Journal de la Société des Africanistes. 1966. 36(1): 141-157
Lors de l'exposition au Pavillon de Marsan (Paris) des relevés des fresques recueillies par M. H. Lhote et son équipe au Tassili, nous avions conduit Son Excellence Amadu Hampâaté Bâ pour un examen de ces documents. Immédiatement il lui était apparu que les peintures d'époque bovidienne devaient pouvoir être attribuées à des Fulɓe pasteurs et nomades. Cette hypothèse était appuyée sur le nombre de ces documents, comme sur leurs aspects et les motifs des scènes diverses qui les composent. Elle se basait notamment sur les positions des bovidés, aux robes variées, aux cornes diversement tournées, les attitudes et les costumes des personnages, sur des images d'objets divers, enfin sur des représentations complexes : figures serpentines, ou digitées, bœufs à deux têtes, danseurs masqués ou non masqués, etc. S.E.A. Hampâté Bâ avait d'emblée, dès ce moment, rattaché l'ensemble de ces peintures à la vie pastorale quotidienne des Fulɓe comme aux croyances, aux mythes et aux rites qui faisaient l'objet de l'initiation traditionnelle de ce peuple avant l'introduction de l'islamisme et qui ont été longtemps conservés dans bien des régions d'Afrique Noire où les Fulɓe s'étaient sédentarisés. Cette visite fut déterminante : S. E. A. Hampâté Bâ décida de publier un document — texte initiatique des pasteurs Fulɓe — recueilli en 1943 et déposé à l'IFAN de Dakar, dont un exemplaire nous avait été remis en 1951. Il considérait, à l'époque, que ce document devait être accompagné de commentaires nécessitant des enquêtes supplémentaires. Ces enquêtes ayant été menées, certaines fresques du Tassili examinées, le texte et les commentaires firent l'objet de la publication, en 1961, d'une plaquette intitulée Kumen, Texte initiatique des pasteurs Fulɓe 1 : ils jurent illustrés de reproductions photographiques de fresques du Tassili qui offraient les images de diverses séquences de l'initiation ou de représentations symboliques s'y rapportant. “ Les scènes diverses qu'elles présentent, construites et répondant à un objet précis, offrent toutes les caractéristiques des représentations liées aux conceptions initiatiques traditionnelles. On y retrouve toutes les variétés de robes des bovidés, en transhumance ou dans le parc, les instruments et autels du pastorat (kaggu, bâtons de bergers, cordes des veaux…), la traite du lait, le sacrifice du bœuf, etc. Les bonnets des personnages sont identiques à ceux portés traditionnellement par les pasteurs 2.”
L'article de M. H. Lhote nous a été remis en 1965 au moment où S. E. A. Hampâté Bâ se trouvait à Paris. Celui-ci en a d'abord pris connaissance, ainsi que des clichés des relevés des fresques du Tassili d'époque bovidienne qui l'accompagnaient ; il s'est ensuite rendu au Musée de l'Homme pour examiner longuement sur place, à deux reprises, les relevés de ces fresques. Il a étudié de nouvelles figures qui, de son point de vue, se rapportent directement d'une part aux mythes et représentations dont nous avons parlé ci-dessus et qui font l'objet des croyances traditionnelles des Fulɓe, d'autre part, à diverses figurations de rites, notamment ceux du lotoori, cérémonie à laquelle il a assisté pendant son adolescence, car elle était encore en vigueur chez les pasteurs fulɓe de la région de Bandiagara, à Fiko 3, en 1913. Les commentaires qu'il nous a donnés, et les hypothèses émises sur le sens à donner à ces peintures, répondent aux vœux formulés par M. Lhote dans son article, à savoir que les documents relevés au Tassili soient examinés par un initié à la lumière des croyances et des connaissances des pasteurs fulɓe anté-islamiques.
S. E. A. Hampâté Bâ a fait sur ce sujet le 15 juin 1966 à la Société des Africanistes un exposé intitulé : “La tradition pastorale des Fulɓe et les fresques d'époque bovidienne du Tassili' N'ajjer.”
G. Dieterlen
Actuellement encore, on peut observer en Afrique Noire, dans nombre de sociétés qui ont conservé leurs traditions — et même si elles ont été islamisées, notamment chez les Malinké, les Bambara, les Bozo, les Dogon :
Dans ces sociétés, l'exécution de peintures dans des cavernes, abris sous roche ou sur des parois, comme les aménagements en pisé et dépôts d'objets attenant qui les accompagnent parfois, répondaient aux objectifs primaires suivants :
En effet, ces sociétés attribuent à l'exécution de dessins et de peintures une valeur d'efficacité comparable à celle de toute autre opération rituelle. Certaines d'entre elles ont élaboré une véritable théorie des graphies et de leur rôle, englobant le signe abstrait monochrome, comme les peintures réalistes polychromes, en passant par des étapes intermédiaires : pour chaque être ou objet représenté, les Dogon réalisent quatre graphies successives 5. Cette succession connote pour eux la réalisation complète de cet être ou de cet objet, préfiguré par le signe abstrait qui en représente la genèse. D'où la présence, parfois concomitante, parfois successive de dessins abstraits, schématiques et réalistes dans le même lieu.
Bien entendu, la matière utilisée pour les figures a une valeur en elle-même ; au symbolisme du dessin s'ajoute celui de la couleur, les peintures ou dessins polychromes atteignent un maximum d'expression de l'objet ou de l'être considérés alors comme pleinement réalisés.
Pour les mêmes raisons, qu'elles soient temporaires ou permanentes, les figures sont toujours orientées. Elles sont réalisées à l'intérieur ou à l'extérieur d'un sanctuaire, sur telle ou telle paroi (au sud, à l'est ou à l'ouest suivant le cas) 6. Dans les cavernes ou abris sous roche, leur exécution obéit à des règles semblables : chez les Dogon, on exécute au plafond d'un abri, ou tout en haut d'une paroi verticale ce qui s'est passé dans le temps mythique au “ciel-empyrée”, en bas ce qui s'est passé sur la Terre, entre les deux ce qui s'est passé “entre ciel et terre”. On peut observer des peintures pariétales isolées. Le plus souvent il s'agit d'ensembles pour lesquels il convient de tenir compte d'un ordre déterminé de succession des éléments 7 : dans ce cas la “lecture” qu'en font les usagers est réalisée suivant une orientation également déterminée par les faits ou objets représentés, verticale ou bien horizontale, par exemple, s'il s'agit d'une façade ou d'une paroi.
Dans diverses perspectives, les peintures exécutées temporairement sur les parois des sanctuaires “reproduisent et répètent la gestation de la chose représentée. Cette répétition, considérée comme efficace et agissante, a pour fonction de perpétuer dans le temps et dans l'espace, l'être ou l'objet représenté ”. 8
A titre d'exemple, nous rappelons ici les peintures trichromes exécutées tous les sept ans sur le vestibule du Mandé (Kama blô) de Kangaba, sur certains sanctuaires du Kono chez les Bambara, annuellement sur les murs des sanctuaires totémiques et de certaines demeures chez les Dogon 9.
Dans le cas des peintures pariétales, on peut observer tous les stades. Certaines qui ont trait uniquement à des événements mythiques sont rarement refaites. D'autres reproduisent certains éléments mythiques associés à des rituels encore régulièrement exécutés : dans ce cas, l'ensemble des peintures — ou certaines d'entre elles seulement — peuvent être rafraîchies, ou encore modifiées 10. Mais que les fresques soient ou non rafraîchies, leur seule présence fait du site où elles se trouvent un sanctuaire où ont pu, ou peuvent encore, se dérouler des rites. Ainsi, les lieux d'exécution étant “consacrés” par des figures orientées, la superposition de peintures d'époques différentes sur une même paroi s'explique tout naturellement : comme la réfection des peintures ou leur modification, toute superposition souligne la valeur attribuée à l'espace où elles sont réalisées 11.
Nous exposerons successivement les interprétations de divers groupes de figures des fresques du Tassili publiées dans l'article de M. H. Lhote. Ces interprétations sont en relation, d'une part avec l'initiation traditionnelle des pasteurs fulɓe, d'autre part avec les rites exécutés par ces pasteurs. La connaissance de ces éléments distincts étant nécessaire à l'intelligence de notre démonstration, nous résumons d'abord l'essentiel du contenu de l'ouvrage paru sur l'initiation des Fulɓe, auquel nous demandons à nos lecteurs de bien vouloir se référer, où sont exposés les modalités de l'initiation et du pastorat, le texte initiatique proprement dit, les commentaires qui l'accompagnent. Nous donnerons ensuite une relation succincte des cérémonies rituelles du lotoori.
Le texte de Kumen relate l'initiation du premier pasteur pullo, Sile Saajo, et son accession au titre prestigieux de silatigi, “celui qui a la connaissance initiatique des choses pastorales et des mystères de la brousse”, grade suprême du pastorat traditionnel.
L'introduction qui précède le texte proprement dit instruit d'abord le lecteur des principaux éléments de la connaissance traditionnelle concernant :
Elle met ensuite en présence du panthéon des initiés :
Le lotoori, exécuté régulièrement chaque année autrefois par les pasteurs, intéressait l'ensemble du corps social, les troupeaux et la plupart des animaux domestiques. Il était effectué dans toutes les régions où se trouvaient les troupeaux, la date exacte de son exécution étant fixée, pour chacune d'elles, par le principal et le plus âgé des chefs religieux traditionnels, le silatigi. Celle-ci était déterminée en fonction des mois lunaires (28 jours) et des positions respectives de 28 étoiles, qui régissent la succession de ces mois : c'est dire que la date n'était pas fixe, mais dépendait de l'examen du ciel par les responsables. “Pour les initiés, l'année se divise en 28 séquences de 13 jours — la vingt-huitième en comptant 14 — associées chacune à la position d'une étoile. C'est à la fin de la vingt-huitième séquence que doit avoir lieu la cérémonie du lotoori, ‘bain général’, au cours de laquelle les pasteurs se baignent et où l'on procède à une lustration des animaux 13.” La date étant fixée, les bergers, leur famille et leurs troupeaux devaient se trouver réunis autour du silatigi maître de chaque région, soit au bord d'un fleuve ou d'une mare, soit près d'un puits. Les cérémonies débutaient le premier jour de la lune du mois déterminé, se poursuivaient jusqu'au 15e jour. Les rites réactualisaient, en les répétant, divers épisodes du mythe relatifs au serpent Caanaba “maître des troupeaux” 15 et faisaient intervenir diverses puissances surnaturelles du panthéon des Fulɓe, les “ancêtres” de ce peuple et les agents mythiques de l'initiation et du pastorat. L'ensemble du corps social participait à l'exécution des rites ; 22 pasteurs initiés les plus gradés en étaient les principaux officiants. Un certain nombre d'individus devait danser masqués ; d'autres étaient chargés de représenter certains personnages mythiques dont ils jouaient le rôle. Les cérémonies se terminaient par le “bain” rituel qui avait lieu au moment de la pleine lune. Les troupeaux (bovins, ovins et caprins) devaient passer toute la nuit suivant le quinzième jour les pattes dans l'eau. Ce “bain” était aisé à réaliser au bord des fleuves ou d'une mare ; mais, lorsque le troupeau pâturait dans un lieu proche seulement d'un ou de plusieurs puits, les bergers devaient se relayer toute la nuit pour puiser de l'eau que leurs femmes allaient verser sur le lieu où il était rassemblé. Cette même nuit, parallèlement, la lustration intéressait tous les membres du groupe intéressé : chacun, homme, femme ou enfant, devait également séjourner dans l'eau. Le lotoori se terminait à l'aurore du 16e jour “au moment où le soleil du 16e jour voit la lune du 15e jour” 16.
[Pl. VII, A. Site de Tisoukaï, Ti-n-Tazarift (H. Lhote, PL IV, 10).]
Les figures que nous avons commentées une première fois dans notre ouvrage se rapportent à l'initiation que subissent les bergers qui aspirent au grade de silatigi. Celle de Sile Saajo, premier pasteur, que relate le texte de Kumen, se passe successivement dans 12 “clairières” — dont les 6 dernières sont les “demeures de 7 soleils” — , où ce dernier subit diverses épreuves et reçoit l'instruction de Kumen et de Foroforondu. La figure centrale représente l'une de ces dernières “clairières”, “figurée par un grand cercle, avec au centre, le soleil, et sur le pourtour, des têtes de bovidés et différentes phases de la lune” 17. Au centre du soleil, sont représentés schématiquement (par trois taches) les trois autels des pasteurs consacrés respectivement aux bovins, aux ovins et aux caprins. Les trois personnages qui entourent la “clairière” représentent ici les trois catégories de bergers affectés à la garde de ces trois sortes d'animaux, désignés sous le terme général de banadyi “pasteurs” 18; les anciens de chacune de ces catégories étaient responsables des sacrifices offerts respectivement sur les trois autels. Les phases de la lune, visibles sur le pourtour du cercle extérieur, sont les témoins du calendrier pastoral des Fulɓe, d'après lequel était fixée la date des cérémonies du lotoori.
Il est probable que la peinture de Jabbaren (PI. VII, B) représente également l'une des “clairières” initiatiques éclairée par les rayons d'un “soleil”. Il faut souligner la situation particulière de cette fresque qui se trouve seule sur une large paroi au-dessus d'un abri sous roche, réalisée soigneusement dans une anfractuosité.
PL VIII. Tissoukaï (C) et Séfar (D, E).
Les fresques soulignent ici l'importance accordée au matériel du pastorat : il s'agit ici des cordes avec lesquelles étaient maintenus — par des attaches nouées de place en place — les veaux éloignés de leur mère pendant la traite. Ces cordes — qui interviennent lors de l'initiation des bergers 19 — étaient remises aux femmes, chargées de tout ce qui concernait le laitage. Dans chaque parc — chaque lignage ayant son propre parc — était entreposée une grande calebasse destinée à recueillir le lait trait, placé sous l'autorité et la gestion de la première femme de la famille promue “gardienne du lait” ; cette initiée jouait dans le lignage le rôle de la femme de Kumen, Foroforondu, dont elle était censée avoir reçu les pouvoirs et les secrets.
Sur la fresque de Tissoukaï (photo C), la corde est tendue et les veaux maintenus par la patte arrière au moyen des attaches. Sur l'une des fresques de Séfar (photo D), une femme étend (ou dénoue) la corde maintenue par un piquet ; sur l'autre fresque (photo E), à droite de deux personnages assis — dont l'un, une femme, tient une calebasse — on aperçoit la corde soigneusement enroulée autour d'un piquet, tel qu'on le fait encore aujourd'hui au cours d'un déplacement du troupeau et du groupe social qui l'accompagne.
Les fresques de Jabbaren, de Derbaouen, Ti-n-Tazarift commentées par H. Lhote dans son article (PL 1, 1, 2 ; PL II, 3, 4, 5 ; PL IV, 11, 12) offrent diverses scènes qui peuvent être interprétées comme des représentations de certaines séquences de rites dont l'ensemble constitue les cérémonies du lotoori.
On observe notamment sur ces fresques :
Nous verrons intervenir notamment :
Pl IX, G. Jabbaren, fresque dite du “bœuf à l'hydre” (H. Lhote, PL I, 1).
La figure centrale de la fresque nous offre l'image d'un bovidé entouré par une figure serpentine d'où émergent des têtes d'ovins. Il s'agit ici d'une représentation du bovidé hermaphrodite, premier créé par Geno, qui donna naissance par la suite aux animaux qui font partie des troupeaux des pasteurs fulɓe 23. Or, au cours du lotoori, le serpent Caanaba est censé sortir du fleuve (ou de la mare) et entourer de son corps le bœuf conducteur du troupeau ou la meilleure vache laitière. Les têtes des animaux qui émergent de son corps sont ici en rapport avec les 7 fils de Kikala et Nagara et les 7 vœux masculins, virils et guerriers traditionnels des Fulɓe ; multiplication du troupeau, défense du village, etc. Ces 7 fils étaient en effet représentés au cours des rites par des bergers, qui devaient formuler ces 7 vœux à côté du lieu où est censé se tenir Caanaba.
Le groupe placé à droite de ce motif se compose d'un trait sinueux entourant 5 danseuses. Cet ensemble se rapporte à l'un des rites du lotoori parallèle à celui que nous venons de décrire : 5 jeunes filles représentant les sœurs mythiques des 7 fils de Kikala devaient danser dans le parc de leur lignage (chaque lignage établit son propre parc), en formulant les 5 vœux traditionnels féminins et familiaux : maternité, fécondité, etc. Elles sont ici vêtues du petit pagne blanc qui était de rigueur pendant les fêtes, et ont la tête parée d'une coiffure en cimier comparable à celle des femmes fulɓe.
Placés devant l'ouverture du “parc”, on observe un bovidé à grandes cornes suivi d'un animal plus petit ; tous deux sont comme poursuivis par un personnage coiffé du bonnet traditionnel des bergers. Ces représentations peuvent être rattachées à une autre séquence des rites du lotoori.
En effet, pendant que les participants représentant les 12 enfants de Kikala et Nagara émettaient en dansant les vœux traditionnels, les bergers devaient faire défiler devant la porte du parc tous les animaux de leurs troupeaux respectifs, en priant qu'au cours de l'année qui commence, aucun d'eux ne mette bas de monstre bicéphale : sur la fresque, c'est exactement ce que fait un berger poussant devant lui les deux animaux qui passent devant la porte du parc.
PI. IX, F. Séfar, bœuf bicéphale (H. Lhote, PL II, 5).
Une représentation d'un bœuf bicéphale était obligatoire pendant les cérémonies du lotoori.
Pour cela, on peut utiliser celle d'un animal anormal, qui aura été conservé vivant ou immolé — suivant les cas — au cours de l'année écoulée. L'animal à deux têtes peut être conservé si l'année au cours de laquelle il est né a été bonne pour la fécondité du troupeau ; il est immolé immédiatement (la peau, les têtes et les sabots prélevés) si si elle n'a pas été faste. On bourre alors la peau et les têtes avec de la paille de façon à constituer un mannequin. Dans le cas, plus fréquent, où un tel monstre ne fait pas partie du troupeau, on immole deux animaux que l'on dépouille pour fabriquer le mannequin en cousant ensemble les deux peaux 24. Sur une fresque de Ti-n-Tazarift (H. Lhote, PI. II, 3), figure également un bœuf bicéphale.
Ouan Derbaouen, “le bœuf entrant dans l'U magique” (H. Lhote, PL I, 2).
Il s'agit ici de la représentation de la traversée rituelle d'une sorte de “porte de feuillages retournée” par un bovidé. Cette porte, que doivent franchir les animaux, était, au moment du lotoori, confectionnée avec des lianes liées et ornées du feuillage d'une mimosée sensitive. A ce moment-là, tous les bergers unissaient leurs efforts pour faire passer les troupeaux. Ce rite avait pour but de protéger les animaux des maladies, des épizooties et de la stérilité 25.
Sur la fresque, deux personnages maintiennent les deux branches de la “porte végétale” pour que l'animal qui va la franchir ne la renverse pas. Il s'agit du silatigi et de l'un de ses adjoints; le silatigi devait réciter des prières pendant toute la durée du passage des bovidés.
Au centre de cette “porte”, se trouve un homme qui représente Kikala ; à droite et au-dessous des adjoints du silatigi, courbée en avant, une femme, qui joue le rôle de Nagara. Les deux personnages paraissent tirer la langue : ils évoquent ici le geste du serpent Caanaba qui, au cours du lotoori, est censé têter “la vache de bon augure”, “ndur- bçlç” dont la robe pointillée représente théoriquement toutes les variétés de robes des bovidés : sur l'image, la langue du serpent (situé à gauche derrière le bovidé suivi d'un groupe de personnages) démesurément allongée, semble bien atteindre le pis de la vache. Car c'est nburbçlç, qui va franchir ici la “porte” ; au cours du rite, si elle a accompli sa traversée — ou, à sa place, le bœuf principal du troupeau — il n'est pas absolument nécessaire que tous les bovidés le réalisent. Au moment où l'animal passait cette “porte”, l'officiante qui représente Nagara devait crier les noms des deux villages d'où les Fulɓe sont originaires, car cette partie du rite avait aussi pour but d'éviter la poursuite de la diaspora des Fulɓe, et de les fixer sur leurs territoires pastoraux respectifs.
Une porte végétale comparable figure également sur les fresques de Ti-n-Tazarift (photos nos 3 et 11) ; elle est, dans les deux cas, franchie rituellement par des personnages.
Ti-n-Tazarift, “animal serpentiforme et bœuf à deux têtes” (H. Lhote, PL II, 3).
La fresque présente nettement des éléments rituels du lotoori : en haut, l'image d'un bœuf bicéphale est surmontée du dessin du serpent Caanaba ; au-dessous, un personnage, dont la tête manque, franchit la “porte de feuillage retournée” ; trois participants le suivent.
Ti-n-Tazarift, “les hommes sarigues” (H. Lhote, PI. IV, 11 et 12).
Nous commenterons d'abord les figures de la deuxième couche de peintures de la fresque 12 dites “la Vénus et les bœufs”.
On observe en haut et à droite de l'image une femme dévêtue, dont la main repose sur la tête, faisant face à un bovidé. Au cours de l'exécution des rites du lotoori, les bergers initiés allument de grands feux qui doivent dégager une épaisse fumée ; à ce moment, l'une des officiantes jouait le rôle de Foroforondu, la “gardienne du lait”, épouse de Kumen.
Elle devait être dévêtue, car Foroforondu est “celle qui n'est armée que du fouet à lait, qui n'est vêtue que de sa chevelure pour cacher son buste et dont les organes sexuels sont recouverts de feuilles” 26. Elle se plaçait en face de l'un des bovidés du troupeau choisi d'après ses taches et désigné d'après le thème géomantique de l'année : sur la fresque, l'officiante fait face à une vache fadalettodde “vache noire et blanche (elle a une tache en forme de selle sur le dos) qui joue un rôle particulier dans le troupeau” 27. Elle posait sa main gauche sur sa tête : son bras décrivant une courbe qui reproduisait celle de l'un des signes traditionnels utilisés pour marquer les bovidés au fer rouge, le dorral, le “grand fouet”, signe qui a la forme d'un crochet 28. Elle étendait alors le bras droit (comme on le voit sur la fresque) et appelait la vache, qui devait répondre à son appel en venant jusqu'à elle. L'officiante poursuivait longtemps son incantation et demandait à Dieu, Geno, sa bénédiction pour que soit assurée la protection des troupeaux et de l'habitat pastoral des Fulɓe, le wuro.
Les deux fresques comportent chacune une figure digitée. L'une (PL IV, 12, 3e couche de peinture à l'ocre rouge) présente à l'intérieur des tracés en forme de treillis; l'autre (PL IV, 11) des divisions de couleurs différentes, cernées de blanc. Ces images schématiques peuvent représenter le “voile” dit kurgal kagga de l'autel principal des bergers fulɓe, le kaggu. Le kaggu, “fait d'un treillis de lianes entrecroisées de nelbi et de kelli, est posé sur des piquets de bois faits des mêmes végétaux et ressemble à une sorte de console en osier. Il est placé contre le mur ouest de la paillotte réservée à la première femme de son propriétaire 29. On place sur le kaggu les ustensiles consacrés de la traite et du battage, les récipients contenant le lait et les vêtements du berger. Au-dessus de cette console est suspendue une outre qui contient une série d'objets rituels, lesquels constituent le ngainirki et sont les supports des offrandes faites aux lareeji 30.
Or le treillis de liane — qui constitue le “voile” du kaggu — doit avoir la forme d'une “main”. Cette “main” représente celle de l'ancêtre Kikala. Chaque “doigt” de cette “main” connote l'un des groupes sociaux traditionnels : le “pouce” (à droite sur la photo 11) et les trois doigts suivant les quatre tribus peules (Jal, Baa, Soo, Bari) 31, le cinquième “doigt” leurs vassaux et les gens de caste. Sur la même image une sorte d'appendice supplémentaire à l'extrême gauche (sorte de 6e “doigt”) représenterait les captifs. Le cerne blanc et les parties blanches de cette figure évoquent la couleur du “lait”, auquel le kaggu est consacré.
Dans les deux cas, la figure digitée est accompagnée de groupes de personnages masqués (dont on n'aperçoit pas les jambes).
A l'exception de la figure située à l'extrême droite de la fresque de la photo 11 qui n'appartient pas à la même couche de peinture et n'est pas de la même époque, l'ensemble des motifs qu'elle présente peuvent connoter le rite essentiel du lotoori, à savoir le bain lustral auquel sont soumis les hommes et les animaux pendant toute la nuit qui suit le 15e jour du mois lunaire et qui clôture les cérémonies. On observe :
Les masques sont nettement associés à la figure digitée — et il en est de même sur la fresque de la photo 12 où ils appartiennent à la même couche de peintures qu'elle — c'est-à-dire, si l'on admet notre hypothèse, à l'image du kaggu, autel principal des bergers. Dans les deux cas, ils sont divisés en groupes : ceci pourrait correspondre au fait que les masques étaient réglementairement portés par des pasteurs initiés appartenant à différents grades.
Sur la fresque de la photo 12, un groupe est placé sous la figure digitée, un autre, à gauche du dernier “doigt”.
Sur la fresque de la photo 11, certains défilent à l'intérieur de la figure digitée vers laquelle d'autres, situés à l'extérieur, sous les bovidés, ont l'air de se diriger. Ici les initiés du grade le plus élevé, les “grands maîtres” dansent en imitant les sinusoïdes d'un serpent (en l'espèce Caanaba) dans le “pouce” ; ceux qui les suivent, les “maîtres”, dansent au-dessus, comme pour s'y rendre. Les moins gradés, qui les suivent, dansent à l'extérieur de la figure du kaggu en se dirigeant vers elle et semblent passer par la “porte végétale retournée” (comparable par sa forme à celle de la Pl. I, 2, mais ici seulement esquissée) qu'ils doivent franchir.
Par le symbolisme des nombres affecté à la figure digitée et aux animaux, par la position respective des groupes, cette fresque nous paraît présenter, de façon schématique et symbolique, mais volontaire, un ensemble de traditions concernant le pastorat des Fulɓe : les grandes divisions de l'organisation sociale, les grades de l'initiation, l'ensemble des troupeaux, l'autel principal des bergers, consacré au lait, enfin le point culminant des rites du lotoori, le “bain général”.
Les interprétations données ci-dessus intéressent, soit des figures isolées, soit des ensembles de figures faisant partie d'une même fresque. Nous désirons attirer l'attention des spécialistes sur une possibilité de “lecture” plus large, fruit d'observations récentes en Afrique Noire.
Le système de représentations des peintures pariétales des cavernes ou abris sous roches répartis sur une aire large, relevant de divers villages d'une même région, obéit à des impératifs liés à la structure sociale. Nous en donnerons quelques exemples pris chez les Dogon :
Dans cette perspective, pour un territoire donné, on doit lire : non seulement les ensembles de peintures d'une caverne mais encore la succession des représentations d'une série de cavernes dans un ordre déterminé connu des usagers. Ex. :
Notes
1. A. H. B&acir; et G. Dieterlen, Kumen, Texte initiatique des pasteurs Fulɓe, Mouton, Paris, 1961, Cahiers de l'Homme”, 96 p.
2. Kumen, p. 94-95.
3. Un ruisseau dit Tappa Mballa situé près de Fiko est un lieu sacré pour les Fulɓe du Gondo qui séjournent dans la région avec leurs troupeaux pendant l'hivernage.
4. G. Dieterlen, Contribution à l'étude des forgerons en Afrique occidentale, in Annuaire 1965, 1966, École Pratique des Hautes Études, Section des Sciences Religieuses, t. LXXIII, 1965- Paris, p. 18.
5. Cf. G. Dieterlen, Introduction aux arts de l'Afrique, UNESCO, Paris (Distribution limitée), 1965, p. 7-8.
“Chez les Dogon, il existe quatre stades de graphies, réalisées successivement, que l'on peut observer sur les parois des cavernes, sur les façades des sanctuaires et parfois sur les autels lors de leur réfection. Le signe abstrait, le plus important et le plus sacré, premier de la série, témoigne de la genèse de l'être ou de l'objet qu'il représente dans la “pensée” de Dieu ; il résume dans ses formes réduites et symboliques l'essence de la chose qu'il “dessine” comme le créateur Га dessinée lui-même avant de la créer. Les graphies suivantes connotent la réalisation progressive dans la matière de cet être ou de cet objet. La seconde est une esquisse pointillée ; elle est nombre et ce nombre classe la chose dans sa catégorie. La troisième se présente comme un schéma aux éléments non liés, qui souligne les parties essentielles de l'objet par exemple, ou des supports de la vie organique s'il s'agit d'un être vivant, et la place, parfois interne, de ses principes spirituels de base. Le dernier est un dessin réaliste qui représente l'objet ou l'être dans leur forme visible.
Les matériaux utilisés pour l'exécution des peintures varient avec la catégorie représentée ; elles peuvent connoter, par leur couleur par exemple, l'introduction des éléments fondamentaux (air, terre, eau et feu) nécessaires à l'existence de tout ce qui est ou vit.”
6. G. Dieterlen, idem, p. 8. “Le lieu où est faite la peinture, où est inscrit le dessin, obéit aux mêmes préoccupations. C'est ainsi que, s'il s'agit d'un sanctuaire, on réalise à l'intérieur ce qui a été créé aux origines et s'est formé dans le “sein” encore clos du Dieu créateur, à l'extérieur ce qui a été élaboré ou ce qui s'est passé après l'ouverture du “sein”. Dans cette perspective, on fait en haut ce qui s'est passé au Ciel-empyrée, en bas ce qui s'est passé sur la Terre et au centre ce qui s'est passé dans l'espace “entre Ciel et Terre”. Et, d'une manière générale, si les parois orientées le permettent, on situe les êtres ou les objets, ontologiquement associés aux quatre directions de l'espace.
De plus, la réalisation des graphies sur des parois des sanctuaires à des fins rituelles, dans des cavernes ou des auvents à des fins initiatiques, est agissante ; elle manifeste l'existence des êtres et choses classés en catégories, en correspondance les uns avec les autres comme le sont les “articulations” d'un même corps vivant — celui de l'homme, image de l'univers. Mieux encore, elle contribue à les perpétuer”.
7. Voir : une peinture isolée (abri sous roche Ka Kammo) dans M. Griaule et G. Dieterlen, Le Renard Pâle, t. I, Le mythe cosmogonique, fasc. 1, La création du monde, Paris, Institut d'Ethnologie, Travaux et Mémoires LXXII, 1965, p. 221, fig. 74 В ; une série de peintures qui forment un ensemble relatant une succession d'événements (caverne dite toy nama kammu donyu), p. 272, fig. 43.
8. G. Dieterlen, Blasons et emblèmes totémiques des Dogon (République du Mali, in Emblèmes, Totems, Blasons. Musée Guimet, 1964, p. 43.
9. G. Dieterlen, Mythe et organisation sociale en Afrique occidentale, in Journal de la Société des Africanistes, t. XXIX, 1, 1959, Pl. I, 1 et PI. II. — S. de Ganay, le Binou Yébéné, Miscellanea Africana Lebaudy, 1942, 2, Paris, Pl. I, M. Griaule et G. Dieterlen, Le Renard Pâle, op. cit., Pl. VII, 1, 2.
10. Nous avons observé ces divers cas pour les peintures pariétales réalisées par les Dogon. Voir Le Renard Pâle, fig. 93, PL XV et XVI, Pl. VIII-2.
11. Il semble inutile de rappeler que nombre d'églises chrétiennes ont été édifiées sur des sources sacrées, en des lieux voués à des cultes antérieurs. Au Tassili et ailleurs au Sahara, des lieux comportant des peintures paraissent clairement — nous semble-t-il — avoir été adoptés par des occupants successifs.
12. Kumen, p. 26-28.
13. Kumen, p. 30.
14. Kumen, p. 22.
15. La légende de Caanaba (qui a été résumée dans Kumen (p. 26-28)), ses implications dans la structure sociale traditionnelle et les migrations des Fulɓe au temps du nomadisme, dans leur initiation et dans l'exécution des rites pastoraux, sont l'objet d'un travail actuellement en préparation, qui fera suite à la publication mentionnée ci-dessus.
16. Les cérémonies annuelles qui ont lieu à Diafarabé constituent actuellement encore la phase ultime du lotoori dans la région. Nous écrivions : “La grande fête annuelle des Fulɓe du Macina est célébrée au moment du ‘passage’ des bœufs, qui a lieu en novembre à Diafarabé (à laquelle nous avons assisté en 1955). La traversée à la nage du Dyaka des troupeaux précédés de leurs bergers n'est pas seulement une nécessité de la transhumance. C'est d'abord, pour les usagers, un rite qui associe Fulɓe et Bozo et constitue une lustration des animaux.” (G. Dieterlen, Mythe et organisation sociale au Soudan français, J. de la Société des Africanistes, Paris, 1955, t. XXV, 1953, p. 59-60).
17. Kumen, p. 95 et planche B.
18. Sur les catégories de pasteurs et leurs troupeaux, cf. Kumen, p. 11-14.
19. Kumen, p. 17 et 77.
20. Kumen, p. 12.
21. Le dessin de Caanaba sera publié en même temps que la version complète de la légende qui le concerne.
22. Kumen, p. 89 et infra p. 146.
23. Kumen, p. 29.
24. A. Hampâté Bâ a assisté à la confection d'un tel mannequin en 1913 à Fiko alors qu'il assistait aux rites du lotoori encore en usage à cette date dans la région. Le même soir, on immola un bœuf en l'honneur de sa mère, Kadija Paate, fille de Paate Pullo qui était silatiqi : malgré sa conversion à l'islamisme et ses rapports personnels avec Elhadj Umar, Paate Pullo n'avait pas abandonné les traditions pastorales anté-islamiques.
25. A. Hampâté Bâ a vu confectionner et utiliser cet objet de liane et de feuillage lors de l'exécution du lotoori auquel il a assisté en 1913 (cf. supra, p. 147). On confectionnait autrefois cette “porte de feuillage” lors du “passage” rituel des bœufs à Diafarabé, les animaux devaient l'enjamber avant de traverser le Dyaka. Cette partie du rituel a été supprimée par Sheku Amadu après qu'il ait fixé les Fulɓe dans la région et fondé l'empire du Macina. 1. Kumen, p. 33.
26. Kumen, p. 69.
27. Kumen, p. 12.
28. Kumen, p. 13.
29. Kumen, p. 15 et 16.
30. Kumen, p. 16.
31. Kumen, p. 10.
32. Traditionnellement, le rôle de ces 28 bovidés dits “de tête > était aussi théoriquement fonction de leurs robes : celles des 7 premiers devaient être tachetées sur fond jaune, des 7 suivants sur fond blanc, des 7 suivants sur fond rouge ; celles des 7 derniers avaient des taches blanches sur fond noir, ou encore des robes noires et blanches.