoravides 2, pour atteindre
ses résultats majeurs au XIVe, à l'apogée de l'empire du Mali, le déclin de cet Empire marque aussi l'arrêt, pour plusieurs siècles, de l'expansion islamique et même, dans certains cas, sa disparition quasi totale. Ibn Batouta et Al Omari nous ont décrit la splendeur et la ferveur des fêtes musulmanes célébrées à la cour de Kango Moussa (1312-1337) et de ses successeurs immédiats. Deux siècles plus tard, les régions du Haut-Niger qui avaient abrité leurs capitales — Niani, Kangaba ? — n'en gardaient plus trace. On n'y voyait plus ce beau zèle à apprendre le Coran, à l'inculquer aux enfants :
« Dans le cas où leurs enfants font preuve de négligence à cet égard, ils leur mettent des entraves aux pieds et ne les ôtent pas qu'ils ne le sachent réciter de mémoire. Le jour de la fête étant entré chez le juge, et ayant vu ses enfants enchaînés, je lui dis : “Est-ce que tu ne les mettras pas en liberté ?”
Il répondit : “Je ne le ferai que lorsqu'ils sauront pas coeur le Coran.” » 3
C'est dans cette même région que commencera, vers 1850 la guerre sainte d'El Hadj Omar, contre les populations retournées à leurs fétiches. D'autres pays pouvaient avoir conservé la foi. Elle ne faisait bien souvent que s'y survivre médiocrement. Qu'on songe au déclin de Tombouctou, brillant foyer de culture arabe et de théologie au XVIe siècle, bourgade à demi-ensevelie dans les sables au début du XIXe, et n'ayant gardé le prestige de son nom qu'auprès d'Européens mal informés. Les Toucouleur eux-mêmes, malgré l'ancienneté de leur croyance, durent subir deux cent cinquante années de domination païenne, au cours desquelles la dynastie peul des Dénianké ne leur épargna pas les persécutions. Le renouveau musulman qui se manifesta à partir du XVIIIe siècle, et dont la vitalité ne s'est pas démentie depuis, fut sans doute, pour l'Afrique de l'Ouest, un événement aussi important que le partage impérialiste et la colonisation. Loin d'être un cas isolé, la prédication omarienne doit être replacée dans cette perspective d'ensemble, sous peine de n'en pas saisir exactement les origines et la portée ; les limites aussi, car le marabout toucouleur n'était ni le premier, ni le seul ; parti pour convertir les païens, il finira par tomber sous les coups d'autres musulmans, qui suivaient une « voie » antérieure à la sienne. Le réveil islamique dans les savanes soudanaises n'est pas un phénomène fortuit. Il est une fois de plus le résultat d'un lent cheminement d'idées ayant ptis naissance en Orient, et parvenues sur les bords du Niger et du Sénégal par l'intermédiaire de certaines tribus maures.
La Qadriya
Le principal mouvement fut celui qui répandit auprès des Maures, d'abord, des Noirs soudanais, ensuite, les préceptes de la confrérie Qadriya.
Comme tous les mouvements confrériques, le qadrisme tire son inspiration première du soufisme 4. Il se rattache de façon directe aux tendances ascétiques et mystiques de l'Islam oriental du Moyen Age, à ce souci de perfection personnelle et d'approche de Dieu dont Mohamed-Al-Ghazâli (1058-1111) avait été le principal exégète.
La Quadriya prit d'ailleurs naissance en Mésopotamie, au XIe siècle. Elle n'atteignit le Sahara qu'à la fin du XVe.
Comme dans le soufisme, la confrérie se développe autour d'un chef, l'imâm ou le cheikh, et se groupe en une collectivité mystique ou zaouïa, à laquelle sont imposées certaines pratiques précises, comprenant notamment la récitation très exactement ordonnée et codifiée d'une série immuable de prières et d'invocations. Le cheikh fondateur les a, en principe, fixées une fois pour toutes. C'est le wird, qu'après un noviciat plus ou moins long et difficile, les nouveaux adeptes promettent de réciter à l'exclusion de tout autre préconisé par une secte rivale. Ce wird est bientôt devenu comme le symbole, la marque particulière de la confrérie. On dit couramment que le cheikh confère le « wird » à ses disciples : la notion s'est donc élargie d'une simple collection d'oraisons et de litanies, à celle d'une véritable initiation.
Le but est de favoriser l'élan vers Dieu, de créer un lien entre le disciple et la divinité par l'intermédiaire du cheikh, dont ses fidèles sont persuadés qu'il est favorisé de visions et de révélations. Le plus souvent c'est le prophète Mohamed qui lui est apparu en songe, et lui a dicté sa mission, ainsi que la règle à propager. Il possède de ce fait la « baraka », la bénédiction d'Allah, et il n'est pas rare qu'il soit doté de pouvoirs miraculeux ou thaumaturgiques. Sur les grands chefs de confrérie, on brodera toute une « légende dorée ». El Hadj Omar n'y échappera pas plus que les autres, bien qu'il n'en soit pas tellement partisan. La voie qadriya fut principalement propagée par la tribu berbère arabisée des Kounta ; ses représentants les plus éminents furent au XVIe siècle Sidi Ahmed El Bekkay, dont le tombeau est toujours vénéré à Oualata, et son fils Omar. Se rattachant par des généalogies fictives à des tribus arabes et à la famille du Prophète, les Kounta pouvaient prétendre à une protection divine héréditaire. De fait, la baraka se transmettait de père en fils ; les descendants du fondateur constituaient donc une famille particulièrement favorisée, puisque distinguée par Dieu. La collectivité mystique, ou zaouïa, était dominée par cette descendance à la fois noble et pieuse, dont certains membres se séparaient pour aller fonder ailleurs d'autres zaouïa inspirées des mêmes principes et procédant des mêmes mérites. Les simples fidèles, ou talibé, qui n'avaient aucun lien familial avec le cheikh, étaient relégués au second plan.
Du XVe au XVIIe siècle, l'influence du rameau Bekkaïya de la Qadriya s'exerça sur les tribus maures du Sahara occidental, y provoquant une floraison de groupes religieux et instruits, ancêtres des actuelles tribus maraboutiques de Mauritanie. Ces doctes musulmans recevaient parfois des élèves de fort loin, les Toucouleur leur adressaient fréquemment leurs fils, au moment où, au Fou ta-Toro, la domination des Peul cherchait à empêcher ou du moins à gêner l'enseignement coranique. La tradition se maintint après la libération du Fouta : le jeune Omar Tall ira compléter son instruction religieuse auprès des marabouts maures du Tagant. Ainsi la règle de la
Qadriya se propagea-t-elle en terre soudanaise, où elle peut être considérée comme le principal instrument du renouveau musulman des XVIIIe et XIXe siècles. L'islamisation du Fouta-Djalon à partir de 1725, le soulèvement des ToroBé toucouleur du Sénégal en 1776 sont à porter à son actif.
Elle se diffusait généralement par des moyens pacifiques : ne conseillait-elle pas à ses adeptes l'humilité, la charité, la tolérance? Mais elle savait aussi revêtir un caractère guerrier et conquérant lorsque de vives oppositions contrariaient son action ou surtout lorsqu'elle était l'instrument d'expansion d'un goupe ethnique.
Ainsi au Fouta-Djalon où les Peul et les Toucouleur musulmans ont asservi les païens dyalonké et éprouvé la nécessité d'établir un gouvernement bicéphale, avec la dynastie religieuse des Ibrahima de Timbo et la dynastie militaire des Soria de Labé. La première était gardienne de l'orthodoxie, la seconde veillait au maintien de l'ordre civil. Lorsque celui-ci ne fut plus menacé, et faute de pouvoir supprimer l'une des deux famillés régnantes, on en vint à l'alternance en principe biennale d'un Soria et d'un Ibrahima dans la même et unique fonction d' Almâmi.
[Erratum — T.S. Bah]
Le caractère aristocratique de la Qadriya explique aussi son succès auprès des ToroBé toucouleur. C'est cette noblesse turbulente, où les cadets de famille sont d'autant plus nombreux que la polygamie est la règle, qui sera le fer de lance des conquêtes musulmanes des XVIIIe et XIXe siècles dans le Soudan occidental et central. Il n'est sans doute pas indifférent de le souligner, car la propagation de l'Islam se fait dès lors non plus par le truchement de marabouts maures, paisibles pédagogues et prédicateurs, mais par des aristocrates peul ou toucouleur ayant une tradition guerrière renforcée par la vie pastorale, au moins pour les Peul. Le Jihad, la guerre sainte, est une tentation souvent ressentie, et El Hadj Omar, moins encore qu'Ousman dan-Fodio, ne saura résister à l'envie d'étendre ce Jihad à des musulmans eux-mêmes, parce qu'ils mêlent à leur croyance islamique des pratiques hétérodoxes : argument spécieux qui dans tous les cas dissimule mal une ardeur conquérante irrépressible dont la religion n'est plus que le prétexte.
Autre trait de ressemblance avec les Croisés !
L'influence de la Qadriya fut grande et complexe, bien qu'on ne puisse y rattacher formellement le plus grand de tous les convertisseurs soudanais, et celui qui accomplit l'oeuvre la plus durable, puisque certains
de ses descendants règnent encore dans le Nigeria du Nord : il s'agit d'Ousman dan Fodio, d'origine toucouleur, qui se tailla, à partir de 1804, un vaste empire entre le Niger et le lac Tchad.
Son action s'attaquait davantage à des souverains et des grands feudataires islamisés, accusés par lui d'idolâtrie, qu'à des païens. Même si ses conquêtes s'étendirent par la suite loin dans le sud-ouest, jusqu'au pays Yoruba, il se présentait plutôt en réformateur et en redresseur de torts qu'en convertisseur dans des régions où l'Islam était depuis longtemps installé, comme dans les pays Haoussa. Son fils et principal héritier, Mohammadou Bello, adopta la Qadriya. L'esprit de tolérance de cette confrérie l'avait certainement gagné car il accorda une large hospitalité à Omar revenant de La Mecque, et tidjane convaincu.
On rattache aussi à la Qadriya l'oeuvre de Cheikhou Ahmadou, qui au Macina créa à partir de 1818 une théocratie musulmane rigoriste. Sa capitale, Hamdallahi, avait son existence sévèrement réglée par les préceptes coraniques, et sa vie quotidienne rythmée par les cinq prières rituelles. Son Etat fut divisé en provinces ; dans chaque chef-lieu provincial un cadi, représentant du souverain, percevait la dîme, en prélevait un cinquième pour le gouvernement central et conservait le reste pour l'administration provinciale et la bienfaisance publique. Une armée permanente, composée de cavaliers Peul fidèles à l'Islam, fut organisée, et des forteresses édifiées ou
rebâties pour lui servir de garnison. Omar s'inspira plus tard de ces exemples et imitera aussi Cheikhou Ahmadou en s'attribuant le titre d'Emir-Al-Mouminin, commandeur des croyants.
A tous ces devanciers, El Hadj Omar devra donc beaucoup ; il leur empruntera notamment :
- l'appartenance à une confrérie, la Tidjaniya remplaçant alors la Qadriya
- la notion d'inspiration divine matérialisée par la baraka ;
- la pratique de la guerre sainte, à la fois contre les païens et contre les musulmans qui « ne suivent pas la voie orthodoxe », ce qui a pour résultat de faire d'une expansion religieuse la justification d'un pouvait temporel, politique et militaire, appuyé sur une ethnie privilégiée. Bien qu'El Hadj Omar n'ait pas, semble-t-il, réglé précisément sa succession, il désigna son fils aîné Ahmadou comme régent : l'idée dynastique est certaine, et repose assurément sur la notion de l'hérédité de la baraka.
Dans les circonstances dramatiques et confuses qui précédèrent sa mort, Omar ne put préciser sa volonté définitive. Mais ses héritiers se disputeront, avec ses reliques matérielles : cannes, épées, chapelets, Coran, les symboles visibles de cette bénédiction divine.
Sans pouvoir donc prétendre à l'originalité, l'action d'El Hadj Omar sera cependant marquée d'un double sceau particulier : l'appartenance à une nouvelle confrérie, la Tidjaniya, et la personnalité de son propagateur.
La Tidjaniya
Cheikh Tidjani, le fondateur de cette nouvelle secte, était originaire du ksar d'Aïn Madhi aux environs de Laghouat (Algérie). Au cours d'un pèlerinage à La Mecque, il vit en songe le prophète Mohamed qui lui dicta les préceptes qu'il devait ensuite répandre. La révélation de cette faveur insigne lui valut d'assez rapides succès. Revenu au Maghreb où il recruta de nombreux
adeptes, il s'installa définitivement à Fez en 1798. Il y mourut en 1815, et son tombeau y est toujours l'objet de fervents pèlerinages. La Tariqa (doctrine) tidjane se répandit jusqu'en Mauritanie, où un marabout de la tribu des Ida-ou-Ali en fut le principal propagateur, puis gagna les rives du Sénégal et le Fouta-Djalon, sans cependant encore concurrencer sérieusement la Qadriya. La vogue de la Tidjaniya s'explique principalement par des traits plus démocratiques que ceux des autres confréries. Celles-ci sont beaucoup plus hiérarchisées. Les échelons mystiques qui séparent du cheikh les simples adhérents sont de plus en plus difficiles à franchir, réservant finalement le contact avec le maître à un petit nombre d'initiés, et faisant une large part aux membres de la famille du fondateur.
Au contraire, dans la Tidjaniya, il y a entre le maître et ses simples fidèles — les Talibé, les « élèves » — un lien direct qui renforce leur soumission. Cheikh Tidjani a promis à ses disciples qu'il les sauverait tous, le prophète Mohamed lui ayant affirmé qu'il seraient sans exception autour de lui devant Dieu. Cette prestigieuse perspective ajoute encore à la
solidité d'un attachement qui, pour être efficace, doit être exclusif, rejetant toute autre obédience. A cette condition, chaque fidèle, si humble soit-il, bénéficie de la baraka de son cheikh. La règle de la confrérie est peu compliquée, sa morale pratique et naturelle, et ses exigences intellectuelles, au moins pour les simples talibé, fort modestes. Le dynamisme, encore vivace aujourd'hui, de la Tidjaniya, tient à ces différents facteurs. Froelich fait fort justement ressortir ce trait fondamental :
« Les Tidjanes sont parvenus à une conception très démocratique de l'Islam, et très libérale. La simplicité de leur règle s'adapte à toutes les intelligences, à toutes les conditions ; de là son succès … » 5
Sa propagation en terre soudanaise, auprès de Noirs ignorant le plus souvent l'écriture et la langue arabe sera facilitée par le faible poids de connaissances théologiques à assimiler et d'efforts intellectuels à consentir. Quelques prières à réciter par coeur, des litanies faciles à retenir, où l'incantation inlassable du nom d'Allah crée peu à peu un état d'exaltation mystique collective, une morale claire et sans illusion comme sans exigences surhumaines : la perfection ne saurait être atteinte, l'homme sera toujours un pécheur, mais les mérites du cheikh vaudront le Ciel à tous les talibé : voilà le bagage essentiel de la masse.
Le prestige du cheikh, qui en sait infiniment plus, et auquel on prête volontiers des miracles, n'en est que plus grand. Dans un tel système, son autorité débordera vite du spirituel sur le matériel et passera sans effort de la conduite des âmes à l'exercice d'un pouvoir temporel.
Lorsque Omar Tall entreprit sa prédication, la confrérie tidjane avait atteint les marches soudanaises ; elle n'était d'ailleurs pas spécialement limitée aux Peul ou aux Toucouleur : les Maures avaient fait des prosélytes dans diverses ethnies. On a même cité la région de Nioro-du-Sahel 6 comme ayant été un des premiers centres tidjanes ; mais on ne voit pas que l'influence y ait été profonde, si l'on en juge par la résistance qu'El Hadj Omar y rencontra plus tard de la part des Dyawara entre 1854 et 1856. Ailleurs, la Qadriya maintenait ses positions. Mais l'appartenance confrérique est un peu, oserait-on dire, une question de mode et celle de la Qadriya commençait malgré tout à passer. Il lui a manqué, à l'époque, un homme d'envergure ; la Tidjaniya sut trouver le sien.
On a pu aussi, constatant le caractère aristocratique de l'une, les tendances démocratiques de l'autre, parler de révolution socio-religieuse, voire de lutte des classes. Ce concept a été mis en avant, prudemment il est vrai, par quelques historiens actuels, aussi bien pour expliquer le succès général du tidjanisme que pour l'action d'El Hadj Omar lui-même, dont on a
voulu faire le défenseur des simples hommes libres du Fouta opprimés par les grands propriétaires et les émirs. Sans aller si loin, on peut penser que la prédication tidjane vint à point pour relancer, par l'adhésion massive d'élément nouveaux, l'élan de l'Islam en terre soudanaise au moment où le second souffle manquait à la Qadriya.
Il ne semble pas non plus que la propagation de la Tidjaniya puisse être mise, comme le suggèrent Oliver et Fage 7, en relation avec la pression exercée par les Européens en Afrique dans la première moitié du
siècle. Sauf en Algérie où la conquête française provoqua le sursaut religieux canalisé et personnifié par Abd-El-Kader, qui appartenait à la confrérie Qadriya, la pression européenne restait encore très limitée et timide, dans le Maghreb et au Sahara comme en Afrique orientale. Au Sénégal, les démêlés des gouverneurs avec les gens du Fouta ne sauraient être placés à l'origine des succès du prosélytisme omarien : l'une des premières démarches du nouveau prophète ne fut-elle pas, nous le verrons, de tenter de s'entendre avec les Français, qui, au départ, ne mirent aucun obstacle à sa prédication ?
La diffusion de la nouvelle confrérie s'inscrirait plutôt dans le cadre du grand mouvement de rénovation et de mysticisme qui remue l'Islam depuis le XVIIIe siècle et que favorisent le déclin de l'Empire turc et la perte constante de prestige de ses souverains. Le khalifat d'Istanbul a déjà vu se dresser en face de son autorité spirituelle comme de son pouvoir temporel les Wahabites d'Arabie ; et ailleurs on est souvent tenté d'exhumer, pour la lui opposer, la vieille doctrine du Mahdi, de l'imam « caché » qui doit reparaître à la fin des siècles. Il semble bien que Cheikhou Ahmadou, au Masina, fut tenté d'endosser ce rôle redoutable 8. Il se proclama Emir-al-Moumînin et dernier des douze imams. Mais sa réputation ne dépassa guère la boucle du Niger, et après lui ses héritiers se contentèrent du premier titre et de la succession paternelle qu'ils eurent beaucoup de mal à défendre.
Cependant l'idée était dans l'air, d'un rédempteur suprême qui apparaîtrait pour mener à bien l'ultime guerre sainte. On sait quelle résonance ce mythe devait obtenir à partir de 1880 au Soudan nilotique, dans la région de Khartoum. Mais au Fouta-Toro même, l'exaltation religieuse avait suscité des prêcheurs de guerre sainte dont un au moins, Mohamadou Omar, n'avait pas hésité à se parer du titre de Mahdi. Vers 1828, son influence dans la région du fleuve Sénégal était grande, et il avait aussi essayé de l'étendre au Soudan. Inquiétant à la fois les Almami, les Français et les gens du Walo, il échoua finalement devant leur coalition. Sa défaite le contraignit à l'exil ; puis revenu au Toro, il se contenta de regrouper ses derniers fidèles au village d'Ouro-Mahdiou. Son fils Ahmadou Shaykou reprit le flambeau de la guerre sainte beaucoup plus tard (1869-1875).
Le paroxysme de son action, et son dénouement se situent au moment où El Hadj Omar accomplit son long pèlerinage à La Mecque. Mais il ne semble pas hasardeux de voir en Mohamadou Omar un précurseur dont le cheikh toucouleur saura s'inspirer, tout en essayant d'éviter les écueils qui provoquèrent finalement son échec. Ainsi pourrait s'expliquer le désir initial d'El Hadj Omar de s'entendre avec les autorités françaises de Saint-Louis.
Bien qu'El Hadj Omar ne se soit jamais fait passer pour le Mahdi, sa prédication et sa guerre sainte, qui semblaient annoncer la fin des temps, son but avoué de « balayer les pays », selon l'ordre reçu en rêve du
prophète Mohamed lui-même, germèrent et se propagèrent donc dans un climat mystique favorable. La force et l'habileté du cheikh toucouleur devaient
faire le reste.
Notes
1. Cf. Vincent Monteil. “Lat Dyor, damel du Kayor, et l'islamisation des Wolof au XIXe s.” Paris, Archives de Sociologie des Religions. N° 16, décembre 1963.
2. Les Almoravides. De l'arabe : Al-mrabtîn : ceux qui habitent dans un ribât, couvent niilitaire fortifié. Les Almoravides sont des Berbères sahariens de la tribu des Lemtoüna, convertis au XIe siècle à l'Islam malékite, le plus rigoureux des quatre rites musulmans. Leur premier couvent ou ribât, aurait été installé au bord de l'océan Atlantique, dans une île dont on n'a pu déterminer l'emplacement exact, peut-être Tidra, sur la côte méridionale de Mauritanie.
Sous la direction spirituelle d'Abdallàh Ibn Yâsîn, ils imposèrent au milieu du XIe siècle leur domination au Sahara occidental, puis au Maroc et au Sud de l'Espagne. Dans la région proche du fleuve Sénégal, ils eurent l'appui des populations déjà en partie islamisées du Tekrour, et de leur chef Ouar Diabi N'diaye. Mais il n'est pas prouvé; malgré la tradition flatteuse, que les premiers noirs soudanais islamisés dès 1040 aient été les ancêtres des Toucouleur actuels.
3. Ibn Batouta, Voyages, trad. Deframerey et Sanguinetti, Paris, Leroux, 1922. Tome IV.
4. Le « soufisme ». On désigne par « soufisme » l'ensemble des tendances mystiques et ascétiques qui se sont manifestées dans l'Islam dès le VIIIe et le IXe siècles (Ier-IIe siècle de l'Hégire) principalement en Iraq, en Arabie et en Perse. Ces tendances furent souvent combattues par les tenants de l'Islam primitif ; il est vrai qu'elles n'étaient pas exemptes d'influences extérieures : néo-platonisme, gnosticisme, hindouisme.
— Al Ghazâli — (1058-1111), originaire du Khlirasan, en Perse, tenta, non sans succès, de concilier l'Islam orthodoxe et les aspects les plus significatifs du soufisme : ascèse, efforts vers une foi personnelle, rôle du guide spirituel ou cheikh, organisation confrérique.
Par l'intermédiaire de nombreuses confréries mulsulmanes, le soufisme reste un élément encore vivant de l'Islam contemporain ; mais il a, en diverses époques et en divers lieux, débouché aussi sur bien des hérésies.
5. J. C. Froelick. Les Musulmans d'Afrique noire, Paris, Editions de l'Orante, 1962, p. 235.
6. Froelich. op. cit., p. 233.
7. R. Oliver et J. D. Fage. A short history of Africa, Penguin Books Ltd, Harmondworth, Middlesex, 1962, p. 154.
8. J. Trimingham. A history of Islam in West Africa, ch. V, p. 178.