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Yves Saint-Martin
L'Empire toucouleur, 1848-1897

Paris, Le Livre Africain, 1970. 192 p.

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IV — L'Afrique de l'Ouest en 1854
et les débuts de la Guerre Sainte d'El Hadj Omar 1854-1857

L'Afrique de l'Ouest en 1854

El Hadj Omar avait expérimenté avec bonheur, au cours de la guerre contre Tamba et contre le Menien, la cohésion et le courage de ses Talibé. Ses succès avaient renforcé leur confiance, et lui-même se sentait confirmé dans sa mission religieuse comme dans ses capacités militaires dont il avait fait l'apprentissage à Sokoto. A Dinguiray, il complétait ses troupes et son armement. Lorsqu'il se sentit assez fort, il donna le signal du Jihad, la « Guerre sainte ». Selon Tyam, c'est le 21 mai 1854 qu'il quitta sa capitale, dont il avait laissé le commandement à Osman Dyawanɗo.
Avec une forte garnison toucouleur et la garde d'un certain nombre de femmes et de jeunes enfants du « prophète », Osman était investi du gouvernement de la province de Dinguiray où El Hadj Omar ne revint jamais. Elle évolua peu à peu vers un statut d'autonomie sous la direction de parents du cheikh : Habibou, son fils, 1861-1868, Seydou, son neveu, 1868-1876, et enfin un autre fils d'Omar, Aguibou, qui en 1887 placera son fief sous la protection française.
Le but d'Omar, en déclenchant le Jihad, était à la fois religieux et politique. Certes, il mettait en avant l'ordre reçu à plusieurs reprises de convertir les infidèles, de balayer les pays. Mais il se rendait bien compte que les conversions forcées. à l'Islam ne seraient durables que si une autorité permanente assurait le contrôle de la pratique musulmane.
L'expérience de Yimba Sakho à Tamba venait de démontrer la fragilité des sentiments religieux inspirés par le sabre … D'autre part, il ne s'était jusqu'à présent frotté qu'à d'assez médiocres personnages, et n'avait pas osé, par exe;nple, attaquer de front les almami du Fouta-Djalon. L'extension de sa predication armée allait le mettre en présence d'unités politiques beaucoup plus importantes, et il n'est pas inutile d'esquisser un tableau de l'Afrique soudanaise au moment où El Hadj Omar lance ses talibé dans la guerre sainte.
Au bord de l'Atlantique, et à proximité de celui-ci, subsistaient les multiples royaumes, en majorité animistes, qui constituent les territoires actuels du Sénégal et des deux Guinées. Au Sénégal, la dislocation de l'Empire mandingue, puis, au XVIe siècle, de l'Empire djolof, s'etalt traduite par un morcellement extrême. Les pays wolof étaient divisés : le royaume du Walo, proche de Saint-Louis, et lié à la France par un traité de protectorat assez illusoire, était opposé aux convoitises concurrentes des Maures Trarza et des Français. Le Djolof, entièrement continental et semi-désertique, conservait le nom, mais pas la puissance, de l'ancien empire des N'diaye. Le Kayor, le Baol, et la petite « république » Lébou du Cap-Vert faisaient quelques affaires avec Saint-Louis ou Gorée — arachides, mil, boeufs — mais se trouvaient souvent en lutte les uns avec les autres.
L'Islam était encore minoritaire dans les pays wolof ; il triomphait sur les bords du Sénégal, au Fouta-Toro et au Boundou. Au sud du Cap-Vert, l'émiettement était encore plus considérable. Les royaumes du Sine et du Saloum subissaient les influences concurrentes des Français de Gorée et des Anglais installés à Bathurst et sur le cours navigable de la Gambie. La Basse et la Moyenne Casamance étaient peu modifiées par la présence des Français à Carabane (1836) et à Sédhiou (1837), des Portugais à Ziguinchor. Beaucoup de petits groupes diola ou floup n'avaient pas encore dépassé le stade de la tribu ou même du village ; mais abrités au coeur de la forêt, protégés par l'inextricable lacis des « bolons, bras de mer tapissés d'épaisses mangroves, ils s'avéraient, malgré leur extrême morcellement, très difficiles à soumettre. En Moyenne-Casamance, les Mandingues, partiellement islamisés, dominaient : en Haute-Casamance les Peul formaient un trait d'union entre les pays poulophones du fleuve Sénégal et ceux du Fouta-Djalon, où la confédération dirigée alternativement par les Soriya et les Alfaya était encore solide. La Basse-Guinée présentait un intense enchevêtrement ethnique où les peuples côtiers, Baga, Nalou, Temné, Soussou, étaient en contact depuis les temps de la traite avec les Européens ; de cette époque à peine révolue — on trafiquait encore clandestinement du « bois d'ébène » dans les « Rivières du Sud » —, subsistaient quelques installations commerçantes : comptoirs portugais, factoreries françaises ou britanniques. A Boké, les droits de la France établis par Bouet-Willaumez n'étaient confirmés par aucune occupation. Seule la colonie anglaise de Sierra Leone, avec sa capitale encore bien modeste de Freetown, jouait un rôle important : base navale britannique, centre de réinstallation d'esclaves libérés, place commerciale concurrente de Saint-Louis et de Gorée, et grande pourvoyeuse de produits européens et d'armes pour les Etats noirs de l'intérieur. Toutes ces régions n'intéressent que médiocrement l'histoire de l'Empire toucouleur 1. C'est vers les pays du Haut-Sénégal et du Niger que l'action d'Omar va rapidement s'étendre. Il trouvera là, dans les régions du Sahel et des savanes, des terrains beaucoup plus propices au déploiement de ses cavaliers, au passage de ses fantassins ; et, une fois dépassés les petits royaumes de l'ancienne confédération du Bambouk, de grandes unités politiques qu'une relative décadence rendra faciles à subjuguer.
Sur la rive droite du Sénégal, et jusqu'aux approches du Sahara, se maintenait le royaume bambara des Massassi, fondé à la fin du XVIIIe siècle. Animistes, les Bambara toléraient les musulmans nombreux parmi les Sarrakolé, et en minorité chez les Dyawara, de la région de Nioro du Sahel. Les Dyawara supportatent mal cependant l'autorité des Massassi.
Le seuil du Belédougou, entre le pays de Nioro et celui de Ségou, etait resté dans une anarchie que semblait dicter la nature : son relief de plateaux dechiquetés etait propice au maintien de petites unités mandingues à l'ouest, bambara à l'est: Là une vague confédération, celle des Belen, ne poussait guère l'organisation politique au-delà d'alliances guerrières provisoires en vue de pillages fructueux. Cultivateurs de mil, solidement retranchés dans leurs villages fortifies, guerriers intrépides et animistes impénitents, les Bambara ne seront jamais soumis de façon durable, ni par El Hadj Omar, ni par Amadou. Ils resteront jusqu'au bout irréductibles : le ver dans le fruit, et qui provoquera en partie sa chute.
Sur le Niger, le royaume de Ségou sous la dynastie bambara des Diara, était sensiblement plus policé. La tolérance religieuse y était garante d'une certaine liberté commerciale, favorisée par les terres de culture sur les alluvions du Niger, et par la présence qu grand fleuve menant aux riches villes commerçantes de Niamina, Sansanding, Mopti et Djenné en majorité sarrakolé (soninké) et musulmanes, et qui conservaient une large autonomie tant à l'égard de Ségou que du royaume du Masina.
Ce dernier, fondé sur une base théocratique par Cheikhou Ahmadou, nous l'avons déjà évoqué à propos du pèlerinage et du retour d'Omar. Bien situé, dominant les pays du delta intérieur du Niger, et contrôlant les cités marchandes du fleuve, le royaume peul du Masina était, depuis que l'empire d'Ousman dan Fodio s'était morcelé, la plus sérieuse tentative d'organisation politique de l'espace soudanais. Bien que la loi coranique y fût loi de l'Etat, Ahmadou n'avait pas hésité à rendre son pouvoir héréditaire, et ses successeurs, Ahmadou II (1844-1852) et Ahmadou III ; ou Ahmadou-Ahmadou (1852-1862), ont constitué une véritable dynastie. A Tombouctou, les émirs Kounta de la famille Bekkay avaient dû accepter le protectorat du Masina. Au temps d'Ahmadou III, ils avaient à peu près ressaisi leur indépendance ; mais Tombouctou, harcelée par les Touareg, avait, malgré son port fluvial de Kabara, beaucoup perdu de son importance. Les routes caravanières à travers le Sahara étant de moins en moins sûres, leur trafic déclinait au profit des itinéraires ouest-est ou sud-nord, déterminés par l'installation des postes européens de Saint-Louis Bathurst, Freetown, Accra, Lagos. El Hadj Omar ne s y est pas trompé qui dès son installation à Dinguiray, a demandé au Sierra Leone des armes et des munitions, en attendant d'essayer d'en obtenir des autorités françaises de Saint-Louis. Ce matériel militaire, il en a en effet besoin pour mener à bien sa guerre sainte ; et celle-ci n'est pas dirigée contre les infidèles blancs, mais contre les païens noirs, les Kâfir, qui ne vont pas tarder a subir les effets du Jihad.

Les débuts de la Guerre sainte

Il est difficile de dire avec quels effectifs El Hadj Omar a commencé sa marche en 1854. Quelques milliers d'hommes, tour au plus, au début, suffisaient à venir à bout des petits pays du Bafing et du Haut-Sénégal et n'excédaient pas les ressources alimentaires que pouvait y trouver cette armée vivant sur les zones conquises. Plus tard les troupes plus nombreuses, grossies de nouveaux convertis et de captifs enrôlés de force, suivies d'une cohue de femmes et d'enfants, ne trouveront pas toujours les vivres nécessaires. On verra alors El Hadj Omar se préoccuper d'organiser des dépôts de ravitaillement, principalement dans les « tata » qu'il faisait édifier ou réparer en des localités importantes.
Les derniers mois de la saison sèche de 1854 avaient été mis à profit pour rassembler les troupes, et c'est au début des pluies, période assez mal choisie, que l'armée s'ébranla de Tamba vers le nord (15 juin 1854). Un détachement précurseur, chargé de défenses d'éléphant, était parti vers Bakel pour y acheter des armes et des munitions. Une partie de cette avant-garde continua jusqu'au Fouta pour y lever quelques renforts.
Le gros de l'armée, se nourrissant sur le pays, progressait lentement. Les villages résistaient ; la population masculine, après la reddition, était passée au fil de l'épée ; les femmes et les enfants devenaient esclaves. Les différentes qacida qui ont été conservées sont très nettes à ce sujet, surtout l'une d'entre elles dont nous tirons les indications suivantes :

« A Gémou-Banka, il tua tous les hommes…
— Il détruisit Baroumba avec la permission de Dieu, tua d'innombrables gens, prit 125 personnes et 160 boeufs.
— A Kyba, ou Kéba, les habitants avaient déserté le village, sauf le chef et sa famille. L'almami le prit par la main, le tua et fit prisonnier tout ce qu'il possédait de famille. — Un village de trois cents personnes fut détruit par un détachement de treize hommes. Ils tuèrent de nombreux hommes et firent 85 prisonniers.
— A Sirimana, il tua 600 hommes de ce village et fit 1 545 prisonniers. » 2.

Le conquérant agissait ainsi pour de multiples raisons : tout d'abord, pour assurer la sécurité de ses arrières contre tout soulèvement ultérieur, et aussi parce que les habitants de ces villages étaient voués à la famine après la saisie de leur approvisionnement ; les femmes et les enfants capturés seraient vendus. Mais ces massacres en série avaient surtout un motif psychologique. Il fallait frapper de terreur, dès le début, créer une vague de panique qui réduisît à néant les velléités de résistance et fît tomber les tata sans coup férir.
Omar recueillit le fruit de ces premiers massacres dès son arrivée au Khasso, où le roi Dyouka Sambala, le beau-frère de l'explorateur Duranton, et futur allié des Français, fit aussitôt sa soumission. Omar l'épargna, ainsi que ses sujets khassonké.
L'arrivée d'El Hadj Omar dans le Khasso et le Boundou le mettait en contact avec les postes français du Haut-Sénégal : Bakel et Sénédébou. De plus, hors de la protection des canons de ces forts mais bénéficiant quand même grâce à eux d'une certaine sécurité, d'assez nombreux traitants sénégalais, sarrakolés ou wolof s'étaient installés le long du fleuve jusqu'à Médine, que la qacida citée plus haut qualifie « village de Français », c est-à-dire de Noirs ou de métis de Saint-Louis, représentants des maisons de commerce.
Omar ne tenait pas à un choc brutal avec les Européens ou leurs intermédiaires. Il espérait obtenir d'eux des fusils, et même des canons. Ses envoyés étaient arrivés à Bakel à la fin de juillet ; ils avaient fait affaire avec les traitants, et remis une lettre pour le gouverneur Protet de la part du cheikh qui de son côté avait occupé le Boundou et s'était installé à Farbanna. Il avait rassuré sur ses intentions le commandant du poste de Sénoudébou en lui envoyant un de ses fils comme otage.
Mais la réponse du gouverneur Protet 3, dilatoire et embrouillée parvint dans le courant de septembre. Pleine de bonnes paroles et d'apparente consideration à l'égard de la mission divine d'Omar, elle restait muette sur les propositions d'alliance et sur le chapitre des armes. Un officier français chargé de porter le pli à Farbanna informa de vive voix le cheikh que la vente du matériel de guerre était désormais interdite sur le Haut-Fleuve. Froidement reçu, il revint sans réponse écrite d'El Hadj Omar à Protet. Les relations s'étaient brusquement détériorées. La prise de Makhana, capitale du Kamera, avait suivi de peu. Malgré une reddition sans combat au chef toucouleur Modi Mahmadou, tous les hommes furent passés au fil de l'épée. Les cadavres décapités furent jetés au fleuve ; les flots de la crue les charrièrent jusque devant Bakel, où la garnison française se mit en état d'alerte. Il semble bien que ce massacre fut une manoeuvre d'intimidation à l'adresse des Français qui étaient bien reçus et avaient toujours exercé une certaine influence à Makhana. De ce village, des bandes de talibé se mirent à parcourir le pays, pénétrant jusque dans le village de Bakel et proférant des menaces en direction du fort. Mais il n'y eut pas d'attaque contre la garnison française, que le gouverneur Protet put d'ailleurs renforcer. Il y laissa son directeur des Affaires extérieures, le lieutenant Coquet, et son directeur du génie, le capitaine Louis Faidherbe. Les efforts diplomatiques du premier, et la consolidation des remparts par le second suffirent à écarter une menace qui ne fut jamais précise. Protet pouvait écrire à la fin de novembre :

« La situation à Bakel était redressée après le réapprovisionnement du poste. Les bandes pillardes venues du Fouta ne paraissaient même pas hostiles, et la prophète Al Aghi (Omar) envoyait au poste son propre fils pour témoigner de ses mtention pacifiques envers les Blancs. » 4.

Mais cette amélioration du climat politique ne parut. pas suffisant Faidherbe, devenu gouverneur à la fin de 1854, pour justifier la levée de l'embargo sur les armes. El Hadj Omar se saisit alors des stocks des traitants et sous-traitants du Haut-Fleuve. Les uns remirent leurs marchandises, sans trop protester, à son lieutenant Alfa Oumar. D'autres résistèrent, ce qui provoqua, contre les Français et leurs sujets, la colère d'Omar. Dans une lettre souvent citée depuis, il s'adressa en janvier 1855 à la population musulmane de Saint-Louis, pour justifier ses « réquisitions » et en rejeter le tort sur les autorités de la colonie. La lettre se terminait par une déclaration de guerre sainte désormais étendue aux Français

« qui ne se conforment pas aux ordres de Dieu et de son prophète au sujet des choses défendues ; qui, ayant reçu une révélation, ne suivent pas la vraie religion … » 5.

Les Saint-Louisiens étaient invités à abandonner la cause des Blancs, appel qui pouvait être entendu, car, selon Faidherbe, nombreux étaient les chauds partisans d'Omar dans la capitale de la colonie.
Le « Jihad » contre les Français était cependant destiné à rester surtout un argument de propagande. El Hadj Omar se garda bien de mettre ses menaces à exécution, car il espérait parvenir un jour à un arrangement dont il avait déjà esquissé les grandes lignes, d'ailleurs inacceptables pour Faidherbe

« Les Blancs ne sont que des marchands ; qu'ils apportent des marchandises dans leurs bateaux, qu'ils me paient un fort tribut, lorsque je serai maître des Noirs, et je vivrai en paix avec eux. Mais je ne veux pas qu'ils forment des établissements à terre, ni qu'ils envoient des bâtiments de guerre dans le fleuve. » 6

Pour le moment, les choses en restèrent là ; El Hadj Omar renonça à poursuivre davantage vers l'ouest : sa mission ne l'appelait pas en aval de Bakel, où les musulmans dominaient, mais en amont, et sur la rive droite du fleuve, contre les païens bambara du Kaarta.

La conquête du Kaarta (1855-1857)

L'ensemble des régions situées entre le Sahara et la rive droite du Sénégal, à l'est de Bakel, est souvent désigné sous le nom de la principale province, le Kaarta.
Enréalité, il s'agit de plusieurs pays :

Les populations y sont variées : Bambara, Sarrakolé, Dyawara, Maures. L'Islam y avait peu ou prou pénétré, surtout chez les Sarrakolé, sous l'influence des Maures, un peu chez des Dyawara. La confrérie Qadriya dominait, mais les pratiques animistes étaient partout restées vivaces. En 1753, sous les ordres de Siré Banmana Kouloubali, les Bambara Massassi avaient, non sans peine, achevé d'étendre leur domination sur le pays. Mais la résistance farouche des Dyawara n'était pas encore éteinte cent ans plus tard comme en témoigne le second voyage de l'explorateur Raffenel 7. Le roi bambara Mamadi-Kandia avmt établi sa capitale, Nioro, et chassé les Dyawara vers le nord, où ils s'étaient regroupés autour de leur ancienne capitale de Diara. Leur chef Karounga ne s'était pas soumis et menait la vie dure aux Massassi en conduisant des guérillas à partir de quelques villages fortifies 8. C'est donc dans un pays divisé qu'El Had' Omar choisit de répandre l'Islam et de porter la guerre sainte.
Il y trouva au début d'indéniables facilités : Karounga crut en effet pouvoir profiter de l'intrusion du conquérant toucouleur pour secouer le joug bambara et ne tarda pas à lui offrir son alliance.
Omar força le passage de Sénégal entre Dyakalel et Kayes, manoeuvre où s affirmerent ses dons de tacticien. De là, il conquit assez facilement le Diafounou, prit Koniakari et poussa sur Yélimané, où il captura et fit exécuter le chef massassi Mana Moriba. Les prisonniers furent nombreux, les hommes passés au fil de l'épée, les femmes et les enfants

« ligotés par files, les cordes serrées au point qu'elles ne se relâchent pas. » 9

Aux approches du Kingui, il put combiner ses opérations avec celles de Karounga Dyawara. Les adversaires d'Omar savaient qu'ils n'avaient guère de quartier à espérer. La saison sèche ajoutait à l'âpreté de la lutte dans cette région sans cours d'eau permanent.
L'armée toucouleur fut à plusieurs reprises menacée de périr de soif, et les dons miraculeux du prophète ne purent pas toujours s'exercer. Néanmoins le 11 avril 1855, Nioro fut prise, et Alfa Oumar Baïla s'empara le même jour de Kolomina à une journée de marche. Mais par un retour offensif, les Bambara coupèrent les communications entre les deux villes et assiégèrent les chefs toucouleur dans leurs conquêtes.
Jamais El Hadj Omar ne se trouva dans une situation plus critique, si ce n'est à Hamdallali en 1864. La famine menaçait, et si quelques assiégés tentaient de rompre l'encerclement, les Bambara trompaient aussi la surveillance des guetteurs toucouleur et s'infiltraient dans la ville où ils incitaient leurs compatriotes à la révolte. Finalement, le 7 juin 1855, un incident nocturne précipita le dénouement. Les assiégés de Nioro firent une vigoureuse sortie et s'emparèrent du camp des Massassi, tandis que dans la ville, la population bambara jusque-là épargnée, etait impitoyablement massacrée. Restaurés par les provisions du camp adverse, les Toucouleur allèrent débloquer Kolomina. Puis, sans désemparer, le cheikh regroupa ses forces et les dirigea contre les Bambara en retraite. Atteints à Kanga par l'avant-garde confiée à Abdoul-el-Fekki, ils furent fixés par elle jusqu'à l'arrivée du gros de l'armée. La victoire, à laquelle avaient participé les Dyawra, fut complète.
El Hadj Omar n'avait pas attendu celle-ci pour imposer aux vaincus qu'il épargnait la religion musulmane et ses préceptes. Les Bambara durent renoncer à la polygamie étendue et se contenter de quatre épouses, et non des plus belles ! Le surplus fut distribué aux talibé. On interdit la bière de mil, on contraignit les nouveaux convertis à se faire raser la tête. Un grand nombre de captifs fut le lot des vainqueurs : une bonne dizaine par guerrier toucouleur. Des terres furent confisquées autour des principales localités, où furent placées des garnisons dans des tata neufs ou restaurés, abritant des réserves de vivres et de munitions. Mais le partage du butin entraîna bien vite la rupture avec les alliés dyawara, qui d'autre part se montraient rebelles à la conversion. Ils partirent en dissidence et sous la conduite de l'indomptable Karounga, reprirent contre les Toucouleur les habitudes de guérillas contractées contre les Massassi. Cela obligea Omar à de lentes et pénibles opérations pendant la fin de l'année 1855 et le début de 1856, tandis que s'édifiaient les tata de Nioro et de Koniakari.
Au commencement de juin 1856, Omar réussit enfin à chasser les Dyawara du Kingui, et à les repousser vers l'est, dans le Bakhounou. Mais Karounga remporta quelques succès sur une colonne commandée par Abdoulaye Haoussa, un captif ramené de Sokoto. L'intervention de son maître Omar, le sauva du désastre, et Karounga découragé songea à la paix. Omar lui fit bon accueil, mais le chef dyawara subodora un piège, rompit les pourparlers et s'enfuit. El Hadj Omar, dépité, fit massacrer de nombreux otages, dont trois cents jeunes Dyawara dont on peut encore voir les tombes près de Yéréré (25-26 juin 1856). Karounga, réfugié à Diangounté, fit alors cause commune avec les Peul du Masina qui se décidaient à intervenir. Ahmadou-Ahmadou 10 nourrissait depuis l'enfance une haine instinctive contre le cheikh toucouleur. Inquiet de ses progrès qui le rapprochaient dangereusement du Niger, le roi du Masina envoya une armée pour tenter d'arrêter l'avance d'Omar dans le Bélédougou. Mais les Peul furent battus à Kassakéri, le 9 août 1856. Remettant à plus tard de tirer une plus éclatante vengeance des Masiniens, Omar se retourna contre Karounga.
Celui-ci s'était enfermé à Diangounté. La localité, située à proximité de la boucle nord du Baoulé, fut réduite le 19 août. Un peu plus au sud, sur l'autre rive du Baoulé, Alfa Oumar prenait et brûlait Saboné.
Karounga échappa encore : il alla se fortifier à Mercoïa, au Grand Bélédougou ; il s'y maintiendra trois ans, avec l'aide du roi Ali Diara de Ségou. Mais son opiniâtre résistance avait usé les forces de ses adversaires. Omar comprit qu'une pause était nécessaire, et il avait besoin d'organiser plus solidement ses conquêtes. Il laissa des chefs et des garnisons dans les localités les plus importantes, dotant chaque province d'une solide armature militaire et fiscale.

« Lorsque le cheikh se décida à faire venir les gens du Fouta au Kaarta, il ordonna à Alfa Oumar de rester à Nioro y être son principal lieutenant ; il ordonna à Tyerno Djibril de rester à Koniakari pour garder sa frontière ; Zébir, fils de Boubou, au Diafounou; Tyerno Ahmed au Kaniarémé. Modi Mohamed à Diongouméré ; Baba Raki à Diala ; Tyerno Khalid au Kaarta ; Lamine à Guémoukoura. Abdoulaye Haoussa à Dianghirté — Diangounté débaptisée avait été appelée « Dianghirté », l'école — Abdoulaye Ali au Kaarta-Biné.
Il installa tous ces gens pour garder les frontières, puis se dirigea vers ceux du Fouta, pour les faire partir de là vers le Kaarta. » 11

Omar avait besoin de renforts, d'armes et de munitions. Il devait donc se rapprocher du Sénégal, car il souhaitait entreprendre en personne une nouvelle tournée de recrutement au Fouta-Toro. Il semble qu'il ait même conçu le projet de provoquer une émigration massive des Toucouleur du Fouta. Les raisons de ce dessein sont multiples : renforcer son armée ; installer en pays conquis d'importants groupes toucouleurs qui en modifieraient progressivement la composition ethnique et maintiendraient les autres peuples dans l'obéissance, tout en restaurant les régions appauvries par les guerres. Peut-être aussi voulait-il donner à sa nation une occasion d'échapper à l'emprise française sur le Moyen-Fleuve, qui, depuis l'avènement de Faidherbe, était menacé. Enfin il disposerait autour de Nioro et de Koniakari 12, d'un réservoir d'hommes, moins éloigné que le Fouta ; il pourrait y puiser plus aisément pour reprendre la lutte contre les païens, et aussi contre leur complice [sic ! le terme allié décrit peut-être mieux les rapports entre le Macina et ses voisins — T.S. Bah] , le roi du Masina. Omar entendait bien, en effet, rester fidèle à sa mission divine, et continuer à « balayer les pays des infidèles ». Encore fallait-il que le balai restât suffisamment fourni, et qu'on pût, de temps à autre, en remplacer les brins.
Mais comme il fallait s'y attendre, les Français émus par l'alerte de 1854 avaient agi. Profitant de l'éloignement du prophète, ils avaient renforcé leurs positions sur le Fleuve. Le retour d'Omar allait provoquer des heurts dans cette région où la situation s'était modifiée de façon défavorable pour lui depuis deux ans.

Notes
1. Le Tidjanisme s'y est cependant répandu dans certains secteurs, à la suite de contacts personnels d'Omar avec quelques chefs, comme Alfa Molo, roi des Peul du Firdou, ou Fodé Kaba, originaire de Kankan, et plus tard installé en Basse-Gambie. Mais ici l'influence omarienne restera purement religieuse.
2. Tarikh anonyme, op. cit., p. 10 à 15. Fonds Brévié, I.F.A.N., Dakar.
3. Archives du Sénégal, 3 B 92, folios 5 et 6. 1er septembre 1854.
4. Archives du Sénégal, 13 G 23, pièce 3, page 20.
5. Carrère et Holle. De la Sénégambie Française. p. 204.
6. Faidherbe. Le Sénégal — La France dans l'Afrique occidentale. Paris, Hachette, 1889, p. 170.
7. Anne Raffenel. Nouveau voyage au pays des Nègres. 2 vol., Paris, N. Chaix, 1856. IF AN 1953.
8. Georges Boyer. Un peuple de l'Ouest africain, les Diawara. Dakar, I.F.A.N. 1953
9. Tyam, op. cit., verset 345.
10. Ahmadou-Ahmadou ou Ahmadou III, troisième et dernier roi du Masina (1852- 1862).
11. Tarikh anonyme d'El Hadj Omar, op. cit., p. 28.
12. C'est principalement autour de Nioro (du Sahel) que s'organisa les récentes conquêtes. Dans son puissant tata, Omar accumulait les reserves de toutes sortes. Son meilleur lieutenant, Alfa Oumar, était chargé de veiller à l'installation des immigrants foutanké. On remarquera qu'El Hadj Omar n'a pas pour le moment confié de responsabilités à ses fils, trop jeunes encore. L'aîné, Ahmadou, a 23 ans en 1856.

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