Paris, Abidjan. Stock, NEI-EDICEF. 1984. 396 pages
Conte, conte, je veux conter un conte !
Laissez-moi me coucher sur le dos et faire pantal 1,
plonger dans la parole et y nager à grandes brassées 2.
J'y nagerai, et mes pieds battant l'eau feront puntu-panta 3.
Ce que je m'en vais dire est plus merveilleux qu'un songe !
Pourtant, ce ne sont pas des balivernes,
c'est la langue quifait éclater la parole !
Ce n'est pas la ruse qui actionne ma langue,
elle tinte plus clairement que la cloche royale,
elle montre la route mieux qu'un guide avisé.
Ma parole intéressera tous les doués d'intelligence,
tous ceux qui méditent et refléchissent.
Ce conte est un conte mâle 4
A l'écouter, parfois, certains en attrapent la fièvre.
C'est notre grand-père Buytoorin 5 qui, le premier, le fit conter par un crâne à son premier fils Hellere, et cela durant sept semaines. Voici comment il procéda.
Bouytôring se saisit de son bâton de berger, taillé dans l'arbre sacré nelbi 6. Ce n'était certes pas un bâton ordinaire.
Il existe trois sortes de nelbi : le nelbi de terre ferme, le nelbi des eaux et, enfin, le « nelbi-de-nulle-part » qui ne pousse ni sur la terre ni dans les eaux. Ce nelbi mystérieux n'a besoin, pour produire, ni d'eau ni d'humus. Que l'hivernage soit bon ou mauvais, il fructifie. Celui qui tient dans sa main un bâton tiré de ce bois miraculeux prédit l'avenir sans erreur. Dans les branches vertes du nelbi-de-nulle-part coule une sève de feu. C'est de l'une de ses branches que Geno coupa le premier bâton de berger qu'il donna à Kiikala, le premier homme. C'est ce bâton même qui fut transmis de père en fils jusqu'à Buytoorin.
Ce dernier se saisit donc de ce bâton miraculeux, issu d'un arbre non moins miraculeux, pour tracer sur le sol la figure d'un hexagramme ou étoile à six branches 7.
Puis il apporta un crâne humain 8, qui avait également été transmis jusqu'à lui de père en fils, et le plaça dans la case-nombril de l'hexagramme. Prenant place dans cette case avec son fils, il incanta le crâne et celui-ci se mit à parler…
Durant sept semaines, Buytoorin et son fils écoutèrent le dire du crâne, prenant place chaque semaine dans une case différente.
C'est ce dire qui fut retenu et conserve dans les mémoires. Buytoorin en fit un conte que Hellere recueillit et récita afin de le transmettre à sa postérité.
C'est ce récit, venu du fond des âges, qu'à mon tour je vais dérouler pour vous.
Ohé, écoutez-moi ! Je m'en vais vous conter ce que contèrent Buytoorin et Hellèrè. Je le ferai non en mergi au rythme cadence, mais en fulfulde mawnde, le grand parler fulfulde 9.
Pardonnez-moi si je me trompe,
si j'en oublie ou si j'en saute
ou si ma langue devient distraite.
Pour tout dévideur,
il faut bien qu'un jour son fil s'embrouille !
Quand ses fils s'emmêlent,
il les coupe et les noue à nouveau.
Pardonnez si ma langue se lasse ou se ramollit.
Notes
1. Position de détente traditionnelle: étant couché sur le dos, une jambe est repliée vers soi en gardant la plante du pied au sol l'autre jambe est repliée à l'horizontale, genou vers l'extérieur, le pied venant reposer sur la hanche opposée, dessinant une sorte d'équerre.
2. Parler sans embarras ni anicroches.
3. Onomatopée : frapper l'eau un pied après l'autre, d'une manière cadencée.
4. Le qualificatif « mâle » est une indication de force et de valeur. Dans un tel conte, on trouvera beaucoup d'action, de l'audace, des aventures, du courage et de la noblesse. Les qualificatifs féminins, eux., évoqueront l'amour, la pitié, la tendresse et la compassion.
5. Buytoorin est l'un des plus connus des grands ancêtres fulɓe. Il a surtout été vulgarisé par la tradition fulɓe du Jeeri, au Ferlo sénégalais (région de Linguére). Il est souvent présenté comme fils de Kiikala, le premier homme. Les récits le concernant m'ont surtout été transmis par les grands traditionalistes Arɗo Dembo et Moolo Gawlo (voir note 78).
6. Nelbi (sunsun en bambara) — diospyros mespiliformis : arbre fruitier aux vertus médicinales. C'est l'arbre sacré des Fulɓe, associé aux activités masculines — le bâton du berger est toujours tiré d'une branche de cet arbre. Le kelli, autre arbre sacré, est en relation avec les activités féminines.
Dans la tradition africaine, il y a quatre bâtons : le bâton du berger, le bâton du commandement, le bâton de la sagesse et le bâton de la vieillesse.
7. Hexagramme : figure composée de deux triangles équilatéraux qui s'interpénètrent, l'un orienté vers le haut (ciel), l'autre orienté vers le bas (terre). L'ensemble constitue une étoile à six pointes. L'entrecroisement des lignes forme six alvéoles périphériques et un alvéole (ou case) central, appelé « nombril » ou cœur » de l'hexagramme.
Le nom fulfulde pour hexagramme est faddunde ndaw (de faddaade : protéger, et de ndaw : autruche). On dit que l'autruche, avant de pondre, décrit en dansant la figure d'un hexagramme sur le sol, puis vient pondre au milieu de ce signe. Par analogie, lorsqu'un campement fulɓe doit s'installer, le chef du convoi reproduit ce signe, à cheval ou à pied, autour du campement. Les silatigi (initiés fulɓe, voir notes 5 et 16) l'utilisent aussi en divination.
Pour les Fulɓe et les Bamana, c'est une figure de grande protection. Elle symbolise l'univers. Le triangle dont la pointe est en haut représente le feu et celui dont la pointe est en bas représente l'eau. Les six pointes représentent les quatre directions cardinalts, plus le zénith et le nadir. Les sept alvéoles représentent, entre autres, les sept jours de la semaine — les douze angles les douze mois de l'année.
L'hexagramme est un symbole ésotérique ou religieux universel. La tradition hindoue y voit l'image de la hiérogamie fondamentale, l'union du dieu Siva et de sa dimension féminine Shakti. Dans la tradition judéo-chrétienne, on l'appelle « étoile de David » ou « sceau de Salomon ». En ésotérie musulmane, l'hexagramme est considéré comme la graphie géométrique du grand nom de Dieu : Allâh. La dernière lettre, le « hâ » (dont la forme stylisée est celle d'un triangle), sert à former le triangle montant, dit « triangle de la ferveur ». Les éléments verticaux des trois autres lettres (alif — lam — lam) servent à former le triangle descendant, ou « triangle de la Miséricorde divine ». Pour l'initié musulman, l'hexagramme n'est donc pas considéré comme un symbole exclusivement hébraïque, mais comme un symbole éternel figurant l'union de la terre et du ciel, autrement dit de l'âme contingente et du Dieu transcendant.
8. Le crâne : l'école de Körê (tradition mandingue particulièrement conservée chez les Bamana) a étudié les os de la tête et donné un nom à chacun d'entre eux, de même que les traditionalistes fulɓe du Jeeri (Sénégal) rattachés au culte de Jalan. Ces derniers connaissent un rite d'invocation du crâne qui permet de prédire l'avenir. Le crâne y est considéré comme l'agent récepteur des forces célestes. Parmi tous les crânes, celui de l'homme est censé être le meilleur agent pour la réception et la transmission de ces forces. Les crânes des chefs ou des hommes de grande réputation sont conservés non seulement à titre de trophée, mais aussi en tant qu'agents propres à transmettre aux vivants les vertus de ces grands hommes disparus. Ces quelques indications permettront de mieux comprendre la fonction essentielle que remplira le « crâne sacré » tout au long de ce conte.
Selon l'enseignement bambara du Kömö, notamment celui de Dibi de Koulikoro (rive gauche du Niger en aval de Bamako), le corps de l'homme comprend sept centres répartis entre le sommet de la tête et le fondement du corps. Le crâne est considéré comme le « centre-chef », les six autres centres se succédant à partir du front — on ne peut s'empêcher de penser aux sept chakras, ou centres d'énergie, que la tradition hindoue situe également sur le corps de l'homme, du sommet de la tête à la base de la colonne vertébrale.
Sur les autels initiatiques africains, on trouve un certain nombre de vases en poterie : trois, cinq ou sept. Lorsqu'il y en a sept, ils figurent les sept centres du corps. Dans le vase représentant le crâne, on place quatre pierres de tonnerre ; celles-ci symbolisent le feu céleste descendu sur la terre pour buriner, dans les êtres qui la peuplent, l'intelligence et la force émanée de Mâ-Ngala (Dieu).
Dans une autre perspective, le crâne est assimilé à l'oeuf cosmique, lequel contenait potentiellement toutes choses avant la création du monde contingent. En tant que tel, le crâne symbolise alors la matrice du savoir.
Dans la tradition fulɓe, les neuf os principaux du crâne sont comme les neuf voies de l'initiation. La neuvième n'est pas visible, de même que le « un » qui n'est pas considéré comme un nombre car il est l'Unité inconnaissable et indéterminée. Le secret de la connaissance de cet os est lié au secret de l'Unité, fondamentale et indivisible.
9. Mergi: poésie de rythme rapide ; fulfulde mawnde : prose.