Cheikh Hamidou Kane/L'Aventure ambiguë/
Paris, Julliard, 1961. 209 pages
Chapitre II
— Ecoute, Samba Diallo, dit Demba, sans toi, je sais que ma nourriture de la journée serait considérablement réduite. Nul, parmi tous les disciples du pays, ne sait autant que toi, en inspirant aux honnêtes gens une peur aussi salutaire d'Azraël, arracher à leur égoïsme cette aumône dont nous vivons. Ce matin, en particulier, tu as atteint un tragique inégalable. J'avoue que moi-même j'ai été sur le point de dépouiller mes haillons pour t'en faire offrande.
Les disciples s'esclaffèrent.
— Eh bien ? s'enquit Samba Diallo d'une voix qu'il s'efforçait de maîtriser.
— Eh bien, tu es le plus fort de tous les disciples, mais assurément tu es aussi le plus triste. On te sourit après t'avoir nourri, mais tu demeures morose … De plus, tu n'entends rien à la plaisanterie …
— Demba, je t'ai déjà dit que rien ne te retenait à côté de moi. Tu peux partir avec un autre … Je ne t'en voudrai pas.
— Quelle magnanimité, mes amis ! s'écria Demba, goguenard, en s'adressant aux autres disciples. Quelle magnanimité ! Même quand il congédie, il congédie noblement … Va, me dit-il, abandonne-moi. Et si tu meurs de faim, je ne t'en voudrai pas.
Les disciples éclatèrent de rire.