webPulaaku
Tradition, histoire et littérature


Tierno Monenembo
Peuls

Seuil. Paris. 2004. 384 p.


      Table des matieres       

1512 — 1537

Sache, mon petit Pullo, que, de toutes ces années-là, 1512 fut la plus néfaste. Ce fut une année mauvaise, aux mois longs, aux aurores semées d'incertitudes. Assurément, cette fois-ci, le courroux de Geno avait dépassé les limites. Aux oboles et aux dévotions, l'Éternel était demeuré impassible. A désespérer les pythonisses et les cartomanciens! La disette et la malaria, les pillages et les désertions ruinèrent aussi bien les basses prairies des fleuves que les hauts plateaux du Fuuta-Jalon. L'hivernage précédent, les éléments déchaînés avaient frappé les troupeaux, emporté les récoltes et démoli pierre par pierre les greniers et les hautsfourneaux. Et maintenant, la saison sèche, venue avec la soudaineté d'un poing et la cruauté d'une marâtre, asséchait les fondrières et les marais, calcinait les hautes herbes et tarissait le lait ! Dans les hautes terres, on vit des ventres creux se vendre comme esclaves pour une bouillie de mil, des hordes de lions brûlant de faim envahir les demeures, des lycaons et des hyènes s'étriper pour les os d'une charogne et des nuées d'oiseaux migrateurs s'effondrer au sol, épuisés par la soif.
Les pays des trois fleuves allaient mal. Partout l'exode et la guerre. Partout les démentiels effets de la famine, partout l'odeur bestiale de la mort. On se retrouvait en plein champ de bataille en allant faire ses courses au marché ; bâillonné et ligoté au milieu d'une caravane d'esclaves pour avoir été en brousse chercher du bois mort. D'où qu'on le regardait, le monde se préparait à cramer. C'est dans ce simulacre de l'Apocalypse qu'une caravane de Fulɓe quitta le Ɓundu pour les berges un peu plus humides du Sénégal. Elle peinait depuis des semaines à traverser les plaines fossiles du Ferlo lorsque, au détour d'un chemin, celui qui marchait en tête poussa un petit cri et s'arrêta.
— Je vous ai alertés pour rien, s'excusa-t-il. Il ne s'agit ni d'un bataillon des Teŋella ni d'une colonne d'esclavagistes. Ce ne sont que de paisibles lions en train de s'abreuver.
— Les armées de Teŋella n'ont pas encore atteint ces lieux-ci, répondit l'aga. Quant aux chasseurs d'esclaves, ils ne s'aventurent que rarement si loin à l'intérieur des terres. Nous n'avons pas à nous inquiéter, mon arɗo…
Seulement, il y a longtemps que nous marchons ! Reposons-nous quelques jours autour de la providentielle source que voilà pour cogiter et reprendre un peu de forces.
— Bientôt, il n'y aura plus dans les landes que des épines et de la paille sèche. Buvons le peu de lait qui nous reste et laissons ruminer les bœufs. Nous reprendrons la marche sitôt qu'il fera un peu plus frais, voilà mon avis à moi !
Birane sortit son couteau pour tailler un épieu dans une branche d'acacia. Il s'interrompit après un moment et toisa de son regard d'aigle un homme qui lavait ses hardes avec un air si pénétré qu'il semblait n'avoir rien entendu de ce qui venait d'être dit.
— Qu'en pense Birom ?
— Birom n'a pas d'autre choix que de se ranger derrière son aîné, répondit celui-ci sans se détourner de son linge. Seulement, si le sort l'avait nommé arɗo, il aurait déjà rebroussé chemin vers la verdure du Fuuta-Jalon.
— Birom, es-tu un vrai Pullo ?
— Par la barbe et par le sein, tout comme toi !
— Alors tu dois comprendre que je préfère me retirer de ma charge d'arɗo que de retirer ce que j'ai dit. Prends un autre chemin, si tu n'es pas content !
— Oublie ces vieilles histoires! Père avait fini par pardonner. Pardonne, toi aussi !
— Jamais ! Tant que l'hexagramme de coralline sera dans les mains de Teŋella. C'est à moi que revient la charge de grand arɗo.
— Après notre départ du Boowe, d'autres clans nous ont rejoints et tous t'ont fait allégeance. Cela devrait te suffire… Si tu tiens tant à ton hexagramme de coralline, c'est à Geme-Sangan que tu aurais dû aller, en vérité. Aurais-tu peur de ceux de Geme-Sangan ?
« Ils recommencent leurs enfantillages alors que la route est longue, que la faim poignarde, que la soif étouffe, que la mort rôde partout ! Moi, je n'en peux plus, mais toi, Geno, veille sur la lignée des fils de Dooya ! » pria le vieux Koyne.
Les jours précédents, il avait tenté une réconciliation. Ils s'étaient esquivés avec des formules évasives et polies. Il avait compris qu'il était inutile d'insister. Il ne connaissait que trop le mauvais sang des Yalalɓe qui avait si souvent divisé leur clan et disloqué leur lignée ! Petit, il avait vécu le règne de leur grand-père, Malal BoDHewal. Il avait appris à traire une vache et nouer une corde avec leur père, Dooya Malal, partagé l'ire qu'il n'avait cessé de nourrir contre son cousin, Jaaje Sadiga. Il l'avait accompagné se mesurer aux Maures, histoire de calmer ses nerfs, après son échec pour le titre d'arɗo. Il y avait perdu dix chevaux et cinq de ses meilleurs lanciers. Et voilà que l'année dernière, alors que l'âge l'avait plié en deux, il s'était mis dans la tête de quitter le paisible pays du Boowe pour s'aventurer dans les forêts du mont Badiar afin de piller les céréales des Koniaguis, ces petits hommes nus qui savent mieux que personne se fourrer dans les arbres avec leurs catapultes et leurs arcs. Il y reçut une flèche empoisonnée en plein cœur et mourut après une semaine d'atroces souffrances. Toutes ces haines et tous ces malheurs du passé auraient dû rapprocher les deux frères, pensait le vieux Koyne. Hélas, les soirs, autour des rares points d'eau rencontrés au hasard, ils évitaient de planter leurs tentes l'une à côté de l'autre, de plaisanter et même de manger dans la même écuelle le mil péniblement glané dans les marchés de fortune et les silos abandonnés. Il régnait depuis le début une atmosphère d'orage et de mort. Depuis que l'on avait quitté les steppes du Ɓundu (les armées de Teŋella avaient investi ce pays-là aussi, multipliant les razzias, les famines et les exodes).
Certains avaient proposé le Fuuta-Jalon : « Là-bas, aucun risque, le soleil a beau briller, les sources ne tarissent jamais, et puis Teŋella n'a pas besoin d'y mener la guerre puisqu'il y règne déjà depuis des années. » Mais Birane avait décidé que l'on devait se diriger vers le Tekrur ; comme à son habitude, sans demander l'avis du devin et des anciens. Depuis la mort de Dooya Malal, c'était une vie bien pénible que celle du clan. L'arɗo n'en faisait qu'à sa tête, sans consulter les patriarches, sans en référer aux usages. Il décidait de la date des mariages en ignorant le message des astres, répartissait les pâturages au mépris des règles de préséance, choisissait seul les mares pour le bain rituel du lootoori 1 en foulant aux pieds les interdits.
L'aga Koyne en ressentait une profonde blessure mais se gardait bien de le montrer, de peur de s'humilier davantage devant ce morveux dont il avait partagé les jeux du père et assuré l'initiation dans les grottes sacrées. C'était lui l'aga, le maître des troupeaux, le détenteur des secrets. En d'autres temps, on l'aurait consulté pour la moindre transhumance. Hélas, les règles se délitaient depuis que Birane avait succédé à son père.
« Pourquoi donc avoir bravé cette bête de Dooya Malal pour se retrouver tout penaud devant son gamin ? » se demandait-il souvent, accablé de tristesse. A cause du serment, bien sûr : en sortant de la forêt des Koniaguis, une flèche dans le ventre, c'est dans ses bras à lui que Dooya Malal s'était effondré. Et quelques secondes avant de mourir, c'est dans ses oreilles à lui qu'il avait murmuré ses derniers mots : « Je te confie mon sang, Koyne, au nom de celui versé ensemble le jour où on nous a circoncis. Tu auras longue vie, toi ! Mes enfants, les enfants de mes enfants, protège-les des démons et des hommes. Surtout, protège-les d'eux-mêmes ! Nous naissons tous dingues, tu le sais bien ! … Autre chose ! avait-il ajouté juste avant d'expirer. A la source du rio Farin, près de la grande termitière, c'est là que j'ai enterré mon sasa et ma lance. Quand toutes ces guerres seront finies, qu'ils s'y rendent pour les retirer. Ils verront, cela ramènera la paix de l'âme dans la famille. »
Bien sûr que Birom avait raison : le Fuuta-Jalon était tout indiqué pour cette transhumance, là-bas l'eau ne manquait jamais et il y régnait la paix. Dans la vallée du Sénégal, en revanche, les points d'eau avaient diminué de moitié, les récoltes avaient été fort maigres et on y affûtait les armes depuis que Teŋella avait conquis le Jaara. On y vivait de fonio et de baies sauvages, attendant, la peur au ventre, l'inéluctable irruption du conquérant peul dans les granges d'ordinaire si riches du Tekrur…

A la troisième semaine, ils quittèrent la latérite hérissée d'épineux du Ferlo pour les versants du jeeri 2. Ici, la sécheresse avait été moins rude. En cherchant un peu, on pouvait se désaltérer et rafraîchir les troupeaux. L'on pouvait cueillir des fruits de balanites et de jujubier et déterrer des graines de cram-cram 3, des bulbes de nénuphar ou des tiges de papyrus. Cela avait ramené un peu de joie dans les rangs. On avait pris la peine d'organiser une partie de lutte pour les jeunes, suivie, tard dans la nuit, d'une danse au clair de lune. « Les choses vont s'arranger ! » se dit le vieux Koyne. On approchait du fleuve. Encore cinq jours de marche et l'on serait au waalo 4. Et il faudrait être deux fois maudit pour ne pas y trouver un reste de pâturage malgré les excès du climat. Geno, l'Éternel, devait toujours veiller sur le clan. Quand, sur les berges du fleuve, on se sera pleinement désaltéré, on aura remis les bœufs en forme et visité les marchés et les ports, tout s'apaisera.
Et un beau soir, un endroit paradisiaque comme ils ne pouvaient en rêver, eu égard aux plaines poussiéreuses et aux reliefs tiquetés de chiendent et de ficus qui avaient été leur lot jusque-là : un bois de tamariniers autour d'une rivière au lit certes desséché mais dont les gorges escarpées se refermaient sur une nappe d'eau large comme une mare et aussi limpide que celle d'une source par un bel hivernage. Hommes et bêtes s'y ruèrent dans le plus grand désordre. Cette fois, on libéra les veaux et déplia les peaux de chèvre et les nattes sans en référer à Birane. On se gava de fruits de tamariniers et dormit tout son soûl pour reprendre des forces. La nuit suivante, Birane convoqua le vieux Koyne et lui demanda de réunir tout le monde.
— Voilà ce que j'ai à vous dire ! Puisque cet endroit vous plaît, nous allons y rester quelques jours, le temps de réengraisser les vaches et d'allaiter les enfants. J'ai repéré les environs : derrière les termitières, la piste se sépare en deux et chacune de ses branches semble mener vers le waalo.
— Que le devin fasse parler ses crânes de tortues pour savoir quelle est la piste la plus propice ! s'interposa Birom.
Birane foudroya du regard son jumeau et continua avec le même dédain :
— Il s'agit là bien sûr du côté nord… Là-bas, derrière les hauts-fourneaux en ruine, on aperçoit au loin une couronne de kapokiers d'où l'on entend quelque chose qui ressemble à des coups de pilon : c'est peut-être un village. De l'autre côté, vers les termitières, j'ai cru déceler des pas de gazelles ou d'antilopes. Si je me souviens bien, la dernière fois que nous avons mangé de la viande, c'était avant d'entamer le Ferlo. C'est l'occasion ou jamais de faire un vrai repas ! Jebu, tu es la doyenne ici ! Réunis-moi dix jeunes filles alertes. Que demain, elles aillent troquer du lait contre des céréales si c'est vraiment un village.
Il se tut un moment et reprit avec une voix lente, délibérément moqueuse :
— Toi, Birom, réunis-moi quelques jeunes gens de ton gabarit et allez, dès l'aube, vous mesurer avec le grand gibier. Moi, pendant ce temps, je visiterai les familles et verrai l'état des troupeaux. Après quoi, avec le vieux Koyne, nous fouillerons la brousse pour récolter des médicaments !
— Va donc toi-même à la chasse ! rétorqua Birom. Moi, je tiendrai compagnie au vieux Koyne. Cette écharde que j'ai chopée hier a définitivement fait enfler mon orteil.
— Vous avez entendu ? Mon frère ne peut pas aller à la chasse, il a un petit bobo au pied ! Quand je ne serai plus de ce monde et qu'il faudra vous conduire du Ngaabu au Fuuta-Jalon ou du Gajaaga au Maasina sous les intempéries et à travers les territoires ennemis, qu'est-ce qu'il va donc prétexter ?
— Très bien ! Mon frère veut que j'aille à la chasse ? Eh bien, j'y vais ! Mais avant cela, que chacun regarde mon orteil pour voir si je mens !
— Tu n'en feras rien, Birom, fils de Dooya ! tonna le vieux Koyne. Qu'il y aille lui-même, s'il veut manger du gibier !… Ô Yalalɓe, pardonnez à votre aga son excès de lâcheté. Il y a bien longtemps que j'aurais dû parler ainsi.
— Qu'il porte lui-même son sasa et qu'il lave ses propres hardes ! s'écria quelqu'un.
— Cet homme ne mérite plus d'être obéi, ajouta un autre. Qu'on lui coupe sa tresse d'arɗo ! Qu'on lui enlève ses gris-gris, sa lance et son sasa !
— Personne ne dira que Birane fut destitué. Que les vrais Fulɓe me rejoignent sur la plaine : celui qui me vaincra au javelot, celui-là régnera après moi.
— Cet homme ne mérite pas une mort honorable. Rasons ses tresses ! Arrachons-lui sa lance ! Qu'il erre sans bœuf, sans griot et sans arme. Cet homme a enfreint les règles du pulaaku, il ne mérite plus le doux nom de Pullo !
— J'acquiesce ! s'égosilla une femme. Qui sort du pulaaku, qu'il finisse dans le mépris et dans la solitude !
— Toi, l'aga Koyne, dis-nous ce qu'il faut faire ! implora Okorni.
— Laissons-lui la vie sauve, qu'il aille se faire oublier chez d'autres races ! Les usages sont clairs en ce qui concerne son cas : qu'on lui laisse une génisse et un taureau mais qu'on lui retire sa progéniture !
Birom fit signe à Koyne.
— Sauf ton respect, aga, moi j'approuve la proposition de mon frère. Les rois, c'est comme les troncs de balanites : on les abat, on ne les fait pas plier. Et n'oublie pas, aga, cet homme descend de Dooya Malal : Toute honte qui l'éclabousserait rejaillirait sur ma personne.
— On a assez discouru. Qu'est-ce que tu proposes ?
— Qu'on aille donc sur la plaine !
— Tu crois vraiment qu'il mérite encore de se battre ? Tu lui accorderais cet honneur ?
— J'ai une revanche à prendre. Et puisque mon frère aime jouer, eh bien, qu'on joue ! Et que, bon ou mauvais, celui qui supprime l'autre règne sur le clan. Ce sera la décision de Geno.
Le lendemain matin, on fit un cercle au milieu de la plaine. On leur donna deux javelots de même taille et de même couleur. Ils se battirent jusqu'au coucher du soleil. Au zénith, Birane éborgna Birom. Au crépuscule, la chance changea de camp. Dans un sursaut de désespoir, Birom reprit le dessus. Son javelot vibra dans la gorge de son frère et le vida de son sang en une trombe brève et forte.

Birom pleura abondamment son jumeau. Il exigea des funérailles dignes de lui sous un grand tamarinier. C'est sous cet arbre-là que les rois se font couronner. Et c'est sous ses vénérables racines que Geno reçoit leur âme. Après quoi, il repoussa poliment le bâton, la tresse unique symbole de la royauté, le grand sasa et tous les autres emblèmes.
— Pardonnez mon geste, ô Yalalɓe ! Mais je ne pourrais vous infliger cette forfaiture-là : avoir pour éclaireur un borgne. Que Dieu vous garde ! Non, non, je ne vous abandonne pas, je vous débarrasse plutôt d'un fléau. Je ne mérite plus votre compagnie. Laissez-moi partir ! Laissez-moi à mon sort ! Et quel sort que celui des Yalalɓe ! Nous risquons nos vies d'une guerre à une autre ou alors la mort nous fauche à notre plus bel âge. Voyez comment ma pauvre Bambi est morte d'une fausse couche après avoir perdu en bas âge ses trois enfants ! C'est à la fin de cette transhumance-ci que je comptais me remarier. Quant à mon frère Birane, il ne fut pas plus heureux en ménage. Son fils aîné Garga s'est enfui de la maison pour une vache égarée ; on ne sait pas s'il est mort ou s'il erre dans la brousse sous l'emprise des esprits. Dites-lui bien, à Garga, que c'est moi qui ai tué son père, et s'il veut me maudire que Dieu exauce ses voeux !

Apprends, mon petit Pullo, que toutes les dynasties qui se sont succédé au Tekrur ont pris soin de fonder leur capitale au bord du fleuve. Toutes : les Dia-Ôgo, les Manna, les tondjon, les Laam-Taga, les Laam-Termès, sauf les Laam-Tooro. Ces derniers habitaient d'ailleurs en premier lieu à Jom-Galla, ensuite à Gede-Wuro sur le lac Ganga. C'est un berger, aveugle et cartomancien à ses heures, qui leur recommanda de bâtir une ville autour du tamarinier sacré de Gede. Ainsi la dynastie durerait mille ans et les Fulɓe autant que la vie des étoiles. Là, ils dressèrent le palais, le marché et la mosquée, s'installèrent pour régner et invoquer le pouvoir de Allah et de son prophète Mohamed. Ils asséchèrent les marais du nord et dirent aux potiers : « Vivez ici, maniez la faïence et le grès, nous voulons les jarres les plus luisantes, des bols raffinés, des canaris joliment ornés de figures et d'arabesques. » Ils investirent les éboulis du sud et dirent aux forgerons : « Installez vos fourneaux et vivez ici, domptez le vent, tordez le fer, il nous faut des lances capables de percer les caravelles des Portugais, des javelots incassables, des dards de deux coudées, des harpons par milliers, des sagaies à faire reculer une armée de démons. » Ensuite, ils convoquèrent tour à tour les bijoutiers et les orpailleurs, les tisserands et les cordonniers, les marchands, les puisatiers, ainsi qu'une ribambelle d'albinos et de diseurs de sorts. Aux pêcheurs, il fut alloué Cehel et les îlots lui faisant face. Aux bergers, tous les espaces herbeux hormis les pourtours du lac Ganga, réservés aux parcs à boeufs du roi. Le marché se tenait tous les vendredis. On y vendait la laine, le cuivre rouge, le laiton et la verroterie des Arabes ; les peausseries du Kharta et du Guidimaka, les cotonnades du Mali et les coquillages du Jolof. Le miel et le lait y coulaient à flots et l'or y était si abondant qu'on en faisait des sandales et des pipes.
Les caravanes de sel venues d'Alegh ou de Tidjilmassa croisaient les colporteurs mandingues surchargés de bonbonnes de vin de raphia et d'huile de palme, de ballots de tabac et de paniers de kola. On ne s'y rendait pas que pour le négoce. On y venait aussi jouer sa fortune, courtiser les belles, se mesurer au cheval et à la lutte, régler au couteau les affaires d'adultère et de dette, faire le saltimbanque et chanter les louanges du Prophète. On priait beaucoup à Gede. On y buvait beaucoup aussi. Les rares musulmans se confinaient alors autour du palais et dans les quartiers commerçants. Ailleurs, les moeurs étaient légères, les jurons tonitruants, les sorcelleries fréquentes et les poisons fulgurants. A part quelques marabouts originaires de Tombouctou ou de Djenné (plus rarement d'Adrar ou de Marrakech), la plupart des bismillaahi 5 étaient illettrés et plutôt sommaires dans leur foi comme dans leurs dévotions. Après avoir quitté les siens, Birom s'était d'abord réfugié dans une grotte, dans l'espoir que Geno, dégoûté de sa personne, lui y enlevât la vie ou au moins l'esprit. Il y végéta cinq longs jours sans rien avaler, même pas le noyau d'une baie sauvage, puis il erra longtemps dans les landes avant d'échouer à Gede. Mendiant pour mendiant, mieux valait l'être aux yeux de ces pouilleux de bismillaahi. C'était moins honteux, moins pénible, de se voir déchoir ainsi. Pour les mahométans, tendre la main n'a rien de réprobateur, en effet. Au contraire, c'est un acte de repentir et de soumission devant la divinité, presque un statut d'élu. « Ô vous autres possédants, expiez, soyez humbles, donnez aux pauvres et aux orphelins et Dieu rétribuera chacun de vos gestes par mille journées au paradis ! » répétaient, nuit et jour, les muezzin et les prédicateurs. Cela réconfortait Birom de les entendre pérorer. Ainsi donc, il n'était pas un méprisable besogneux vivant aux crochets de mieux-né, de plus résolu, de plus altier que lui, mais le biais par lequel tous ces malheureux enturbannés accéderaient au salut rien qu'en lui jetant une pièce à leur sortie de la mosquée.
Les poches suffisamment garnies de rondelles de cuivre, de dobras portugais ou de grains de poudre d'or, il faisait une trotte jusqu'à Cehel, se mêlait aux hordes de pêcheurs gesticulant sur les quais et contemplait les embarcations des Sérères et des Lébous. Le soir, il rejoignait les ivrognes dans les sombres tavernes hâtivement dressées en torchis. Il s'empiffrait de gros mil et de sauces gluantes, se soûlait au vin de palme ou avec ce tord-boyaux nommé tafia que les marchands mandingues allaient chercher chez les Portugais du port de Jagrançura. A Gede, tout s'endormait après la dernière prière du soir. A Cehel, la vie continuait jusqu'aux confins de l'aube. C'est paradoxalement par là qu'accostaient les marabouts venus de Boutlimit, de Shingetti ou de Tombouctou. Mais la nouvelle religion avait du mal à y trouver sa place. La cité était essentiellement peuplée de fétichistes Sérères, de bergers peuls et de pêcheurs lébous. Après le dur labeur de la journée, on se gobergeait au son des tambours et des vielles en compagnie des femmes de mauvaise vie et des jeunes veuves. Au petit matin, l'esprit brumeux et le corps sentant encore l'amour, Birom rejoignait la brousse pour somnoler dans un de ces affûts ou un de ces abris de fortune abandonnés par les chasseurs et les bergers. Le son d'une flûte le réveillait, le vacarme d'un troupeau fourrageant dans la broussaille emplissait son coeur d'une nostalgie insupportable. Il hurlait à se fendre les tympans et courait d'un arbre à l'autre comme une bête empoisonnée. « Ça y est, se disait-il, enfin je vais pouvoir devenir fou ! » Mais quand, à bout de souffle, il s'effondrait sous un cailcédrat, une à une, ses pensées se remettaient en place, son esprit s'illuminait d'une lumière éclatante et dure cyniquement projetée sur ce passé qu'il s'efforçait en vain d'anéantir. Alors, il marchait à petits pas vers le fleuve, humait son odeur de vase et de racines aromatiques, et pensait au néant et aux vides rivages du désert pour s'accrocher à l'oubli.
Au sud de Cehel, il y avait une aiguillade où une demi-couronne de rocs entourait un périmètre de sable blanc. Il aimait cet endroit. Là, il trouvait sans effort la quiétude à laquelle son âme aspirait si fortement. A part quelques aigles pêcheurs, ce lieu était toujours désert. Aussi, un jour, alors qu'il était couché sur le sable et fredonnait des pastourelles, fut-il étonné de voir une jeune femme s'avancer vers la berge. Elle portait un pagne indigo, des tresses décorées avec de grosses boules d'ambre, des boucles d'oreilles en or et des anneaux de cuivre aux chevilles. Un superbe pendentif en argent lui barrait la poitrine, dont le collier étincelait sublimement entre ses seins nus et dont la boucle aux motifs finement ciselés lui arrivait au nombril. Elle passa à sa hauteur sans le saluer, sans même toussoter. Elle posa sa corbeille de linge et se mit à frotter sans lui adresser un regard. Il arrêta de chanter et s'accouda pour l'observer. Elle termina sa lessive et, sans hésiter, ôta son pagne pour se baigner pendant que son linge étalé sur les rochers séchait au soleil. Quand elle eut fini, elle remonta sur la berge, toujours en silence. Puis soudain, elle grommela, mais de façon suffisamment audible pour que Birom dressât les oreilles :
— Je t'ai vu au marché. Je t'ai vu devant la mosquée aussi. Tendre la main aux bismillaahi, est-ce une manière de vivre ? Un Pullo, un vrai, ne fait pas comme ça. Et pourquoi aller avec les gueuses et les poivrots du port ? Jaaka a suffisamment à boire pour celui qui demande. Et Jaaka n'est pas une mauvaise amante, bien des hommes le lui ont dit. Ma case se trouve près du grand kapokier. Demande aux brodeurs de la place ! Ils savent où se trouve Jaaka, la femme sarakolé. Quand elle eut disparu, Birom se frotta longuement les yeux. Les esprits malins avaient dû lui jouer un tour. Cette jeune femme devait être une sorcière. Il palpa ses gris-gris, en proie à un profond désarroi. Il ôta subitement ses habits et plongea dans les eaux pour se purifier et demander la protection de Kumen 6. Il décida, ce soir-là, d'éviter les murailles de Gede, de rejoindre directement les grottes et d'y dormir tout son soûl. A Gede, il se sentirait envoûté par la beauté de cette femme, si c'en était une, ou par les pouvoirs maléfiques de ce diable, si c'en était un.
Seulement, quand il quitta le fleuve, c'est vers le hangar des brodeurs que ses pas le menèrent et non vers les tanneries d'où partait le chemin vers les grottes. Le soleil baissait, il lui fallait faire vite. Il tourna néanmoins trois fois autour des cinq hommes assis sous une hutte à la toiture affaissée avant d'oser s'asseoir à côté d'eux.
— Que veux-tu, Pullo ? demanda l'un d'eux.
— A vrai dire… bredouilla-t-il, confus. Je passais par là et…
— Je parie que cet homme cherche la maison de Jaaka. Hein, Pullo, je mens ? dit un autre.
— Tu cherches la maison de Jaaka ? renchérit un troisième. Regarde sous le grand kapokier, celle dont la toiture est cernée d'une couronne en bambou ! C'est celle-là !
Cependant il resta là sans bouger jusqu'à ce que la nuit tombât. Il attendit que les brodeurs partent. Ensuite seulement, il s'orienta vers la case et en fit le tour une dizaine de fois avant d'oser entrer. Un feu de cuisine rougeoyait dans l'âtre et de temps en temps des toussotements et des vieux airs doucement fredonnés arguaient d'une présence humaine. Il poussa la porte en rotin et la trouva, à demi nue, assise par terre, adossée au lit. Elle lui tendit une écuelle de couscous de sorgho accompagné d'une sauce de feuilles de baobab dans laquelle flottaient quelques morceaux de gibier. Il dîna de bon appétit et but la moitié de la gourde de vin de palme qu'elle lui avait réservée. Puis il se glissa auprès d'elle et la prit sur le lit en terre dressé près de l'âtre.
Un mois plus tard, il décida de la fuir, de ne plus jamais la revoir. Elle était belle, elle était bonne amante. Cela la regardait si, de tous les hommes transitant par Gede, elle n'avait trouvé qu'un borgne misérable et inconnu à un mois de marche alentour ! Seulement, il n'avait pas envie de vivre à ses crochets. Ce serait trop indigne.
Il songea à traverser le fleuve, à rejoindre le désert, ses canyons et ses mirages où, à coup sûr, il est plus facile de mourir ou de se laisser perdre par les dieux. Il gagna le marché sans le faire exprès. L'instinct l'y avait amené se goinfrer et boire un bon coup avant de décider de son sort. On était vendredi, jour de foire et de prière. Il s'engagea vers les étalages où les vendeuses exposaient les calebasses de couscous de mil, les gourdes de crème et de lait, les chaudrons de poissons et de volailles cuits, les outres difformes bavant le tafia et le vin de palme. Mais au moment où il dépassait le tamarinier sacré, une grande clameur s'éleva du côté du palais. Juché sur un âne, un Maure habillé d'une épaisse gandoura blanche rayée de noir soulevait la poussière, poursuivi par une ribambelle de petits curieux. Il faisait de grands gestes et vociférait comme un possédé :
— Ils ont tué le maudit ! Ils ont tué le maudit !
A la hauteur de Birom, il cria de plus belle :
— Ils ont tué le maudit ! Ils ont tué le maudit ! C'est ce qui pouvait arriver de mieux. C'est Dieu qui y aura pourvu. Louanges à Dieu et à son Prophète !
Birom l'empoigna par le collet et le fit descendre de son cheval.
— De quel maudit parles-tu, oiseau de malheur ?
— Ils ont tué Teŋella, le maudit, le mécréant, celui que le diable a armé pour s'attaquer aux musulmans ! Cela s'est passé hier à Jaara.
Un enturbanné accourut de l'intérieur de la mosquée pour délivrer le Maure et le conduire dans la cour du laam-tooro 7. Birom les regarda disparaître derrière les murailles du palais. Puis il toucha son front en sueur et s'effondra comme un mur.
Birom se réveilla dans le petit lit en terre, dans une forte odeur de basilic. Il écarquilla les yeux et distingua la silhouette de Jaaka penchée sur un vieux chaudron posé sur les braises de l'âtre.
— Les gens ont cru que tu étais mort. On a demandé si quelqu'un te connaissait. On t'a bien vu errer par-ci et dormir par-là mais personne ne sait qui tu es. Quelqu'un a proposé de t'enterrer dans les fouilles avant que ton âme de dépravé ne souille les lieux. Heureusement, Moodi, un des brodeurs de la place, passait par là. — Mourir, c'est ce que je cherche depuis des mois!…
Elle lui fourra une louchée d'infusion de basilic dans la bouche pour l'empêcher de parler.
— Tu sais qui est ce Maure que tu as failli étrangler devant tout le monde ?… C'est le cheik Ibn Tahal Ben Habib Ben Omar. C'est l'imam de la mosquée et le cadi attitré de Eli-Baana, le laam-tooro.
— Te voilà dans de beaux draps ! Tu n'avais qu'à leur dire que tu ne me connaissais pas.
— T'en fais pas, tout est arrangé. Le laam-tooro voulait te faire mettre à mort mais le Maure l'a supplié de n'en rien faire. Un des frères de Moodi est soldat au palais, c'est par lui que nous savons cela. La mort de ce Tencheniella l'a tellement bouleversé !
— Non, pas Tencheniella, Teŋella !
— Pourquoi tu t'énerves ?
— Mais qui l'a tué, bon Dieu, qui l'a tué ? Et où se trouve cette maudite ville de Jaara ?
— Il faut traverser le fleuve, se diriger vers l'est et galoper plusieurs jours.
— Et ce fantôme d'enturbanné a raconté comment cela s'est passé ?
— C'est l'empereur du Songhaî, Askia Mohamed, qui l'a fait tuer pour le punir d'avoir occupé le Jaara, cette province qu'il avait lui-même arrachée au Mali. Il a envoyé son frère, le koumfàrin 8 Amar Komdiago. Komdiago est venu depuis Tindirma 9, il a tué Teŋella et il est reparti en emportant sa tête. Pourtant Teŋella était dix fois mieux armé, n'est-ce pas cela, la volonté de Dieu ?
Birom effleura son œil droit, celui qui était mort. Il sauta par-dessus l'âtre, passa la porte en rotin, leva les bras vers le ciel et rugit :
— Puisque vous avez maudit les Yalalɓe, les Yalalɓe vous maudissent à leur tour ! Vous m'avez entendu, méprisables divinités ?
Jaaka se précipita derrière lui pour tenter de le rattraper.
— Birom, ô mon Pullo, ce n'est pas le moment de devenir fou, j'ai un enfant de toi dans le ventre !

Pendant que Birom se débattait dans les affres de la folie, la garde de Koli Teŋella arrêtait un étrange suspect autour du lac Deni 10. On l'avait surpris en train d'espionner dans une forêt environnante. — Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? lui demanda un soldat en le projetant par terre.
— Où as-tu volé ce cheval, mon coquin ? poursuivit un autre qui se mit à le ficeler.
— Tu travailles pour le compte de qui : pour le mansa du Mali ou pour ces usurpateurs songhais du Jaara ?
— Ce gamin m'a tout l'air d'un fugueur… Pourquoi as-tu quitté tes parents ?
— Je m'appelle Garga. Garga Birane, le fils de Birane Dooya. Je travaille dans les écuries de Geme-Sangan.
A ces mots, tous abaissèrent leurs armes et, manifestement incrédules, s'approchèrent pour le scruter.
— Oui, poursuivit-il, Garga Birane, je suis du clan des Yalalɓe, un proche parent de Koli Teŋella.
— Proche parent de Koli ! Sa tête ne tient pas sur son cou, à ce gamin !
— Qu'est-ce qui t'amène ici ?
— Je viens m'engager dans les troupes et, dès que la guerre sera finie, j'irai venger mon père.
— Venger ton père ! Mais de quoi ?
— Quelqu'un l'a tué, mon père, je dois le tuer à mon tour. Mais cela, c'est mon affaire, cela ne vous regarde pas… Maintenant, conduisez-moi tout de suite à Koli !
v — Te conduire à Koli, à Grand Taureau ? Rien que ça ?
— Sais-tu seulement qui est Grand Taureau, petit effronté ?
— C'est mon parent, je vous dis, nous sommes tous des Yalalɓe !
Du coup, il cessa d'être amusant. Outrés par tant d'effronterie, les guerriers reprirent leurs airs hostiles.
— Maaje, cria l'un d'eux, à vue d'oeil, cet enfant se moque de nous ! Emmenons-le tout de suite chez le jagaara 11. Un colosse ivre et à la peau couleur de ricin, avec des boucles d'oreilles et des dents élimées selon les rites des peuples de la mangrove, sortit du rang et planta sa sagaie entre les pieds de Maaje et dit : — Petit, si jamais c'étaient ces hyènes de Songhaïs, les assassins de Teŋella, qui t'avaient fait venir ici, je te briserais la tête sans attendre l'avis du conseil. Je m'appelle Pendasa, Pendasa, le Landouma. Et tu ferais bien de retenir mon nom car chez nous, les Landoumas, on n'a qu'une seule manière de réduire une noix de coco en pièces : on la tient par les deux extrémités et on presse les mains dessus.
On le saisit par ses tresses et le traîna chez le jagaara.
— La nuit dernière, nous avons surpris ce jeune homme dans la forêt avec un cheval et des armes. Son cheval est dans les écuries du sud et ses armes, dans un coin de ma hutte. Je devais informer le jagaara.
— Avec des armes ? s'alarma le jagaara. Alors, l'affaire me dépasse. Allons tout de suite chez le mawɗo-Ceɗɗo 12 !
Ils arrivèrent dans la hutte d'un homme plutôt terne. Garga en ressentit une vive déception. Pour lui, un général de l'armée de Koli Teŋella, ce devait être un superbe gaillard avec un visage de dieu et des armes impressionnantes. Or, celui-ci, s'il avait bien des traits peuls, était plutôt court sur pattes avec un air vieillissant, des traces de variole sur le bout du nez et accoutré comme les natifs de la mangrove. Ce devait être un de ces méprisables Foulakundas, ces Fulɓe de brousse qui avaient dévié du pulaaku en allant s'unir aux peuplades sans habits du mont Badiar. En plus, il avait les pieds nus et ne portait aucune arme sur lui. Mais le regard de l'enfant s'illumina d'admiration quand Pendasa leva sa lance pour saluer Dooya Badiar.
Dooya Badiar ! L'un des généraux les plus valeureux de Teŋella ! Il avait participé au fergo de Doulo Demba. C'est là qu'il avait fait la connaissance d'un jeune lieutenant du nom de Teŋella Jaaje. Depuis, ils ne s'étaient plus quittés. Il avait ensuite accumulé les titres de gloire dans de nombreuses expéditions : au Kookoly, au Ngaabu, au Solimana, au Jooladu, etc. Son nom était couvert de fleurs par tous les grands griots. Garga savait qu'il n'avait pas le droit mais il ne put empêcher sa langue de remuer dans sa bouche :
— Excusez-moi, grand-père, vous êtes bien le grand Dooya Badiar ?
Cela fit exploser de colère Pendasa qui déploya son nerf de bœuf pour lui botter les fesses.
— Ce gosse n'a aucune retenue! Aucun respect pour les aînés même pour les plus valeureux ! Il pourrait entrer chaussé dans les sanctuaires et décoiffer les prêtres et les grands rois pour se moquer de leur calvitie ! Wouss ! Wass !
— Range ton fouet, Pendasa, et dis-moi qui est ce jeune homme ! gronda Dooya Badiar. Qui es-tu, mon enfant ? Oui, dis-moi ce que tu fais là.
— Ce morveux se dit des Yalalɓe et même proche parent du grand Koli. Oui, il dit ça ! Il dit qu'il vient tout droit de Geme-Sangan, nous aider à faire la guerre ! Un gamin de quatorze ans venu tout seul de Geme-Sangan nous aider à faire la guerre ! Avec un pur-sang et des armes de vrai ceɗɗo 13 !
— Qu'est-ce qui me prouve que tu viens de Geme-Sangan ?
— Et ça ? exulta Garga en sortant de sa poche un curieux objet.
Dooya Badiar s'en saisit et n'en crut pas ses yeux. Il exhiba la chose avec une émotion impossible à contenir.
— Mon Dieu, l'hexagramme de coralline ! … L'insigne des Yalalɓe ! Pas plus tard que la semaine dernière, Koli m'en parlait lors de notre expédition dans le Sine-Saloum. Son père l'avait oublié à Geme-Sangan en partant pour le Jaara.

Le lendemain, on le présenta à Koli Teŋella qui piqua une colère noire dès qu'il le vit.
— As-tu demandé la permission avant de t'aventurer ici ?
— Non, grand frère 14 !
— En quittant Geme-Sangan pour le Wuli, à qui j'ai dit de rejoindre les écuries pour aider à soigner mes pouliches ?
— A moi, grand frère, à moi !
— Cela ne t'a pas suffi de fuir ton père après avoir égaré sa plus belle vache, il t'a fallu fuguer aussi des écuries de Geme-Sangan ! Eh bien, ta faute est si grave que je ne vais ni te fouetter ni te brûler. Je vais te soumettre à une punition encore plus grave : demain dès l'aube, tu vas sauter sur ton cheval et retourner à Geme-Sangan. Tu verras qu'on ne peut pas traverser deux fois ces pays de pillards et de fauves sans y laisser sa vie, surtout avec des pluies aussi violentes que celles de cette année. Tu as appris ce qui est arrivé à ton père ?
— J'étais sur le chemin de Gede pour lui donner sa vengeance quand j'ai appris la mort de père Teŋella. Alors, j'ai décidé de venir pour me battre à côté de toi. Ô, grand frère Koli, offre-moi cette chance ! Si je dois mourir que je ne meure pas victime d'un chacal ou d'une noyade ou d'un obscur pillard. Offre-moi de mourir sur le chemin du lait et de la gloire. Offre-moi de mourir près de toi !
— Tous les Yalalɓe sont fous, en général, cela leur vient avec l'âge, toi, c'est depuis le berceau… Ôte-moi ce garnement d'ici, Pendasa, et demain, rends-lui son cheval. Veille à lui procurer une ration. Pour une seule semaine, pas un jour de plus !
Grand Taureau se leva et se dirigea vers sa case. Contre toute attente, Pendasa se précipita à ses pieds.
— J'en appelle à ta vitalité, j'en appelle à ta force, ô Grand Taureau, ô fier aîné de Teŋella ! Cet enfant est un fieffé menteur, il a les défauts du singe et la sale conduite de la musaraigne. Mais il me semble qu'il est brave, il me semble qu'il te voue l'affection que l'on doit au même-sang et le culte rendu aux grands guerriers. On ne fait pas le chemin qu'il a fait si on n'a pas le sens de l'idéal ou de la foi. Offre-lui ce qu'il te demande, donne-lui une petite chance !
Koli s'arrêta, hésita un bon moment, puis déclara : — Soit, Pendasa ! Ton père Towl t'a offert à mon père dans les rizières du Nunez. Depuis, tu ne nous as ni volé ni trahi, tu ne nous as pas menti ; tu n'as pas gémi sur les chemins ni hésité au combat. A mon tour, je t'offre cet enfant. Circoncis-le, éduque-le, vois s'il a une étoffe de guerrier !
L'instant d'après, il les rappela pour dire une dernière chose à Garga :
— L'hexagramme de coralline, garde-le jusqu'à ce que je te le redemande ! Surtout, n'oublie pas : tu le perds, je te brise le cou.

Mendier, errer, se bagarrer et se goberger dans les tavernes du fleuve, Birom finit par s'en lasser au bout d'une année de séjour à Gede. Pour survivre, il apprit l'art de la broderie et, les jours de marché, vendit de la kola et du sel pour arrondir le prix du gombo.
Un jour, alors qu'il tentait de persuader une bergère descendue du jeeri de la qualité de son sel, un vacarme venu du coin de l'allée des orfèvres le fit sursauter. Une foule bruyante et intriguée se précipitait dans cette direction. Birom abandonna ses épices et ses oléagineux pour se précipiter derrière elle. Sa grande taille lui permit de distinguer un Maure et un Pullo qui se tenaient au collet et s'invectivaient comme des chiffonniers au milieu d'un cercle de curieux plutôt ravis du spectacle. Birom se fraya un chemin jusqu'à eux et, au prix d'un immense effort, parvint à les séparer.
Que se passe-t-il ici ? leur demanda-t-il.
Il se passe que, le mois dernier, ce Pullo m'a acheté un cheval contre une jarre de poudre d'or; la moitié était remplie de débris de cuivre. Cet homme est un voleur ! Qu'on appelle le cadi, qu'on nous emmène chez le laam-tooro !
— Montre donc cet or et que chacun constate ! vociféra Birom avec un manifeste accent de parti pris.
— C'est que…
— C'est que ?
— Eh bien, notre caravane a été attaquée par des pillards au lieudit le Repos du Chacal. Ils nous ont tout pris : la monnaie, le cuivre, l'étain et le sel. Ils ne m'ont laissé qu'un chameau et un vieil esclave pour pouvoir continuer la route.
— Et où avais-tu mis ton sabre, Maure de malheur ?… Vous entendez ? Le Maure s'est fait voler ses richesses, ses chevaux et ses esclaves !… Ils sont bien généreux, tes pillards, de t'avoir laissé le turban et la barbe… Ce Maure essaie de nous gruger, ne le voyez-vous pas ?
— Allez au port de Cehel et demandez : tous ceux qui viennent du nord sont au courant de ma mésaventure ! Je suis prêt à le jurer sur le Coran.
— Le Coran, nous ne sommes pas nombreux à y croire ici. Nous te croirons si tu acceptes de lécher le feu du forgeron 15… Non ?
— Non, le Coran, le saint Coran, pour l'amour du Ciel !
— Maintenant que ce chacal a fini de déblatérer, laissez-moi vous présenter ma vérité à moi. Cet homme m'a bien vendu un cheval et je l'ai payé de deux mesures de poudre d'or aussi lumineux et pur que la réserve du laam-tooro. Qui ne connaît pas les magouilles de ces gens du Brakhna ? Ils vous vendent une barre de sel pour dix coudées de cotonnade, un sâ 16 de cuivre pour deux vaches laitières et un cheval boiteux pour quinze jeunes esclaves. Ils prétendent guérir la lèpre et l'épilepsie avec un simple crachat sur votre crâne. Or, les amulettes qu'ils vous vendent ont encore moins d'effet qu'une tisane de kinkéliba. Sur la rive nord, personne ne s'avise plus de commercer avec eux. Il n'y a qu'ici à Gede…
— Que fait le laam-tooro ? hurla une voix anonyme.
— Le laam-tooro ? Il a abandonné les Fulɓe pour se mettre sous l'emprise des Maures.
— Que dis-tu là, âme égarée ? s'apitoya un vieillard affublé d'un volumineux turban. Au Tekrur, nous sommes peuls pour la plupart. Nous sommes plusieurs têtes mais nous avons le même nombril. Seulement n'oublions pas que la famille, la vraie, c'est celle d'Adam et Ève. Nous sommes tous frères et soeurs sous le ciel de Allah et sous la tente de son Prophète.
Une clameur d'approbation s'éleva d'un côté taudis qu'une véhémente protestation prenait forme, de l'autre.
— Vous, les Fulɓe enturbannés, vous êtes bien pires que les Maures !
— Oui, tu as bel et bien raison. Je préfère mille fois l'ennemi au frère qui m'a trahi.
— Ce sont de faux frères en effet. Ils souillent le lait, trahissent le sang de Ilo Saajo, l'ancêtre des bergers, et accordent à d'autres divinités les prodiges de Geno.
— Il n'y a de dieu que Dieu et Mohamed est son prophète !
— Nous sommes les fils de Geno, certainement pas du dieu des Maures ! Ai-je raison ou non ?
— Allah est le plus grand ! Il n'a pas engendré, il n'a pas été engendré.
— Le laam-tooro prie le dieu des Maures. Le laam-tooro est-il un Pullo ?
— Qu'il s'estime heureux, l'hérétique du palais ! Teŋella est tombé à Jaara, victime de la flèche d'un lâche, sinon il serait déjà dans les oasis en train de quémander une datte.
— Teŋella est mort, mais, du lac Deni où il amasse des troupes, son fils se prépare à marcher sur le Galam puis sur le Jaara avant de forcer les portes du Tekrur.
— Allah dressera des monstres crachant des flammes sur le chemin des mécréants !
— Et de la chair des bismillaahi, Koli nourrira pour un an les crocodiles du fleuve !
Aux invectives succéda bientôt une échauffourée générale où les protagonistes avaient bien du mal à distinguer leur camp. Puis une voix couvrit le bruit des injures et des coups :
— Attention, voilà les cavaliers du palais !
La plupart des belligérants réussirent à s'enfuir. Birom et quelques autres furent conduits au palais et présentés au cadi qui les condamna à subir une bastonnade de dix coups sur le torse nu et à verser dix methcals d'or ou cinq coudées de cotonnade ou cinq animaux de basse-cour ou une brebis en âge de subir son premier agnelage, à leur choix.
Cela s'était passé dans une grande salle mal éclairée, au plafond bas, soutenu par une dizaine de solives en bois et des piliers de cérame. On les avait fait asseoir au fond, sur des banquettes de terre. A l'autre bout, se tenait le cadi, sur un divan posé au milieu d'une nappe de tapis et de nattes. La faible flamme d'une lampe à huile luisait auprès de lui.
Quand arriva son tour de recevoir sa bastonnade, Birom fut étonné de voir les gardes l'épargner sur un signe du cadi.
— Alors, Pullo, fit-il en poussant un rire cathartique, on ne reconnaît plus les amis ? Moi, je t'aurais reconnu même si tu t'étais déguisé en pèlerin sur une place de La Mecque. Tu vois, je ne te garde aucune rancune. Cependant, il y a trois choses dont tu devrais te méfier : l'odeur du basilic, le rôdeur au poil roux et les animaux qui rampent. Méfie-toi de ces trois choses-là, Pullo, méfie-toi !
En sortant du palais, Birom tomba nez à nez avec Moodi.
— Où donc étais-tu, mon ami Birom ? Je t'ai cherché au marché et dans les tavernes. Jaaka vient de s'accoucher et toi, tu ne songes qu'à vadrouiller.

C'était un garçon vif et joufflu, qui faisait plaisir à voir. Cependant il était né avec une grande tache en forme d'ailes de papillon sur le dos. Fatiguée de sillonner la région et de consulter les sorciers pour rien, Jaaka décida d'aller voir le Maure.
— Où étais-tu, Jaaka ? lui demanda Birom, fort anxieux.
— Je suis allée rencontrer le Maure !
— Quoi ?… Cet obscur cadi, ce charlatan du laam-tooro ? Et pour quoi faire, Jaaka, ma douce ?
— On m'a conseillé de le consulter au sujet de notre enfant. Ils sont nombreux maintenant à croire aux prodiges du cheik Ibn Tahal Ben Habib Ben Omar. Tu es l'un des rares à mépriser ce saint homme. Je ne t'ai pas prévenu parce que j'avais peur que tu m'empêches d'y aller.
— Jaaka, es-tu devenue folle ?… Que t'a-t-il dit ?
— Il m'a dit : « Ô mystères divins ! Allah marque de son empreinte ses créatures préférées… Ceci n'est ni une maladie ni un mauvais présage, femme… Mais reviens avec ton mari ! Sans ton mari, je ne peux rien faire. » Jure-moi de m'accompagner, Birom, il s'agit de notre fils !
— Je nous préfère morts tous les trois que de subir un tel affront !
— Que lui reproches-tu ?
— Qu'il soit maure, je peux toujours pardonner, qu'il soit bismillaahi, jamais ! Et ne me parle plus de ça, Jaaka, là-dessus, ma décision est faite.

Le lendemain, Birom fut victime d'une morsure de serpent, la semaine suivante, il chuta dans un vieux puits alors qu'il cueillait des feuilles de basilic. Moins d'un mois après cela, un chacal roux s'introduisit dans son échoppe en pleine journée, huma ses broderies et lécha longuement ses pieds avant de disparaître comme un mirage.
Le soir, Jaaka remarqua tout de suite son désarroi.
— Mon homme, lui dit-elle, tu as le front d'une bête de somme et les yeux d'un naufragé.
— Rien ne me chagrine, ma douce Jaaka. J'ai seulement l'air de quelqu'un qui a fait une trop longue sieste.
Les jours passèrent sans que son état changeât. Il avait l'air d'un étranger, « comme si on lui avait troqué son âme contre celle d'un autre », se lamenta Jaaka. Et un soir, sans qu'elle s'y attendît, il lui demanda :
— Tu veux toujours aller voir ce … ? Comment s'appelle-t-il, déjà ?
— Tu es revenu sur ta décision, c'est vrai ?
— Pas si vite ! Je suis Birom, fils de Dooya. Je n'aime toujours ni les bismillaahi ni leurs alliés maures. Mais puisque tu veux voir ce cheik, eh bien, je t'accompagne. Il tient à ma présence, m'as-tu dit… Seulement…
— Seulement quoi ?
— Ce sera à toi de parler, moi, je n'ai rien à dire à un Maure.
— Mon homme, tu veux que moi, Jaaka, j'ouvre la bouche devant l'assemblée des hommes ? Pour qui te prendraient-ils ?
— Je n'avais pas pensé à ça… Mais que vais-je lui raconter ?
Ceci : « Cheik, protège-moi, protège ma femme, protège mon fils. » C'est simple et cela n'engage à rien. — C'est simple dans ta bouche. Pour moi, ce sera aussi facile que de boire du feu.

Ils choisirent un samedi, le jour de la semaine où le cheik était le moins sollicité. Quand ils arrivèrent, il se fendit d'un grand sourire et leur indiqua une banquette à côté de lui comme s'il les attendait. Il écourta la visite d'une vieille mythomane et congédia les gardes.
— Alors, mon ami, exulta-t-il, on s'est enfin décidé ? Je savais bien qu'on finirait par s'entendre.
— Euh, bredouilla Birom, en vérité, ce n'est pas moi qui viens…
— C'est haram de se retrouver seul à seul avec une femme mariée… C'est pour cela que je t'ai demandé de l'accompagner.
— Évitons les malentendus, cheik ! Je suis un Pullo qui croit aux pouvoirs illimités de Geno, aux vertus du pulaaku et à la valeur sacrée du lait. Seulement, en ce moment, mon dieu a l'air de me bouder un peu, alors si ton Allah pouvait faire un petit quelque chose pour moi, ça ne ferait rien de lui dire merci mais de là à embrasser ta religion…
— Allah veille sur toutes ses créatures, même les adeptes de Geno… Mais arrêtons là cette oiseuse discussion. Je n'ai nulle envie de te convertir, Pullo, et même si j'en avais l'envie, où trouverais-je la force de convertir quelqu'un d'aussi têtu ?… Allons, laissons donc ces choses-là à Dieu et occupons-nous de ce qui vous amène. Il s'agit de votre enfant, n'est-ce pas ? Sa mère m'en avait parlé mais j'ai déjà tout oublié. J'ai une mémoire de poule, c'est terrible pour un homme de religion ! Donne-moi cet enfant, femme !
Il le dénuda, observa la forme de sa tête et les lignes de ses mains. Il le repassa à Jaaka et dit :
— Rien de ce que Dieu fait n'est fortuit. Allah aligne les prodiges et les esprits simples s'étonnent. Cet enfant n'est ni un monstre, ni un infirme, ni un damné… Ah, Allah connaît les siens, Il marque de son empreinte les êtres qu'il a choisis…
Il ferma les yeux et égrena longuement son chapelet, reprit l'enfant et cracha trois fois sur son dos.
— Je vais faire partir cette tache, comme ça, vous verrez par vous-mêmes de quoi je suis capable. Peut-être que je la remettrai plus tard, cela dépendra de mon bon vouloir. Ô Mohamed, ô prodiges !
La tache disparut et Birane poussa un cri lancinant et bref, comme si on lui avait arraché la peau ou les ongles des doigts.
— Je concède que tes pouvoirs sont énormes, cheik, fit Birom littéralement ébahi, mais ce n'est pas la première fois que j'assiste à de tels prodiges. Nous autres Fulɓe avons une connaissance étendue de la magie. Au Ɓundu, j'ai vu un vieillard transformer un lion menaçant en bourricot et un autre changer un voleur en végétal. C'est de la simple magie, où est ton Allah dans tout ça ?
— Vous, vous manipulez des grimoires, moi, je me contente de prier. En fait, je n'y suis pour rien, tout vient de la volonté de Dieu… Ah, tu es bien têtu, Pullo, mais Dieu est encore plus têtu que toi. — Ça, c'est sûr, il ne fait que M. poursuivre, ton Allah. Je m'en suis suffisamment rendu compte, ces dernières semaines.
— Ah, ah, ah ! Je t'avais dit, Pullo, je t'avais dit : « Méfie-toi de l'odeur du basilic, du rôdeur au poil roux et des animaux qui rampent ! »
— Pourquoi me faire ça à moi, s'il m'aime tant, ton Allah ? — Ibn Tahal n'en sait rien. Dieu ne consulte pas ses misérables créatures. Il décide, c'est tout… Qui sait ? Peut-être qu'il veut te tester, Pullo à la tête de mule.
— Restons-en là, Maure, concluons notre marché et que chacun adore ce pour quoi il est fait. Que veux-tu que je t'offre pour ce que tu viens de faire ?
— Du mil, des étoffes, de la kola ou de l'or. Comme tu veux.
— Je t'offre un taureau de sept ans, c'est bien le moins pour un Pullo.

Jaaka se dépêcha de présenter son nouveau fils (elle trouvait l'expression belle et fort appropriée en l'occurrence) aux voisines. Les bonnetiers, les marchands d'épices, les habitués des tavernes, tout le monde vint féliciter Birom et louer les pouvoirs du cheik.
— Oh, ce n'est qu'un pauvre illusionniste. S'il n'y avait pas toutes ces guerres, j'aurais conduit mon fils au Ɓundu, puisque les devins d'ici sont des incapables, et là-bas, le premier enchanteur venu aurait fait disparaître cette misérable tache.
On ne fit rien pour le contredire à cause de son esprit de chicane et de sa légendaire forfanterie. On remarqua cependant qu'il n'était plus tout à fait le même. A l'atelier de broderie, il interrompait soudain la conversation et plongeait dans de longues absences où il semblait ne plus voir ni entendre quoi que ce soit. On l'apercevait parfois, se promenant en ville les mains nouées dans le dos et le regard perdu au loin sans répondre au bonjour des passants et sans faire attention aux crottes des équidés et des chiens.
A la maison, ses attitudes bizarres semblaient émerveiller Jaaka plus qu'elles ne l'intriguaient. Surmontant sa maladive timidité et passant outre l'atavique irascibilité de son homme, elle essaya, un jour qu'ils trompaient la faim d'une écuelle de couscous de mil, d'en parler avec lui :
— Tu as peut-être raison de t'obstiner mais avoue que les dons du cheik t'ont profondément bouleversé. Personne ne te reconnaît plus, même Jaaka, ta femme. Je me trompe ?
— Tais-toi ! lui avait-il répondu, fou de rage, renversant d'un bestial coup de pied l'écuelle de couscous de mil.
Aussi fut-elle étonnée le lendemain, en pleine nuit, de le voir revêtir sa tunique, ses lanières et son bonnet.
— Où vas-tu, mon homme ?
Il avait répondu d'un ton si naturel qu'on aurait dit que tous les soirs de sa vie, il n'avait jamais fait que ça :
— Je vais voir le cheik.
— A cette heure ?
Les gardes n'en crurent pas leurs yeux quand il se présenta à eux.
— Le cheik est à la mosquée et il compte se rendre au lit dès qu'il sera de retour. Alors nous te conseillons de rentrer paisiblement chez toi et de profiter de cette belle nuit étoilée auprès de ta femme. Deux fois, tu as eu maille à partir avec nous. A la troisième fois, il pourrait t'arriver malheur.
— Il faut que je lui parle !
— Nous, Fulɓe, sommes tous dédaigneux et têtus. Mais toi, tu l'es encore plus que les autres. Dis-moi, Pullo, de quel clan es-tu ?
— Le Pullo qui est devant vous est du clan des Baa, du sous-clan des Yalalɓe…
— Je devrais te trancher la gorge, fils de Yalalɓe ! C'est ton infirmité qui te sauve. On devrait traîner sur un bûcher tous les gens de ta race. Vous avez soumis le Fuuta-Jalon, pillé le Solimana, le Kookoli, le Ngaabu, le Bâgataye, le Diôladou, le Jaara et le Jolof. La mort de Teŋella ne vous a pas arrêtés, maintenant vous voici au Galam. Est-il vrai que ce Koli Teŋella veut s'accaparer la terre bénie du Tekrur ?
— C'est ce que dit la rumeur. Il y a longtemps que j'ai quitté mon clan, je ne suis au courant de rien.
— Dites-vous bien, Yalalɓe, que la terre du Tekrur appartient à Eli-Baana, notre bienheureux laam-tooro. Si ton Koli Teŋella est un Pullo, Eli-Baana l'est aussi. Si Koli est un Baa, Eli-Baana l'est davantage… Bon, que lui veux-tu au cheik, homme imprudent et borgne ? — A part les oreilles du bon Dieu, cela ne concerne que nous deux. — Alors, déguerpis avant que ma lance ne t'atteigne !
— Je ne bougerai pas d'ici avant d'avoir vu le cheik.
Les gardes le bousculèrent pour l'éloigner du portail. E s'agrippa au grillage de bambou. Ils lui soulevèrent les pieds, le fouettèrent sur le dos, il ne lâcha pas prise. Sur ces entrefaites, le cheik déboucha de la rue de la mosquée, avec son escorte de courtisans et de disciples affublés de longs chapelets et chantant des psaumes enfiévrés.
— Par Dieu, s'alarma le cheik, que se passe-t-il ici ?
— Le borgne que vous voyez ne veut rien de moins que forcer les portes du palais. Il dit qu'il veut te voir.
— Eh bien, laissez-le me voir !
— Le laam-tooro nous loge, nous nourrit grassement. Il nous habille des plus belles cotonnades, il remplit nos poches de cauris, de rondelles de cuivre et de piécettes d'or : c'est pour empêcher de pareils énergumènes d'avilir sa grande demeure.
— Soit ! Mais à présent, ce n'est plus cet homme qui veut me voir, c'est moi qui l'invite à deviser sur mon divan.
Le cheik conduisit Birom à travers un dédale de courettes et de maisonnettes de pisé percées d'étroites lucarnes dans une vaste pièce ornée de tapis et de soie, embaumée d'encens et de myrrhe. Il lui offrit une tisane parfumée et des gâteaux au miel.
— Apprends-moi ton livre ! déclara Birom avant de prendre place et de toucher aux friandises.
C'était à cet instant-là qu'il devait dire cela. Plus tard, les mots se seraient échappés de sa bouche, ils auraient perdu leur effet.
Il fixa le Maure du regard, sûr de déceler sur son visage l'effet du choc. Mais celui-ci n'émit qu'un demi-sourire plus amusé que surpris et parla en caressant machinalement les poils du tapis du dos de sa main.
— Je t'attendais, Pullo ! Ces gâteaux au miel, je les ai fait faire exprès pour toi. Allez, repose-toi, rassasie-toi, nous avons toute la nuit pour bavarder.

— Or donc, il faut savoir rompre le cou aux temps anciens, tirer un rideau pudique, poser un voile épais et noir sur les démons et les frasques de ses vies antérieures pour prétendre devenir musulman. Renoncer et se soumettre, voilà ce qu'exige la loi de Allah ! L'homme n'est qu'une pauvre chair enflée de vanité et de glaires, une bête cupide vivant dans l'ignorance et dans le péché. Avant l'Islam, la nuit noire, avant le Prophète, la perdition. Le soleil brille pour tout le monde mais le soleil est une boule de leurres, qui aveugle et hallucine. Aux impies de se tromper de lumière, le sage sait à quelle source s'éclairer. Des étendues de ténèbres, des vallées de tourments et de larmes, un purgatoire de forêts et de dunes, voilà ce qu'est le monde, en vérité. Les hommes se torturent et s'égarent dans ce grotesque labyrinthe avant de sombrer dans les flammes de l'enfer. Rares seront les élus. La grâce divine se distribue au compte-gouttes. Elle est aussi rare, en vérité, que les pépites d'or dans la poche des gens communs. Ceux dont le front aura été nimbé par le rayon venu de la région la plus haute du ciel, ceux-là seront les bienheureux. Ceux-là aussi, d'ailleurs, devront se repentir jour et nuit et s'exercer à l'humilité avant d'accéder au savoir et aux fruits suaves du paradis…
Birom écouta le Maure jusqu'aux confins de l'aube. Il regagna son domicile, traversé d'une joie paisible et sereine. Jaaka, qui, toute la nuit, l'avait attendu à la porte pour surmonter ses inquiétudes, l'accueillit avec ces mots :
— Je ne sais pas ce qui t'est arrivé au palais mais tu m'as l'air tout heureux.
Il revint chez le cheik le lendemain, le surlendemain et toutes les cinq ou dix nuits qui suivirent. Il l'écoutait lire le Coran, jongler avec les principes du droit pour rendre son jugement, prononcer ses angoissants serinons devant ses disciples. Et pourtant, malgré sa curiosité et son assiduité, le cheik lui avait pas encore ni appris une lettre de l'alphabet ni ne l'avait invité à fouler l'intérieur de la mosquée. Il s'en étonna auprès de son maître. Le vieux renard posa son auguste main sur sa tête et lui dit :
— Commence donc par te marier, Birom, fils de Dooya !
Il épousa Jaaka dès qu'il put réunir suffisamment de richesses pour payer la dot, offrir de la kola et les étoffes (au cheik et à ses disciples chargés de le marier par les versets du Coran) et régaler les fidèles et les mendiants des mets les plus délicieux. Après quoi, il fit couper ses tresses de noble et adopta la mode du crâne luisant recouvert d'un bonnet ou d'un turban si cher aux bismillaahi. Il jeta ses amulettes et ses cauris et reçut du cheik une mixture plus épaisse et plus saumâtre encore que les décoctions d'aloès que, petit, sa mère lui faisait ingurgiter pour le purger des ténias qui grouillaient dans ses intestins. Elle était censée lui faire vomir l'alcool qu'il avait bu tout au long de sa vie, et nettoyer sa bouche des mensonges, des paillardises, des jurons et des blasphèmes que Satan avait mis sur le bout de sa malheureuse langue. Il l'accompagna, en pleine nuit, se lustrer dans les eaux du fleuve. Il fallait y débarrasser son corps des souillures du diable, de la trace des philtres impies et des péchés de l'adultère.
Il prononça le shahâda le mercredi, reçut sa tablette de lecture et le nom de Abdallah le jeudi et, emmitouflé dans un ample boubou de cotonnade bleue, coiffé d'une chéchia et chaussé de babouches, fit son entrée, le vendredi, dans la grande mosquée de Gede.
Quand il ressortit de là, le cheik l'attira dans un coin pour lui dire qu'ils venaient tous les deux de se rendre coupables d'un impardonnable oubli. Alors, Birom rassembla ses dernières économies, acheta un taureau et, de nouveau, de la kola, des vêtements et des victuailles pour faire baptiser son fils Birane.
— Un bon musulman doit baptiser son fils au septième jour, lui fit remarquer le cheik. Le tien le sera à huit mois, mieux vaut tard que jamais. Au fait, comment veux-tu que nous le nommions ?
— Tahal, mon cher maître, Tahal !
— Tahal ?… C'est un bien joli nom, remarque !

La mort de Teŋella ne freina pas le fulgurant mouvement que l'histoire venait d'amorcer. Dans son repaire du lac Deni, son fils, Koli Teŋella, continuait sereinement d'amasser des chevaux et des lances, de recruter de nouvelles légions de Fulɓe, de Maridingues, de Sérères, de Ouolofs et de Joola, guettant le meilleur moment pour attaquer. Aux premières décrues, ses armées jaillirent, aussi furieuses et irrésistibles que la lave d' un volcan, Elles se répandirent dans les bassins du Sénégal et de la Gambie. Coupant les têtes de la même manière que l'ouragan balaie les forêts, arrachant les couronnes, les trésors et les esclaves, il balaya les royaumes, fit trembler la terre jusque dans les fonds limoneux des estuaires…
Cinq siècles après, ses exploits sont relatés dans vos misérables chaumières avec la même ferveur et la même fraîcheur d'esprit que s'ils s'étaient déroulés la veille… Sa-saye, faar-dia, vilains Fulɓe, misérables bergers !…
Il ravagea le Galam, entra dans le Jaara dont il décapita le roi, Daama Ngille Mori Moussa. Il rougit les rivières et les mares du sang de ses ennemis, poursuivit les survivants jusqu'aux portes de Tombouctou, soumettant au passage toutes les contrées traversées. Son père vengé, il pouvait enfin entreprendre la conquête du Tekrur, la patrie de ses lointains ancêtres. Il l'envahit par l'est, en passant par le pays soninké du Gajaaga. Il investit successivement Gurel-Hayre, Gawde-Boofe et Fadiar dont il tua le roi Kokoren Faren. Il tua Farba Eren à Tchilône, Boummoye Mbegnou Guilen Tasse à Hoore-Fonde. Il dépeça Farba Njum à Cew, pendit Far-Mbaal Malal Sago à Mbaal et Farba Waalalde à Saalouni-Fara. Il traversa les provinces du Damnga et du Bosseya et poussa l'audace jusque dans les terres du Tooro soumises à l'autorité du puissant laam-tooro Eli-Baana Baa. Celui-ci le refoula à PaDHalal. Il réapparut à Hoore-Fonde où il fut repoussé de nouveau. Eli-Baana était un grand guerrier. Eli-Baana était invincible. En bon Pullo perfide et roublard qu'il était, Koli Teŋella signa un pacte avec lui et jura de ne plus lui faire la guerre : « Je me contenterai des provinces orientales du Tekrur. Celles du centre et de l'ouest sont à toi. Je n'en toucherai pas un arpent. » Pour preuve de sa sincérité, il épousa sa fille, Fayol Sall. Fayol Sall s'éprit éperdument de Koli. L'amour lui fit tellement perdre la tête qu'elle révéla à celui-ci le secret de son père : « Il a un gri-gri caché dans les cheveux. Tant qu'il porte ce gri-gri, rien ni personne ne pourra le vaincre. » « Alors qu'attends-tu ? » se fâcha Grand Taureau. Elle rendit aussitôt visite à son père et profita de son sommeil pour subtiliser le fétiche.
Koli Teŋella attaqua le lendemain.

Jamais deux amants sains d'esprit dans le même lit de femme ! Deux fauves mâles griffus et bien endentés ne s'amusent pas à occuper le même antre ! Quand le lion est vaincu, il doit cacher sa honte ailleurs! Ainsi le veut la règle des braves!… Eli-Baana fit couper sa tresse de noble. Il s'enfonça avec son dernier carré de fidèles dans les profondeurs des pays de la côte. Ils se fondirent dans le peuple des Ouolofs dont ils adoptèrent les coutumes et la langue…

Tout cela, pour te dire, mon petit Pullo, que Koli Teŋella n'avait pas que le courage, il avait aussi la ruse. Le courage peut suffire à abattre les forteresses, pas à régner sur un peuple aussi retors et ombrageux que le tien. Les javelots et les flèches ne suffisent pas à faire perdurer un règne. Les pactes non plus. Seuls les liens du sang légitiment les conquêtes. Koli Teŋella eut la lumineuse idée d'épouser les filles de tous les rois vaincus. Après Fayol Sall, il épousa Jewo Far-Mbaal, la fille du roi de Mbaal dans le Bosseya; Bambi Arɗo Yero Didi, fille de l'arɗo de Gimi; Tabaara Jasor, fille du burba 17 du Jolof, etc. Puis, pour bien marquer le sceau de son règne, Grand Taureau changea le nom du pays : le vieux Tekrur devint le Fuuta-Tooro 18. Il institua pour lui et pour ses descendants le titre nouveau et redoutable de saltigi 19. Il transféra la capitale de Gede à Anyam-Godo, dans la province du Boseya. Il verrouilla les frontières du nord pour prévenir l'intrusion des Maures, établit des relais avec ses possessions du sud. Le Tekrur représentait une valeur symbolique pour lui, la terre de la mémoire et des aïeux, le foyer à partir duquel les Fulɓe s'étaient dispersés à partir du XIe siècle. Après quoi, il s'infiltra dans les oasis, fit trembler le Trarza et le Brakhna, imposa son emblème et sa loi à toutes les tribus maures qui nomadisaient par là. En moins d'un an, son autorité s'étendit sur plusieurs royaumes, en enfilade de l'Atlantique au Haut-Sénégal et des dernières dunes de la Mauritanie aux plateaux du Fuuta-Jalon. L'empire deeniyanko (l'empire des conjurés du lac Deni) était né, pour le plus grand malheur de ses voisins… Mon Dieu ! Rô hô Yaal, Pullo, ro hô Yaal !

Dix années plus tard, un cavalier venu du fleuve et coiffé d'un chapeau de paille franchit la porte nord de Gede. Il alla jusqu'aux fromagers. Là, la route se divisait en trois : celle de droite menait au quartier des orfèvres et des tisserands, celle du milieu conduisait vers la mosquée et l'ancien palais, passait devant le bantan 20 et le vieux tamarinier pour rejoindre le marché, celle de gauche sinuait vers l'atelier des brodeurs et le quartier des potiers et des cordonniers. Il ne connaissait pas Gede. Il resta longtemps à hésiter, parvenant à peine à maîtriser la nervosité de sa monture. Attiré par les ébrouements du cheval qui trépignait d'impatience, un homme sortit du saare 21 le plus proche :
— D'où vient le Pullo ? demanda-t-il.
— De Gaol !
— Gaol, c'est tout à côté. Tu y serais né qu'on se serait déjà connus.
— J'y habite mais depuis peu.
— C'est bien ce que je me disais. Viens donc dans mon saare, te désaltérer !
Ils se restaurèrent, partagèrent une bonne noix de kola. — Dans quel pâturage as-tu vu le jour ?
— Je me suis éveillé à la vie au Ɓundu, j'ai grandi au Fuuta-Jalon, j'ai écumé les chemins d'une dizaine d'autres pays sans assouvir ma soif de voyager et de connaître.
— Berger, négociant ?… Prédicateur, peut-être ?
— Rien de tout cela, mon ami. J'appartiens à cette catégorie de délurés qui n'a jamais songé à se doter d'un métier.
— Tu dis ça pour ne pas m'avouer ce que tu fais dans la vie… Tu es mon hôte, remarque: on n'oblige pas son hôte ! …
La bière était fraîche, le couscous crémeux, fort agréable au palais.
— Je ne dis pas qu'à présent je te connais pour avoir partagé une écuelle de mil et papoté pendant des heures mais je t'ai regardé : tu caches quelque chose, un lourd secret. Ce n'est pas une mince affaire qui t'amène à Gede. Est-ce que j'ai menti ?
— Le pulaaku veut qu'on ne mente pas à celui qui nous a offert le couvert et le gîte, seulement…
— Seulement ?
— Je préfère te cacher cela. Ce n'est pas une mince affaire, ce n'est pas une bonne intention non plus.
— Je vois !… Tu as fière allure… Prince, n'est-ce pas ? Je suis un prince moi aussi… Enfin, j'en étais un. Les choses ont changé. Et moi, j'étais dans le mauvais camp, cavalier dans l'armée du laam-tooro… Voici le temps des saltigi. Le soleil brille toujours, mais seulement pour les Teŋella.
— Cavalier du laam-tooro !… Me voici devant un cavalier du laam-tooro dans une paisible case, causant avec lui et partageant sa noix comme s'il en avait été toujours ainsi. Haye ! Dans quelle bataille étais-tu, cavalier, mon ami ?
— J'ai attaqué à Hayere, j'ai défendu à Dungel, j'ai brisé ma lance à Joowol lorsque j'ai compris que tout était fini. Haye ! Haye !
— A Joowol ?… Dis-moi, vers où t'étais-tu échappé : par Giraye ou par Saadel ?
Pour toute réponse, l'hôte fredonna :

Où qu'ils fuyaient, on les rattrapait.
Par Giraye, ils furent pendus,
Par Saadel, suspendus !

Il s'abandonna dans une longue rêverie qui le rendit triste, presque méconnaissable. Puis il reprit tout naturellement son ton amical et badin :
— Haye, étranger! C'est tout de même un drôle de cuisinier, ce Geno : hier, le goût de la figue, aujourd'hui celui du ricin !… Je parie que tu étais à Joowol toi aussi. Et tu aurais été cavalier de Eli-Baana, le laam-tooro, je t'aurais reconnu. Il ne reste qu'une solution : tu étais du côté des Teŋella, c'est ce que tu ne voulais pas dire, n'est-ce pas ?
— J'en ai honte. On m'invite chez le roi et moi, j'y étale mes poux. Je suis ceɗɗo, c'est vrai, et je fus bien présent à Joowol. Je le concède volontiers, ami : tu me vaux cent fois en franchise et en honneur. Dis-moi tout de suite ton nom, que je le loue et le bénisse !
— Hamma Sall, neveu de Eli-Baana par le père et ancien jagaaru de sa royale cavalerie. Il faut croire que je ne suis pas bien futé : j'aperçois mon ennemi passer et qu'est-ce que je fais, je l'invite tout bonnement à manger. On comprend pourquoi vous avez gagné cette guerre. Si vite et si bien !
— Sall ! Il faudrait payer cher pour usurper un tel nom. On dit que la parenté qui lie les Fulɓe est aussi vaste que le savane mais que ceux-ci sont plus proches et solidaires que les molaires d'une jeune panthère. Les Sall sont des Baa, comme nous autres Yalalɓe. Donc, je suis ton cousin aussi, et surtout je suis ton ami. Serre la main de ton parent du Ɓundu ! Au moment de rejoindre les nattes étalées sous les kapokiers pour une sieste bien méritée, Hamma se tapota le front pour se punir de l'impardonnable étourderie qu'il venait de commettre.
— Eye do ! Voilà qui est stupide : je n'ai même pas encore eu la politesse de demander à mon parent comment il s'appelle.
— Garga ! Garga, fils de Birane !
— Et qu'es-tu venu faire à Gede ?
— Je suis venu tuer quelqu'un !
— Toi, tuer quelqu'un ?… Eh bien, c'est très bien, mon ami. Toi, au moins, tu sais faire rire !

Le lendemain, Garga abandonna son hôte et se perdit dans la ville à la recherche de Birom. Un berger rencontré quelques mois plus tôt à Wâlaldé lui avait, sans le vouloir, indiqué les traces de son oncle : « J'en ai connu moi, des gens du Ɓundu, dans mes nombreuses transhumances ! Tiens, j'en ai même vu un mendier devant la maison des bismillaahi à Gede. Un Pullo qui mendie, il faut bien qu'il soit devenu fou ! Et il a tout l'air d'un dément celui dont je te parle. On m'a dit qu'il causait aux chiens errants et qu'il dormait dans les grottes. Mais il y a des années de cela. Koli Teŋella n'avait pas encore envahi le Galam. Mais quel était donc le nom de cet énergumène, ô Geno qui rappelle tout et qui fait tout oublier ?!… Ah oui, Birom, je crois bien qu'il s'appelait ainsi ! »
Une rage sourde s'était emparée de lui. Il n'en voulait pas seulement à son oncle d'avoir tué son père, à présent, il lui en voulait aussi d'avoir autant déchu. Un paysan ou un mendiant, il n'y en avait jamais eu dans sa lignée. Le premier qui apporterait cette honte-là devait mériter la mort. Une idée, une seule, trottait dans sa tête lorsqu'il quitta le vieux berger : se précipiter à Gede, trancher la tête de Birom et la jeter aux charognards. Mais en ce temps-là, l'année de Koli Teŋella devait se démener aux quatre coins de l'empire pour installer les nouveaux chefs de province, contrôler le trafic sur le fleuve, discipliner les caravanes, neutraliser les pirates, faire revenir dans leurs foyers les bergers et les pêcheurs qui avaient fui la guerre, mater les insoumis et fournir de l'or, des bœufs, des esclaves, des semences et des chevaux pour constituer le trésor royal. Il ne fallait pas moins de dix ans pour mener à bien un travail aussi colossal. Heureusement que les légions étaient nombreuses, décidées et bien armées. Bientôt, tout redevint normal: les tribus soumises finirent par s'acquitter de leurs impôts, les bismillaahi se résignèrent à se cantonner dans les écoles coraniques et les mosquées ; la paix était telle que l'on pouvait circuler du désert au sud du Fuuta-Jalon sans une égratignure. S'il l'avait voulu, Grand Taureau aurait pu régner les yeux fermés.
Garga, qui, depuis le lac Deni, n'avait cessé de courir et de ferrailler d'un pays à un autre, trouva enfin un moment de répit. On lui donna le commandement de la garnison de Gaol. C'était une double aubaine. Il allait enfin goûter au repos puisque son rôle consistait à protéger le trafic sur le fleuve et, plus discrètement, à surveiller les agissements des nostalgiques du laam-tooro et des bismillaahi pour prévenir toute mauvaise surprise. Surtout, il vivait non loin de cette fameuse ville de Gede dont on lui avait tant parlé et où était censé se terrer l'homme qui avait tué son père. Tout cela, il s'était bien gardé de le confier à Hoola, la vieille femme qui après la guerre s'était accrochée à lui jusqu'à devenir comme une mère, à plus forte raison à son nouvel ami Hamma. Naturellement, depuis son arrivée, il n'avait cessé de regarder discrètement le visage des passants. Il n'était pas sûr de reconnaître son oncle Birom. Il n'était qu'un gamin quand il s'était enfui du foyer, il n'avait que dix ans, douze ans tout au plus. Il y avait maintenant plus de dix ans de cela mais il se souvenait parfaitement des raisons de sa fugue. Comme d'habitude, il avait passé la journée en brousse à garder les troupeaux de son père. Vers la mi-journée, des jeunes bergers l'avaient entraîné à boire de l'hydromel et à pousser la chansonnette. Une lionne en avait profité pour rafler La Sublime, la génisse pour laquelle Birane aurait troqué sans hésiter le reste de son troupeau et son honneur de Pullo. En rentrant au campement le soir, il savait déjà mot pour mot ce qu'allait déclarer son père : « Rends-moi d'abord La Sublime, ensuite tu redeviendras mon fils. » Il savait qu'il était inutile d'insister. C'est ainsi qu'il partit sur les traces de Teŋella, ce lointain parent dont la légende avait bercé sa plus tendre enfance…
Mais il se disait que personne n'avait le pouvoir de changer de but en blanc, même après des années de remords et de souffrances. Il se souvenait qu'il ressemblait à son père, Birane. Chez les Yalalɓe, tout le monde se ressemblait, à plus forte raison les jumeaux. Tous avaient le front bombé, les jambes longilignes, le nez droit et ce teint rougeoyant qui faisait dire aux voisins coniaguis et mandingues qu'ils n'étaient pas sortis d'un ventre de femme mais d'une bassine d'huile de palme. Tous les traits du corps de Birane ne pouvaient tout de même pas s'être modifiés dans les marais de l'aventure ! De toute façon, il portait un signe distinctif puisque le berger de Wâlaldé avait confirmé ce que Garga avait entendu dire sur le chemin du lac Deni, à savoir que Birane avait eu le temps de l'éborgner avant d'expirer son dernier souffle.
Perdu dans ses pensées, il n'avait pas remarqué qu'il s'était éloigné du côté des fouilles, les carrières minières. Il aperçut un enfant qui gardait des biques et le héla :
— Es-tu de Gede ?
— Non, je suis natif de Juuɗe-Jaabi. Je suis arrivé ici il y a trois mois pour apprendre le Coran auprès du cheik Ibn Tahal Ben Habib Ben Omar.
— Depuis que tu es là, as-tu rencontré des gens du Ɓundu ?
— Mon ami Tahal est du Ɓundu. Il est né ici, à vrai dire. C'est son père qui est du Ɓundu.
— Comment s'appelle son père ?
— Abdallah! C'est lui qui assiste le cheik pour enseigner le Coran, conseiller les fidèles à la mosquée et rendre la justice selon le saint Coran. Un grand érudit, le vieil Abdallah ! Il s'est formé ici auprès du cheik, puis il a été à Chinguetti, en Mauritanie, compléter ses connaissances auprès du grand maître Al Dahli.
— Abdallah, Abdallah ! Il n'a pas un autre nom, ce Abdallah ?
— Non, je ne lui connais pas d'autre nom.
— Comment est-il ?
— Il est très grand, très clair de teint…
— Il est borgne, n'est-ce pas ?
— Comment le sais-tu ?
L'école coranique se trouvait dans un endroit contigu à la mosquée. Entourée d'un côté par la muraille de celle-ci et, de l'autre, par une palissade hémisphérique de rotin et de bambou, elle se composait d'une case et d'une courette au milieu de laquelle trônait un monticule de cendres. Par beau temps, des diablotins au nez rempli de morve s'attroupaient dehors pour déchiffrer leurs versets à la lueur d'un grand feu. Ou alors, lorsque le ciel devenait menaçant, ils se précipitaient sur les sièges en banco aménagés sous la paille où, pour éviter tout incendie, ils allumaient des mottes de fumier et des lampes à huile de ricin. Garga se hissa sur ses pieds et observa par-dessus les lattes de rotin et de bambou, en retenant son souffle. Une haine viscérale, insupportable, lui brûlait le ventre, défigurait son visage, faisait trembler sa lèvre inférieure.
Il voulait d'abord observer la silhouette de l'ennemi, jouir longuement du plaisir de sa fin proche et inéluctable. Il tenait à guigner de toute sa rancoeur cette tête consanguine, semi-paternelle, où paraît-il la malédiction divine avait déjà commencé l'oeuvre qu'il se devait d'accomplir ; s'en dégoûter à jamais. Il était bon qu'il sût dès le début la partie du corps qu'il conviendrait de châtier en premier lieu (le bon chasseur reluque longuement le gibier, suppute quels en sont les morceaux les plus comestibles avant de se jeter dessus). Sans doute commencerait-il par crever le seul oeil qui lui restait, qu'il cessât de bénéficier de la lumière de ce monde avant de sombrer dans les ténèbres éternelles ! Ensuite seulement, il frapperait le coeur d'un coup unique et sec, comme le lui avait appris Pendasa, le Landouma. Plus tard, naturellement, il lui trancherait la gorge, lui ouvrirait le ventre et jetterait ses tripes fumantes aux vautours et aux fourmis magnans. Ainsi faisait-on des chacals et des rats des moissons; des porcs, des sangliers et des phacochères, de tout gibier impur et malodorant, impropre à la consommation aux yeux d'un noble Pullo. Son couteau était fin prêt et à portée de main (glissé dans un fourreau de peau de crocodile, attaché à la ceinture).
Il se mit aux aguets derrière la palissade. Une centaine d'enfants se bousculaient, se tiraient les narines et les cheveux, grillaient des tubercules et des criquets dont ils se chipotaient les morceaux. Puis un bruyant raclement de gorge se fit entendre du côté de la mosquée. La pagaille cessa aussitôt. Chacun se dépêcha de retrouver sa tablette et de regagner sa place. Garga se jucha sur un tronc d'arbre qui tramait par là et écarquilla les yeux. Deux ombres hésitantes se dessinèrent sur un pan du mur. Un jeune garçon tenait par la main un vieillard arc-bouté à un bâton. Malgré son lamentable état, l'homme se mit à vociférer et à frapper les enfants avec une rage insoupçonnée.
— Taisez-vous, chenapans ! Reprenez vos tablettes, maudites petites termites ! Il suffit que j'aie le dos tourné pour que vous abandonniez la parole du bon Dieu et vous mettiez à chahuter !
Il abandonna subitement la main du garçon et se précipita vers le papayer pour y donner une série de coups en bavant d'hystérie.
— Toi, Joowel, hurlait-il, je sais que c'est toi qui es à l'origine de tout cela ! C'est toi qui les détournes de leurs planchettes ! C'est toi qui les excites !
— Mais il ne s'agit pas de Joowel, il s'agit du papayer.
L'élève avait beau essayer de le retenir, de le persuader de sa méprise, il hurlait quand même et frappait sans discontinuer. Le spectacle était insoutenable. Garga pleura à chaudes larmes. Il redescendit du tronc d'arbre où il s'était juché, hésita quelques secondes puis détacha le couteau de sa ceinture et le jeta dans les hautes herbes sans même prendre la peine de le sortir de son fourreau (un trophée pourtant arraché à la sanglante bataille de Makhana!).
Il prit congé de Hamma et regagna tout de suite Gaol.

La connaissance de l'heure est auprès de Allah ; et c'est Lui qui fait tomber la pluie salvatrice ; et Il sait ce qu'il y a dans les matrices. Et personne ne sait ce qu'il acquerra demain, et personne ne sait dans quelle terre il mourra. Certes, Allah est Omniscient et parfaitement Connaisseur…

Ainsi finit la sourate de Luqman. Dieu, pour le punir, a exilé l'homme sur cette terre où le diable nous inflige détresse et souffrances. A la fin, que le corps revienne à la terre! Que chacun soit enterré sur le sol où il est tombé et que la terre l'enveloppe avant qu'il ne commence à pourrir ! Birom fut donc soumis à la loi de son Créateur. Il mourut à l'aube et fut enterré avant la tombée de la nuit.
Un mois plus tôt, il avait appris par Hamma l'étrange visite de Garga. C'était un vendredi, lors de la grande prière. Devant le cheik et tous les fidèles, il n'avait pu s'empêcher de verser des larmes avant de s'effondrer. Le cheik l'avait consolé avec des paroles de sagesse et de longs versets pleins d'extase et de réconfort. Puis il avait commandé une chaise à porteurs et désigné deux vigoureux fidèles pour le ramener chez lui.
Les guérisseurs l'avaient veillé toute la nuit dans la case exiguë de Jaaka. Birom mourut à l'aube alors que les crapauds et les chacals s'étaient tus dans les ravins et que, dans les volières, les coqs prenaient le relais.

Le mois suivant, un cinq-mâts jeta l'ancre dans les eaux de Gaol. Hoola, qui profitait de la présence des Portugais pour troquer de la cire contre des herbes, revint subitement du marché en versant des larmes de suppliciée.
— As-tu, comme moi, perdu quelqu'un qui t'est cher ? lui demanda Garga.
— Je n'aurais pas pleuré autant si j'avais perdu un fils : le deuil, on le surmonte, le mépris, c'est impossible.
— Ne sanglote plus, je suis là ! Reprends tes esprits et dis à Garga le nom de celui qui t'a fait du mal.
— Ces gens-là n'ont pas de nom. A vrai dire, ils n'ont même pas l'aspect humain. Des yeux multicolores, des cheveux gluants comme de la purée de gombo. On dirait des âmes errantes dans une enveloppe de brume blanche.
— Les Portugais, n'est-ce pas ?
— Ce sont eux ! chuchota-t-elle, l'air d'un enfant qui est arrivé à avouer sa faute.
— Comment il est, le mal-né qui t'a offensée ?
— C'est celui qui a un chapeau et une pipe. Impossible de te tromper : C'est le plus jeune de leur bande de diables, le plus effronté aussi. Il suffit de voir sa tête pour savoir que sa balance est trafiquée. D'ordinaire, je donne trois methcals de cire ou deux de gomme pour cinq coudées de serge. Avec lui, c'est le double.
Garga détacha son cheval et se précipita vers le marché. De la foire aux bestiaux, il aperçut le cinq-mâts, sa coque brunâtre, son gréement multicolore et ses marins blancs, noirs ou lançados 22 qui s'activaient sur le pont. Entre la rangée des épices et celle des cotonnades, il rencontra pas moins de cinq Portugais, proposant des liqueurs, de la verroterie, des horloges à eau et des cadrans solaires. Chacun avait un chapeau sur la tête mais personne ne fumait une pipe. Ce fut au milieu des peausseries qu'il découvrit le filou qui tentait d'échanger du papier écorné contre des passementeries en compagnie de trois autres rouquins.
— Montre-moi ta balance, maudit Blanc !
Évidemment, elle était trafiquée. Tout le monde fut ficelé et conduit chez le gouverneur. Les Portugais furent jetés en prison et leurs marchandises confisquées. Celui-ci, comme la plupart des chefs de province, était un homme du clan des Yalalɓe, la branche cousine des Deeniyankooɓe. C'étaient des gens fiers de leur ascendance et détenant des pouvoirs aussi illimités que leurs cousins de Anyam-Godo. Ils gouvernaient leur fief à leur guise, accaparant les bonnes terres, arrachant les meilleurs troupeaux, rançonnant les bateaux et les caravanes d'esclaves. Celui-ci, qui s'appelait Galo, était particulièrement vorace et nourrissait une grande animosité contre Garga. Dès le début, il avait vu d'un très mauvais oeil sa présence à Gaol. « Ta place n'est pas ici, lui reprochait-il souvent. On aurait dû t'envoyer à l'intérieur des terres. C'est à nous que revient le fleuve, à nous, Yalalɓe, ou alors à nos cousins Sabooyeɓe. » Et il se tuait vainement à lui expliquer : « Les Deeniyankooɓe, les Yalalɓe, les Sabooyeɓe et nous autres, les Malalɓe, nous sommes tous issus du même sang, nous sommes tous des Yalalɓe, en vérité ! Nous avons tous combattu pour le règne de Grand Taureau ! »
Quand Garga, à son tour, réussissait à amasser un peu d'ivoire ou de poudre d'or, il lui envoyait sa garde pour réclamer sa part. Un jour, apprenant que Garga avait prélevé sur une caravane maure cinquante chameaux, vingt esclaves et cent methcals de poudre d'or, il se présenta en personne chez lui pour réclamer son dû :
« Galo, fils de Siré, supplia le pauvre Garga, laisse-moi pour une fois profiter de mon butin. Je sais que pas plus tard que la semaine dernière tu t'es enrichi de deux canaris d'or sur les colporteurs du Gajaaga et d'un millier de boeufs sur les bergers du Ferlo. Je dois songer à bâtir une demeure et fonder une famille. J'ai passé la moitié de ma vie à courir derrière Koli Teŋella et à entretenir les guerres comme le forgeron entretient le feu.
— Une part pour moi, une part pour Grand Taureau, et le reste pour toi. L'usage le veut ainsi !
— Je passe outre l'usage, cette fois-ci.
— Qui es-tu pourparler comme ça ?
— Un fils des Yalalɓe et un soldat de Koli Teŋella !
— Eh bien, tu ne le seras plus longtemps! »
Une fois de plus, Galo dépêcha à Anyam-Godo un émissaire pour l'accabler et demander son arrestation, ou au moins sa destitution. Une fois de plus, Koli Teŋella, qui se souvenait du jeune âge et de la bravoure de son lointain neveu, resta sourd à ses appels.
Aussi le gouverneur fut-il intéressé de voir Garga débarquer chez lui avec un équipage aussi impressionnant et une aussi grande cargaison. L'occasion paraissait vraiment belle, cette fois !
— C'est une affaire très grave, dit-il. Elle me dépasse. Je dois en référer à Grand Taureau Qu'on emprisonne les hommes, que l'on confisque la marchandise jusqu'à ce que Grand Taureau indique ce qu'il convient de faire !
Trois jours plus tard, on trouva les portes des entrepôts fracturées ; la marchandise s'était évaporée.
Accusé de vol, Garga fut convoqué à Anyam-Godo.
— Garga, lui dit le griot de la cour, le prince héritier t'a convoqué pour t'exposer ses nombreux griefs. Depuis que tu as pris le commandement de Gaol, rien ne se passe comme cela se devrait. Les gens de l'amont du fleuve se plaignent : les chalands du delta n'arrivent plus jusqu'à eux. Comment vont-ils se procurer les poissons du Jolof, le vin portugais, le cuivre de Turquie et les étoffes d'Inde ? Ce n'est pas tout : les impôts ne rentrent pas suffisamment dans la ville que Grand Taureau t'a confiée. On signale des désertions dans tes troupes. On t'accuse de détourner les impôts et de spolier les caravanes. Mais ce n'est rien, tout cela. Ton gouverneur nous apprend que tu as cambriolé toute une cargaison de marchandises après avoir abusivement fait arrêter des négociants portugais… Ce n'est pas la première fois que ton gouverneur se plaint. Seulement Koli Teŋella n'en a jamais tenu compte en raison de vos liens de consanguinité et de ta bravoure sur les champs de bataille. Cette fois-ci, c'en est trop, personne ne peut rien pour toi.
Il fut enchaîné et jeté dans un cachot. Il y demeura six mois, sans nouvelles de Hoola et de Hamma. Puis, un beau jour, le gardien qui lui apportait son plat de fonio quotidien enleva le chapeau qui lui couvrait la moitié du visage et lui dit :
— N'aie pas peur, c'est moi, Dooya. Souviens-toi-du lac Deni… Tu as du pot, la vieille Hoola est venue m'alerter. Ton gouverneur est un imposteur. C'est lui qui a subtilisé la cargaison de la caravelle et expulsé les Portugais vers Arguin pour les empêcher de témoigner. En ce moment même, son prévôt se trouve à Anyam-Godo. Il est prêt à tout avouer au prince héritier pour que celui-ci le transmette au grand Koli Teŋella. Nous sommes tous avec toi : Maaje, Dooya Badiar, le vieux Pendasa et moi-même. Tu te souviens de Maaje, de Dooya Badiar et du vieux Pendasa ?
Cependant, il ne fallut pas moins de trois autres mois pour qu'il fût libéré. Pour le dédommager, on le nomma chef de la garnison de Gede et prévôt de toutes les terres qui allaient de Donaye à Haïré.

Un jour, Daaye mena Garga chez Maaje.
— Maaje n'est pas un général comme un autre. C'est le confident du prince héritier, en outre, il est très apprécié de Grand Taureau. Il ne peut que t'être utile dans ton nouveau poste à Gede. Il se souvient vaguement de toi au lac Deni. Il serait bon que tu ravives davantage ses souvenirs avant de gagner ton nouveau poste.
Ils s'adressèrent à un groupe de jeunes filles en train de piler du mil derrière la concession.
— Où se trouve le maître de cette demeure ? demanda Daaye.
— Je ne sais pas, répondit celle qui semblait la plus âgée et qui était coiffée de jolies petites cadenettes qui lui arrivaient jusqu'aux tempes.
— Ta mère non plus, tu ne sais pas où elle est ?
— Je crois qu'elle est au lougan 23, à sarcler le gombo et l'aubergine. Je vais aller l'appeler. En attendant, installez-vous sur les nattes que voici !
Elle revint quelques instants plus tard avec une femme ceinte d'un pagne lui allant du nombril aux genoux et tenant des bottes de taro et de raifort. Elle s'inclina pour saluer les deux hommes et s'avança vers le puits. Pendant qu'elle se lavait les mains, elle interpella la jeune fille qui avait rejoint ses amies attroupées autour du mortier dans un grand tumulte de chants et de coups de pilon, de moqueries et de rires :
— Sers du lait et des baies à nos hôtes, Inaani ! Tu devrais, à ton age, savoir comment on reçoit des visiteurs. Je plains le pauvre qui te prendra pour épouse. C'est peu dire que Geno ne m'a pas gâtée : j'attendais une petite fée et il m'a donné une grande oie. Haye !
— Ne te dérange donc pas, ma bonne Idi ! fit Daaye. Dis-nous plutôt où se trouve ton mari.
— Il est parti à la chasse avec les garçons et avec ce notable venu du Kayor.
— C'est donc vrai ce que dit la rumeur, que le damel 24 du Kayor est ici ? demanda Garga.
— Oui, répondit Daaye. Il s'est révolté contre le bourba du Jolof et il a trouvé refuge chez nous.
Malgré leurs protestations, les jeunes filles leur apportèrent des gourdes de lait, des écuelles de fonio et de riz, des pots de miel et de crème fraîche, des paniers de nérés, de jujubes et de figues. Puis elles s'éloignèrent timidement vers le mortier pour continuer leurs jacassements. La dénommée Inaani resta auprès d'eux pour leur laver les pieds, leur éponger le front, les aérer avec un éventail de plumes d'autruche et leur passer, selon les besoins, le sel, le séné ou la poudre de malaguette.
Elle allait sur ses treize ans, ses quatorze ans tout au plus. Cependant, à cet âge, son corps dégageait une féminité précoce dont l'innocente sensualité ne pouvait laisser aucun homme indifférent. Tous ceux qui passaient par là franchissaient le portail de lianes sous le prétexte de saluer Maaje ou de s'enquérir de la santé de Idi. Celle-ci n'était pas dupe. Elle observait du coin de l'oeil la gourmandise avec laquelle ils promenaient furtivement leurs regards sur sa fille, son visage ovale d'un marron parfait avec des yeux lumineux et gros, blancs comme des oeufs d'outarde ; sur sa chevelure couleur de jais aussi longue et touffue que celle d'une femme adulte; sur ses seins alertes et fermes battus par les colliers de perles, dressés sur sa poitrine comme deux juteuses papayes odorantes et mordorées. Elle feignait de ne rien remarquer et, pour faire diversion, orientait l'attention de ces pervers vers les crues du fleuve, les écuries de Koli Teŋella ou le prochain championnat de course de pirogues ou de lutte. Elle s'était battue en vain pour dissuader sa fille de porter des parures. « Tu es le genre de fille à attirer les ennuis. Parée comme tu es, ce sont toutes les foudres du Ciel qui vont tomber sur cette maison, prévenait-elle.
— Je suis devenue grande, mère ! Laisse-moi me parer comme le font les filles de mon âge ! Si ta fille se laissait aller comme une souillon, que dirait le village ? » répondait invariablement Inaani. Et elle continua de se maquiller de khôl, de beurre de karité et de poudre d'antimoine, comme elle l'avait toujours fait depuis l'âge de neuf ans. Malgré les récriminations de sa mère, elle ne cessa d'orner sa tête de coquillages et d'ambre; ses pieds et ses mains, de jolies arabesques de henné. Elle ne manquait jamais de nouer de nombreux colliers de perles à ses hanches, qui tintaient à chacun de ses mouvements et débordaient ostensiblement audessus de son petit pagne. Son père et ses frères, absorbés par les troupeaux, la chasse et le métier des armes, ne remarquèrent même pas qu'elle avait grandi. Un jour, pour éviter tout danger, Idi annonça à Maaje : « J'emmène la petite chez ma mère, dans le Bosseya, elle grandira mieux là-bas ! »
Maaje, qui ne se doutait de rien, hésita un peu puis, à bout d'arguments, lâcha : « A condition qu'elle devienne une bonne bergère et qu'elle ne se marie pas là-bas, je la réserve à un de mes soldats. »
Seulement, quelques mois plus tard, la mère de Idi rendit l'âme. Ses frères ramenèrent la petite et exprimèrent à Idi leur désolation de ne pouvoir la garder : « Ta fille n'arrive pas à nous suivre dans nos transhumances. La ville lui a pourri l'esprit, elle ne comprend plus rien à la brousse. »
C'est ainsi que Inaani revint chez ses parents, plus mûre et plus aguicheuse qu'à son départ. « Très bien, soupira Idi, pourvu que Maaje l'offre enfin à ce soldat, puisqu'elle est maintenant pubère. Sinon, cette maison sera couverte de scandale et de honte. Cela, je le sens, par Geno, je le sens ! » Elle alerta Maaje une dizaine de fois, mais celui-ci se contentait de nettoyer son sabre et ses flèches et de répondre évasivement : « Il faut déjà que je choisisse ce soldat, et puis on ne célèbre pas un mariage au milieu de l'hivernage. Attendons la prochaine saison des récoltes ! »
Ils avaient attendu, attendu… et chaque jour qui passait signifiait pour Idi — plus confiante en son sixième sens qu'aux apparences — que le danger était imminent. Aussi, ce jour-là, quand sa fille vint la trouver dans le lougan pour lui annoncer l'arrivée de deux visiteurs, son coeur battit si fort qu'elle crut qu'il allait bondir hors de sa poitrine. Elle vacilla, s'agrippa à la branche d'un tamarinier et saisit sa tête malmenée par le vertige et murmura sans que sa fille l'entendît : « Le maudit jour est arrivé. Je savais qu'il allait arriver. Oh, Geno, mon maître, pourquoi tant de frayeurs et de tourments ? »
Daaye, elle le connaissait. Elle savait qu'il était le seul à poser un oeil sain, presque amical et paternel, sur le corps de sa fille où Geno avait logé toutes les tentations du diable. En se lavant derrière le buisson de lablabs, elle décida d'épier les réactions de l'inconnu. Elle vit ses gestes s'animer, ses yeux s'illuminer de désir. Elle le vit sourire et arranger ses tresses tandis que Inaani le servait et répondait timidement à ses blagues tout en détournant les yeux dans une pudeur feinte qui dénotait la passion enfouie du félin bien plus que le givre de l'indifférence. Aussi, quand elle observa que Garga se penchait vers Daaye au moment où ils retraversaient le portail de lianes, non seulement elle savait les sentiments qui s'agitaient dans sa tête mais exactement les mots qu'il allait prononcer.
« J'ai décidé de me marier, Daaye !
— Mais avec qui, idiot ?
— Avec Inaani. »
Et comme s'il pouvait ne pas avoir compris, il ajouta :
« La fille de Maaje ! »

A l'instar du laam-tooro, Garga se fit construire un tata dans la périphérie de Gede, au milieu des cahutes qu'habitaient ses soldats. Trois longues semaines furent nécessaires pour déménager ses troupeaux et ses écuries, ses tapis maures, ses précieuses nattes de rotin et de jonc, ses canaris, ses jarres et ses nombreuses pièces d'or. Puis il arriva à son tour, juché sur son meilleur destrier, accompagné de Hoola, de son fidèle Hamma et d'une dizaine des lieutenants qu'il avait choisis pour l'épauler dans sa nouvelle aventure.
A présent, cela faisait vingt ans que le sabre des Deeniyankooɓe dictait sa loi sur le Fuuta-Tooro. De temps à autre, des rébellions grondaient dans quelque lointaine province, dans quelque royaume suzerain 24 bis, vite étouffées par les manigances des gouverneurs et la brutalité des soldats. Sinon, le coeur du pays connaissait un calme exceptionnel. Le règne de ces usurpateurs de Deeniyankooɓe n'était pas du goût de tout le monde. Les propriétaires terriens voyaient d'un mauvais oeil leur emprise sur le waalo. Les maîtres de troupeaux enrageaient de devoir leur céder une partie de leur bétail, prélevée sous forme d'impôt. Les descendants des laam-tooro, quant à eux, ruminaient leur rancoeur pour la forme. Ils savaient qu'ils n'avaient aucune chance de revenir au pouvoir depuis que, vaincu par les hordes des usurpateurs, Eli-Baana avait choisi de s'exiler dans le Jolof. Ils se résignaient à l'idée que, après tout, c'étaient des Baa qui avaient remplacé des Baa et que, par la puissance de leurs armées et leur indéniable sens politique, les Deeniyankooɓe avaient fait bien mieux qu'eux, l'influence peule s'exerçant dorénavant aussi bien sur le pays des Maures que sur toute la vallée du Sénégal. A l'instar de Hamma, ils se contentaient de brocarder ces hordes de broussards partis directement des bouges pour les tapis moelleux des palais.
L'armée n'avait plus à combattre mais à rassurer les loyaux et dissuader les aigris. Surveiller les bismillaahi, régler les conflits fonciers, réguler le déplacement des caravanes et des troupeaux, contrôler l'intense trafic du fleuve, c'est tout ce que Garga avait à faire.
La première idée qui lui vint à l'esprit fut de rendre visite à Tahal et à Jaaka. Hamma et Hoola l'accompagnèrent dans cette pénible démarche.
— Jaaka ! dit Hamma, après les salutations d'usage. Il y a de ces rencontres qui ont la force d'ébranler les âmes les plus solides tellement elles sont douloureuses. Tiens bon, mère de Tahal, cet homme qui est auprès de moi est le fils de Birane, le jumeau de ton mari Birom !
Jaaka poussa un cri et s'évanouit tandis que le petit Birane-Tahal se frappait la poitrine pour éteindre l'espèce de boule de feu qui venait de s'y loger. On lui fit sentir des feuilles de basilic pour la ramener à elle. Ensuite, Hoola et Hamma allèrent s'asseoir dans l'atelier des brodeurs pour les laisser pleurer en toute intimité. A leur retour, elle leur servit du riz accompagné d'une sauce de feuilles de baobab cuite au beurre de karité et assaisonnée de soumbara 25, comme on sait le faire dans sa tribu des Sarakolés. Ils présentèrent les condoléances tout en mangeant, évoquèrent avec beaucoup de contrition les malheureux jumeaux, s'épanchèrent sur le destin mouvementé des Yalalɓe, dissertèrent amèrement sur les exodes et les guerres, la dure condition sur terre des humbles créatures de Geno.
— Maintenant que nous nous sommes retrouvés, nous devons redresser la lignée de Dooya Malal ! s'exclama Garga, en se lavant bruyamment les mains dans une solution de saponifère. Tahal et moi irons dès que possible à la recherche des autres membres du clan, fût-ce à l'autre bout du monde. Que plus rien ne nous sépare !
Jaaka acquiesça en reniflant de chagrin puis elle se tourna vers le petit lit de terre où quelque chose s'agitait sous les couvertures de laine. Elle en sortit un nouveau-né pâle et frisotté qu'elle tendit cérémonieusement à Garga.
— C'est… C'est ton nouveau frère ! balbutia-t-elle dans un sourire mouillé de larmes.

Car au quarantième jour de la mort de Birom, le cheik Ibn Tahal Ben Habib Ben Omar était sorti de la mosquée d'un pas vigoureux en égrenant son chapelet. C'est en arrivant à la hauteur du tamarinier sacré, à une centaine de pas du portail du palais, qu'il avait eu la révélation qu'il devait épouser Jaaka. Il s'était arrêté avec la même soudaineté qu'un cheval mordant sur le mors. « Là ilâ ilallâh ! » avait-il répété à haute voix une douzaine de fois au moins. Puis, de nouveau, il avait fait crisser ses babouches sur les graviers du chemin et avait continué sans même jeter un coup d'oeil au portail du palais, à la grande stupéfaction des fidèles qui marchaient derrière lui.
La porte de Jaaka était ouverte. Quelques braises rougeoyaient au milieu de l'âtre, preuve qu'elle ne dormait pas encore.
« Jaaka! s'était-il écrié, sans prendre la peine d'entrer. J'ai décidé de t'épouser. En vérité, non, ce n'est pas moi qui ai décidé : cela vient de s'éclairer en moi comme un message de ton défunt mari ou comme une révélation divine. Ainsi, tu ne vivras plus seule, et moi, je vais enfin gagner une quatrième épouse, la plus bénie de toutes. Yâ Allah yaa rabbi !
Trois mois plus tard, il avait fait lire le Coran à la mosquée et égorgé un mouton. Le soir, des individus munis d'une chaise à porteurs étaient venus chercher Jaaka que l'on avait emmitouflée sous un épais voile de serge, de sorte que l'on ne pouvait voir que le bout de ses chaussures incrustées d'émeraudes et ses chevilles ornées de henné et de pourpre. Gede avait vu passer la crue et la décrue du fleuve, puis semé et récolté le mil, et le petit Hichem Ben Tahal Ben Habib Ben Omar était né au milieu de la saison chaude qui avait suivi. Le même jour, la tache en forme d'ailes de papillon avait réapparu sur le corps de Tahal.

Une nuit, la vieille Hoola, qui depuis la guerre contre les Béafadas ne dormait plus que d'un oeil, entendit quelque chose bouger et surprit Garga dans la cour du tata, en train de seller son cheval.
— Où vas-tu à cette heure, fils de Birane ?
— Je vais tuer le cheik, répondit-il d'un ton si calme qu'elle tressaillit de peur.
— Et pourquoi veux-tu tuer le cheik ?
— Jaaka est ma mère, tu comprends ? Je ne veux pas qu'elle se laisse souiller par ce chameau de bismillaahi.
— Alors, écoute-moi bien, mon fils : avant de tuer qui que ce soit, tranche-moi d'abord la gorge, histoire d'aiguiser ton épée. Si, comme tu dis, Jaaka est ta mère, c'est que ce cheik Bibn Mahtalbabib…
— Ibn Tahal Ben Habib !
— … est ton père, quoi qu'il s'appelle. Ton frère Tahal a atteint l'âge adulte. Il aurait pu s'opposer à ce remariage, au contraire cela le rend plutôt fier. Pourquoi est-ce toujours toi qui joues les écervelés ?
— Mon frère Tahal, la mosquée lui a fait perdre la tête. Les raisons ne me manquent pas de vouloir tuer le cheik : honnis le fait que sa simple vue me donne la nausée, je me dois de sauver l'honneur de Jaaka et de rendre à Tahal sa véritable nature de Pullo.
— Malheureux Yalalɓe, soupira la vieille, quand Geno consentira-t-il à mettre un tout petit peu de paix dans vos coeurs ?… Allez, va te recoucher et ne me parle plus jamais du cheik Bibn Mahtalbabib… !
Il renonça donc à mettre à exécution son sinistre projet mais usa de tous les subterfuges pour séparer le couple et chasser le Maure de la ville. Il demanda d'abord à Tahal de persuader sa mère, ensuite il parla à Jaaka elle-même pour constater à son grand désespoir que l'Islam avait définitivement aliéné leurs esprits. C'est alors qu'il se mit consciencieusement à user de son pouvoir pour persécuter le Maure. Il le surchargea d'impôts, lui interdit d'agrandir la mosquée, l'expulsa de la dépendance du palais des laam-tooro qui, bien avant l'arrivée au pouvoir des Deeniyankooɓe, avait toujours été son domicile.
Constatant que tout cela ne parvenait pas à le faire fléchir, il monta un escadron spécial pour persécuter tous les bismillaahi de sa province. Il défendit aux caravanes maures de traverser la ville, à l'ensemble des musulmans de tuer le mouton lors de la fête de l'Aïd, aux pèlerins de se rendre à La Mecque et au muezzin de monter sur le minaret pour appeler à la prière de l'aube.
Au bout du troisième mois de cet insupportable calvaire, le cheik Ibn Tahal Ben Habib Ben Omar profita de la nouvelle lune pour s'enfuir. Accompagné de sa famille, dont Jaaka et Tahal, et d'un carré de fidèles, il affréta une longue caravane, traversa le fleuve, le waalo et le jeeri et partit se faire oublier dans le désert de ses aïeux.

Une idée germa puis se fortifia dans la tête de Hoola au cours de ses nombreuses nuits d'insomnie. Elle s'en confia dès le lendemain à Hamma. En secret, ils puisèrent dans les greniers et les réserves d'or de Garga, ligotèrent une vingtaine de ses génisses, une dizaine de ses chevaux et se rendirent immédiatement dans la vallée du Gorgol. Ils s'en revinrent avec une jeune fille nommée Hari, habillée de blanc, couverte de la tête aux pieds de colliers, de bracelets et de pendeloques d'or, montée sur un cheval blanc, accompagnée d'une centaine de guerriers, d'une dizaine de griots et d'un millier de badauds attirés par les boulettes de viande et les piécettes d'or que l'on distribuait le long du chemin. Ils invitèrent la troupe du célèbre Lama-Hoore qui, avec ses tours de magie et ses virtuoses musiciens, bénéficiait d'une réputation bien ancrée aussi bien au Ngaabu qu'au Jolof, au Fuuta-Tooro qu'au Fuuta-Jalon.
Garga s'en retournait de l'intérieur des terres où il avait été régler un de ces innombrables conflits opposant quotidiennement éleveurs et sédentaires. Il eut du mal à trouver Hoola parmi la foule qui festoyait au son des flûtes et des tambourins depuis le campement des soldats jusqu'aux abords du marché.
— Qu'est-ce qui se passe ici ? On fête l'apparition de Koumène ou une nouvelle victoire du roi ?
— On ne fait pas cette tête-là, le jour de son mariage, Garga, fils de Birane ! Et puis, ne reste pas là, va te réfugier chez Hamma. Il t'attend en compagnie d'une vingtaine de jeunes gens. Ils t'accompagneront ici pour ta nuit de noces. Tu sais bien que l'homme ne doit pas rencontrer sa nouvelle épouse avant ce moment-là.
Elle le poussa gentiment vers son cheval et parla sans discontinuer pour qu'il ne puisse placer un mot.
— Tu verras, conclut-elle quand il fut assis sur sa selle, le mariage, c'est ce que Geno a inventé de mieux pour tranquilliser un homme. Sans compter que la douce Hari te fera oublier plus vite que tu ne le crois cette diablesse de Anyam-Godo.
Quand la fête fut terminée, il se retira avec son épouse dans la chambre nuptiale où Hoola avait pris soin de disposer des draps de soie, des tapis touaregs, des cotonnades bleues du Saloum ainsi que de l'ambre parfumé et de la fumée d'encens. Au petit matin, Hoola, d'une tourelle du tata, exposa à la foule impatiente le pagne de virginité maculé en son centre par une rassurante tache de sang vermeil tandis que les femmes chantaient en frappant des mains et que les hommes tiraient des flèches et faisaient tournoyer leurs sabres en l'air pour exprimer leur joie.
Un mois plus tard, Hoola, radieuse, s'en alla trouver Garga dans les écuries où il apprêtait une monture.
— Je ne devrais pas te mêler à nos histoires de bonnes femmes mais je ne peux retenir davantage le secret qui bout en moi : dans huit mois, tu seras père. L'arbre des Malal va reverdir, Garga, fils de Birane !
Le soir même, on apprit que les troupes de Koli, voulant s'accaparer des placiers d'or du Bambouk, avaient été sévèrement battues par le Mali, fortement épaulé par les Portugais. Maaje et de nombreux officiers de Grand Taureau y avaient perdu la vie. Garga dut se rendre à Anyam-Godo pour présenter ses condoléances à la famille de son ancien chef de guerre.
L'apparition de Inaani réveilla en lui les feux du démon que la présence de Hari avait réussi à éteindre. La jeune fille avait soudainement mûri. Paradoxalement, le deuil l'avait rendue plus féminine, plus affriolante encore.
Revenu à Gede, il se précipita au domicile de Hamma.
— Ami, dit-il, Hoola me jettera sûrement au bûcher mais toi, tu me comprendras : j'ai chargé Dooya de présenter la kola en mon nom, je demande la main de Inaani !
— Cette fille causera ta perte. Ne viens pas me dire après que je ne t'avais pas prévenu.
Ilo, le fils de Hari, naquit au moment où l'on semait les arachides. Koli Teŋella mourut à la récolte du mil.

Notes
1. Cérémonie de la lustration : c'est le Nouvel An peul.
2. La zone des hautes terres, la partie non inondable d'une vallée fluviale.
3. Graminée sauvage courante dans les vallées du Sénégal et du Niger.
4. Zone inondable d'une vallée fluviale, le contraire du jeeri.
5. Musulmans, dans un sens péjoratif.
6. Dieu des pâturages. Son apparition est censée être très bénéfique.
7. Roi de la province du Tooro.
8. Titre que portait le gouverneur songhaï de Tombouctou.
9. Dans l'actuelle région de Fada-Ngourma (Burkina-Faso).
10. Le lac Deni (certaines sources font état de la mare Deni) était vraisemblablement situé dans la région actuelle de Rufisque, au Sénégal.
11. Lieutenant.
12. Général.
13. Soldat des Teŋella et, par extension, tout homme rebelle à l'Islam.
14. Chez les Fulɓe, tous les cousins du côté paternel sont considérés comme des frères.
15. Vieille coutume africaine consistant à faire lécher le feu magique des forgerons par les suspects : seuls les coupables sont censés y laisser leur langue.
16. Unité maure qui servait à mesurer les céréales et l'or : 1 sâ équivaut à 11 poignées.
17. Titre du roi du Jolof.
18. Manifestement, Koli a choisi ce nom pour évoquer la fameuse tribu des Fut. Il est intéressant de noter que toutes les terres conquises par les Fulɓe ont porté le nom de Fuuta (pays des Fout) : Fuuta-Kingui, Fuuta-Ɓundu, Fuuta-Termès, Fuuta-Jalon, Fuuta-Maasina, Fuuta-Sokoto, Fuuta-Adamawa, etc.
19. Ce titre viendrait du mot sérère saltigi qui veut dire « chef de bande » ou peut-être du mot mandingue silatigi qui veut dire « le guide » (le maître du chemin).
20. Place publique bien ombragée, caractéristique du Fuuta-Tooro.
21. Concession de plusieurs habitations réunies en cercle autour d'une cour.
22. Les métis des Noirs et des Portugais.
23 . Potager jouxtant la concession.
24. Titre du roi du Kayor.
24 bis. Erratum. Logiquement il faut plutôt lire vassal. [T.S. Bah]
25. Condiment à base de néré.

      Table des matieres