Paris, Abidjan. Stock, NEI-EDICEF. 1984. 396 pages
L'histoire se passe dans le Waalo 1, au pays mythique de Heli et Yoyo 2, où l'on ignorait ce qu'était passer une nuit sans souper. En ce pays, rien ne manquait : fortune, bétail ou céréales, tout s'y trouvait en abondance.
On n'y connaissait aucun souci. La mort y était rare, la progéniture nombreuse, la maladie inconnue. Tout le monde était en bonne santé. Même les vieillards à la tête chenue conservaient leur vigueur ; ils ignoraient la fièvre, la toux et la décrépitude.
Le cheptel lui aussi ignorait la maladie. Point de diarrhées épuisantes, point de maux de poumon, point de mouches piquantes. Dans les champs, les acridiens ne dévastaient point les récoltes.
En ce pays béni où la mort était rare et les « connaisseurs » 3 nombreux, la pauvreté était chose inconnue. Celui qui ne possédait que deux troupeaux inspirait la pitié, on le disait miséreux. A Heli et Yoyo, seules les sauterelles venaient glaner les champs après la récolte.
Tel était le pays où les Fulɓe vivaient riches et heureux !
A l'horizon se profilaient des crêtes de montagne dont les courbes s'enchaînaient et se chevauchaient harmonieusement. Les vallées inondables regorgeaient de grandes mares poissonneuses couvertes de nénuphars aux fleurs épanouies, aux graines aussi nombreuses que des grains de mil et aux baies succulentes, si douces qu'elles n'écorchaient point les gencives 4.
Dans la haute brousse, les biches gracieuses et les grands buffles majestueux vivaient en paix car on n'y connaissait point de fauves et les cités n'abritaient point de chasseurs.
Le pays était tant aimé de Guéno que si la lune, boudeuse, abandonnait son logis, disant « je ne reviendrai pas », des étoiles brillantes apparaissaient, trouant le ciel à la façon d'un couscoussier, afin d'illuminer l'espace et les logis des hommes.
Dans le Waalo, les puissants fromagers cotoyaient les larges baobabs, comme pour regarder ensemble les grands caïlcédrats 5 étendre leurs branches volumîneuses dont on tirait un bois dœuvre précieux.
Les plaines fertiles y étaient aussi vastes que l'espace céleste.
On ne pouvait dénombrer les rivières et les cours d'eau qui arrosaient la terre en ondulant.
Ici, des bancs de sable dévalaient jusqu'au fleuve comme pour s'y nettoyer. Là, des collines boisées, peuplées de myriades d'oiseaux, venaient plonger leurs pieds dans les eaux, comme pour se laver les jambes jusqu'aux genoux. Leurs doux vallonnements pousaient les méandres des rivières semblant accompagner les vagues jusqu'à leur domicile nuptial.
La nature ayant horreur de l'uniformité 6, parfois des barrages de pierre paraissaient vouloir empêcher les cours d'eau de poursuivre leur chemin vers leur destination finale : le grand lac salé. Mais l'eau, cet élément-mère sans âme 7, est l'incarnation même de la patience et de la force. Quand un obstacle lui barre le chemin, elle s'élève d'abord sans se presser jusqu'à le recouvrir; puis elle bondit, dispersant un nuage de gouttelettes au point de faire croire à la venue d'une gatamare, la première tornade de l'année. Une partie de ce nuage d'eau s'évaporé en fumée, mais une fumée qui ne bouche pas les narines et n'empêche point de respirer ; le reste se rassemble en contrebas, formant à nouveau une belle bande blanche qui reprend sa route et roule vers son but, grignotant ses berges et excavant son lit pour augmenter son envergure 8.
Aux abords des cours d'eau, la fumée d'eau adoucissait si bien l'atmosphère que quiconque s'en approchait sentait son corps se rafraîchir et éprouvait, le moment venu, une irrésistible envie de dormir a en piquer du nez !
Bref, le pays était si agréable que l'étranger qui y mettait le pied en oubliait de retourner chez lui !
Les griots de Heli et Yoyo ont chanté en long et en large ce merveilleux pays. Ils l'ont appelé le « pays septénaire » 9, car sept grands fleuves y serpentaient a travers sept hautes montagnes tandis que l'on comptait sept grandes plaines sablonneuses dont les belles dunes dévalaient comme des vagues pétrifiées.
Outre l'amandier, les arbres fruitiers qui peuplaient la brousse présentaient sept espèces dominantes : l'acacia à fruit comestible, le palmier-dattier dont les grappes serrées fournissaient un fruit plus doux que le meilleur des miels ; le jujubier dont un seul fruit pouvait emplir la bouche la plus démesurée — le tamarinier dont le fruit soigne toutes les maladies imaginables 10 ; le rônier dont un seul fruit pouvait rassasier un éléphant. Quant au figuier, tenter de décrire ses fruits serait minimiser leur valeur. Enfin, oui, oui ! au pays de Heli et Yoyo chaque arbre de karité donnait assez de beurre pour nourrir tout un quartier de village pendant un an ! Ces sept arbres bénis produisaient à foison des fruits que l'on pouvait cueillir tout au long de l'année.
En ce pays, le beurre n'était pas rare ; on le tirait non seulement du karité mais aussi de l'arbre mpegu, sans parler du beurre crémeux fourni par les vaches opulentes. L'arachide des plaines et les sardines des fleuves fournissaient toute l'huile nécessaire.
Quant au miel à la saveur délicieuse, il était si abondant qu'il ne se vendait pas.
Dans les lougans de famille ou les petits lougans individuels 11, on récoltait des citrouilles et du maïs, de grosses courges, des pastèques douces et des haricots à gros grains délicieux.
Citrouilles et haricots rampaient et se chevauchaient les uns les autres si généreusement qu'ils en venaient à recouvrir en toutes saisons les toits de chaume, au point d'empêcher la fumée de les traverser pour se répandre dans l'atmosphère.
Dans chaque cité, dans chaque petit village se faisaient écho les cris des poules-mâles 12. Les aboiements des chiens y 'étaient aussi mélodieux que des sons de trompette, le braiment des ânes n'y offensait point le tympan. Les bœufs 13 mugissaient comme pour attirer l'attention sur leur beauté' et leur corpulence. Quant aux bêlements des boucs sollicitant leur femelle, on aurait dit un concert de belles voix humaines.
Oui, c'était le pays où, pour réveiller les habitants, le braiment harmonieux des ânes répondait à l'appel agréable des coqs tandis que résonnaient les cris des oiseaux nocturnes retournant dans leur nid.
A Heli et Yoyo, point de chauve-souris aveuglée par la lumière naissante du jour, allant tout etourdie s'accrocher dans les épines !
Les termites de Heli et Yoyo grignotaient les tiges des céréales, non leurs épis : ils ne rongeaient pas les affaires des hommes.
En un mot, rien, dans ce pays, ne pouvait causer de mal. Ni venin de scorpion ni venin de serpent n'y tuèrent jamais, pas même n'y provoquèrent la moindre enflure.
Le ciel du pays de Heli et Yoyo était semblable à la première salive de l'indigo, du bleu le plus tendre.
La brise y était douce, le cheval magnifique et la fille bien belle.
Le voyageur y découvrait, au fil de ses randonnées, des demeures dont chacune était plus agréable que la précédente.
Guéno y faisait pleuvoir abondamment, mais les pluies n'y gâtaient ni la récolte ni le fourrage qui y poussaient dru.
Les tornades ne provoquaient pas de coups de tonnerre. Jamais la foudre n'y avait gâté quoi que ce soit : elle n'avait pas brûlé l'arbre, encore moins incendié la maison. En ce pays, tout mal était inconnu.
Kulu jam, kulu jam!
Kulu jam maa, Guéno
Gloire à toi, gloire à toi
Gloire à toi, Eternel
Ta grâce était largement répandue sur cette terre qui n'était pas une terre de petite importance !
C'est le Prophète Salomon 14 lui-même, dit-on — dont l'épouse Balqis, la Reine de Saba, est considérée comme la tante des Fulɓe — qui traça les plans de Heli et Yoyo. Les génies qu'il avait asservis y accomplirent maintes merveilles et leur travail, certes, ne fut pas petit.
Oui, C'est dans ce pays paradisiaque qu'habitaient les descendants de Hellere, fils de Buytoorin, ancêtres des Fulɓe et possesseurs de grands troupeaux 15 !
Les silatigi 16, qui ont beaucoup observé, étudié, et compris, ne sont pas tous d'accord sur le lieu où se trouvait le pays de Heli et Yoyo. D'aucuns l'ont situe à l'est de la mer Bouge, dans le pays de notre Tante Balqis, la Reine de Saba. D'autres affirmèrent qu'il se trouvait à l'ouest de la mer Bouge, entre le pays des Habasi (Ethiopie) et le pays du Pharaon roi de Misra (Egypte) 17.
Ce conte n'a pas pour but d'établir la véracité ou la fausseté de ces paroles. De toute façon, mille et mille personnes diraient-elles que le mensonge est vérité, le mensonge restera le mensonge ! Mille et mille diraient-elles que la vérité est mensonge, la vérité restera la vérité !
Ce conte fut conté pour instruire les Fulɓe, afin qu'ils n'oublient pas les événements lointains qui ont causé la ruine de leurs ancêtres, leur émigration et leur dispersion a travers les contrées; afin qu'ils connaissent leur pays d'origine en ce monde, même s'ils ne peuvent le situer dans l'espace afin qu'ils sachent pourquoi on les a repoussés, pourquoi ils errent en tous lieux et sont devenus de perpétuels campants-décampeurs, des honnis que l'on installe en bordure des villages, mais des honnis qui ont vite fait de frapper de leurs lances ceux qui les dédaignent, de réduire en esclavage ceux qui les offensent et de stupéfier les princes qui les méprisent 18.
Quand on réduit un Pullo en esclavage, il accepte et sait patienter jusqu'au jour où il est sûr de prendre sa revanche.
Les Fulɓe n'acceptent pas d'être importunés. Si on les malmène, ils commencent par brûler leur case de paille, pour bien montrer qu'ils n'ont rien à perdre, puis ils incendient celle de leur ennemi. Ils blessent, ils tuent, puis ils quittent le pays avec leur troupeau car rien ne les retient nulle part 19.
Plus vagabonds que le cyclone, ils vengent leurs torts sans faire de bruit. Ils aiment l'honneur et la considération parfois plus que leur vie. Celui qui touche à un Pullo, que ce soit pour la paix, sinon il trouvera son compte !
Les Fulɓe n'ont point de houe. C'est avec les sabots de leurs chevaux qu'ils creusent les poquets dans la terre.
Le bâton des Fulɓe est plus meurtrier qu'un fusil.
Ce qui déclenche leur colère, c'est de toucher à leur troupeau qui est leur richesse, ou à la parure de leurs femmes 20, qui est leur honneur. A celui qui s'en approche, ils feront mordre la terre.
Durant un temps si long qu'on ne saurait en dé'nombrer les jours, les Fulɓe vécurent heureux au pays de Heli et Yoyo. Mais à la longue, ils se rassasièrent tant de ce bonheur qu'ils en devinrent orgueilleux et se perdirent eux-mêmes. Ils en vinrent à se conduire de très mauvaise manière. Certains ne respectaient plus rien, au point de se torcher avec des épis de céréales.
Des femmes s'égayaient avec des animaux mâles. D'autres, délaissant l'eau, se baignaient dans du lait 21. Elles s'en servaient même pour laver leur linge et faire la toilette de leurs enfants, laver leurs moutons de case 22 ou les étalons à robe blanche de leur époux !
N'allèrent-elles pas jusqu'à utiliser de la farine de riz délayée pour badigeonner leurs maisons ? Parfois, l'envie les prenant, elles sortaient nues dans la rue, balançant leur croupe pour bien montrer leurs avantages.
Des hommes les imitèrent et se mirent tout nus. Ils rencontraient les femmes dans la brousse pour s'y comporter comme des bêtes 23. Peu à peu hommes et femmes refusèrent le mariage et s'en firent une gloire.
Etre célibataire devint un état normal 24.
Ainsi vécurent le plus grand nombre des Fulɓe, sans qu'aucun avertisseur vAint les mettre en garde.
Quand cet état de choses eut duré trop longtemps, Guéno se fâcha. Ayant décidé que le malheur recouvrirait les Fulɓe pervers, il entreprit de créer l'être qui serait l'agent de ce malheur.
Geno prit un chat noir,
si noir qu'il en noircit le charbon
et la nuit la plus sombre !
Il prit un bouc puant au pelage de jais 25,
puis un oiseau d'un noir profond.
Il les brûla au moyen d'un rayon vert,
mit leurs cendres dans une outre jaune,
les pétrit dans une eau incolore.
Il plaça le mélange dans une carapace de tortue,
une grosse tortue des mers profondes 26,
puis il transforma le tout et en fit un œuf 27.
Il donna l'œuf à couver à un caïman à la peau dure,
un vieux caïman chargé d'années innombrables 28.
Le caïman couva.
Geno fit éclore l'œuf.
Un être en sortit.
Cet être, à la forme vaguement humaine,
était doté de sept oreilles et de trois yeux 29.
C'était une fille.
Tout ce qui est venimeux et méchant,
tout ce qui vit dans les forêts
ou dans la haute brousse,
qui séjourne dans les vallées,
repose dans les fleuves
ou se cache au sein de la terre,
grimpe au sommet des collines
ou se réfugie dans les cavernes,
le mal qui réside dans le feu,
celui qui se cache dans les végétaux,
en un mot tout ce que l'on prie Geno
d'éloigner de nous,
tous ces êtres allaitèrent tour à tour
la fille qui venait de naître.
L'enfant grandit et devint une fille courtaude,
vilaine à voir, aux oreilles mal formées.
Aucune créature de cette terre
n'a jamais vu de telles oreilles
La fillette monstrueuse reçut
le nom de Nieddo Dewal
Inna Baasi, la Grande Mégère septénaire,
mère de la calamité 30.
Elle apprit les sept sons des paroles magiques.
Elle connut toutes les incantations propres à commander aux esprits du mal des quatre éléments et des six points de l'espace.
Capable de prendre toutes les formes, elle se métamorphosait à volonté, plongeant les esprits dans le trouble.
Ainsi enveloppée de ténèbres, entourée de tous les mauvais esprits et génies du mal, Njeddo Dewal atteignit l'âge adulte.
Un homme nommé Dandi (Piment) fils de Sitti (Salpêtre) 31 la vit et la demanda en mariage. Sa demande fut acceptée. Après leur mariage, les époux partirent habiter Toggal-Bhalewal, la lugubre forêt noire.
Dandi et Njeddo Dewal engendrèrent sept filles, chacune plus belle qu'un génie femelle.
Un jour, Dandi rencontra Tooke (Venin).
— Ô mon Dandi, où vas-tu ? lui demanda Tooke.
Sans autre forme de procès, Dandi se jeta sur lui. Tooke se gonfla alors de venin et s'éleva comme une haute berge. Puis il se saisit de Dandi et lui serra le cou jusqu'à ce que son corps devînt complètement froid.
Près de là, des crapauds à l'arrière-train affaisse et au ventre de femme enceinte avaient assisté' à la scène. A leur tour ils se jetèrent sur Tooké, le tuèrent et l'avalèrent sans en rien laisser.
Des serpents, sortis on ne savait d'où, se precipite , rent sur les crapauds et n'en firent qu'une bouchée ; puis ils s'empressèrent d'aller se cacher dans des trous.
Alors des scorpions noirs, gros comme de petites tortues, attaquèrent à leur tour les serpents. Ils en triomphèrent et les avalèrent tout comme les serpents avaient avalé les crapauds 32.
D'où venaient ces scorpions 33 ?
Silence !… Je vais le dire pour que des bouches puissent le rapporter à des oreilles.
Ces scorpions sont plus vieux que Kîkala lui-même, l'ancêtre du genre humain.
Ils sont plus vieux que les éléphants,
plus anciens que les plus vieux vautours,
plus vieux que les baobabs,
plus vieux même que certaines montagnes 34.
Au jour lointain où les premières gouttes de pluie tombèrent sur la terre, les scorpions étaient déjà là et ils s'y sont lavés. Après quoi ils s'enfoncèrent dans des excavations et attendirent que ce qui devait advenir advint, et les trouvât là 35.
En ce temps-là, Njeddo Dewal, instrument maléfique de la colère de Guêno, s'était installée dans un abri fait de branches de cayki, cet arbre magique que la pluie dessèche et que la chaleur reverdit 36. Elle était la, sept oreilles et trois yeux bien ouverts. Quand elle toussait, des étincelles jaillissaient de ses poumons. Quand elle se grattait, des abeilles sortaient de son corps. Si elle respirait face à un arbre, il se desséchait. Si elle criait sur une montagne, la montagne s'écroulait, se brisait et devenait farine de terre. Ainsi tapie dans son abri, elle opérait ses sortilèges, lesquels répandaient leurs néfastes effets sur tout le pays de Heli et Yoyo.
Un jour, des femmes peules qui s'étaient rendues au marché pour y vendre leur lait y trouvèrent des choses insolites : des récipients remplis de crottin de mouton, de grandes écuelles contenant des excréments humains, de la bouse de vache ou des cordylées de lézard, des gourdes remplies d'urine et de crachats, des tibias humains étalés sur le sol comme des tubercules de manioc…
— Yoo ! Yoo !… crièrent les femmes peules. Ce qui est répugnant et puant est entre dans le marché ! »
— Qu'est-il arrivé ? se demandaient-elles les unes aux autres. Elles ne savaient pas que Guéno venait de décréter leur chàtiment et que Njeddo Dewal, Mère de la Calamité, en était l'agent d'exécution.
Quand les femmes regardèrent dans leurs calebasses, elles virent que le lait y était devenu du sang et le pen'ngal 37 du pus. Elles s'enfuirent et rentrèrent qui à Heli, qui à Yoyo, clamant partout leur malheur.
Ces événements extraordinaires vinrent aux oreilles du roi 38 de Heli. A son tour, il en informa ses gens. Tous se rendirent à Yoyo, la capitale où résidait le grand roi.
Celui-ci convoqua les 22 silatigi et les 56 grands bergers 39 du pays. Il leur demanda de dresser des thèmes géornantiques et de les interpréter afin de connaître la signification de ces étranges phénomènes. Après avoir exercé leur art, les silatigi conclurent qu'un grand malheur allait s'abattre sur le pays de Helî et Yoyo, car les anciens avaient dit :
« Malheur au pays
quand le lait se transformera en sang et en pus,
quand les excréments et l'urine
se vendront au marché !
En ce temps-là, le monde se transformera,
Heli et Yoyo seront écrasés et moulus comme farine.
Les hautes berges des fleuves s'affaisseront
comme des murailles de pisé
sous l'effet de la tornade.
Les eaux des rivières descendront à l'étiage,
les forêts deviendront des déserts
les grandes cités ne seront plus qu'amas de ruines.
Là où ruisselaient des cours d'eau,
on ne verra plus que bancs de sable.
Les grandes maisons à étage
seront telles des dunes amoncelées,
d'autres semblables à des cavernes,
à des nids de lézards,
de chauves-souris ou de cancrelats.
Dans les champs, les calebassiers comestibles
ne donneront plus que citrouilles amères.
Les femmes et les vaches deviendront stériles,
saillables mais improductives.
Et si d'aventure elles enfantaient,
elles n'allaiteraient pas leurs petits.
Personne n'aura pitié de ce qui fait pitié !
Personne n'aura honte de ce qui fait honte !
L'homme n'oeuvrera que pour lui-même.
Il se donnera toujours raison 40,
accusant son prochain de ses propres défauts.
Chacun se vantera en dénigrant autrui,
louant son propre travail, critiquant celui des autres.
« Tu verras les gens se parler et se sourire hyocritement, puis se moquer par-derrière et s'insulter dès qu'ils auront le dos tourné.
Les hommes ressembleront aux sarcelles pêcheuses 41. Quand l'un de ces petits canards plonge, les autres prient : « O Guéno ! Noie-le, empêche-le de sortir de l'eau ! » Mais dès que le plongeur fait surface, ils lui disent aimablement : « Nous avons prié pour toi. As-tu pris quelque chose ? »
« En ce temps calamiteux qui sera présidé par la Grande Mégère, se lèvera au nord l'étoile maléfique 42.
« Alors, l'étranger qui descendra chez toi dira : “Je ne partirai plus.” Il fermera sa bourse, conservera son bien et vivra sur le tien. Mieux encore, le jour où il consentira à partir, il s'attendra à recevoir un cadeau !
« Oui, en cette époque maudite, les maîtres initiateurs coucheront avec leurs élèves féminines 43.
« Les amis intimes débaucheront les femmes de leurs amis.
« En ce temps-là, les femmes n'auront à la bouche que les mots : “Je veux divorcer, je divorcerai, et tant pis pour les enfants issus du mariage !”
« En ce temps-là, les chefs — qui pourtant peuvent abuser sans risque puisqu'ils sont chefs — mentiront effrontément 44 et les plus riches ne répugneront pas à voler les plus pauvres.
« En ce temps là, on croira que la terre est le ciel et le ciel la terre. » 45
Telles étaien t les prédictions.
Les chefs de Heli et Yoyo demandèrent aux silatigi et aux bergers :
— Existe-t-il un sacrifice propre à chasser le mal ou à diminuer les tourments qui vont éclater comme une tornade ? Que faire pour que ce cyclone calamiteux avorte, pour que la tornade de malheur ne s'abatte pas sur Heli et Yoyo et que le pays ne soit pas détruit ?
Les bergers tournèrent leurs regards vers les silatigi 46 car ceux-ci les surpassaient en savoir.
La chose la plus difficile pour un sujet, dit-on, est de regarder le roi en face et de lui dire la vérité sans dévier. Mais les silatigi de Heli et Yoyo n'hésitèrent pas. Leur réponse fut une parole droite qui ne balança pas. Ils dirent :
— Rien ne peut empêcher la prédiction de se réaliser. Ceux qui ont péché paieront 47. Heli et Yoyo seront détruites et les briques de leurs demeures réduites en farine. Les branches des arbres se dessécheront sur les troncs.
« Les rivières tariront et l'herbe deviendra broussaille.
« Les choses ne redeviendront normales qu'à la mort de Njeddo Dewal, mère de la calamité. Mais hélas ! la grande nocturne vivra longtemps, car elle est d'un métal solide et difficile à fondre 48 ! »
Pendant que le roi et les chefs de Heli et Yoyo cherchaient ainsi un moyen d'éviter la calamité qui les menaçait, Njeddo Dewal avait entrepris d'édifier dans son domaine une cité invisible. Quand elle l'eut terminée , elle l'appela Weli-weli (Tout doux — tout doux).
Il n'était rien, en fait de jouissance matérielle ou de leurre spirituel 49, qui ne soit présent à Weli-weli, sauf assez de femmes pour tenir compagnie aux hommes. Les seules femmes de Weli-weli étaient les sept filles de Njeddo Dewal issues de son union avec Dandi. Non seulement elles étaient belles comme des génies femelles, mais leur mère avait fait en sorte, par magie, qu'elles puissent demeurer constamment vierges. Déflorées la nuit, le lendemain matin elles redevenaient intactes.
A cette époque, les femmes de Heli et Yoyo se mirent à mourir les unes après les autres. Bientôt il ne resta plus que les femmes vertueuses, les épouses des silatigi ou de certains chefs'. A peine entendait-on dire qu'une femme libre vivait quelque part, les hommes se précipitaient par caravanes entières pour aller tenter leur chance, se combattant et s'entre-tuant chemin faisant.
Or, un jour, des voyageurs mystérieux qui parcouraient le pays de Heli et Yoyo, et qui n'étaient autres que des agents de Njeddo Dewal répandirent une nouvelle étonnante : dans une cité lointaine vivaient sept vierges sans pareilles que leur mère, Reine de la cité, destinait au mariage. Mais, ajoutaient-ils, la Reine avait décide de ne donner ses filles qu'aux hommes qu'elles auraient choisis elles-mêmes. Elle invitait donc les prétendants à venir tenter leur chance.
Dès que la nouvelle fut connue, les candidats affluèrent de toutes les contrées environnantes. On ne les introduisait dans la cité que par groupe de sept.
Une fois à l'intérieur, ils étaient présentés à Njeddo Dewal. Celle-ci, qui avait revêtu une apparence agréable et rassurante, les accueillait avec ces paroles :
— Je souhaite que vous preniez le temps de bien vous accoutumer à mes filles. Installez-vous et revenez demain soir. Chacun de vous passera toute la nuit à badiner avec sa compagne. De même qu'un cavalier voudrait tout savoir du caractère de la belle monture qu'il s'apprête à acquérir, celle-ci descendrait-elle de jabalenngu le cheval du diable, de même chaque homme aimerait connaître le caractère de la femme qu'il désire épouser. »
Hélas, les naïfs candidats ignoraient que Njeddo Dewal avait coutume de se revigorer en buvant du sang humain, et qu'elle préférait par-dessus tout le sang des jouvenceaux au menton imberbe 50 (29) ! Chacune de ses filles possédait près d'elle, dans une cachette, un long intestin lisse et bien tanné terminé par une ventouse en corne de biche naine. Or, qui ne connaît le grand maléfice qui réside dans la tête de la biche naine 51 dont la corne, instrument principal des sorciers et des envoûteurs, est utilisée dans bon nombre d'opérations magiques ? L'autre extrémité du long tuyau se trouvait dans la chambre de Njeddo.
Le lendemain soir, les sept soupirants se présentaient et la Reine ouvrait à chacun d'eux la demeure de l'une de ses filles.
Chaque prétendant badinait avec sa belle jusqu'au milieu de la nuit. Alors, baissant le ton de la voix et diminuant l'éclat de la lampe, il la rejoignait sur sa couche. Instinctivement, il tendait la main pour caresser le corps de sa bien-aimée. La vierge s'abandonnait au point de lui faire croire qu'elle était impatiente, mais quand il se rapprochait trop, elle reculait :
— Frère, doucement, disait-elle, ne sois pas si pressé ! La précipitation gâche plus qu'elle n'arrange. Je voudrais d'abord être sûre que tu m'aimes vraiment, que tu m'aimes comme toi-même. Je veux être à toi et que tu sois à moi, mais auparavant il faut me donner un gage de ton amour, un gage qui me prouvera qu'il n'est rien entre tes mains que tu ne sois prêt à me donner. Quand j'aurai cette certitude, je saurai que même si je te demande ton âme, tu me la donneras ; alors je te donnerai ce qui est mon honneur et ma vie : ma virginité. »
De telles paroles enflamment le cœur de l'amant. La fumée de l'amour monte au ciel de son intelligence. Il s'en enivre au point de ne plus savoir où il se trouve. L'esprit affaibli, il cesse de raisonner, devient l'esclave de sa passion, momentanément ravalé au rang d'un animal. Ainsi se comporte-t-on quand la soif de la femme vous étreint.
Enflammé, le prétendant s'écriait :
— Ma sœur, demande-moi ce que tu veux, je te le donnerai à l'heure et à l'instant ! Fais de moi ce que tu voudras ! Je t'aime, je suis assoiffé de toi, ne me résiste pas ! »
Le voyant réduit à merci, la maligne répondait :
— Ohé, mon frère ! Ma mère est malade. Or, seul le sang masculin peut la guérir. Accepte que je te saigne et prenne un peu de ton sang pour ma pauvre mère. Dès qu'elle l'aura bu, elle s'endormira profondément. Je profiterai alors de son sommeil pour fléchir mon cou et tu pourras assouvir tous tes désirs. Quelle que soit la longueur de la nuit, je serai patiente et docile. Tu me trouveras pucelle et me posséderas à volonté. Les pointes de mes seins te piqueront sans mal ; ta poitrine virile pèsera sur elles et elles se rétracteront comme une armée défaite. De mes seins ne jaillira point de lait malodorant, car je suis vierge et n'allaite point d'enfant.
J'entraverai ma pudeur et te laisserai me regarder à l'envi. La lumière atténuée de la lampe te permettra de voir comme ma taille mince est soudée à ma poitrine ferme.
Tu admireras le galbe de mes jambes. Tu verras comment mes talons furent modelés et lisses, mes bras sculptés, mes doigts finement façonnés par Geno. Tu contempleras mes ongles, de belle forme allongée et d'une blancheur éclatante. Oui, mon frère, je suis Pelemlemri, une vierge non encore démiellée. Pour celui qui ne comprend pas ce langage, je suis une maison impénètrée…
Jamais aucune des filles de Njeddo Dewal n'avait tenu à un prétendant de tels propos sans que celui-ci, pris au piège, ne s'exclame :
— Saigne-moi, oui, saignemoi pour abreuver ta mère, mais laisse l'assoiffé que je suis se désaltérer de ta virginité !
Alors, sans attendre, la fille lui piquait une veine et y appliquait la corne de biche naine. Prévenue par un moyen convenu, Njeddo Dewal se saisissait de l'autre extrémité du long intestin qui courait du lit de sa fille jusqu'au sien et se mettait à aspirer le sang du malheureux jeune homme.
Quand celui-ci avait été vidé d'une bonne partie de son sang, la jeune fille se laissait déflorer, assurée que son amant mourrait d'épuisement le lendemain ou peu de temps après et que sa mère, revigorée, pourrait continuer son œuvre macabre et maléfique.
Ainsi les jeunes gens de Heli et Yoyo furent-ils exterminés sept par sept, au fil des temps, sans que rien, jamais, vienne les empêcher de se précipiter joyeusement vers cette fin atroce.
Pendant-ce temps, chaque fois que Njeddo, repue de sang frais, expirait l'air de sa poitrine infernale, son souffle desséchait les végétaux du pays, du brin d'herbe aux arbres les plus puissants. Il asséchait les rivières et les cours d'eau, n'épargnait même pas les puits. Les arbres dépérissaient dans la forêt. Les animaux herbivores et le gibier mouraient de faim ou se trouvaient décimés par des maladies inexplicables.
Toutes les calamités prédites par les voyants s'abattirent sur le pays une à une. Point de jour, de semaine, de mois ou d'année sans que l'on vît s'accomplir une catastrophe: des villes entières s'écroulaient, des rivières tarissaient, des montagnes s'affaissaient. Les vivres manquaient, les femmes et les vaches aux larges flancs n'enfantaient presque plus. Seuls étaient épargnés certains lieux peuplés de gens honnêtes et bons, mais tous souffraient. Ainsi, durant sept années, les habitants de Heli et Yoyo connurent un calvaire aussi éprouvant que le bien-être d'antan avait été agréable et enchanteur.
Notes
1. Waalo : zone inondable, évoquant la fertilité par excellence, par opposition à jeeri, haute brousse. Waalo et Jeeri sont également les noms de deux régions du Sénégal.
2. Les Fulɓe ont conservé le souvenir d'un lieu originel, véritable paradis terrestre, où ils étaient heureux. Ils en auraient été chassés par un grand cataclysme déclenché par Geno en punition de leurs péchés. Heli et Yoyo en étaient les deux villes principales, Yoyo étant la grande capitale. (Yoyo est une onomatopée ; Heli signifie littéralement “briser”).
3. Connaisseur (gando, de andal, « connaissance »): savant au sens total du terme., aussi bien en théorie qu'en pratique, et ce dans tous les domaines. Sa connaissance englobe aussi bien l'aspect extérieur que le sens caché des choses.
En bambara, on distingue le soma et le doma, le second étant supérieur au premier. Le soma, par exemple, connaîtra simplement les diverses catégories de plantes, de minéraux, etc., tandis que le doma saura diagnostiquer la maladie et prescrire les plantes appropriées. Quand il s'agit d'application, le soma se réfère au doma.
Chez les Fulɓe, le gando est à la fois un soma et un doma. Le silatigi (dans la transcription courante, le mot a été orthographié e silatigi » pour en faciliter la prononciation) est toujours un gando, mais il est plus élevé que ce dernier dans la hiérarchie de l'initiation. Le titre de silatigi désigne un degré dans l'initiation, ce qu'ailleurs on appellerait « Grand Maître ». (cf. note 16).
4. Nénuphar: Dans le Mandé, la fleur du nénuphar symbolise la vierge qui attend d'être fécondée. A ce titre, elle est comparée à une coupe cosmique prête à être remplie. Les premières pluies de l'année sont considérées comme une semence céleste qui vient remplir cette coupe. Pour les Fulɓe et certaines sectes des religions mandingues, la fleur symbolise l'amour; elle a une analogie étroite avec la conception. Les Fulɓe et les Dogons considèrent les fleurs de nénuphar comme symbole du lait maternel ; aussi emploient-ils les feuilles de cette plante en vue d'aider les mères qui allaitent à avoir beaucoup de lait. Ils procèdent de même pour les femelles des animaux. Le nénuphar symbolise également la naissance pure et la moralité exempte de tache.
La légende fulɓe fait invoquer aux silatigi le « nénuphar des ancêtres » dont les semences ont été apportées d'Égypte par des diasporas anciennes. Les femmes de Heli et Yoyo portaient au cou une guirlande de fleurs de nénuphar et ornaient les tresses de leurs cheveux avec cette fleur.
5. Fromagers, baobabs et caïlcédrats : les notes concernant la signification de ces arbres, comme de certains autres végétaux ou animaux cités dans cette description, figurent au fil du récit, lorsque l'un de ces éléments y apparaît.
6. Littéralement : «, Dieu ne crée pas deux choses , (sous-entendu identiques).
7. L'eau, cet élèment-mère sans âme: les quatre « éléments-mères » sont l'eau, le feu, l'air et la terre. Leur combinaison est censée avoir donné naissance à tous les êtres continents.
L'expression « sans âme , ne vaut que par comparaison avec l'âme de l'homme, car, pour la tradition africaine, tout a une âme: il y a une âme du minéral, une âme du végétal et une âme de l'animal. C'est ce qu'on appelle « les trois âmes », chaque règne ayant une âme unique. L'exemple de l'électricité peut aider à comprendre cette notion d'âme unique — que le courant passe dans une lampe de 25 watts ou dans une lampe de 2 000 watts, c'est toujours la même électricité. Seule la puissance du receptacle diffère. L'homme est à part car il a reçu en héritage d'être l'interlocuteur de Guéno (ou de Mâ-Ngala). Condensé en miniature de tout ce qui existe dans l'univers, animé par le souffle divin, il est à la fois le gérant et le garant, au nom de Guéno, de toute la création. D'où sa responsabilité.
8. Fleuve : les fleuves sont des symboles de l'initiation ellememe, qui mené le néophyte jusqu'à la connaissance et à la sagesse. Le fleuve mène à la mer salée, réservoir de la connaissance. Chaque fois que le but mentionné est associé au sel, cela signifie qu'il y a là une grande initiation.
9. Le pays septénaire : en fait, tout ce conte est sous la marque du nombre sept, à commencer par le nom même de Njeddo Dewal qui signifie « la femme septénaire ».
Le nombre sept est un nombre majeur dans beaucoup de traditions, avec le un et le trois. Les nombres impairs, dits « masculins », sont censés être plus « chargés » que les nombres pairs, dits « féminins ». Le nombre sept est lié à la notion de cycles répétitifs, donc à la notion de temps. Les Fulɓe disent : « Tous les sept ans. » En Islam, les multiples de 7 (70, 7 000, 70 000) symbolisent une très grande quantité, voire quelque chose d'incommensurable. Notons que la Fatiha, premier chapitre du Coran et prière canonique de base, est composée de sept versets, tout comme le Pater chrétien.
Dans la tradition fulɓe, comme dans la tradition bambara, chacune des sept ouvertures de la tête (la bouche, les deux yeux, les deux narines, les deux oreilles) est la porte d'entrée d'un état d'être, d'un monde intérieur, et est gardée par une divinité particulière. Chaque porte donne accès à une nouvelle porte intérieure, et cela à l'infini. Ces sept ouvertures de la tête sont en rapport avec les sept degrés de l'initiation.
10. Tamarinier : cet arbre aux vertus purgatives est à la base de la médecine africaine ; ses divers éléments interviennent dans presque tous les médicaments traditionnels. Arbre sacré des traditions bambaras du N'domo et du Korê, il symbolise la multiplicité et le renouvellement. Ses racines symbolisent la longévité. Quand un homme est gravement malade, on lui dit : « Saisis bien les racines du tamarinier ». « Saisir les racines du tamarinier », c'est triompher de la maladie.
11. Lougan: champ. Dans les villages traditionnels, il y a souvent un grand champ collectif ou familial auquel tout le monde travaille. Chacun peut avoir également son petit jardin ou potager individuel.
12. Lorsque le toit est en chaume, la fumée de la cuisine sort à travers les fibres du toit. Quand celui-ci est recouvert de feuilles, elle doit sortir par la porte. Cette image évoque la densité et la richesse de la végétation qui, de plus, protège le toit pendant la saison d'hivernage.
13. Poule-mâle : coq. En Afrique noire, le coq est l'animal sacrificiel par excellence. On l'immole pour les dieux ou pour l'hôte que l'on veut honorer. Parce qu'il annonce la lumière du nouveau jour, les Fulɓe l'appellent le e muezzin des animaux ». Il symbolise l'éveil de l'esprit. Sa voix indique le chemin qui mène à la lumière de Guéno. Toutes les parties du corps du coq entrent dans les usages magiques des traditions africaines car il est très bénéfique. Son ergot symbolise l'arme du héros vainqueur de ses ennemis. C'est grâce à un ergot de coq magiquement travaillé que Sunjata, le héros du Mandé, triompha de son ennemi Sumanguru. Dans la tradition fulɓe, le coq est rattaché au secret ésotérique (cf. Kaydara).
14. Boeuf : pour les Fulɓe, l'élevage n'avait pas de but économique. Le Pullo considérait le bovidé comme son parent, son frère. Il ne le tuait pas, ne le vendait pas, ne le mangeait pas' Il consommait son lait et son beurre et les échangeait pour obtenir d'autres produits de base. A la limite, pour les Fulɓe pasteurs de jadis, on pouvait parler de bolâtrie. Pour plus d'information sur le culte du bovidé et la fonction symbolique de celui-ci chez les Fulɓe, nous renvoyons à notre ouvrage Koumen.
15. Salomon : dans leurs légendes et leurs traditions historiques, les Fulɓe font constamment allusion aux événements de l'époque du Prophète Salomon qui apparait toujours comme un Maître et la source de certaines initiations. En outre, les Fulɓe appellent la Reine de Saba « Tante Balqis ». Certaines théories sur les origines des Fulɓe leur donnent une parenté ethnique lointaine avec les Hébreux, d'autres avec les Arabes. Dans leurs propres légendes, ils se déclarent « venus de l'Orient » (cf. L'Éclat de la grande étoile, p. 51. Voir aussi fin de note 6). D'autres théories, tirées d'une étude linguistique, les font remonter à l'Inde proto-dravidienne (cf. La Question peule, d'Alain Anselin, Karthala). Quoi qu'il en soit, les gravures rupestres relevées par Henri Lhote dans les grottes du Tassili attestent de leur présence en Afrique depuis au moins 3 000 ans avant J.-C. (Voir aussi Amkoullel l'enfant peul, pp. 18-19 et 20 à 22.)
16. Cette description de Heli soulève beaucoup de questions. On y voit en effet que si les Fulɓe sont bien « possesseurs de grands troupeaux » ils habitent cependant dans des villages ou même de grandes cités, et qu'ils ont des demeures « plus belles les unes que les autres », ce qui ne correspond guère au caractère essentiellement nomade de ce peuple dont il est dit, à la page suivante, que « rien ne le retient nulle part » et qu'il est « plus vagabond que le cyclone ». Certes, les Fulɓe se fixent auprès de certains villages pendant la saison sèche, mais leur habitat, généralement constitué de précaires cases de paille, est toujours situé à l'écart des limites du village et l'on ne saurait dire que cela constitue une véritable sédentarisation. La fondation de certains empires entraina la création de villes et de villages, mais c'est là un phénomène relativement récent dans l'histoire des Fulɓe.
Faut-il conclure de ce récit que, dans un très lointain passé, les Fulɓe vécurent dans un pays inconnu un autre genre de vie et que la nomadisation lui fut postérieure ? Ou faut-il voir dans cette description une influence des traditions propres aux peuples du Mandé avec lesquels les Fulɓe vécurent en relative symbiose (cf. note 1) ? Derrière les emprunts et les influences réciproques qu'il est difficile aujourd'hui de démêler, il reste que le peuple fulɓe se souvient d'un lointain et terrible cataclysme qui l'a chassé d'un pays merveilleux où non seulement les hommes vivaient heureux et accomplis, mais où ils avaient atteint un haut degré de connaissance et de savoir-faire. On dit : « La seule chose que les Fulɓe de Heli et Yoyo ne pouvaient pas faire, c'était defaire marcher un cheval sur un mur ou de pencher un puits pour y boire comme dans un verre ! » Mythe ou réalité, ou mélange des deux, ce récit évoque aussi le mythe de l'âge d'or ou du paradis perdu, qui est commun à presque toutes les traditions du monde.
17. Silatigi. Le silatigi est le grand maître initié des Fulɓe pasteurs. Chef spirituel de la communauté, il est le maître des secrets pastoraux et des mystères de la brousse. Généralement doté d'une connaissance supranormale, il préside aux cérémonies et prend les décisions pour tout ce qui concerne la transhumance, la santé et la fécondité du bétail. Il représente le stade suprême de l'initiation. Tout berger initié rêve de devenir un jour silatigi. Kumen est le texte initiatique qui décrit les étapes suivies par Sile Saajo pour devenir silatigi. Dans L'Eclat de la grande étoile, récit postérieur à Kaydara, Baagumaawel (qui intervient dans le présent conte sous l'aspect d'un jeune garçon) sera la figure du silatigi exemplaire, maître initiateur d'un roi.
Chez les Fulɓe traditionnels de jadis, essentiellement nomades, le commandement spirituel et temporel se trouvait entre les mains des silatigi. Les arɓe (sing. arɗo) ou guides du troupeau, étaient désignés chaque jour par les silatigi en fonction des augures. Peu à peu, surtout avec les conquêtes et la sédentarisation relative qu'elles entraînaient, le commandement passa aux mains des arbe qui devinrent chefs et rois temporels, les silatigi ne conservant que leur fonction d'initiés et de maîtres initiateurs. Cependant, on connut encore certains cas où l'arɗo chef de village fut en même temps silatigi : celui d'Arɗo Dembo, par exemple, du village de Ndilla, cercle de Linguère (Sénégal), à qui je dois mon initiation pastorale et le texte de Koumen.
18. Chat noir, bouc noir. S'agissant ici d'une création porteuse de malheur et de calamités, c'est le noir, couleur des ténèbres où la sorcellerie s'exerce de préférence, qui domine.
Le chat et le bouc, considérés comme particulièrement « chargés » parce que récepteurs de forces, figurent dans beaucoup de traditions. Les fétiches les plus actifs sont conservés dans des peaux de chat noir ou dans des peaux de bouc. On sacrifie d'ailleurs le bouc plus souvent que le taureau. Jadis, chaque village de la boucle du Niger avait son bouc qui vaquait à sa guise en tous lieux. Censé recevoir tous les malheurs qui devaient frapper le village, il en était considéré comme le gardien et le protecteur. Le symbolisme du bouc est également en rapport avec la puissance génésique (voir Kaydara).
19. Ce paragraphe ainsi que ceux qui le suivent (jusqu'à la fin du chapitre) font partie du texte traditionnel du conte.
20. En devenant leurs vainqueurs.
21. Leur seule fortune est le bétail et il se déplace avec eux. On ne les retient qu'en les honorant.
22. Il ne s'agit pas ici de bijoux ou de colifichets, mais de tout ce qui fait la valeur morale d'une femme : sa parure, ce sont ses qualités.
23. Se laver avec du lait indique la sortie des normes, l'excès. l'orgueil., surtout chez les Fulɓe pour qui le lait est une substance sacrée.
24. Un «mouton de case » est un mouton familier., sorte d'animal mascotte, qui va et vient librement. Il appartient à la « case », c'est-à-dire à la famille. Il est aimé et très choyé.
25. En Afrique traditionnelle de la savane, l'acte sexuel est considéré comme sacré, car « le ventre de la femme est l'atelier de Guéno » ; dans une société qui met l'accent sur la maîtrise de soi, l'acte sexuel accompli hors des normes et dans le désordre des mœurs est censé ravaler l'homme au rang d'un animal.
26. Jusqu'à nos jours, l'état de célibataire était quasiment inconnu en Afrique et, à la vérité, fort mal jugé. On estimait qu'un célibataire n'était pas un homme conscient de ses responsabilités, donc sujet à caution.
27. (18). La tortue est considérée comme l'un des premiers animaux de la création. Symbole de longévité et de durée, elle est aussi symbole de protection en raison de la carapace sous laquelle elle peut se retirer tout entière. Ici, le fait de vivre au sein des mers lui donne en plus une fonction de vitalité, car l'eau est considérée comme source de la vie.
28 (19). L'oeuf est un symbole de vie car, après l'eau, toute vie vient de l'œuf. Même les graines de végétaux sont considérées comme des œufs. Ne dit-on pas : « la fleur a éclos… » ?
29 (20). Un vieux caïman : le caïman est, lui aussi, un symbole d'ancienneté et de longévité. Ne pas oublier qu'en Afrique tout ce qui est vieux, ancien, est chargé de nyama, de puissance occulte, en tant que réceptacle d'une force émanée du Dieu créateur, lequel est « l'Ancien » par excellence. C'est donc un peu de la force divine elle-même (sous son aspect de durée et de pérennité) qui se retrouve dans tout ce qui est vieux, en raison de la loi de correspondance analogique qui prévaut dans la pensée africaine. Nous employons le terme « symbole » faute de mieux, mais il ne s'agit pas ici d'un symbolisme abstrait ou purement intellectuel ; il s'agit d'une correspondance concrète ou, si l'on veut, d'une manifestation de l'un des aspects de la force divine originelle (durée, vitalité, puissance, etc. à travers un réceptacle, les degrés d'intensité de cette manifestation variant selon la nature des réceptacles.
30 (21). 7 oreilles et 3 yeux: les sept oreilles sont l'une des manifestations de la loi du septénaire qui marque toute l'existence de Njeddo Dewal. Le troisième œil est frontal et destiné à la vue intérieure. On l'appelle « l'oeil du connaisseur » ou« l'oeil du sorcier », car cette connaissance, neutre en elle-même, peut mener au bien comme au mal, selon l'utilisation que l'on en fait.
31. Njeddo vient de jeɗɗi, qui signifie sept. C'est donc la « septénaire ». Dewal est composé de dew (femme) et de la désinence -al qui peut être péjorative ou admirative, selon le contexte. Dewal pourrait signifier la « femme extraordinaire » ici, le mot signifie la « femme escogriffe », ou la grande mégère ». Inna Baasi signifie littéralement « mère de la calamité ».
32. Le piment engendre la brûlure : quant au salpêtre, il entre dans la composition des poudres explosives, donc destructrices, et de divers maléfices. C'est dire quels éléments maléfiques, à la fois maternels et paternels, s'uniront pour donner naissance aux sept filles de Njeddo Dewal.
33. La succession des animaux qui s'avalent montre que, pour chaque mal, il existe un mal plus mauvais encore.
34 (22). Scorpion : en symbolisme diurne (positif), il incarne l'abnégation et le sacrifice maternel (et non « paternel » comme il avait été imprimé par erreur dans la première édition de Kaydara par les ex-NEA d'Abidjan). On dit en effet que les petits du scorpion femelle labourent ses flancs et mangent ses entrailles avant de naître.
En symbolisme nocturne (négatif), le scorpion incarne l'esprit belliqueux, de méchante humeur, toujours embusqué et qui n'apparaît que pour piquer et parfois donner la mort. On évite en général de prononcer son nom car il est maléfique.
Ses huit pattes, ses deux pinces et sa queue symbolisent les onze forces qui constituent tout un thème d'études ésotériques.
On voit souvent, dans des cases mandingues ou bambaras, voire peules, des scorpions noirs suspendus à l'entrée du vestibule ou de la pièce réservée aux cérémonies funéraires. L'animal symbolise alors l'esprit conjuratoire contre le mal lié à la nuit et les entreprises des vampires nocturnes.
35 (23). Les éléphants, les vautours, les baobabs et les montagnes sont par excellence des symboles d'ancienneté. Dans L'Eclat (p. 43), on cite le « conseil du baobab », assemblée secrète que tiennent chaque année le vautour-ancêtre, l'éléphant et le baobab pour examiner ensemble les événements passés et à venir. Seul le silatigi Baagumaawel a pu assister à ce conseil interdit aux hommes et recevoir l'initiation de ces trois ancêtres des vivants.
36. Toute cette scène n'a d'autre raison que de présenter la mort de Dandi, dont la seule fonction fut de procréer les sept filles de Njeddo Dewal qui joueront un rôle capital dans le conte.
37 (24). Que la pluie dessèche et que la chaleur reverdit : cette inversion des phénomènes est fréquente dans les contes. Elle indique que l'on se trouve dans un autre monde, auquel les lois matérielles ne s'appliquent pas. Elle est souvent citée lorsqu'il s'agit de grands initiés (cf. Baagumaawel dans L'Éclat) ou de grands magiciens.
38. Lait caillé non écrémé.
39 (25). Littéralement laamɗo, « celui qui commande ». Au-dessus des chefs ou rois locaux, il y avait un roi unique du pays de Heli et Yoyo. Immédiatement après lui venait le roi de Heli .
Le roi: dans la société traditionnelle, les fonctions de roi (ou de chef) n'étaient pas totalitaires et ne donnaient pas tous les droits. Les rois devaient compter avec la puissance des chefs spirituels traditionnels, véritables maîtres des décisions dans leur domaine propre (« Maître de la terre », « Maître du couteau » ou sacrificateur, silatigi pullo, etc.). En outre, ils étaient astreints à des interdits très stricts.
40 (26). 22, 56: Chez les Fulɓe (comme en Islam), les nombres 11, 22 et 56 sont des nombres forts, d'une très grande fonction symbolique.
41. Un homme n'oeuvrera que pour lui-même : dans la tradition africaine, l'égoïsme est considéré comme la pire des choses… A la limite, celui qui ne « partage pas » ou qui vit à l'écart de la communauté est presque considéré comme un anormal. Notons que dans le mythe de la création du monde, c'est après Haɓɓana-ko'el (« Chacun pour soi ».) qu'apparaît la dualité, donc le bien et le mal.
42. Espèce de canard qui symbolise l'hypocrisie.
43 (27) L'étoile maléfique : l'apparition d'une étoile est toujours un signe soit négatif (comme c'est le cas ici), soit positif, comme plus loin dans le conte lorsqu'une étoile annoncera et précédera la conception de Baagumaawel. Que l'étoile demeure visible longtemps ou disparaisse rapidement, elle est toujours très chargée de signification.
44. Symbole du renversement des valeurs, car les maîtres initiateurs (silatigi, maîtres de la terre, maîtres du couteau … ) sont considérés comme le modèle même de la probité et de la moralité. Leur fonction n'est d'ailleurs valable et efficiente que s'ils respectent des interdits majeurs : ne jamais mentir, ne pas faire montre de parti-pris, ne pas commettre d'adultère, etc.
45. On dit qu'un chef, ou un roi, n'a pas à s'abaisser à mentir puisque de toute façon, quoi qu'il fasse, il ne court aucun risque. L'Afrique comprend qu'un chef abuse, non qu'il mente. Dans L'Éclat de la grande étoile, lorsque Baagumaawel donne le sceptre royal à Jendo Jeeri, le jeune roi initié par lui, il lui dit (p. 91) :
« Dans tes propos ne laisse entrer nul mensonge
la fin de tout menteur est d'être corrompu.
Qui a pouvoir de commettre des abus ne doit pas mentir. »
46. Symbole de la confusion la plus extrême, du bouleversement total des valeurs.
47. Les silatigi, on l'a dit, représentent le degré suprême de l'initiation fulɓe. Tout berger ou pasteur initié rêve de devenir silatigi (voir Kumen).
48. Sous-entendu : ceux qui n'auront pas péché seront sauvés et échapperont aux calamités.
49 (28). Fin de la prédiction : cette description d'une société arrivée à son déclin est à rapprocher des descriptions du même genre qui existent dans d'autres traditions, notamment en Islam. Dans tous les cas il s'agit d'une fin de cycle où toutes les valeurs s'inversent, puis la société connaît une grande calamité avant de repartir sur des bases nouvelles.
50. Tout ce que contient Weli-weli est illusion, mirage, La beauté ne fait que recouvrir ce qui, par essence., est la laideur même.
Le leurre spirituel, ou mirage spirituel (makaru en Islam), c'est tout ce qui fait s'arrêter l'adepte en chemin. Ébloui par un phénomène spirituel ou par sa propre réalisation, il perd de vue ce qui est le but réel de sa quête.
51. Comme il a été prédit, les hommes et les femmes qui n'ont ni péché ni cédé aux facilités de l'époque ne sont pas frappés par les calamités.
52 (29). Le sang est sacré car il est le véhicule de la vie. Quand un homme perd son sang, il perd d'abord sa vitalité, puis sa vie même. Dans les sacrifices traditionnels, les dieux sont censés ne demander que le sang des victimes, non leur chair qui est ensuite utilisée par les hommes. En absorbant cet élément vital, Njeddo Dewal renforce son propre sang et marque sa qualité de sorcière, car on dit que les sorcières sucent le sang des jeunes gens pour se revigorer ».
53 (30). La biche : à notre connaissance, la biche ne joue pas un très grand rôle dans les traditions africaines de la savane. Elle ne semble pas être un animal sacrificiel notoire. Notons cependant qu'il existe un masque bambara portant le nom de sogonikun « tête de gibier », par extension « biche ». Dans la tradition fulɓe, la biche symbolise la sveltesse et, par analogie, la belle femme. Voir une biche en songe est interprété comme un signe de joie, et la voir avec ses petits un présage de prospérité. Il existe une variété de biche appelée « biche naine » (oomre en fulfulde) dont les cornes et la tète servent à fabriquer des talismans. Elle est considérée comme très chargée de nyama, ou puissance occulte.