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Littérature francophone
Cheikh Hamidou Kane
L'Aventure ambiguë
Paris, Julliard, 1961. 209 pages
Préface de Vincent Monteil
Qu'il y ait, dans le récit de Cheikh Hamidou Kane, une saveur autobiographique, il le reconnaît volontiers, en ajoutant qu'il s'est aussi inspiré d'expériences différentes.
Si l'homme est conditionné par son milieu, Cheikh Kane est bien l'enfant du Foûta, de ce « Fleuve » qui, au Sénégal, est l'Old Man River des Toucouleurs. Sa culture maternelle, il la doit à la langue peule, au Pulâr, instrument riche et souple pour huit cent mille Sénégalais et, de l'Atlantique au Tchad, moyen d'expression pour au moins cinq millions de Peuls.
Car l'Homo Fullanus, l'Homme Peul, s'exprime. Il transmet sa pensée par tradition orale, bien sûr, mais il se sert aussi, plus souvent qu'on ne pourrait le croire, de l'écriture arabe. Comme, d'autre part, des linguistes européens ont recueilli (et, souvent publié) beaucoup de choses (par exemple, Henri Gaden) en 1931, avec 1.282 « proverbes et maximes peuls et toucouleurs »), on peut se faire une idée du fonds considérable de concepts, de techniques et d'institutions qui constitue la culture peule.
Naturellement, le genre conte ou « fabliau » attire l'attention, par sa fréquence, la malice de ses traits, parfois la crudité du détail. D'autres textes sont d'allure historique : les traditions, même légendaires, révèlent des archétypes et la conception populaire
du héros-magicien. Ailleurs, au Niger, par exemple, Gilbert Vieillard a noté, avec de jeunes bergers, le récit vivant et fouillé des épreuves d'initiation virile (sooro). Partout affleurent les grands thèmes de la condition humaine: l'amitié et l'amour, le sommeil et la mort, dans le cours de la Pulâgu — c'est-à-dire de « la manière de se comporter comme un Peul ». Ethique « behavioriste», si l'on veut, fondée sur la « réserve », la « retenue » — la « honte », cette expression de la sensisibilité des peuples de couleur.
Dans la famille de Cheikh Kane, on l'appelle « Samba », qui est le nom de rang du deuxième fils. Et quand, enfant, on voulait lui faire sentir quelque réprobation pour une incartade, on le traitait de Mbare (qui est un
sobriquet d'esclave). De même, le héros de l'Aventure ambiguë nomme Mbare ce que François d'Assise appelait « mon frère l'âne ».
Mais Samba porte aussi les prénoms musulmans de Cheikh Hamidou. C'est que l'Islam est l'autre source où s'abreuve le Peul. Cheikh Kane, fils d'un musulman fervent, est lui-même un croyant convaincu. Encore étudiant, n'a-t-il pas dit que « si l'Islam n'est pas la seule religion de l'Afrique occidentale, elle en est la première par l'importance ? Je veux dire aussi qu'il me semble qu'elle est la religion de son coeur » 1.
Hésitant entre plusieurs titres, Cheikh Kane avait, un moment, pensé appeler son roman : « Dieu n'est pas un parent » — expression, à peine transposée du peul, de l'inaccessibilité d'Allah. Son héros dit, un
jour : « Mon père ne vit pas, il prie », et il ajoute : « Notre monde est celui qui croit à la fin du monde ». Sa première formation, il la doit au maître qui lui apprend en arabe, une Parole incompréhensible, dont l'impeccable récitation est exigée, au besoin sous les coups (« verges, bûches enflammées, tout ce qui lui tombait sous la main servait au châtiment »). Mais ce pédagogue austère est, à sa, manière, une espèce de saint, dont les dialogues avec le vieux chef des Diallobé sont un des sommets du livre.
Pourtant, le jeune gouverneur de Thiès est aussi, à trente ans, l'ancien étudiant du Quartier Latin, l'économiste aux idées claires, l'ami de l'I.R.A.AM. de l'abbé Pierre et de l'équipe parisienne de la revue Esprit. Il pourrait dire, avec son président, Léopold Sédar Senghor 2 : « Nous sommes des métis culturels. Si nous sentons en nègres, nous nous exprimons en français, parce que le français est une langue à vocation universelle. » Mais il sait bien qu'il n'est pas toujours facile de choisir, et que la « Tentation de l'Occident » ne se borne pas à la langue. L'Aventure ambiguë, c'est le récit d'un déchirement, de la crise de conscience qui accompagne, pour l'Africain « européanisé », sa propre prise de conscience. Certains s'en tirent, trop aisément, en interrompant leurs études. Le héros de Cheikh Kane est « désarticulé », et sa mort ressemble à un suicide. Déjà, au lendemain de la Première Guerre mondiale, un autre écrivain sénégalais, Bacari Diallo (dans son livre : Force, Bonté) traitait un sujet semblable.
Le noeud de l'affaire, c'est, bien entendu, le problème scolaire. « Si je leur dis d'aller à l'école nouvelle », s'écrie le chef des Diallobé, « ils iront en masse. Mais, apprenant, ils oublieront aussi. Ce qu'ils apprendront vaut-il ce qu'ils oublieront ? » Et, plus loin : « L'école où je pousse nos enfants tuera en eux ce qu'aujourd'hui nous aimons et conservons avec soin, à juste titre. » Et puis, l'école européenne débouche sur quoi ? « La civilisation est une architecture de réponses … Le bonheur n'est pas fonction de la masse des réponses, mais de leur répartition. Il faut équilibrer … Mais l'Occident est possédé, et le monde s'occidentalise… Ils sont tellement fascinés par le rendement de l'outil, qu'ils en ont perdu de vue l'immensité infinie du chantier. » Après tout, dit « le chevalier » : « L'homme civilisé, n'est-ce pas l'homme disponible ? »
Le jeune Toucouleur transplanté à Paris interroge Descartes, mais « ce qu'il rapporte nous concerne moins aussi (que Pascal) et nous est de peu de secours … Le choix entre la foi et la santé du corps … Mon pays se meurt de ne pas oser trancher ce dilemme. » A quoi, il est vrai, une amie marxiste répond que « la possession de Dieu ne devrait coûter aucune de ses chances à l'homme ». Mais est-ce bien là le fond du problème ? Le héros de l'Aventure ambiguë se situe en ces termes : « Je ne suis pas un pays des Diallobé distinct, face à un Occident distinct, et appréciant d'une tête froide ce que je puis lui prendre et ce qu'il faut que je lui laisse en contrepartie. Je suis devenu les deux. Il n'y a pas une tête lucide entre deux termes d'un choix. Il y a une nature étrange, en détresse de n'être pas deux. » Le drame, c'est surtout qu'il arrive « que nous soyons capturés au bout de notre itinéraire, vaincus par notre aventure même. Il nous apparaît soudain que, tout au long de notre cheminement, nous n'avons pas cessé de nous métamorphoser, et que nous voilà devenus autres. Quelquefois, la métamorphose ne s'achève même pas, elle nous installe dans l'hybride et nous y laisse. Alors, nous nous cachons, remplis de honte … J'ai choisi l'itinéraire le plus susceptible de me perdre … »
Cheikh Hamidou Kane a écrit un livre grave, une oeuvre triste. Sans concession au facile exotisme, son récit est dépouillé, rigoureux, pudique, en demi-teinte, en clair-obscur. Les personnages sont des « types » — ou des pièces de jeu d'échecs : le maître, le chef, le chevalier, le fou (et cette femme incarnation de l'Africaine). Rien ne vient distraire l'attention du thème principal : point de divertissement, mais leitmotiv en mineur. Malgré d'apparentes similitudes, on est loin, avec Cheikh Kane, des autobiographies, à peine romancées, dont tant de romans africains ou orientaux contemporains portent témoignage. L'histoire d'un jeune musulman, qui passe de l'école coranique à la vie moderne a, entre autres, inspiré, en arabe, l'Egyptien Tâhâ Hossein (Le Livre des jours, 1939), le Libanais Soheyl Idris) le Marocain Ben-Jelloûn ; en français, Le Passé simple , de Dris Chraïbi ; en tâdjik soviétique, Sadroddin Aïni (Prix Staline 1950).
L'accent, ici, est différent. Tout est « réserve » peule (gatye), recherche de l'absolu, stoïcisme. La fin est sans espoir, mais le seul fait que l'auteur ait pu l'écrire atteste l'accord profond entre son esprit et sa foi, sa vie et son oeuvre. Ce grand garçon souriant, ouvert et vif, à l'autorité ferme, a su dépasser ses contradictions et « s'enrichir de ses différences ». Il représente l'Afrique au, carrefour, ce que Léopold Sédar Senghor appelle « la contribution du Négro-Africain à la Civilisation de l'Universel ». Il est significatif que Cheikh Hamidou Kane ait réussi à faire accompagner des poèmes d'Aimé Césaire, à la guitare, par les airs anciens d'un griot du Foûta. N'est-ce pas au Noir, dirait encore Senghor, qu'il appartient de donner le rythme ?
Dakar, février 1961,
Vincent Monteil.
Notes
1. Bulletin de l'Association musulmane des étudiants africains de Dakar, numéro de mai-juin 1956.
2. Ethiopiques, Paris, 1956, p. 120.