Seuil. Paris. 2004. 384 p.
Garga attendit que passent le deuil ainsi que les huit jours de fête pour l'intronisation du nouveau saltigi, Labba Teŋella. Il épousa Inaani alors que s'amorçait la décrue du fleuve. Le lendemain des noces, il s'en alla, les yeux rougis par les larmes, trouver son ami Hamma.
— Le jour même où tu m'as dit son nom, ce jour même, j'ai eu le pressentiment qu'elle ne pouvait être vierge, s'indigna celui-ci.
Garga n'en était qu'à sa toute première mauvaise surprise. Un enchaînement inouï d'incidents et de désastres s'abattit sur son tata et avec une vitesse telle qu'on eût dit que la Providence s'était décidée à réaliser au plus vite le présage de Hamma et les sombres appréhensions de Hoola. Ce fut d'abord une épidémie de gourme qui emporta sept de ses meilleurs chevaux, ensuite une nuée de vautours qui décima son poulailler, ne laissant qu'un coq et quelques poussins. Cela ne suscita pas chez Garga de commotion particulière. Le Fuuta-Tooro était coutumier des épidémies, des inondations, des invasions de rapaces et de criquets ainsi que des attaques de fauves et des feux de brousse meurtriers. Mais, quand par une paisible journée de saison sèche, un coup de vent emporta le toit des écuries et que la foudre s'abattit sur le kolatier, il offrit des oboles à Geno. Il but une décoction d'écorces de cailcedrat et fit une fumigation de feuilles de nguélôki pour se protéger des mauvais esprits. Il hébergea une escouade de devins et de nécromanciens pour qu'ils lui lisent l'avenir en s'aidant de la forme des nuages, de la luminosité des étoiles, de crânes de tortues et de chassie d'yeux de chien. « Ne t'en fais pas, Garga, fils de Birane, lui dirent-ils, ta vie sera longue, longue et stupéfiante! »
Hoola, à laquelle rien n'échappait, s'en vint se confier à lui une semaine après le départ des magiciens :
— Je n'ai nulle envie d'ajouter à tes soucis, Garga, mais il y a quelque chose qui m'inquiète. J'ai plusieurs fois surpris Inaani en train de se préparer des onguents et des cataplasmes de séné.
— Et alors ?
— Et alors, je pensais qu'elle souffrait d'hémorroïdes jusqu'à ce que je comprenne.
Elle fit claquer ses lèvres, regarda en l'air et posa les mains sur les hanches comme chaque fois qu'elle avait quelque chose d'important à dire. Puis elle entra dans un épais silence pour marquer la gravité du moment avant de reprendre :
— As-tu remarqué, Garga, fils de Birane, que ta nouvelle épouse ne se porte pas bien ?
— Non, répondit ingénument celui-ci, assis qu'il était près du puits en train de rafistoler de vieilles cordes.
— C'est bien ce que je pensais. Ce petit succube t'a tellement tourné l'esprit qu'il pourrait te faire manger de la crotte sans que tu t'en rendes compte… Donc tu n'as pas remarqué que Inani était souvent prise de vertiges et de vomissements ?
— Impossible ! hurla-t-il en s'effondrant. Geno ne peut pas me faire ça. Qu'il m'accorde un bossu, s'il le veut, mais pas un bâtard dans ma maison.
— Répudie-la ! assena Hamma.
— Tu n'aurais pas une meilleure idée ?
— Qu'est-ce que tu proposes, alors ? maugréa Hamma.
— Qu'elle aille accoucher chez sa mère et que l'enfant reste là-bas ! suggéra Hoola. Personne ne se doutera de rien.
— C'est bien la meilleure idée, Hoola ! s'exclama Garga, tout ragaillardi. C'est celle-là qu'il fallait trouver !
Lama-Hoore réapparut à Gede deux ans plus tard. Quand il eut fini d'écumer la ville, les campements des bergers ainsi que les villages des potiers et des pêcheurs, Inaani subtilisa une partie du cuivre et de l'or et s'enfuit avec le flûtiste de Lama-Hoore.
L'attitude de Hoola fut toute de sérénité et de détachement, cette fois. Elle se contenta de dire : « Elle reviendra, le problème, c'est de savoir quand ! » Hamma, quant à lui, n'émit aucune remarque. Il continua de rendre visite à son ami et de le recevoir à son tour sans plus jamais évoquer la personne de Inaani et sa scandaleuse disparition. Pour le plus grand désarroi de Garga, rien ne transpairaissait non plus de son regard et de ses gestes, rien : ni tristesse, colère, ni regret, ni compassion. Garga comprit qu'on avait décidé de le laisser tout seul dans le gouffre où il avait sombré. Mortifié par la gêne, il n'osa confier à ses proches son désarroi ni leur demander de l'aide. Il dut subir dans l'isolement les affres de la colère et de l'humiliation. Au prix d'un effort surhumain, il parvenait à exercer ses obligations de chef de garnison et de prévôt sans rien laisser voir du feu intérieur qui le rongeait. Il résistait plutôt bien aux regards sarcastiques teintés d'une pitié malsaine de ses soldats. Lors des interminables réunions qu'il tenait quotidiennement avec les dignitaires de la province pour juger les vols et les adultères ou procéder au partage des pâturages et des terres, une énergie insoupçonnable montait en lui pour soutenir son moral défaillant et rétablir son naturel sens de l'autorité ; de sorte que bon nombre de personnes se frottaient les yeux pour se convaincre que c'était bien lui qui venait de se faire cocufier par un bohémien de flûtiste et non un obscur marchand de kola tenant un triste étalage sous le grand tamarinier. Quand il se promenait à cheval, il prenait toujours soin de maintenir le buste droit et la tête haute, feignant de ne rien entendre des chansons et des quolibets que proféraient les gamins, les âniers et les lavandières.
C'était quand il revenait chez lui qu'il se sentait propulsé dans un vide sans fond. Il avalait rapidement son fonio et disparaissait dans le lougan, soi-disant pour voir comment poussaient les taros, les gombos, les niébés et les aubergines. En vérité, pour laisser transpirer sa rage. A Cehel, un jour qu'il prenait l'air le long du fleuve pour oublier un peu, il entendit quelqu'un l'appeler :
— Hé, toi, Pullo, hé !
Il se retourna et aperçut un Blanc en redingote avec une grosse pipe. Il pensa à une méprise et continua de flâner.
— Hé, toi, Pullo, c'est à toi que je m'adresse ! insista le Portugais.
— Que peux-tu bien me vouloir, pauvre Peau-blême ?! Je ne dois rien aux gens de ta race. Je n'ai rien de commun avec eux, même pas la couleur du visage. Alors, passe ton chemin et laissemoi passer le mien !
— Ne me dis pas que tu es toujours fâché ! Moi, j'ai déjà oublié. Enfin, l'incident, mais pas ton visage ! Dès que je t'ai aperçu, je me suis dit : « Celui-là, c'est lui qui m'avait fait jeter dans le cachot de Gawol et saisir ma marchandise. »
— On aurait dû t'y laisser moisir… Qu'as-tu fait de ta barbe, petit prétentieux ?
— J'ai pris des forces depuis, je n'ai plus besoin de barbe… J'ai ma caravelle à quai. Veux-tu monter boire un verre ?
— C'est donc vrai que vous mangez les hommes ?
— Ho, ho ! Il court de drôles de légendes dans votre pays !
— C'est sérieux ! Nous savons maintenant que vous achetez des esclaves pour manger leur chair, pas pour les utiliser dans vos champs. Tous les Noirs qui ont l'imprudence de monter dans vos bateaux finissent dans vos casseroles. Je mens ?
— Soit ! Je vais descendre mes bouteilles et nous les boirons à terre. Là, je ne pourrais tout de même pas te dévorer au milieu de tous ces Fulɓe !
Ils se soûlèrent au vin et s'empiffrèrent de sardines et de biscuits tout au long de la journée. Cela fit du bien à Garga de parler à quelqu'un qui n'avait jamais entendu prononcer le mot Inaani.
Il titubait en partant de là et il montra de la peine à remonter sur son cheval. Le Portugais eut beaucoup de mal à comprendre ce que disait sa voix brisée par les hoquets :
— Je ne vous aime pas beaucoup, vous, les Blancs, mais puisque tu t'es montré hospitalier, je dois te rendre la pareille. La prochaine fois que tu passeras par Gede, demande le tata de Garga… Quel est déjà ton nom ?
— Joâo! Joâo Ferreira di Ganagoga !
Hari sevra Ilo et accoucha de sa fille, Penda. Puis un beau jour, par une pluie battante (la grêle faisait des bosses sur le front des passants et le vent tordait comme de la liane les papayers et les acacias), Ilo se précipita dans le grenier où Hoola triait le mil prévu pour les futures semences.
— Il y a des gens devant le portail de lianes qui veulent s'abriter.
— Fais-les entrer, idiot ! Installe-les autour de l'âtre !
Elle finit de trier le mil, songea qu'elle devait profiter de ce que l'averse empêchât toute activité dehors pour, comme elle se l'était moult fois promis, mettre un peu d'ordre dans le grenier. Elle rangea les canaris de sorgho et de mil, les sacs de riz du Ngaabu, les paniers de patates douces et de taro, balaya le sol dans les moindres interstices, enleva les traces des punaises et les toiles d'araignée. Elle héla Hari qui somnolait près de l'âtre :
— Il serait bon que nous descendions voir l'état des courges, s'il se présentait une petite accalmie. Si ça se trouve, la grêle a déjà détruit tous les germes.
— C'est que je n'ai pas bien envie de bouger, mère Hoola. J'ai le corps tout endolori. Cette pluie m'a fait l'effet d'une bastonnade. Je suis tentée de dormir et de ne plus penser à rien.
— Encore heureux que nous soyons à l'abri. Mais ton mari, où peut-il bien se trouver par ce temps ? C'est bien aujourd'hui qu'il devait revenir de Gouddiri, non ?
— Il me semble bien… Qu'a-t-il déjà été faire si loin ?
— Cette brute de Maal Caam ! Il paraît qu'il est de retour, qu'il s'est remis à voler les troupeaux et à assassiner les gens. Alors, Grand Taureau a ordonné de l'éliminer ou de le mettre aux fers…
— C'est inquiétant, mère Hoola ! Ne me parle plus de ce brigand de Maal Caam: c'est comme la pluie, cela me donne envie de dormir, assise tout près de l'âtre.
— Alors, couvre-toi, il fait trop humide, tu pourrais attraper des courbatures !
En quittant le grenier, elle comptait rejoindre sa pièce pour filer du coton et rafistoler ses hardes. Mais en entendant Hari évoquer l'âtre, elle se rappela les passants que Ilo avait vus devant le portail de lianes, probablement des bergers peuls ou des colporteurs soninkés.
Il s'agissait d'une femme et de ses trois enfants, deux garçons et une fille. Elle devait avoir l'âge de Hari. Elle avait le dos tourné et tenait sur ses jambes le plus jeune de ses enfants. D'un coup d'œil, Hoola évalua leurs âges respectifs : « Quatre ans pour l'aîné, deux pour la seconde, et le petit dernier, il a largement dépassé les trois mois même s'il tète encore les seins de sa mère », se dit-elle. Elle prit le temps de les scruter devant la porte avant de s'annoncer par un raclement de gorge. La jeune femme se retourna, émit un large sourire et dit :
— La paix sur toi, mère Hoola !
— Mais qui c'est cette femme ? s'étonna Ilo.
— Ne parle pas comme un niais ! gronda Hoola. Approche et salue ta mère Inaani !
Ce fut presque tout. Inaani retrouva le lit de terre et les nattes de bambou où elle avait l'habitude de dormir. Hari l'aida à déballer le peu de linge qui lui restait. Elles se remirent à puiser de l'eau, à entretenir le lougan, à traire les vaches, à donner à manger aux biques et aux poules en plaisantant comme au bon vieux temps. La seule chose qui changea fut qu'elles ne pouvaient plus se permettre de jouer derrière l'îlot de bambous. Elles étaient devenues des femmes adultes, des mères respectables. C'était maintenant au tour de leurs enfants de chanter des comptines, de jouer aux figurines de terre et aux devinettes.
Inaani avait définitivement repris sa place dans le morne train-train de Gede et les enfants s'étaient suffisamment habitués les uns aux autres, quand Garga fut de retour. L'élimination de Maal Caam s'était avérée plus difficile que prévu. Il avait fallu le pourchasser jusqu'au coeur du Jolof où un soldat lui avait enfoncé une lance au travers de la gorge dans la tanière où on l'avait surpris.
Descendu de cheval, Garga avait ordonné aux soldats et aux esclaves de son escorte de rentrer chez eux pour lui permettre de se reposer.
— Il y a quelqu'un qui t'attend, lui dit Hoola, debout au seuil de la porte.
— Eh bien, qu'il attende ! maugréa-t-il. Je dois d'abord me débarrasser de cette boue et revêtir des habits secs. Il y a trois bons mois qu'il pleut sur ma tête… Où se trouve donc cette personne ?
— Dans la pièce où il y a le lit de terre, Garga, fils de Birane !
Il s'arrêta subitement de marcher, comme si on lui avait enfoncé une aiguille dans le dos. Il dévisagea Hoola d'un air énigmatique et leva les yeux vers la terrasse. Il s'avança vers l'escalier de terre, d'un pas lourd comme s'il se dirigeait vers une étrange cérémonie. Il vit Inaani assise sur le petit lit de terre, en train de pulvériser de l'antimoine. Il vit l'aîné avec son nez rempli de morve et l'arc de cheveux qui traversait de la nuque au front le milieu de son crâne rasé. Il vit la fille au torse nu qui tenait un épi de mil transfiguré en bébé pressé contre la poitrine, et le dernier-né qui traînait par terre, un bulbe de nénuphar serré au coin de la bouche.
— Paix sur toi, Inaani ! fit-il d'une voix sombre.
— Toi aussi, Garga, que la paix soit sur toi ! répondit-elle sans oser le regarder.
Il ne lui demanda rien. De son côté, elle ne trouva pas nécessaire de s'expliquer. Ce fut un tête-à-tête insolite enveloppé dans un épais silence. Inaani tançait les enfants qui mangeaient de la terre ou jouaient avec des aiguilles et jetait de furtifs coups d'oeil sur le visage terni, la bouche édentée, les bras ramollis et les cheveux blanchissants de Garga. Les yeux vides de celui-ci erraient tour à tour sur les enfants, l'intense fracas de la pluie au dehors et ce corps féroce et désirable qui l'avait tant fait rêver, se répétant inlassablement : « Mais oui, cinq ans, il y a bien cinq ans qu'elle est partie, peut-être bien six. » Toujours debout dans l'embrasure de la porte, il lissa machinalement la petite barbe en arc qu'il avait laissée pousser au milieu de son menton.
— Inaani, dit-il d'une voix douce mais qui retentit en écho dans le profond silence régnant dans la pièce, dis-moi comment s'appellent les enfants.
Il l'écouta énoncer leurs noms en montrant chacun de ses longs doigts aux ongles ornés de henné. Il réalisa que Ilo dépassait d'un an celui qui se nommait Teli et que l'âge de la petite Penda devait se situer entre celui de la dénommée Mooro et celui qui s'appelait Tori. « Dans la vie qu'elle a eu à mener, elle n'a même pas eu la présence d'esprit de respecter les trois ans de sevrage qu'exige le pulaaku, constata-t-il amèrement. Elle n'en aurait eu que deux, elle aussi, si elle était restée. » Il la regarda longuement puis il pensa qu'il devait dire quelques mots pour alléger sa gêne :
— Tu as vu les enfants de Hari ?
Elle ne crut pas nécessaire de répondre. Cela tombait sous le sens qu'en vingt jours elle avait eu le temps de les connaître et de les observer ne serait-ce qu'un millier de fois. Il continua néanmoins :
— Elle en a deux : un garçon et une fille… Si tu étais restée, tes enfants, je les aurais baptisés autrement.
Elle toussota sans y faire attention, fouilla dans une corbeille et sortit une noix de kola qu'elle fendit en deux. Elle lui en tendit un morceau, mordilla dans l'autre et dit dans un sanglot qu'elle réussit à étouffer avant qu'il ne sorte de sa gorge :
— Ne m'en veux pas, Garga !
Il la prit cette nuit même. Hari, qui s'y était secrètement préparée, avait déjà sorti de la chambre de Garga ses corbeilles et ses malles ainsi que son coffret à bijoux et le miroir circulaire que Joâo, souvent de passage comme négociant en cire et en peausseries, lui avait offert. Inaani attendit que les enfants commencent à ronfler puis elle se déshabilla dans le noir, enfila un pagne court et frêle, frotta d'onguents son visage, ses hanches et ses seins, parfuma ses aisselles et son cou d'eau de fleurs et de myrrhe. D'un pas feutré, elle traversa le couloir humide, poussa la porte de Garga sans qu'elle résonne en tournant sur ses gonds.
— Je t'attendais, susurra Garga avant de la renverser au milieu du lit.
Il avait gardé pour elle six ans de désirs inentamés où rien qu'en pensant à elle sa gorge se nouait, ses nerfs se tendaient, son souffle se coupait. Et voilà qu'elle était là, collée à son corps, odorante et nue comme le fruit interdit. Déjà que, gamine, elle savait affoler les hommes, experte et plantureuse comme elle était revenue, elle ne pouvait que les achever. Il la poursuivit de ses furieux assauts jusqu'à ce que la lumière du jour inondât leurs ébats.
Repu d'amour, assommé, flottant dans les airs, il fourra sa main dans ses cheveux et ne trouva rien d'autre à dire que ceci :
— Par Dieu, cette bande à Maal Caam n'est rien à côté de toi, ma fougueuse génisse !
Chez vous autres, idiots, la mère s'appelle laitière et la bien-aimée, génisse ! Ah oui, le Sérère a raison, mille fois raison : « Sa femme est la seconde vache du Pullo. »
De nouvelles eaux descendirent du Fuuta-Jalon pour nettoyer le fond du fleuve et alimenter d'autres cycles de semences et de récoltes. Les harmattans succédèrent aux averses ; les mécomptes aux résignations, les envies à la compassion, les brouilles aux excuses, les querelles aux réconciliations.
L'épisode de la fugue de Inaani fut rangé dans les strates souterraines du détail et de l'oubli. On ne savait pas trop quelle étonnante raison pouvait bien justifier cela : l'indulgence, la lassitude, l'insouciance ou la superstition ? Un accord aussi tacite qu'inexplicable s'établit entre les affligés du tata et les bavards invétérés de Gede. On se contenta d'accueillir les enfants qu'elle avait ramenés et de se fier aux prénoms qu'elle leur avait donnés. Personne ne demanda dans quels lointains pays elle s'était aventurée ; si elle était tombée malade, si on l'avait correctement nourrie ; pourquoi finalement elle avait décidé de revenir après de si longues années. Il ne se trouva même pas quelque fieffé polisson pour remarquer en ricanant : « Au fait, on ne sait même pas comment il s'appelle, ce flûtiste ! »
— Ma vie avec Gursa n'aura duré qu'un an…
— Ah, Gursa ! C'est donc ainsi qu'il s'appelait, ce flûtiste, ânonna-t-il en mâchant difficilement un brûlant morceau de taro.
— Après Gede, nous avons sillonné le Jolof et le Sine-Saloum puis la troupe de Lama-Hoore est retournée au Ngaabu à l'approche de l'hivernage. Quand il a su que j'étais enceinte, il m'a arraché mes bijoux et il est parti dans le Bâgataye avec une femme diôla. J'ai dû me louer comme bergère et même apprendre à cultiver !
Après la naissance de Teli, j'ai rencontré Galo que j'ai suivi au Fuuta-Jalon. C'est de lui qu'est née ma petite Mooro. Galo s'est fait tuer peu après dans un patelin dénommé Gaawal par une brute qui l'avait surpris avec sa femme. J'ai pris mes enfants et j'ai marché jusqu'au Ɓundu en suivant l'itinéraire que prenaient les bergers, les colporteurs et les brigands.— Tu as vécu cette vie de proscrite alors que tu as ta mère à Anyam-Godo et que moi, je suis là ! Tu es impardonnable, Inaani, vraiment impardonnable !… Et comme ça, tu es arrivée au Ɓundu, alors ?
— Alors, au Ɓundu, je suis tombée dans les rets d'un jom-wuro, un Pullo comme toi et moi, qui avait perdu la tête jusqu'à se faire bismillaahi. Il me battait et me forçait à prier. J'ai attendu que Tori vienne au monde et je me suis enfuie.
— Ce qui compte, c'est que tu es revenue.
— Je ne voulais pas revenir. Je voulais retourner dans la vallée du Gorgol, y rejoindre mes oncles. C'est en passant près de la source du Héron que j'ai changé d'avis.
De toute façon, les événements qui suivirent le retour de Inaani furent si graves et nombreux qu'ils effacèrent définitivement de la mémoire sa malencontreuse odyssée. Cela eut le même hygiénique effet que lorsque les premières trombes nettoyaient le bantan ou le grand tamarinier de la poussière de l'année précédente.
Cela commença par le départ tout à fait imprévu de Garga pour le Jolof. Amorcée au moment où l'on intronisait Koli Teŋella, la dislocation du pays de l'estuaire venait d'atteindre un stade manifestement irréversible. Rompant avec les hésitations de Koli, Labba accorda au damel du Kayor ce qu'il n'avait cessé de réclamer depuis qu'il s'était réfugié au Fuuta-Tooro : à savoir, l'octroi d'une année pour lui permettre de libérer le Kayor du Jolof et de retrouver du même coup son trône. Le choix de Grand Taureau se porta sur Daaye pour commander les troupes devant accompagner le damel. Sitôt que celui-ci fut désigné, il dépêcha un messager à Garga : « Prépare-toi, ami, nous partons pour le Jolof ! Je ne doute pas un instant que nous trouverons le même plaisir à faire fuir les soldats du pays de l'estuaire que nous le fîmes, jadis, pour les poltrons du Galam et du Jaara. Ce sera pour la prochaine décrue. En attendant, aiguise tes armes et, surtout, sélectionne les meilleurs de tes hommes ! »
« Bonne idée ! se dit Garga. Ma vue commence à baisser, mes cheveux virent au blanc kapok, mon corps bientôt ne m'obéira plus, ce sera sûrement ma dernière expédition. On ne boude pas ce genre de chose. » Aussitôt terminée cette ultime bataille, il reviendrait assister aux semailles et procéderait à la circoncision de Ilo et de Teli et les confierait à un myste pour leur initiation dans les grottes. Submergé par ses nombreuses charges, qui le conduisaient aux endroits les plus éloignés de sa province, et marri, quoi qu'il dît, par les tribulations de Inaani, il ne les avait pas vus grandir. Ils étaient sveltes comme lui, agiles comme lui, impétueux comme lui. Maintenant un duvet de moustache barrait la lèvre de chacun des deux et ils avaient atteint la maturité et la taille que lui-même devait avoir en arrivant pour la première fois à Gawol. Il était tombé des nues, ce jour où, revenu d'une longue tournée dans le Ferlo et ayant constaté leur absence du tata, il s'était entendu répondre par Inaani :
« Ilo et Teli ? Mais ils sont chez eux, mon itinérant époux ! Ils ont bâti leurs propres huttes parmi celles des soldats, pour recevoir leur classe d'âge et leurs fiancées d'honneur 1. Leurs benjamins ne vont pas tarder à faire de même et tu ne t'en apercevras pas non plus, accaparé comme tu es. »
Ils étaient devenus des étrangers. Ils passaient irrégulièrement à la maison pour faire laver leur linge ou pour demander une boule de sorgho ou de mil qu'ils avalaient furtivement avant de dispareître de nouveau en devisant de leurs voix rauques (ce qui était tellement récent qu'on pensait qu'ils faisaient exprès de les assourdir pour paraître plus impressionnants). Cela agaçait Garga. Il trouvait insolite, prématuré, pour tout dire, dénué d'éducation. Hamma, au contraire, les encourageait à s'émanciper du giron du tata, à découvrir l'existence, à devenir des hommes à part entière. Il leur prêtait ses chevaux pour qu'ils aillent de l'autre côté du fleuve, participer à des hirde, ces veillées populaires où l'on rivalisait de naissance et d'élégance en jetant de l'or et des cordes de bétail sur les griots pour qu'ils chantent le nom de la jeune fille que l'on voudrait courtiser. Il leur fit découvrir les plantes qu'on utilise pour se protéger contre les jeteurs de sorts, les mauvais esprits, la chaude-pisse et les morpions, les morsures de serpent et les violents coups de bâton que l'on reçoit dans le jeu de soro 2. Il leur indiqua les sortilèges pour écarter les fauves et les mystérieux talismans pour attirer les faveurs des jeunes filles. Il les encouragea à sillonner le pays pour participer aux épreuves de lutte les plus prestigieuses et à se mêler aux soldats pour s'initier au maniement des armes. Quand, à leur tour, ils organisaient des hirdé pour les jeunes de leur classe d'âge, il leur prêtait son domicile après avoir pris soin d'y disposer des vivres pour une semaine de ripaille, au moins.
— Qu'ils vivent leur vie d'hommes ! Toi, les guerres ont détruit ta jeunesse, répondait-il quand Garga s'étonnait de tant de bombance et de libertinage.
— Ils ont grandi deux fois plus vite, ces derniers temps. J'ai décidé de les marier dès que je serai de retour.
Il était alors persuadé que l'expédition au Kayor serait terminée en même temps que la décrue. Il était loin de se douter que la campagne durerait sept longues années. En effet, il ne suffisait pas de repousser les guerriers du Jolof (ce qui, du reste, fut relativement facile, l'armée de Grand Taureau étant devenue, depuis sa lointaine irruption du fort de Geme-Sangan, la plus puissante des pays des trois fleuves). Il fallait aussi neutraliser les familles cousines et rivales, dissuader les grouillantes minorités des bismillaahi afin d'asseoir le pouvoir du damel et le soumettre à la suzeraineté du Fuuta-Tooro après l'avoir aidé à sortir de celle du Jolof.
A son retour, il trouva que la foudre avait abattu une aile du palais du laam-tooro, qu'une caravelle de Portugais s'était ensablée entre Gawol et Cehel, qu'une terrible inondation avait emporté le quartier des tisserands, qu'il y avait longtemps que Mooro et Penda avaient été mariées (la première au Fuuta-Jalon, la seconde dans le Ngaabu) et que Tori s'apprêtait à recevoir son initiation dans les grottes. Ce n'était pas le genre de catastrophe auquel il s'attendait. Dans son lointain exil, lorsque les accès de déprime et de nostalgie montaient en lui, il pensait plutôt à un incendie, à une épidémie de peste bovine ou à la mort de Hoola. Il l'imaginait broyée par un taureau, mordue par une vipère ou noyée dans le fleuve. Il crut que la vieille avait appris à lire dans ses pensées car sitôt qu'il eut posé ses bissacs, elle lui demanda :
— Tu croyais que j'étais morte, hein ?
— Comment ça, morte ? Tu n'as jamais été aussi bien portante !
— Ne te fie pas aux apparences. Nous mourrons tous en pleine forme, c'est ainsi dans ma lignée.
Deux jours plus tard, il lui demanda d'aller dans le lougan, lui déterrer des arachides. C'est à elle, et non à Hari ou à Inaani, qu'il avait l'habitude de s'adresser quand il voulait se faire dorloter : pour cueillir ses arachides, pour lui offrir des fruits, pour braiser son taro ou pour lui préparer un bain chaud. Cela lui rappelait leurs premiers moments à Gaawol, où elle lui tressait les cheveux et lui lavait les pieds comme s'il était son propre enfant. Cela la remplissait de joie d'avoir à lui rendre ces menus services, cela prouvait qu'elle comptait encore pour lui malgré ses deux épouses et sa nombreuse famille. Elle prit une houe et disparut derrière les bambous en maugréant contre les fourmis magnans et la nuée de vautours qui planaient au-dessus de la volaille. Entre-temps, Hamma était arrivé avec des étoffes d'Inde destinées aux trois femmes du tata, que Joâo, naviguant comme souvent entre Arguin et Anyam-Godo, venait de lui remettre.
— Tu tombes bien, ami ! lui dit Garga. Nous allons avoir des arachides fraîches comme nous les aimons… Elle a bien duré, Hola… fit-il remarquer en se tournant vers Inaani. Tori, va dire à Hoola de se dépêcher, c'est maintenant qu'il nous les faut, ces délicieuses arachides !
On pensa à une émeute quand Tori poussa son cri. Garga fut le premier à arriver derrière les bambous. Il trouva la vieille étendue sur une plate-bande de niébés, les jambes écartées et le visage dans la boue.
Elle était morte sans émettre un signe avant-coureur.
Comme tous ceux de sa lignée.
Deux ans plus tard, Garga dit à Hamma :
— Jamais je n'aurais cru que je me serais si facilement habitué à la mort de Hoola. Le temps minimise les choses les plus terribles.
Ils se trouvaient dans le hangar du Bambara où ils buvaient de l'hydromel et regardaient passer les bergers en pérégrination et les caravanes d'esclaves.
Puis Hamma sortit de sa rêverie.
— N'est-ce pas aujourd'hui que l'on devait châtier cette vieille femme accusée de sorcellerie ?
— Si. Dès que le laam-tooro aura fini sa prière du crépuscule.
— Nous devons nous dépêcher si nous voulons y assister.
— Passons au tata. Je dois me changer d'abord.
Au tata, ils trouvèrent Ilo et Teli debout dans le ngeru, l'un en face de l'autre, le torse nu, un gourdin dans la main.
— Jetez-moi au feu plutôt que de vous battre ! gémit Garga. Au point où j'en suis, mieux vaut disparaître sous la cendre que de subir encore des embêtements.
— Tu te laisses facilement tromper, mon homme, ricana Inaani. Ces jeunes gens n'ont nullement envie de se battre, ils veulent simplement se mesurer au soro.
— Oui, ajouta Hari, Teli affirme qu'il est plus solide que Ilo malgré la petite année qui les sépare et Ilo dit que non. Ils se sont tiraillés là-dessus une bonne partie de la journée. Alors, ils ont parié chacun une jument pour jouer au jeu du soro.
— Qu'ils se dépêchent s'ils veulent aller voir brûler la sorcière !
Hamma présenta aux protagonistes ses deux poings fermés.
— Celui qui touche celle qui tient la rondelle de cuivre, ce sera à celui-là de commencer… A toi, Teli !
— J'offrirai au gagnant le droit d'accompagner le Portugais à Arguin pour sa prochaine tournée ! s'exclama Garga.
— Et moi, celui de me suivre à la chasse à l'éléphant, renchérit Hamma.
— Nous, nous offrirons aux deux un bon bouillon de poule assaisonné de poudre de malaguette, ironisa Hari.
On fit un cercle, Ilo se tint au milieu, les mains aux hanches, la tête fièrement relevée, un sourire large et narquois aux coins des lèvres.
Teli brandit le gourdin et le frappa au torse. Les femmes applaudirent et chantèrent pour lui la chanson des preux : il avait reçu la bastonnade sans saigner, sans tressauter, sans verser une larme.
— A ton tour, Teli !
La catastrophe se produisit au cinquième coup. Non pas que celui-ci fût plus violent que les autres. Comme le veut la règle, Ilo s'était appliqué à frapper à chaque fois avec la même intensité. Une larme brilla au coin de l'oeil de Teli, éclata sur sa joue et se répandit au menton et aux commissures des lèvres.
— L'âge a parlé ! s'exclama Inaani. Ilo est le plus fort ! Tu auras néanmoins droit à ta part de poule, mon fils Teli.
— Il a triché ! pleurnicha Teli qui courut vers le grenier pour s'emparer d'une machette.
Pressentant son intention, Ilo fonça dans les écuries et se saisit d'une fourche. Ils ferraillèrent entre le lougan et le puits, dévastèrent les melons et les aubergines, dégradèrent le buisson de bambous et la clôture de lianes sous les pleurs des femmes, les interjections désespérées de Hamma et le regard affolé de Garga. Il fallut le secours des voisins et l'intervention d'une escouade de soldats pour arriver à les séparer. On réussit à ramener le calme avec force blâmes, sermons et remontrances. On décida de tout oublier, d'aller voir cette sorcière que l'on se préparait à brûler sous le grand tamarinier avant de goûter à la poule quand Ilo cracha sur le visage de Teli et dit :
— Bâtard !
Le coup fut si violent, si indécent, si inattendu que le monde sombra dans un silence sans fond. On n'entendit plus le bruit des respirations, ni les serins dans les bambous, ni les gendarmes dans les papayers.
Devant l'assistance figée dans l'effroi, Teli se leva, détacha son cheval et partit. Personne ne pipa mot mais chacun était convaincu que c'était la toute dernière fois qu'il passait la clôture de lianes.
Puis l'on entendit la voix brisée de Garga :
— Va-t'en, toi aussi, Ilo, et surtout ne reviens plus !
Au plus grand étonnement de Garga, Hari tomba de nouveau enceinte. Il découvrit un beau jour que ses seins s'étaient arrondis, que son visage s'était empourpré et que son ventre avait pris du volume. Il entamait son cycle de vieillesse et il ne savait toujours rien des petits secrets des femmes. Et Hoola n'était plus là pour le mettre dans la confidence. Il avait bien remarqué le changement d'attitude de ses deux épouses : leurs clins d'oeil et leurs chuchotements étaient devenus plus fréquents, leurs discussions plus inquiètes, leur complicité s'était accrue. Il avait pris pour de la malaria l'extrême lassitude de Hari et avait trouvé tout à fait normal que Inaani lui fît plusieurs fois par jour de la soupe à l'oseille et des décoctions de plantes contre le vertige et la nausée. L'idée d'un autre enfant était loin de hanter son esprit. Pour lui, ses épouses avaient dépassé l'âge de procréer. Aussi, quand il se rendit à l'évidence, il s'en alla chez Hamma, exprimer sa surprise.
— C'est normal ! répondit celui-ci. Tu as épousé ces deux femmes alors qu'elles étaient encore fillettes. Elles ont foulé ton domicile quand elles avaient quatorze ans et accouché de leurs premiers enfants quand elles en avaient quinze.
Ce fut une grossesse épuisante, qui métamorphosa définitivement la douce silhouette de Hari et transforma son agréable tempérament en un caractère revêche ; elle devint invivable aux yeux de ceux qui appréciaient le plus ses origines nobles et le charme de sa bonne éducation. Elle était prise de violents maux de tête, vomissait tout ce qu'elle avalait, s'écroulait d'étourdissements, noyée dans la sueur. Tout le monde était persuadé qu'elle ferait une fausse couche ou accoucherait d'un mort-né. Quand arriva la saison sèche, par une nuit de pleine lune, elle mit au monde, aidée par Inaani, un magnifique et robuste garçon que Garga, après un moment d'hésitation, s'enorgueillit de prénommer Birane.
— Il faut bien que, dans ma progéniture, il y eût quelqu'un pour me rappeler mon père, se crut-il obligé d'expliquer à Hamma. Birane est un nom qui n'est pas forcément néfaste.
Déjà méconnaissable durant son infernale grossesse, Hari ressemblait maintenant à une vieille statue de cire verdie par la mousse et boursouflée par l'humidité et dans laquelle des rapaces auraient dessiné des cratères et des sillons à coups de serre et de bec. Elle sentait des étouffements dans la poitrine, des élancements dans les membres, des brûlures dans le dos et dans l'estomac. Couvert de plaies phosphorescentes et de croûtes noirâtres grosses comme des noix, son corps ne servait plus à rien, ni à la corvée de l'amour ni aux travaux domestiques. Selon le temps qu'il faisait, elle restait étendue près de l'âtre ou — maintenant que le kolatier avait été abattu par la foudre — sous l'ombre des bambous, dévorée par les vers et par les mouches, nageant dans une perpétuelle atmosphère de gaz âcres et d'odeurs pestilentielles. Dans ce déchet humain en voie de putréfaction, bruyant de hoquets et de toux, de rots et de gargouillis, seul son visage gardait encore une apparence humaine. On aurait dit qu'une force occulte s'y était logée pour le protéger de la souffrance et de la laideur, de la saleté et de l'anéantissement. Il conservait la même fraîcheur, le même regard d'enfant ébahi, la même beauté secrète que le jour où on avait ramené Hari de la vallée du Gorgol, habillée de blanc, montée sur un cheval blanc, entourée de griots, d'esclaves et de guerriers habillés de blanc. Quand Garga se penchait vers elle pour la consoler avec cette juvénile maladresse qui ne le quitterait décidément jamais, il pouvait encore sentir l'odeur d'encens et de myrrhe dont elle se parfumait à l'époque.
— Surtout, ne te laisse pas abattre, s'efforçait-il de la convaincre, bientôt, tu seras guérie.
— Qui te dit que je suis malade ? répliquait-elle d'un air ingénu. C'est l'air pourri de Gede. Qu'on me ramène dans la vallée du Gorgol, qu'on me ramène où l'on m'a prise !
Elle en était tellement convaincue qu'elle refusait obstinément les potions et les cataplasmes, les ventouses et les cautères des innombrables guérisseurs que son homme avait été chercher jusqu'au Saloum et au Jolof. Elle recouvrait une énergie insoupçonnée quand on oubliait de veiller sur elle, ramassait ses canaris et ses bijoux et s'efforçait de partir pour le Gorgol. On la retrouvait, râlante et pleine de sang devant le portail de lianes.
On constata assez vite que son esprit aussi se détériorait. Elle reconnaissait encore Garga, Hamma, Inaani et la petite esclave qui lui servait de soignante, mais elle n'avait plus aucun souvenir de ses propres enfants. Le jour du baptême de Birane, intervenu comme il se doit sept jours après l'accouchement, elle passa la journée à carder du coton et s'étonna de voir tant de gens affluer.
— Qu'est-ce qui se passe ici ? demanda-t-elle. Vous venez pour la mort de Labba Teŋella ?
— Nous venons pour une naissance, nous ne venons pas pour un décès, répondit-on, en réfrénant son rire. Labba Teŋella se Porte bien, c'est toi qui es victime de fièvres.
— S'il n'est pas encore mort, alors ce sera pour bientôt, conclut-elle d'une voix prophétique.
L'euphorie qui régnait, ce jour-là, ne permit pas de s'apercevoir qu'elle avait disparu dans le lougan pour déterrer le taro et les aubergines et tordre le cou aux poules et aux pintades.
Le griot annonça le nom de l'enfant. Le devin murmura dans l'oreille de Garga que rien de sombre ne couvait sur la lignée de ce petit. Hamma serra la main de son ami en soupirant de satisfaction.
— La bénédiction est de retour ! Garga, remercie le bon Dieu !
Le visage de Hari, qui jusque-là avait été épargné par les morsures du mal, se mit bientôt à pâlir et à se convulser, bien que, curieusement, il ne fut pas atteint de boutons ni de marques de gale. Son regard se durcit, prit une inquiétante expression de haine et d'impudeur. La bouche s'enlaidit et laissa passer sans trier toutes les insanités qui traversaient son esprit malade. Elle évoqua la honteuse escapade de Inaani, traita ses enfants de bâtards, Garga de dépravé, Hoola de vieille sorcière et Hamma de félon. Ses cris pouvaient s'entendre jusque dans les fouilles, jusqu'aux campements des bergers, jusque chez les pêcheurs de Cehel.
Heureusement qu'aucun des enfants n'était là pour voir ça : Penda et Mooro étaient mariées, Tori, après sa sortie des grottes, s'était installé à Hoore-Fonde comme négociant en peausseries. Inaani éloignait les gamins curieux du voisinage avec ce calme de myste et cette impressionnante dignité que les horribles souffrances de l'errance et de l'amour avaient fini par inoculer en elle.
— Allez à la mare déterrer des bulbes de nénuphar, les enfants ! Ne répétez à personne ce qu'elle dit, vous voyez bien que ce n'est pas elle qui parle. La maladie l'a rendue folle.
Bien entendu, c'est elle qui avait posé sur la langue de Birane sa première goutte d'eau. C'est elle qui l'avait lavé et massé, lui avait appris à babiller et à marcher, à mâcher et à jouer. Elle s'était postée devant le portail de lianes pour faire barrage à l'affreuse nourrice que Garga avait été chercher dans le Waalalde.
— Mon petit ne passera pas cette limite à moins qu'on ne me tue ! Je l'allaiterai moi-même et personne d'autre !
— Épargne-nous d'inutiles esclandres! se plaignit Garga. Tu sais bien que tu ne peux plus donner du lait.
— C'est bien ce qu'on verra ! fit-elle dans un péremptoire défi.
Elle prit le petit avec elle et lui donna le sein avec tant de conviction qu'un lait abondant gicla miraculeusement de ses tétons et qui se tarit seulement le jour où, ayant atteint ses trois ans, il devait être sevré. Hari, que la raison avait fini par déserter pour de bon, crut jusqu'à la fin de ses jours que Inaani avait accouché d'un quatrième enfant.
Birane, qui maintenant avait quatre ans, apprenait à nouer une corde sous le regard attentif de son père quand une épaisse fumée se dégagea vers l'est et que l'on entendit des cris. Le feu ravageait le quartier des potiers. Tout le monde s'empara de calebasses et de canaris pour aller éteindre l'incendie. Dans la précipitation, personne ne songea à rester auprès de Hari. Au retour, on trouva qu'elle avait brûlé les écuries puis s'était jetée dans le puits.
Cet après-midi même, pendant qu'on l'enterrait, les tabalas 3 résonnèrent dans les neuf provinces du royaume pour annoncer la mort de Labba Teŋella.
Samba Teŋella succéda à Labba Teŋella. Au moment de son intronisation, Birane avait atteint l'âge de s'occuper du petit cheptel. Sa mère Inaani l'avait confié à un aga de la tribu des Wolarɓe qui avait son campement derrière les fouilles à une demi-matinée de marche. Elle le réveillait tôt, lorsque les fougères et les pourpiers éclataient de rosée, l'accompagnait au puits pour vérifier qu'il se lavait bien le visage et les mains. Ensuite, il revêtait son accoutrement de berger et buvait sa ration de lait tandis qu'elle lui enlevait les derniers restes de chassie et de morve qui encombraient encore ses narines et ses yeux malgré la toilette qu'il venait d'effectuer — en maugréant sur son manque de soins, son étourderie, sa propension à chasser les écureuils et les oiseaux au lieu de se consacrer entièrement aux enseignements de l'aga. Elle fourrait dans sa poche des tamarins et des dattes et l'aidait à se jucher sur son âne.
Bientôt, les visites de Hamma s'espacèrent elles aussi. A Garga, la sciatique et le lumbago, ainsi que les lentes et inexorables affres de la cécité ; à son fidèle compagnon, le poids écrasant et ignominieux de la hernie. Ni l'un ni l'autre n'avaient su, préjuger des effets rapides et dévastateurs du temps — sa sournoise invisibilité, son écoulement corrosif, son leurre d'illusionniste qui vous empêche justement de le voir passer. Ils étaient parvenus au coeur des ténèbres qui annoncent la vieillesse et préfigurent la mort sans en mesurer la distance. Tout cela était arrivé d'un coup, comme une pierre s'écroulant sur leurs têtes. Il ne s'était jamais passé que quelques jours entre la première fois où ils s'étaient croisés à l'entrée de la ville, sous les kapokiers de Gede, et ce matin de décrue, vicié par l'odeur des marais, où le regard de Garga ressentit ses premiers troubles. Ils s'étaient juré une amitié fidèle et loyale jusque dans la tombe. Et voilà que leurs liens s'étaient disjoints de leur vivant même, bien malgré eux. Ils flétrissaient et se disloquaient chacun dans son coin, ne pouvant plus se parler ni se voir, se contentant, chacun, de deviner l'autre, de deviner l'état de décrépitude physique et morale où, pour le peu de temps qui leur restait à vivre, ils s'enfonçaient jour après jour. Les épouses faisaient le pont pour décrire à l'un les agonies de l'autre, transmettre à l'autre les salutations de l'un, émises avec cet accent plein d'ironie et d'amertume, propre aux moribonds. Quand les courbatures et les vertiges les en empêchaient, elles confiaient cette tâche aux guérisseurs ou aux marchands d'étoffes, aux esclaves ou aux mendiants. Garga, auquel il restait encore un peu de force, ne manquait jamais de relever la tête et de s'appuyer sur un coude pour réitérer ses curieuses exigences :
— Dites-lui bien de m'attendre, nous devons mourir à deux. Et si telle n'est pas la volonté de Geno, eh bien, que je meure en premier lieu. Les fièvres et la cécité, j'y suis habitué ; à la perte de mon ami, non !
Inaani affronta cette période de déchéance et de vide avec un courage paisible et obstiné, comme si elle avait enfin réussi à se débarrasser de la gangue de passions juvéniles et de desseins non maîtrisés dans lesquels le sort, chaque fois, s'était montré si hésitant — qui avait jusque-là enserré son existence. Comme si elle avait relégué dans un poussiéreux imaginaire ses malheurs et ses errements pour se réfugier dans un monde sans remords où seul comptait désormais le désir tonifiant de se lever et de tout recommencer. Elle veilla comme si elle avait été un homme sur le lougan et les troupeaux, la volaille et les écuries, les terres à sorgho et les villages de serfs. Certes, le tata n'était pas aussi pimpant et bruyant de monde que quand Garga avait encore et l'atout incommensurable de la vigueur et l'oreille du roi. Avec le vieux palais des laam-tooro, il restait néanmoins l'étape obligée des prévôts, des riches colporteurs soninkés et des négociants portugais, Inaani s'étant jusqu'à la mort de son mari démenée pour lui garder sinon son prestige d'antan, du moins un aspect présentable. L'énergie qu'elle mit à soigner son homme, éduquer Birane et sauver ce qu'elle pouvait du domaine familial la rendit fréquentable et même digne de respect aux yeux de tous ceux qui, à Gede, pouvaient, selon leur âge, se souvenir de ses frasques de jeunesse. Elle avait, le plus naturellement du monde, accédé au statut de vénérable grand-mère qui devait jouer les matrones dans les cérémonies d'excision, les égéries des jeunes pubères et les entremetteuses entre les clans dans le choix combien délicat des futurs époux. Ces occupations, fréquentes surtout durant la saison des récoltes, l'amenaient souvent loin de Gede, parfois même dans la province du Dimat ou du Laaw. Elle confiait alors Birane et Garga à une vieille esclave et revenait en compagnie de nouveaux guérisseurs, convaincue que plus loin elle irait les chercher, plus leurs remèdes s'avéreraient efficaces. Seulement malgré les saignées et les fumigations, les breuvages magiques et les sinapismes, l'état de Garga déclinait à vue d'œil si bien que dans la même journée, entre le lever et le coucher du soleil, il n'était plus tout à fait le même. L'ogre qui s'était logé en lui, pour parler comme les charlatans, avait dû manger un autre morceau de sa chair, de sorte que son corps avait l'air de flotter sous sa peau revêche et ridée, comme ces statues de terre affublées d'un déguisement trop ample que les Lébous dressaient aux proues de leurs barques pour infléchir le dieu de la pêche. A présent, les membres droits et le cou s'étaient figés à leur tour, donnant à l'ensemble du corps une allure de momie inaltérée dans l'épaisseur de sa glace. Le visage restait l'unique endroit animé de vie. La langue engourdie émettait des zézaiements que Inaani seule pouvait interpréter. Incapables de supporter ne serait-ce que la faible lueur d'une lampe à huile, les yeux, désormais, demeuraient clos la plupart du temps et ne s'ouvraient que dans les moments d'évanouissement, laissant apparaître deux petits globes sanguins perdus dans l'immensité des orbites. Garga quittait ce monde à petits pas, comme ceux de ces caravaniers maures qui s'arrêtaient devant le portail de lianes pour quémander à boire, longeaient les silos à grain et la case à palabres, passaient le tamarinier sacré, le bantan et le port de Cehel, traversaient le fleuve, puis regardaient une dernière fois les toitures hémisphériques de Gede avant de disparaître dans les steppes du nord. Il s'éloignait inexorablement de son domicile et de ses proches. Il ne bougeait pas, il s'éloignait à sa manière, à portée de main et cependant lointain et méconnaissable ; détourné de l'agitation terrestre, happé par le gouffre de l'au-delà. Il fallait le laver et l'habiller, le gaver comme un oiselet, l'assister dans ses besoins et le rouler comme une bille pour l'installer sur le côté ou sur le dos.
Cette année-là, quand le Portugais se présenta devant le portail de lianes avec ses chevaux et ses mulets, ses ballots d'or et ses esclaves, Garga ne le reconnut pas.
— Garga, c'est Joâo ! lui dit Inaani en essuyant sa bave. Tu te souviens bien de ton vieil ami Joâo ?
— Je ne connais aucun Joâo.
— Mais si, voyons ! Joâo vient du Galam pour nous apporter de l'or et du bon séné d'Agadès. Il va rester avec nous quelques jours avant de s'en retourner à Arguin.
— A Arguin ? Alors, pourquoi n'est-il pas avec Teli ?
— Teli est en tournée dans le Jolof, prétexta Joâo (lui laisser ses illusions était la meilleure manière de préserver le peu de santé qui lui restait). Le trafic est intense en ce moment. Les bateaux arrivent par cinq dans le port d'Arguin, personne n'a le temps de souffler. Il me dit de te transmettre ses affectueuses salutations, mentit-il. Il viendra te voir dès la saison des pluies. Je te jure qu'il viendra !
— C'est vrai qu'il viendra ?… Avec Ilo alors et sans plus faire d'histoires.
— Sais-tu qu'il vient de se marier ? fit Inaani pour détourner son attention des tristes souvenirs du passé.
— Qui vient de se marier ? Birane vient de se marier ?
— Pas Birane, tout de même ! C'est ton ami Joâo qui vient de se marier.
— Avec qui donc ?
— Avec une princesse deeniyanko.
— Une princesse des gens de Yaako ? … Je croyais que les Blancs ne se mariaient qu'avec des Blanches … Pourquoi ne nous a-t-il pas apporté du miel puisqu'il vient du Galam ?
— Ce n'est pas la saison, Garga, tu le sais bien, fit Joâo.
— Ah bon, ce n'est pas la saison ?… Quelles nouvelles nous ramènes-tu alors ? Dans le temps, tu rapportais toujours avec une nouvelle quand tu revenais du Ngaabu ou du Gajaaga.
— Son esprit s'éclaire, chuchota le Portugais. Tu devrais le faire parler plus souvent… La paix est revenue entre le Songhaï et le Mali depuis que Askya Daoud, le nouvel empereur songhaï, a épousé la fille du mansa du Mali, voilà ce qu'on raconte dans les marchés du Galam.
— Y vend-on toujours autant d'ânes ? Je suis passé par là avec les troupes du grand Koli pour aller combattre dans le Jaara et je n'ai jamais vu autant d'ânes. Elle s'appelle co… co…
Il voulait dire « elle s'appelle comment ta femme », avant que l'évanouissement ne l'étouffe. Inaani le ranima en lui faisant respirer des feuilles de basilic. Joâo l'aida à le monter sur le lit de terre où il se mit à délirer en évoquant tour à tour Dooya Malal, les termitières du Jaara, les palefreniers de Koli Teŋella, les prouesses du magicien Lama-Hoore et ses souvenirs d'enfance.
La semaine suivante, il imitait dans ses délires le bruit de l'hippopotame et le chant du coq quand un autre visiteur se présenta devant le portail de lianes.
— Est-ce bien ici que demeure le dénommé Garga Birane ? demanda-t-il à Birane.
— C'est ici. Tu veux de l'eau et des provisions, peut-être ? Dans ce cas, reste ici, je te les apporte de suite. Mon père est malade, je ne peux te laisser entrer.
— Je ne suis pas un mendiant, se contenta de répondre le jeune homme. Et je sais que ton père est malade, c'est pour cela justement que tu dois me laisser entrer.
— Veux-tu me faire croire qu'à ton âge tu es déjà un talentueux guérisseur ?
— Je ne suis ni devin ni guérisseur, tu dois me laisser passer quand même.
Joignant le geste à la parole, il poussa la porte et se dirigea vers le milieu de la cour où il déposa son baluchon, comme un vieil habitué des lieux. Décontenancé, Birane ne put que le suivre et lui présenter un siège où s'asseoir. Il resta quelques instants à regarder son turban de Maure et son air réservé mais décidé avant de dispareître dans le tata pour prévenir sa mère.
— Tu crois que c'est le moment de recevoir de la visite ? Si ton père doit mourir, eh bien, que ce ne soit pas au milieu des badauds.
— J'ai tout fait pour l'en empêcher, mère, mais ce jeune homme m'a l'air bien têtu. Et je n'ai pas l'impression que ce soit un étranger de passage. Je crois que c'est pour voir père qu'il est venu exprès à Gede.
Le Portugais posa le chiffon humide avec lequel il épongeait Garga et sortit voir.
— Jeune homme, sais-tu que…
— Je le sais.
— Qui te l'a appris ?
— Personne ne me l'a appris. J'ai vu tout seul qu'oncle Garga s'apprêtait à quitter ce monde.
— Tu l'as vu comment ?
— En rêve.
— Tu es…
— Non, je n'ai aucun pouvoir magique. Seulement, je suis sûr de mes rêves.
— Qui es-tu ? D'où viens-tu ?
— Homme blanc, laisse-moi aller auprès de mon oncle. Je le lui raconterai quand il aura repris ses esprits à la tombée du crépuscule.
Le plus étonnant fut que tout se passa comme il l'avait annoncé.
A la tombée du crépuscule, Garga cessa de baver et de transpirer. Son visage convulsif s'apaisa et rayonna d'une joie profonde et secrète. Il ouvrit aisément la bouche et ânonna de façon si intelligible que, cette fois, même Birane et le Portugais comprirent ce qu'il voulait dire :
— Je veux un pot entier de miel !
— Avec du lait ? s'empressa de demander Inaani avec un enthousiasme qu'on ne lui avait pas connu depuis des semaines.
— Non, seulement du miel ! Et sans abeilles mortes et sans morceaux de dards ! Et après, tu me feras du couscous de mil avec de la viande de bouc, il y a longtemps que je n'ai pas mangé de la viande de bouc.
Il mangea de bon appétit, ce soir-là, certes en mâchant ses aliments avec la même pitoyable difficulté que d'habitude mais sans roter et sans vomir sa bile comme il le faisait chaque fois que Inaani lui fourrait ses doigts dans la bouche. Il y avait belle lurette qu'il ne s'était porté aussi bien, qu'il n'avait semblé aussi lucide.
Cependant, personne n'alla jusqu'à penser qu'il avait senti la présence du jeune visiteur qui était resté recroquevillé sur une natte dans un coin de la pièce. Ce fut quand il eut fini de manger, en mâchonnant sa traditionnelle noix de kola râpée, qu'il demanda à Inaani :
— Est-ce un fils de mon ami Hamma?
— Non, oncle, répondit le jeune homme. Je suis votre neveu Jabaali, le fils de Birane, lui-même fils de votre oncle Birom.
La première réaction de Garga fut d'ouvrir les yeux et de pousser un reniflement puissant qui fit vibrer l'ensemble de son visage. On ne sut où il puisa la force de tourner le regard vers l'endroit d'où s'était fait entendre la voix de l'étrangen Il battit frénétiquement des paupières et se mit à scruter avec une précision telle qu'il serait devenu, par miracle, apte à discerner les choses à travers le voile épais de sa propre cécité. Alors, il soupira et dit :
— Je savais que vous reviendriez. Le sang n'est pas de la merde, tout de même, le sang ne se jette pas.
Il hoqueta trois fois de suite et soupira de nouveau, mais cette fois-ci longuement, et annonça d'une voix prophétique :
— Ah, Geno, ce suprême joueur de tours !… Enfin !… Il a fini par reverdir, l'arbre des Dooya Malal, et cette fois, plus rien ne le fera tomber.
Il rendit l'âme le lendemain à l'aube, au moment où, dans les plaines alentour, l'on entendait les voix matinales des bergères s'en revenant des enclos.
Inaani repeignit les murs du tata, renforça la clôture de lianes, répara le plancher de la terrasse et les toitures des écuries. Elle habilla Birane de la tunique de guerre de Garga et l'installa dans la chambre du défunt. Elle lui remit ses gris-gris et son sabre ainsi que son meilleur destrier. « C'est toi l'homme ici, dorénavant. Tout doit te revenir, les terres et le cheptel, la gloire et l'amertume. Ton père a tracé son sillon, à ton tour d'imprimer ta marque », lui dit-elle avec une voix où la tendresse et l'affection avaient fait place à une autorité intransigeante et grave. Elle n'était plus la mère protectrice et douce mais la farouche gardienne d'un legs ancien miné par toutes sortes de périls et dont il fallait, à l'instant, sauver et fructifier ce qui en restait avant que l'anéantissement ne triomphât. La mort de Garga l'avait dopée au lieu de la vaincre. Elle s'estimait heureuse d'avoir non pas à le regretter et à le pleurer, mais à défendre bec et ongles tout ce qu'il avait laissé au bout d'une vie menée avec conviction et, somme toute, au gré des vents. Cela, elle se l'était juré dès l'instant où il s'était éteint. Comme elle s'était juré de jeter son dévolu sur le petit Birane afin de refonder une nouvelle généalogie pour venger celle de Dooya Malal entachée par les erreurs et les quiproquos, appauvrie par tant de branches mortes et de feuilles dispersées. Ce serait Birane la source de la renaissance que Garga appelait de ses vœux et qu'elle se devait de couver comme un serpent vautré sur ses oeufs.
Bien sûr, on arriva de Hoore-Fonde, du Ngaabu et du Fuuta-Jalon pour présenter les condoléances, apporter son cadeau et son conjoint, ses larmes et ses nouveau-nés. Comme cela ne s'était pas produit depuis des années, tout ce qui restait de la famille convergea vers le tata, pour la période du deuil. On partagea le fonio et le lait, on évoqua les mânes des disparus et on reçut les visites éplorées des dignitaires et des négociants, des soldats et des serfs. Cela dura quelques semaines, le temps de remettre à chacune des filles la génisse qui lui était due et de partager selon les règles, entre les mâles, les chevaux et les boeufs, les terres et les nombreux villages d'esclaves.
Jabaali, dont finalement personne ne connaissait l'existence, le parcours et les intentions, choisit de rester. Inaani étala une natte pour lui à côté de celle de Birane et s'assura simplement qu'il avait été initié et circoncis sans le questionner davantage. En faisant le rapprochement entre les épidémies, les guerres et les divers événements climatiques qui avaient entouré leur naissance, elle en déduisit qu'il devait avoir un ou deux ans de moins que Birane même si les deux garçons avaient la même vigueur et la même taille et naturellement ce teint zinzolin et ce visage allongé (transpirant la colère et la susceptibilité) qui caractérisaient la tumultueuse engeance de Dooya Malal. Elle lui fournit un âne, un sasa et une bonne tunique de berger (comme elle le fit pour Birane quand il sortit des grottes), et le présenta elle-même à l'aga des Wolarbé. « Revenir aux pâturages, c'est la meilleure manière de recommencer, expliqua-t-elle. Quand le Pullo se sépare du boeuf, il s'expose à toutes les calamités. Geno, il ne se soucie que des pâtres ; les autres, il ne les voit que d'un seul oeil. J'espère que, vous deux, vous ne serez ni soldat, ni négociant, ni prévôt. J'espère surtout qu'il n'y aura plus de guerre. »
Longtemps, Garga s'était gardé de s'épancher sur son passé. C'est après la mort de la vieille Hoola, alors que Hari manifestait les premiers signes de sa folie et que lui-même entrait à petits pas dans le cercle sans retour de la décrépitude, qu'il s'était ouvert un peu à elle. Alors, il avait commencé à se confesser par bribes, par allusions, comme s'il avouait une faute, une trahison, une irréparable infamie. Depuis, elle savait l'histoire de l'hexagramme, le combat fratricide des jumeaux Birom et Birane, l'existence de Birane Birom, et celle du cheik Ibn Tahal Ben Habib Ben Omar. Seulement, elle n'avait jamais réussi à agencer tout cela, à en comprendre le sens, à retrouver la mystérieuse alchimie qui avait génère une tragédie aussi pathétique et dérisoire. Elle avait vite senti que le sujet n'avait pas fini de se consumer dans les entrailles de Garga et que, quoi qu'il eût dit, des pans entiers de cette mémoire resteraient opaques et parfaitement étrangers à sa mémoire à elle.
Aussi se garda-t-elle de lui en demander plus, comme elle se garda bien de questionner Jabaali sur la vie de sa famille et sur les raisons de son voyage (au vu de tout le fourniment qu'il avait apporté, le désir de rencontrer son oncle avant qu'il ne décède était un argument fondé mais pas suffisant).
Ce fut Tori, avec son incomparable impertinence, qui creva l'abcès et posa la question que, sans oser, tout le monde voulait poser à ce cousin inconnu :
— Cet oncle Birane, où vit-il à présent ?
— A Shingetti où je suis né, où sont nés mon frère Yero, mes soeurs Saara et Kumba ainsi que mon autre frère, Gando. Il a perdu l'usage d'une de ses jambes à la suite d'une chute de cheval. Heureusement, mère est encore valide, ses enfants dégourdis, et il y a oncle Hichem pour s'occuper des choses les plus importantes. Il a quitté les mines de sel de Awlil pour vivre avec nous après la mort du cheik et celle de grand-mère.
— Ah! s'exclama Tori. Nous avons donc un autre oncle en cette terre de Mauritanie et nous ne le savons même pas !
— Oncle Hichem est cet enfant que grand-mère avait eu avec le cheik.
— Comment s'appelle ta mère ? Serait-elle comme nous du Fuuta-Tooro ?
— Elle s'appelle Jelo, ma mère, et elle n'est pas du Fuuta-Tooro. Elle est du Fouta-Tichitt.
— Dis-moi, serais-tu devenu bismillaahi, toi aussi, comme oncle Birane ?
Jabaali réarrangea son turban et mordit dans un bulbe de nénuphar pour ne pas avoir à répondre. Il s'ensuivit un silence gêné de la part part des adultes, ponctué par les moqueries des enfants. Tori détendit l'atmosphère en demandant :
— Est-il à toi, ce magnifique alezan qui paît du côté des figuiers ?
— C'est bien ça, il est à moi.
— Vous en avez des chevaux en Mauritanie ! Tu aurais dû nous en apporter, petit frère Jabaali !
— Je ne savais pas que mon oncle avait des enfants, des garçons, qui plus est.
— Tu as bien répondu. Maintenant que tu le sais, pense à nous satisfaire pour la prochaine fois. Au fait, quand est-ce que tu retournes en Mauritanie ?
— Euh !… Je ne compte pas retourner là-bas… Je viens de tuer un homme.
On était à la veille du grand départ. Inaani s'abstint d'en demander davantage, moins par pudeur que par superstition ; elle redoutait en se montrant curieuse de découvrir des choses encore plus abominables que ce qu'elle venait d'entendre. A vrai dire, elle reçut la nouvelle avec plus de placidité qu'elle s'en croyait capable, elle s'était habituée à la sombre saga des Yalalɓe où les bouderies et les ruptures, les vieilles rancunes et les coups de couteau rythmaient les naissances et les morts, les transhumances et les initiations de façon aussi régulière que les changements de saison. Occupés à préparer leurs montures et leurs baluchons, les autres non plus ne s'y attardèrent pas, passé un moment d'effarement. Le lendemain, Tori revint quand même là-dessus pendant qu'on se disait au revoir à la sortie de la ville.
— Tu n'as pas besoin de retourner en Mauritanie, jeune frère. Tu es ici chez toi. Le tata t'appartient autant qu'il nous appartient… A bientôt, que Geno veille sur toi ! Nous serons tous là à la saison des récoltes, pour le mariage de Birane. D'ici là, tâche de t'habituer aux lieux et de ne tuer personne. Nous avons tous le sang mauvais, nous autres Yalalɓe.
Inaani détacha son cheval du lougan pour le loger dans les écuries. Elle porta ses mallettes et ses outres dans le grenier et lui remit l'âne, la tunique et le sasa. Après quoi, elle se dépêcha de trouver une fiancée pour Birane, une jeune fille de Matam, du nom de Rella.
— Toi, ta fiancée s'appelle Tai, lança-t-elle à Jabaali. Je l'ai déjà repérée. Seulement, tu te marieras un an après Birane. Pour moi, un an de différence d'âge, cela n'a pas beaucoup d'importance. Mais je dois respecter les règles du pulaaku. Dans tous les stades de l'existence, c'est le plus âgé qu'on honore d'abord.
Les ailes des premières cigognes labourèrent le ciel de l'est. Les assourdissants tonnerres de fin de saison de pluies fracassèrent les échos. Le fleuve amorça le long processus de sa décrue annuelle.
Puis, par une belle journée de ciel opalin et de vent tiède, griots et soldats se répandirent dans les ruelles de Gede, à pied, à cheval ou à dos de mulet, au son des fifres et des tambourins, des sagaies et des boucliers, pour annoncer l'avènement d'un nouveau roi.
Le Fuuta-Tooro porta le deuil de Samba Teŋella avec une discrétion à la mesure de ses deux petites années de règne. Les huit jours de réjouissances marquant le couronnement de Gelaajo Bambi éclipsèrent et de loin les éloges funèbres et les larmes. Samba, tout comme Labba, n'était que le frère du grand Koli après tout, tandis que Gelaajo en était le fils, le double de soi, le trésor inestimable que l'on laisse sur terre pour prolonger son existence et surpasser ses mérites.
— Emmenez-moi à la fête ! implora Inaani avec une insistance et une soudaineté telles que Birane et Jabaali pensèrent qu'elle était devenue folle.
— Mange ta bouillie et monte te reposer ! lui recommanda Birane. Ce n'est plus de ton âge, les fêtes. Hier encore, tu te plaignais de maux de cœur et de vertiges. Tu risques de t'écrouler, au milieu de tout ce monde.
— L'enfant obtempère quand la mère ordonne. Emmenez-moi à la fête si vous voulez que je vous bénisse. Comment s'appelle-t-il déjà, ce roi ?
— Gelaajo ! affirma Jabaali, fier de montrer qu'il n'ignorait rien de la folle histoire de son peuple malgré son long séjour chez les Maures. Gelaajo Bambi, fils de Koli Teŋella et de Bambi Arɗo Yero Didi, elle-même fille de l'arɗo Jawɓe de Gimi, le plus illustre des Fulɓe du Termès.
— Eh bien, soupira Inaani, ce Gelaajo Bambi, son règne sera le dernier que je verrai avant de sombrer dans le puits sans fond de Geno.
Demain j'irai à Danéol, chercher le guérisseur… se résigna Birane. Elle n'est pas dans un état normal. La maladie et la vieillesse commencent à la détraquer à son tour. Qu'en dis-tu, frère Jabaali ?
— Pourquoi donc ? Ils font appel à la médecine du diable, les guérisseurs, et après ils vous demandent les yeux de la tête. Un cabri pour la moindre pommade, une cotonnade bassari pour une saignée, un cheval, voire un chameau, pour une simple fumigation, et les maux recommencent de plus belle sitôt qu'ils ont tourné le dos. Alors qu'avec mes versets et rien qu'un oeuf symbolique pour prix de ma peine…
— Pas dans cette maison, tu sais bien que cela ne se fait pas, l'interrompit gravement Birane.
— Arrêtez de chuchoter et de médire sur une vieille femme qui n'a plus pour se défendre que l'égard que lui confèrent ses cheveux blancs. Apportez-moi ma canne, que j'aille danser pour le nouveau roi puisque, je vous le dis, je ne connaîtrai pas le nom de son successeur ! Je vais mourir bientôt, plus tôt que vous ne le croyez.
Birane, cette fois, ne prêta aucune attention à ses divagations. Il la força à avaler sa bouillie et la conduisit au lit.
— Ouf, maintenant nous pouvons aller voir les acrobates et les courses de chevaux et en apprendre un bout sur le nouveau maître du pays.
Ils se rendirent sur la place du marché pour voir les soldats en état d'ébriété jongler avec leurs armes puis ils s'assirent sous le hangar du Bambara pour se désaltérer.
Mais un petit garçon accourut vers eux au moment où ils s'apprêtaient à quitter les lieux.
— Y a-t-il ici un Pullo dénommé Birane ?
— Birane, c'est moi. Mais que me veux-tu ?
— Tu dois te rendre au bantan. C'est là-bas que ta mère se trouve, c'est là-bas qu'elle s'est évanouie.
On les aida à placer Inaani sur une chaise à porteurs et à la transporter jusqu'au tata tandis qu'elle gémissait sur son sort et adressait à Geno des prières enfiévrées. « Personne ne nous avait dit qu'elle était malade, se justifia le voisinage, sinon, vous pensez bien, jamais on ne l'aurait laissée sortir toute seule. Comment vouliez-vous que l'on devine ? Pas plus tard qu'avant-hier, elle est allée jusqu'aux termitières de Lérâbé pour chercher des racines d'aloès et il ne lui est rien arrivé. Par Dieu, pourquoi laisser une vieille femme toute seule quand on sait que sa santé n'est pas bonne ? »
Elle se remit debout trois jours après et reprit ses corvées quotidiennes en plaisantant :
— Que croyez-vous, mes vieux coquins, que j'allais disparaître aussi subitement ? Ne vous en faites pas, ça ne va pas tarder. Seulement, le jour n'est pas encore arrivé. J'ai vu la foudre tomber sur le kolatier, j'ai survécu à la grande épidémie, j'ai vécu sous le règne de Koli, de Labba, de Samba et de Gelaajo Bambi, je ne verrai pas le suivant. Néanmoins, pour rien au monde, je ne mourrai avant d'avoir assisté au mariage de Birane, cela je le sais comme si Geno en personne me l'avait soufflé à l'oreille… Et vous deux, vous feriez mieux d'aller à Donaye, prendre soin de vos troupeaux. Il me reste suffisamment de forces pour m'occuper toute seule du lougan et vous préparer du fonio à l'oseille pour ce soir.
Inaani passa les trois mois suivants à alterner les moments d'effort et ceux d'étouffement et de chagrin, les états d'euphorie et ceux d'abattement puis, quand les tubercules furent déterrés et le mil fauché et rangé, elle fit venir un devin afin de déterminer le jour le mieux indiqué pour célébrer un heureux mariage chez les Yalalɓe.
Comme après le décès de Garga, Tori, Mooro et Penda débarquèrent de nouveau, encombrant la cour et les recoins du tata de leurs bagages et de leurs progénitures et déployant dans une joyeuse rivalité les étoffes et les orfèvreries destinées à la mariée. Après les trois jours de festivités, alors que tous se préparaient à prendre le chemin du retour, Inaani se planta devant le portail et déploya un long fouet.
— Personne ne sortira d'ici avant que je ne sois morte ! Ne vous en faites pas. Vous n'aurez pas longtemps à attendre.
Son visage frémit, se teinta d'une triste expression de solitude et de nostalgie. Elle promena un regard circulaire sur le lougan et les écuries, les aubergines, les papayers, la clôture de lianes, la terrasse du tata ainsi qu'à l'emplacement du kolatier déchiqueté par la foudre alors que Tori tétait encore et que Teli et Ilo n'étaient pas circoncis. Un sourire furtif et désabusé effleura ses lèvres. Elle se rapa une noix de kola, la fourra dans sa bouche édentée qu'elle remua avec tant de rage qu'il fut impossible de savoir si elle mâchonnait ou si elle marmonnait pour elle des mots secrets et incompréhensibles. Il se passa un long moment de silence que personne n'osa troubler, pas même ses petits-fils en âge de marcher, pas même les imprévisibles petis cabris qui sautillaient entre les écuries et le puits.
— Donne-moi de l'eau, Rella, ma fille! s'écria-t-elle subitement comme si elle surgissait d'une cavité ou d'un très long rêve.
Rella se traîna vers la grande jarre posée sur un trépied sous l'abri des lantaniers, remplit l'écuelle de bois et s'en revint s'agenouiller, comme le voulait la coutume, devant sa belle-mère, avec son pagne court, ses petits seins nus et son doigt dans la bouche — manie qu'elle n'abandonnerait qu'à son deuxième accouchement. Inaani but, reprit son souffle et pointa un doigt fébrile sur le ventre de la jeune fille.
— Celui-là non plus, je ne le verrai pas, fit-elle en éclatant de rire.
— Qui, mère ? s'inquiéta Mooro. De qui parles-tu ? Il n'y a encore personne dans ce ventre-là. Rella est encore une toute jeune fille mariée. Il y a moins d'une semaine…
— Tu te trompes, répondit-elle d'un ton mou, parfaitement détaché. On ne le voit pas encore mais il est déjà là et bien là.
Le second lundi qui suivit, alors que l'on contait autour de l'âtre, elle s'allongea sur une peau de chèvre pour mieux se mettre à l'aise et s'endormit une fois pour toutes.
Mooro et Penda demeurèrent jusqu'à la période des semences pour épauler Rella dans son tout nouveau rôle de mère de famille consacrée par sa défunte belle-mère à la régénérescence du clan. Comme pour confirmer les lugubres paroles de Inaani, à la stupéfaction de tous et d'abord de Birane lui-même, le ventre de la jeune femme montra ses premiers signes de grossesse juste avant les saisonniers et épouvantables coups de tonnerre précédant les premières averses de l'année. Gede connut une éclipse de lune, un éboulement dans les fouilles, un tragique naufrage entre le port de Cehel et l'Escale du Coq, un cas de folie, trois baptêmes ainsi que deux adultères meurtriers entretemps.
Et puis, un beau jour, un marchand se présenta devant la clôture de lianes.
— Passe ton chemin, colporteur ! lui dit sèchement Mooro, nous n'avons besoin de rien.
— Comment ça, vous n'avez besoin de rien ? riposta l'homme dans un ricanement, plus, à l'évidence, pour masquer son dépit que pour faire preuve de bonne humeur.
— Oh que si, mon amie Mooro, moi J'ai bien besoin de deux noix de kola! cria Penda depuis la terrasse.
— De la kola de si bonne heure, est-ce bien raisonnable ? Tu devrais ménager ton cœur, ma soeur…
— Ne t'inquiète pas, Mooro ! Il n'y a rien de tel qu'une bonne noix de kola pour me requinquer !
Ce fut rapide et banal comme le temps d'un éternuement. On en serait resté là, rien de fâcheux ne serait arrivé : le camelot aurait repris ses sandales et ses ballots pour s'en aller vers d'autres chemins et le lourd vent du sud aurait soufflé comme avant sa tiède atmosphère de patience et de stagnation. Mais elles en avaient suffisamment dit pour que, encore une fois, le destin des Dooya Malal basculât dans le malheur et dans l'incertitude. Le marchand n'attendait que cela pour soulager son intarissable volubilité.
— Sais-tu, femme pullo, qu'il n'y a pas que la kola, que je vends bien d'autres merveilles ?
— Nous n'avons besoin de rien d'autre. Juste un peu de kola pour la migraine de ma soeur !
— Regarde cette poudre blanche, c'est de la glaire d'escargot séchée. Cela soigne les infections et les hémorroïdes et, pour ne rien te cacher, cela protège la femme enceinte…
— Il n'y a pas de femme enceinte ici.
— Tu sais bien que si !
Elle resta quelques instants hébétée, à regarder tour à tour l'homme rangeant ses nauséabondes affaires et la kola ainsi que le fameux remède qu'il lui avait mis dans les mains, comme une petite fille que l'on venait de flouer. Quand il eut fini, il rechargea ses ballots sur son âne, fit quelques pas en direction du grand tamarinier puis revint brusquement vers le portail de lianes, comme s'il avait oublié quelque chose.
— Juste une dernière question, femme pullo ! L'année dernière, j'ai connu au pays des Maures un jeune Pullo fort sympathique. Comment s'appelait-il déjà ? Jalba... Julba... Jabaali ? Oui, oui, Jabaali !
— Que lui veux-tu, à ce Jabaali ?
— Moi, mais rien du tout, belle femme!… Regarde ce collier d'ambre et cette mantille de soie que j'ai troqués chez les Portugais d'Arguin contre un jeune esclave, cela fait des mois que je les ai. Au Mali, on m'a proposé cent methcals de poudre d'or ; au Ngaabu, cinq dents d'éléphant. J'ai dit non, pour rien au monde, je ne céderai ce collier et cette mantille de soie, c'est pour mon ami Jabaali, pour le remercier de tous les bienfaits qu'il m'a prodigués lors de notre rencontre au pays des Maures.
— Jabaali, c'est mon frère. Il est parti mener paître les troupeaux. Mais si tu reviens ce soir au moment du crépuscule, c'est sûr que tu le trouveras ici.
— Merci, femme pullo ! Que les dieux veillent sur toi et sur ta longue descendance !
Mooro pensa que, de nouveau, la guerre avait éclaté, plus violente et meurtrière que toutes celles relatées par les griots, quand elle vit les cavaliers du laam-tooro entourer le tata dans un bruit impressionnant de chevaux et de lances. Elle ne comprit que plus tard au moment où, devant la foule rassemblée sous le grand tamarinier, le juge appela le colporteur pour lui demander « es-tu sûr que c'est lui ? » et que celui-ci répondit en désignant Jabaali (couché dans la poussière et ficelé comme un fagot de bois mort) :
— C'est bien lui qui a tué Geeto le Rouge dans les marais de l'Escale du Coq pour lui voler son or.
Il s'attarda un bon moment sur les longues et fastidieuses enquêtes qu'il avait dû mener ici et là pour retrouver sa trace puis il conclut d'un air triomphal, satisfait sans doute d'avoir déjà convaincu le jury :
— Il n'aurait pas fui, s'il n'avait rien fait de mal, n'est-ce pas ?
L'audience approuva bruyamment alors que, tout fier, le colporteur réajustait les pans de son boubou avant de se rasseoir.
— Alors, Jabaali, tonna le juge, tu ne peux plus nier après ça !
— Je n'ai tué personne, honorable juge, je ne suis jamais passé par l'Escale du Coq, je suis passé par l'Escale du Terrier Rouge.
— Ce colporteur, tu le reconnais tout de même, tu l'as déjà rencontré, n'est-ce pas ?
— Des colporteurs, j'en ai rencontré des milliers depuis que j'ai quitté le domicile paternel, je ne peux pas me souvenir de tous.
Ce dialogue de sourds dura plus d'une semaine. Tous les matins, dès que l'on avait fini de prier le soleil et de traire le lait, l'on accourait sous le grand tamarinier pour assister à ce drôle de spectacle dont les palpitants épisodes avaient fini par attirer aussi bien les pêcheurs de Cehel, les caravaniers de passage que les Portugais qui sillonnaieni le fleuve à bord de leurs caravelles.
Cela dura jusqu'au neuvième jour, quand une voix surgit de l'anonymat de la foule pour s'adresser au juge :
— Faisons-leur boire de la résine de cailcedrat. La résine de cailcedrat ne ment jamais : le premier qui vomit, c'est bien celui-là le coupable.
— Et le feu du forgeron, alors ? protesta quelqu'un. Faisons-leur lécher le feu du forgeron. C'est bien plus efficace : celui dont la langue prend feu, c'est celui-là le coupable.
— L'épreuve du feu m'est insupportable depuis que, dans le Fuuta-Jalon, j'ai vu un pauvre homme, la bouche en cendres, rendre son âme, ses excréments et son sang devant des femmes et des enfants, s'alarma un vieux berger. Sois raisonnable, le juge, la résine de cailcedrat, pas le feu du forgeron !
Le juge bougonna mais se laissa convaincre.
— Qu'on amène de la résine de cailcedrat ! hurla-t-il à la cantonade en plantant son bâton de magistrat dans le sol.
Jabaali vomit le premier. Il subit stoïquement les quolibets, les crachats et les projectiles de la foule.
Quand le calme se fit de nouveau, il dégagea sa figure de la poussière dans un effort surhumain et réussit à crier de tous ses poumons :
— Qui me dit que l'on n'a pas triché, qu'on n'a pas ensorcelé cette résine pour me faire vomir exprès ?
— Ah, aboya le colporteur, il pense qu'on l'a abusé, ce misérable chenapan ! Eh bien, je vais vous donner une preuve ! Geeto le Rouge avait un alezan avec une étoile au front et une verrue sur la queue.
C'est sur cet alezan-là que le malfaiteur s'est enfui. Qu'on fouille donc les écuries du tata !
Les cavaliers dépêchés dans les écuries du tata ne tardèrent guère. Ils exhibèrent l'alezan dans le vacarme général, la fureur et l'indignation.
— Silence ! fit le grand diseur. Les preuves sont faites, maintenant, le juge va donner la peine que doit subir ce malheureux.
— Par le nom de Gelaajo Bambi, roi de ce pays et des provinces et royaumes lui devant respect el tribut, par le laam-tooro, son représentant dans cette ville, je condamne le dénommé Jabaali Birane à être conduit dans la brousse lointaine et lâ être attaché à un tronc d'arbre jusqu'à ce que les bêtes féroces se repaissent de son corps. Justice est rendue, dispersez-vous !
A ce moment-là, un homme se leva du groupe des Portugais. Il était accoutré d'un ample alchizel de soie et portait un large chapeau emplumé.
— J'offre cinq pots d'eau-de-vie en échange de cet homme ! dit-il dans un mauvais pular qui irrita la foule et fit rire le juge.
— Qui a autorisé le Blanc à parler ? demanda le grand diseur.
— Toutes mes excuses à cette respectable assemblée, je sais que, selon les coutumes de ce pays, il n'est pas seyant de parler après la bouche du juge. Seulement…
— Seulement ?
— Seulement, grand diseur, ce serait bête de livrer cet homme aux lions alors que nous tentons de rejoindre le Gajaaga à la recherche d'esclaves par un temps où la cire fond toute seule tellement il fait chaud.
Le grand diseur se tourna vers le juge d'un air perplexe.
— Marché conclu ! arrêta celui-ci en faisant un geste de la main pour calmer le public.
Les femmes encaissèrent le coup. Ce fut Birane qui versa des larmes en trépidant tel un épileptique
— Qu'allons-nous devenir? Ô Geno, mon maître, qu'allons-nous bien devenir ?
Puis l'on se mit à gloser avec force exclamations au marché et au port de Ceɓel sur cette incroyable histoire qui venait de se produire à Anyam-Godo : un Blanc, un vrai de vrai, un Blanc — vous entendez, celui-là même qui avait épousé la fille de Gelaajo Bambi! — venait d'être nommé premier ministre du Fuuta-Tooro. Une descendante du grand Koli Teŋella dans le lit d'un ignoble matelot, lactescent jusqu'au pénis et roux qui plus est ! Mais ce n'était pas tout ! N'aurait été que cela, les gens normaux auraient pu encore conserver un peu de bon sens et les collines tenir sur leur base. Mais que le beau Gelaajo Bambi, qui jusque-là n'avait jamais manifesté un signe d'idiotie ou de folie, eût décidé de confier à ce vendeur de coquillages et de perles les terres que son père avait conquises et que les deux oncles qui l'avaient précédé sur le trône avaient domptées et fait fructifier. Oui, cela avait l'air d'un canular, et pourtant c'était vrai : un Blanc venu d'un pays dont personne ne pouvait deviner l'emplacement et qui, un beau jour, avait jailli de la mer comme le font les dauphins et les poulpes était devenu le grand vizir, le distingué premier ministre du Fuuta-Tooro ! Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier, sinon un autre mauvais tour de Geno annonçant par son époustouflante absurdité des événements plus graves et plus surprenants encore ?
Birane, comme tout le monde, finit par apprendre cette étonnante nouvelle. Comme tout le monde, cela le stupéfia d'abord, comme tout le monde cela l'inquiéta ensuite quant au sort du royaume et au triste avenir qui s'annonçait pour les Fulɓe. Comme tout le monde, il finit par s'en accommoder quand il fut établi que ce drôle de premier ministre, en échange de son titre, avait offert à l'empire des milliers de chevaux et même toute une armée de Portugais.
Puis un jour, alors qu'il s'approvisionnait en sel au port de Cehel, il entendit un groupe de piroguiers sérères et lébous relater leur récente visite à Anyam-Godo. Il s'approcha pour écouter et apprit avec beaucoup de déception que, là-bas, l'entrée du Blanc dans la cour des Teŋella n'avait pas suscité la même indignation qu'à Gede et dans les autres recoins de l'empire. Là-bas, l'on s'était plutôt réjoui d'avoir à ses côtés une légion d'excellents cavaliers maniant avec dextérité la bombarde et l'arbalète alors que les Ouolofs supportaient de plus en plus mal la suzeraineté fulɓe, que les tribus maures du Trarza, du Brakhna et du Tagant opéraient des razzias vers le nord pour protester contre les taxes que leur imposaient les Deniyankooɓe et que l'empire du Mali, maintenant réduit à la portion congrue, nourrissait des velléités de revanche.
— Vous voulez dire qu'il ne s'est trouvé là-bas aucun Pullo pour signifier à cette étrange créature que, si elle voulait régner, elle n'avait qu'à reprendre son bateau et s'en retourner chez elle ? demandat-il subitement, sans se gêner de se mêler à une conversation à laquelle personne ne l'avait convié.
— Non, personne, lui fut-il répondu.
— C'est incroyable, ça ! A-t-on oublié que ce sont ces mêmes Portugais qui ont soutenu les Mandingues contre nous lors de la bataille du Bambouk ?… Comment s'appelle-t-il déjà, cet infâme marchand de perles ?
— Joâo ! Joâo Ferreira di Ganagoga! répondirent-ils en choeur.
De retour chez lui, il appela sa femme et lui dit :
— Prépare-moi un baluchon ainsi qu'une provision de patates sèches et de viande boucanée !
— Où mon homme compte-t-il se rendre de façon aussi subite sans prévenir et sans donner de raison ?
— Arrête tes questions idiotes ! Obéis !
Rella accourut vers les bambous sous lesquels Mooro et Penda se tressaient les cheveux et s'effondra à leurs pieds.
— Je vous informe, mes chères, que Birane se prépare à s'en aller et il refuse de m'expliquer si c'est parce qu'il ne veut plus de moi ou si c'est parce qu'il est devenu fou.
Les deux soeurs se redressèrent et réunirent la petite famille pour une longue explication.
— Dis-nous, Birane, commença Mooro, toi, le fils cadet qui a donné tant d'espoir au père et que mère Inaani voyait comme la nouvelle graine du clan, est-il vrai que tu t'apprêtes à monter à cheval et à disparaître à jamais en laissant derrière toi ta femme enceinte et tout le patrimoine de tes aïeux ?
— Mais vous n'avez rien compris ! Je ne compte pas disparaître, je compte seulement me rendre à Anyam-Godo rencontrer Joâo Ferreira di Ganagoga !
— Tu vas rencontrer qui ? s'alarma Mooro.
— Joâo Ferreira di Ganagoga fut un partenaire et ami de notre père. Cet homme est aujourd'hui le premier ministre du roi Gelaajo Bambi. Je vais lui demander la libération de Jabaali.
— Dans ce cas, Birane, mon frère, je me charge moi-même de préparer ton baluchon !
Il sella son cheval et patienta quinze jours à Anyam-Godo avant d'être reçu.
— Bien, lui dit le Portugais, je vais commencer par envoyer des gens à moi à Arguin. Si Diabali est toujours là, je vais essayer de le faire libérer discrètement et de lui trouver un asile vers le Songhai ou le Gobir…
Puis il se ravisa et se tapa violemment le front.
— Merde, c'est hier que le Santa-Anna devait appareiller pour le cap Saint-Vincent ! Fais qu'il soit encore à Arguin, ô mon doux Jésus !
Mooro et Penda attendirent une ou deux saisons avant de rejoindre leurs foyers conjugaux, dans l'espoir d'obtenir des nouvelles de Jabaali. Elles ne pouvaient laisser Birane et ses vingt ans dans une telle détresse et une telle solitude, avec une femme encore gamine quoique déjà enceinte, un tata en décrépitude, une écurie en ruine, un lougan à désherber et des milliers de boeufs confiés dans différents campements à des bergers de plus en plus cupides et négligents. Rella accoucha d'un garçon que l'on prénomma Dooya, en souvenir de cet ancêtre farouche et acariâtre dont l'ombre, malgré les années, traînait derrière chacun des membres du clan comme un ami fidèle et encombrant. Gede sema et récolta le mil, enterra un laam-tooro, en installa un nouveau, initia dans les grottes des dizaines de jeunes gens, repoussa une razzia de Maures et fêta moult mariages et circoncisions. Puis les deux jeunes femmes s'en retournèrent dans leurs foyers. Birane pensa à la prochaine crue et, pour le moment, oublia Jabaali.
Un nouvel imam venu des pays maures avait pris la direction de la mosquée et, à Anyam-Godo, Gelaajo Tabaara avait remplacé Gelaajo Bambi. C'était ainsi au Fuuta-Tooro : les crues remplaçaient les crues, les Deniyankooɓe se succédaient sur le trône, les guerres et les disettes alternaient au rythme des saisons, le pays, à chaque nouveau règne, s'agrandissait d'une nouvelle province avec des trésors nouveaux et des tribus nouvelles. Seul le grand tamarinier de Gede ne variait point. Ses racines tenaient bon et ses branchages continuaient de se déployer malgré son grand âge. Majestueux et imperturbable, il avait, des siècles et des siècles, dominé les soubresauts de la nature et les convulsions humaines. Tout et tous, un jour ou l'autre, étaient passés sous son ombrage : les préparatifs de guerre et les conciliabules, les procès des conspirateurs et les châtiments des sorciers et des brigands, les cortèges des rois et les bergers en transhumance, les caravanes de sel et les colporteurs de kola et de poudre de malaguette, les bannis, les détrônés, les convois d'or et d'esclaves, les colonnes des Almoravides et les guerriers de Koli Teŋella. Les acrobates venaient s'y produire et les prêtres y offrir les oboles. Sous son auguste bienveillance se nouaient les idylles et grandissaient les bambins.
C'était là que les garçons dénudés venaient mesurer leur pénis et estimer l'évolution de leur taille en se comparant au tronc.
Le Pullo dit : « Il faut vingt et un ans pour naître, vingt et un ans pour grandir, vingt et un ans pour vivre et vingt et un ans pour mourir. » C'était bien sûr au temps béni de Ilo Yalaadi, en ce pays disparu de Heli et Yooyo, où, paraît-il, tes pouilleux d'ancêtres vécurent vigoureux et radieux bien au-delà des cent ans. En ces temps-là, Geno veillait comme un ami sur le destin des Fulɓe. Les pillages et les épidémies n'existaient pas encore. La vie durait aussi longtemps que les astres. Et puis, soudain, sans qu'on se l'explique, tout (les pierres, les collines, les êtres et les éléments) s'était mis à vibrer, à se distordre, à se cogner, à se fracasser. Le Pullo fut projeté entre mers et cimes, entre déserts et forêts, dans un interminable cycle de ruines et d'exodes, d'errances et de privations, de querelles et de ruptures, de morts subites et d'agonies.
Bien fait, chacals ! Yassam seîtâné a lissom, que le diable vous emporte tous!…
— Ce n'est plus une famille, c'est un tas de pollen sous le vent ! pleurnicha Rella en disant au revoir à Mooro et Penda.
— Qu'importe que nous soyons dispersés, pourvu que nous soyons nombreux et bien portants ! lui répondit Birane, en refermant le portail de lianes.
— Il est temps de faire quelque chose ! Tu ne vas tout de même pas abandonner les tiens aux envieux et au mauvais sort !
— Que faire d'autre ? J'ai prié le soleil, j'ai offert des oboles sous le grand tamarinier, j'ai accroché aux troncs des baobabs, des fromagers et des cailcedrats des centaines de cauris et de chiffons rouges. J'ai effectué une retraite de sept semaines dans la brousse, espérant l'apparition de Kumen, le nain à la barbe jaune. Au lieu de cela, c'est le bossu porteur de malheurs qui a jailli du néant. J'ai jeté des calebasses de sel dans les eaux de la mare à chaque fête du lôtôri. J'ai versé du sang d'iguane sur la termitière sacrée. J'ai fait tout ce que mère Inaani a recommandé avant de s'en aller chez Geno.
— Tu n'as pas replanté le kolatier ni enterré un chacal vivant dans un coin du lougan. Et puis, ton bouc noir est devenu vieux, achètes-en un autre.
Il planta un kolatier au même endroit que l'ancien. Il offrit son bouc noir à un albinos du marché et s'en procura un plus jeune et plus vigoureux, donc plus apte à capter les forces maléfiques qui planaient sur le clan. Il alla jusqu'au village de Donaye pour consulter un nouveau devin. Celui-ci interrogea ses crânes de tortues et émit des paroles rassurantes :
— Votre horizon va s'éclaircir. Retourne chez toi ! Répands au milieu de la nuit des cauris et du sel au bord du fleuve, sacrifie une outarde dans la grotte de Cehel et les bienfaits de Geno tomberont sur les tiens en même temps que les prochaines pluies.
— Peux-tu déjà me dire ce que sont devenus mes frères ?
— Abstiens-toi pendant sept jours de manger de la viande et de t'approcher de ta femme, ensuite, mets ceci (il lui donna de la chassie d'yeux de chien et de la poudre d'antimoine) sur ton visage et tu verras par toi-même.
Il fit comme indiqué et rêva d'un puits profond entouré d'arbres secs. Des caméléons et des scorpions grouillaient autour de la margelle. Des grenouilles grosses comme des caouanes sautaient à la hauteur des arbres et retombaient dans l'eau dans un abominable clapotement.
Il reprit le chemin de Donaye, affolé et tremblant comme un chiffon sous un vent d'orage, et raconta tout au devin.
— Regarde bien, implora-t-il, regarde tout au fond de tes crânes de tortues ! Ne me dis pas que toute la chance a fondu, qu'il n'y a plus rien à faire !
— Calme-toi, Pullo ! Il n'y a jamais rien de définitif dans le monde insaisissable de Geno. Disons que, pour l'instant, vos chemins divergent mais ils finiront par se rencontrer de nouveau quand le moment sera venu. Vos vies n'ont pas été faites pour tenir dans la même enceinte mais pour errer et s'entrecroiser. Pourquoi cette épreuve-là ?
— Moi, Dian, je ne le sais pas. Tu devrais demander à Geno.
Rella remarqua l'air morose de Birane dès le portail de lianes.
— Cette fois, je ne te lâcherai pas, prévint-elle. Dans deux semaines, nous aurons fini de faucher et d'engranger le mil. Tu n'auras plus grand-chose à faire ici avant les prochaines pluies. Alors, pour une fois, tu vas devoir surmonter tes hésitations ; tu iras jusqu'à la grande eau salée pour sacrifier des tortues géantes et ensuite, tu passeras par le rio Farin pour retrouver cette source où Dooya Malal a enterré son sasa et sa lance. Depuis qu'il est mort, l'ancêtre, personne n'a effectué ce pèlerinage-là. Et tu t'étonnes que les malheurs nous pourchassent comme des nuées d'abeilles ? Va, six, sept mois, s'il le faut, je saurai me débrouiller toute seule jusqu'à ton retour. Je vais dès maintenant te préparer des boulettes de mil et de la viande séchée.
Ce fut à ce moment-là que la caravelle des Portugais accosta dans le port de Cehel ; il dut les héberger et les aider à écouler leurs pots d'étain et de cuivre, leurs ballots de cotonnade et de serge, leurs tonneaux de vin et leurs bonbonnes de gnôle.
— Encore un bon prétexte, n'est-ce pas ? lui reprocha Rella. Pourquoi ne pas les loger au caravansérail ou chez le laam-tooro ?
— C'est ici qu'ils ont l'habitude de descendre depuis que mon père s'est lié d'amitié avec Joâo. Ils se sentiraient vexés, et moi, je dérogerais à une très vieille tradition. Père m'en voudrait de sa tombe et les voisins gloseraient sur mon manque d'hospitalité… Réfléchis un peu ! Après s'être reposés ici, les Portugais vont s'enfoncer à l'intérieur des terres pour s'approvisionner en esclaves et en or. Dans deux mois tout au plus, ils seront de retour. Alors, je profiterai de leur bateau jusqu'à la grande eau salée. Ce sera plus prudent que de m'aventurer tout seul à travers la brousse. Les chemins sont peu sûrs : partout, des pillards et des voleurs de boeufs ; partout des marchands d'esclaves !
Au fond, il avait raison. Elle se soumit cette fois-ci encore mais se jura de rejeter tous les arguments qu'il lui sortirait la prochaine fois. Les Portugais revinrent avec leurs colonnes d'esclaves et leurs ânes chargés d'or, de gomme arabique et d'indigo. Birane n'avait plus besoin de s'inventer des excuses : Rella était enceinte de trois semaines au moins.
Elle accoucha à terme d'un joli garçon que Birane prénomma Jabaali, du nom de cet oncle meurtrier que l'on avait ligoté et vendu pour cinq pots de gnôle.
« Sa vie sera longue, sa renommée traversera les fleuves ! » décréta le devin avec une conviction telle que, de ce jour, les parents lièrent tous leurs faits et gestes à l'essor du nouveau-né.
« Il avait deux ans, Jabaali, quand le kolatier a produit ses premiers fruits ! s'extasiait Rella. Et six quand la femme de Tori a accouché de son douzième enfant et dix quand Yero Jam est monté sur le trône », renchérissait Birane. L'histoire de la famille se confondait dorénavant avec sa vie. Il représentait la table de la mémoire, l'estampe vivante, le fil gériéalogique du clan.
On le regarda grandir et embellir sans l'aire attention au reste. Quand, à son tour, il atteignit l'âge de sortir de la grotte, bien des choses avaient changé dans le tata et dans le royaume sans que l'on s'en fût aperçu. On constata à sa grande surprise que l'on avait déjà changé d'époque. Pris par le troupeau et par les menus travaux des champs, le regard fixé sur les caprices du fleuve et sur l'évolution de l'enfant prodige, on n'avait pas vu le temps s'écouler. C'est une barge large, trop large, le temps : on ne la sent pas remuer quand on s'assoit dessus !
Alors, Birane se réveilla un jour et s'observa dans le miroir que lui avaient laissé les Portugais : face à lui, quelqu'un qu'il ne connaissait pas, avec des joues creuses et un teint de cendre, une bouche édentée et une méchante calvitie en forme de cratère au milieu de ses cheveux devenus gris. « C'est ainsi donc ! » murmurat-il sur un ton, somme toute, plus amusé que désolé. Il s'imagina de nouveau enfant : sautillant sous le grand tamarinier, courant dans le lougan derrière les sauterelles et les écureuils. Il revit son père ployer sous le grand âge, se plisser de partout. Il se souvint de ses quintes de toux, de ses délires, de ses vertiges, de ses chutes, de ses comas prolongés. Il entendit comme si Garga lui parlait de derrière le rideau de bambous les propos effrontés et décousus qui, à la fin, sortaient de sa bouche, une fois que l'énergie et la raison se furent échappées de lui. Il se souvint de ses derniers instants. De la présence discrète et affectueuse de Joâo Ferreira di Ganagoga — aujourd'hui décrépit ou mort ou retourné sur la terre de ses aïeux puisque plus personne n'avait parlé de lui après le règne de Gelaajo Bambi —, de la profonde résignation de Inaani, de l'arrivée miraculeuse de Jabaali… « On croit que c'est toute une vie alors que c'est juste un plongeon ! » soupira-t-il avec lassitude, et pour la première fois il pensa à la mort.
Il quitta le bord du puits où il faisait sa toilette matinale et courut vers la grange. Il redescendit de là aussitôt et alla nerveusement s'asseoir sur les graviers bordant le kolatier. Il jeta un coup d'oeil sur le taro, les gombos, les aubergines, les potirons et l'herbe haute du lougan, embrassa du regard le tata couvert de mousse et les écuries à demi vides. Il secoua la tête et soupira :
— Ah, quelle époque! Jabaali, as-tu des nouvelles de ton frère ?
— Tu me l'as demandé hier, père, et avant-hier aussi et avant-avant-hier…
— Et que m'as-tu répondu ?
— Qu'ils se portent bien, lui, sa femme et leurs enfants. Il nous a envoyé du miel et de la kola ainsi que ce taureau de sept ans que tu vois attaché là-bas dans le lougan.
C'était ainsi depuis que son fils Dooya s'était installé à Dagana où celui-ci récoltait de la gomme et tannait des peaux pour les vendre aux Portugais : il buvait plus que de raison, dormait mal, se levait avant le chant du coq, se démenait entre la grange et les écuries malgré l'obscurité. Il attendait impatiemment le réveil de la maisonnée, grondait, bousculait tout le monde pour qu'on ouvrit les portes, libérât les chevaux et donnât à manger à la volaille et aux ânes.
Comme Teli et Ilo et Tori et Mooro et Penda en leur temps, Dooya s'en était allé aussi donc. Birane l'avait accompagné jusqu'au fleuve et avait fait une simple remarque : « Pourquoi faut-il que les mêmes choses recommencent, toujours ? » Il était rentré à la maison et s'était occupé normalement du bétail et des chevaux. Ce fut plus tard que son comportement devint insolite, ce qui dans l'immédiat n'inquiéta personne. Toutes ces malchances, toutes ces déchirures avaient dû l'angoisser un peu, il n'y avait là rien de plus normal. On se moqua de lui gentiment la première fois qu'il sortit avec une gaule de bambou dans la main et ses lanières chaussées à l'envers. « C'est bien que tu sois pressé de rejoindre les pâturages, Birane, mais pas au point que tu confondes ta lance avec un vulgaire morceau de bois », s'émut Rella. On rit moins le jour où, armé d'une fronde, il massacra une partie de la volaille, croyant avoir affaire à des moineaux venus picorer le niébé. On s'habitua à ce qu'il confondît en désherbant le lougan, la fétouque et les légumes ; à ce qu'il ordonnât à Jabaali de retrouver dare-dare la tabatière qu'il tenait ostensiblement dans la main. Ce ne devait être qu'une farce ou un trouble passager, vu que sa mémoire restait fidèle et qu'il se comportait normalement en présence des visiteurs.
D'autant qu'un soir, alors qu'ils dînaient sous le kolatier, il partit d'un bon rire et dit : « Vous croyez tous que je suis devenu fou, n'est-ce pas ? Eh bien, détrompez-vous, c'était juste pour rire. Nous manquons de gaîté dans cette maison, n'est-ce pas vrai ? » Il se remit à rire régulièrement, à manger et à dormir sans se faire prier, à sarcler comme il se doit, à traire les vaches dans une écuelle sans trou ; à conter le soir et dans ses moments de détente, à broder de magnifiques fleurs de nénuphar et à effectuer dans les prés de longues promenades à cheval. La vie redevint agréable et Rella, la patiente, la perspicace, Rella qui n'oubliait jamais rien en profita pour reparler des tortues de mer et du fameux pèlerinage à la source du rio Farin.
— Nos tourments ne viennent pas de la colère de Geno mais de celle de Dooya Malal. Sa tombe noircit de fureur, en ce moment, c'est cela qui torture le clan. Nous connaîtrons la quiétude quand tu te seras prosterné où il a enterré son sasa et sa lance. Alors seulement, Kumen apparaîtra et les bienfaits se tourneront vers nous. Au fils de réparer les oublis du père ! Marche sur ce chemin du rio Farin que Garga n'a pas su prendre ! Tu n'as plus aucun prétexte : tes enfants sont devenus grands et nous sommes en pleine saison morte, rien d'autre à faire que de traire le lait et de carder le coton ! Et ça, c'est le rôle des femmes ! J'ai déjà demandé à Demba, le tisserand, de t'accompagner.
La veille de son départ, Birane sortit l'hexagramme de coralline, hésita un long moment, l'attacha au cou de Jabaali et soupira :
— C'est toi que j'ai sous la main, c'est donc à toi qu'il est destiné.
Le Fuuta-Tooro s'étendait et se consolidait pendant ce temps. Ses frontières devenaient stables, son territoire, sûr. Ses greniers débordaient de sorgho et de mil; ses canaris, d'or et de sel, d'étain et de cuivre, d'ivoire et d'indigo. Son armée croissait, ses troupeaux pullulaient. Ses cités se multipliaient tout au long du fleuve, ses marchés florissaient. Malgré leur fougue et leurs dissensions, les Deniyankooɓe avaient réussi à sauver leur trône des frondes et des invasions, des envieux et des revanchards, des conjurés et des usurpateurs. A présent, leur trône se dressait sur le plus grand État des pays des trois fleuves.
Gelaajo Bambi avait régné quatre ans, son frère Gelaajo Tabaara dix ans, leur cadet, Yero Jam, de même (le falot Gelaajo Gafsiiri dut passer les rênes à ce dernier après une petite année d'interrègne secouée de violences et de troubles). Yero Jam renforça sa mainmise sur le Jolof et le Fuuta-Jalon ainsi que sur les provinces maures du Tagant, du Trarza et du Brakhna. Il réglementa la répartition des terres de décrue entre l'armée et les nobles et réactiva le trafic sur le fleuve. Ce fut sous ce règne-là que Birane entreprit son incroyable expédition.
On resta sans nouvelles de lui sept ans, huit mois et trois jours. Puis, par une belle journée de saison sèche, Rella, de la terrasse du tata, aperçut un vieil homme couvert de lèpre, affalé sur un mulet, longer la clôture de lianes et s'effondrer devant le portail. Elle reconnut Demba et comprit. Elle s'écroula sous le kolatier, versa quelques larmes quand elle sortit du coma. Aidée de Jabaali, elle reprit son esprit et ses forces, versa du lait à Geno tout autour de la maison pour qu'il allège le deuil, jeta au vieil impotent des baies fraîches, des boules de mil et de la viande séchée par-dessus la clôture et le supplia :
— Par Geno, dis-moi comment cela s'est passé ! Raconte-moi tout du début à la fin, y compris les plus pénibles épisodes. Ne fais pas attention à mon âge, je suis capable de tout supporter même si Jabaali n'était plus à mes côtés.
Le voyage et la maladie avaient éteint la voix du malheureux tisserand mais il fit un tel effort qu'elle parvint distinctement à Rella à travers les trouées de la clôture. Tout s'était bien passé jus qu'à la grande eau salée. Là, ils avaient prié Geno et égorgé des tortues, et le dieu semblait avoir été content puisqu'une aigrette s'était envolée d'un buisson et que le ciel s'était coloré d'un bel arc-en-ciel sitôt qu'ils avaient terminé. C'était sur le chemin du rio Tarin que les choses s'étaient gâtées. Birane avait perdu la tête pendant qu'ils traversaient le Sine-Saloum. Il s'était délesté de ses habits et avait pris la manie de donner des coups de poignard à tous les boeufs qu'ils croisaient en chemin. Demba avait appliqué sur lui quelques vieilles recettes magiques ramenées de son lointain pays mandingue et son état s'était amélioré. Seulement, au bord du fleuve Gambie, les démons, subitement, s'étaient réveillés en lui.
— Je fouillais la lande à la recherche d'amadou pour nous faire du feu. Il en a profité pour plonger dans les eaux, au milieu des caïmans et des hippopotames… « Je vois Kumen qui m'attend au fond ! », ce sont les derniers mots que je lui ai entendu dire.
— Et puis, toi ? demanda froidement Rella.
— J'ai pris son cheval, ses armes, son or et son cuivre et j'ai commencé à courir pour que la nouvelle soit fraîche. Mais il était écrit que le malheur était lié à nos pieds : sur le chemin du retour, au Sine-Saloum, on me dépouilla de tout et me mit en captivité. Puis on me jeta dehors quand on se rendit compte de mon état. Il y a un mois que je traîne et maintenant je suis arrivé.
Il ne dit rien de plus, il monta sur son âne et gagna de lui-même les cavernes du diéri où l'on exilait les lépreux.
Rella ressentit un grand vertige lors de la veillée funèbre. Le mal acerbe et révoltant qui la maintenait rigide et lointaine, les yeux fixes et la lèvre inférieure tremblante pendant qu'elle recevait les condoléances, n'était pas dû à l'énorme affluence, ni à la foudroyante nouvelle qui lui était tombée sur la tête. Il venait de plus loin, de cette part obscure et oubliée de son être d'où, putrides et désordonnés, les souvenirs remontaient tout seuls, avec leur odeur de gaz âcre et leur goût de bile. Son regard promenait une lueur morne, sans émotion — comme si tout le feu qui la brûlait restait emprisonné à l'intérieur, avec sa flamme, sa fumée, ses étincelles —, sur les alentours. Elle voyait le lougan, le puits, le kolatier, le tata et sa concrétion de poussière et disséminés dans la foule comme des cauris sur une peau de cuir, Dooya, Jabaali ainsi que les nombreux petits-enfants que son fils aîné lui avait légués en si peu de temps (et qui, après coup, lui semblaient venus d'une seule traite comme chutent les papayes sous un vent d'averse). A présent, tout cela apparaissait non plus familier et troublant mais épuisant, répétitif, suranné, tout : les gens, les objets, les propos. Même la présence inespérée de Taï, venue avec son nouveau mari, n'arrivait pas à adoucir cette impression. La scène avait été suffisamment jouée pour retenir son attention. Et c'était comme si, à la longue, le niveau de la représentation avait baissé et que les personnages avaient perdu de leur mordant et les décors de leur somptuosité. Elle savait maintenant que les événements allaient se poursuivre de la même manière, irrémédiablement, comme au temps de Inaani.
La coutume voulait que l'on aménageât une simili-tombe pour un Pullo mort loin des siens ou disparu dans les eaux. On égorgea donc un beau taureau noir, on l'ensevelit dans un coin du lougan et on dressa là-dessus un magnifique tertre de pierres. C'était là dorénavant qu'elle viendrait s'agenouiller puis divaguer et pleurer, comme si le corps de Birane s'y trouvait ; sans aucun doute, le geste le plus important qui lui restait encore à faire avant de s'éclipser à son tour.
Le jour venu, elle fit ses adieux à Dooya et à Tay, sans sangloter et sans leur demander s'ils comptaient revenir. Elle songea à marier Jabaali le Petit mais y renonça au dernier moment, de peur de déranger quelque chose dans le bon ordre du destin. « Déjà que Dooya avait dû prendre femme en l'absence de son père ! Déjà que son dernier fils a vu le jour exactement sept jours avant que Demba ne vienne annoncer la terrible nouvelle… Attendons de voir l'énigme qui en sortira ! » pensa-telle en refermant le portail de lianes et pendant que s'ébranlait pour Dagana la caravane de son fils aîné.
Mais quelque chose inquiétait Rella dans le comportement de son cadet, et c'était peut-être pour cela qu'elle appréhendait de le bousculer. Il y avait maintenant des lustres qu'il avait été circoncis et emmené dans les grottes pour s'initier à la signification du lait et aux mystères de Geno. Elle l'avait vu peu à peu se modérer et se renfermer. Il s'était subtilement éloigné des jeunes de sa classe d'âge, détourné des hangars de boisson, du jeu de soro, des courses à cheval et des femmes. Il passait ses journées à s'occuper des boeufs, à s'activer dans le lougan ou à broder des chaussures et des bonnets sous le grand kolatier tout en fredonnant de vieilles chansons de berger. Broder, il avait toujours aimé cela. De tous, c'était celui qui avait le mieux intégré cet art difficile et noble que Birane s'était entêté à inculquer à ses enfants. « C'est une âme minutieuse et lente que j'ai eue là, s'alarma Rella. Pourtant, il y a de la force en lui, mais ce n'est pas celle de la guerre ou du commandement. Oh, mon Dieu, faites que… »
C'était vrai : il préférait les gestes simples et utiles aux démonstrations viriles, et Rella ne savait trop s'il fallait s'en consoler ou s'en inquiéter. Par exemple, il prenait beaucoup de plaisir à allumer du feu, à puiser de l'eau et arroser les plantes. En particulier, son attirance pour le jardinage avait été accentuée depuis ce jour où, à l'improviste, Dooya, sur la route du Ferlo où il partait s'approvisionner en cire et en peaux, avait fait au tata une halte de deux jours. Outre ses habituels cadeaux, ambre et perles, l'aîné, ce jour-là, avait sorti un sac contenant de drôles de graines, des boutures et des pépins : « Plantez-moi ça, s'était-il exclamé triomphalement, et vous ne mourrez plus de faim ! Ce sont les Portugais qui m'ont offert ces merveilles. Elles proviennent de tous les pays où ils ont accosté dans leurs longues pérégrinations à travers le monde… Regardez, ceci, c'est de la tomate, cela, du manioc ! Et voici le maïs, la mangue, le pois savon et le haricot d'Espagne ! Ces délices poussent comme des champignons sur notre bonne terre du Fouta. Venez un jour à Dagana, admirer mon jardin ! »
Jaabali en planta dans une bonne moitié du lougan et aménagea quelques arpents de potager sur les décrues prévues pour la culture du mil. Il allait s'y isoler, armé d'une daba et d'un arrosoir et prit une immense fierté à distribuer les germes de ces toutes nouvelles plantes à deux jours de marche à la ronde.
La nuit, il s'attardait longuement près de l'âtre, à marmonner des chants mystiques où il célébrait Geno, ses vingt-deux lareedi 4, les vingt-huit lunaisons et les dix-neuf clairières que le Pullo devait traverser pour accéder à la sagesse et connaître enfin le véritable nom de la vache. Et puis, un beau soir, il se lava avec une décoction de feuilles de gelooki et s'offrit une fumigation de cheveux. Ensuite, il égorgea une chèvre et prit son sasa et sa lance.
— Où vas-tu, Jabaali Birane ?
— Je vais rencontrer Kumen.
— Si tu dis ça pour me faire pleurer, tu perds ton temps, il ne me reste plus de larmes.
— Je sais le coin de brousse où on peut rencontrer le dieu.
— N'essaie pas de jouer au fou, tu sais où cela mène !
Il s'enfonça dans la nuit, traversa la plaine, dévala des coteaux et encore des coteaux. Il traversa des buissons, des marais, des forêts de fromagers, des rangées de cailcedrats et de nérés et parvint au milieu de la nuit clans une clairière que seuls pouvaient atteindre le chant des grillons et la lumière des astres.
Un myste lui avait appris dans les grottes où et comment circonvenir les esprits. Il dressa à la hâte une hutte de fortune, s'installa à l'intérieur, prit un morceau de viande, passa sa main à travers le toit de paille et attendit.
Le lendemain, il dormit tard et se réveilla fourbu de migraines et de maux de jambes.
— Toi, au moins, tu auras vu Kumen vivant ! plaisanta sa mère.
— Je n'ai pas vu Kumen, je n'ai même pas vu le bossu, répondit-il sèchement. Mais tu me connais, tu sais que je recommencerai.
Six mois durant, il consacra ses jeudis nuit aux clairières et aux sources, aux marais et aux grottes. Ensuite, il s'en lassa et reprit la broderie et le jardinage, au grand soulagement de Rella qui avait fini par chasser de sa tête toute idée de pénitence, même le fameux pèlerinage dans le rio Farin.
— Si les dieux s'intéressent encore à nous, eh bien, qu'ils viennent nous trouver ici ! conclut-elle, péremptoirement.
Son fils l'inquiétait par moments par son mysticisme, ses extravagances et son extrême solitude. Mais elle se refusait à le rabrouer ou à le corriger. Elle était curieuse de voir comment se réaliseraient les prédictions du devin. On lui avait dit que son fils sortirait de l'ordinaire, alors elle l'avait regardé grandir en s'attendant au meilleur comme au pire. Aussi se contenta-t-elle de baisser les bras le jour où il se coupa les tresses et se rasa la tête.
— Tu crois que le dieu, il t'acceptera mieux ainsi ?
— Je ne veux plus de Kumen. J'ai trouvé la vraie voie. J'ai décidé de me faire musulman.
C'est que, entre-temps, déçu par ses six mois de retraite en brousse, il s'était mis à lorgner du côté de la mosquée, comme Birom l'avait fait quelques générations auparavant. Il était passé et repassé devant le portail et, maintes fois, s'était aventuré jusqu'à la haie vive de fougères entourant l'école coranique pour entendre les gamins psalmodier leurs versets et voir l'iniain, nouvellement venu de Mauritanie, stimuler leur foi à l'aide d'un long fouet de boïlé. Chaque fois, il avait craché de dégoût et repris le chemin de la maison, le coeur rempli de honte. Et, un soir, l'imam qui, depuis le début, observait son manège l'avait suivi jusqu'aux silos à grain.
— Pourquoi tourner sans cesse autour de la maison de Allah ? lui reprocha-t-il. Entres-y une bonne fois pour toutes, puisque la miséricorde t'y attend.
— Je trouve ça tellement étrange ta religion, que je me suis approché pour voir. C'est ce qu'on fait au marché quand il y a des montreurs de singes.
— Sois sincère, mon Pullo ! Tu n'es pas venu là pour te distraire mais bien parce que quelque chose t'attire. Oui, l'esprit de Dieu plane sur toi mais tu ne le sais pas encore.
— Ne compte pas me suborner ainsi ! Jamais, je ne me convertirai à une religion de mendiants. Je suis un Pullo, moi !
— Je sais ! Allah te cherche depuis le berceau, ne le repousse pas !
— Ecarte-toi de mon chemin, imam, n'ayant pas les mêmes âmes, forcément, nous n'avons pas le même dieu !
— Hé, attends !… Bon, à un de ces jours, et n'oublie pas que le meilleur jour pour un novice, c'est le vendredi… A la prière du dor, de préférence !
Il attendit trois semaines et passa la porte de la mosquée. Quatre mois après, il aborda sa mère qui bêchait dans le lougan.
— Mère, j'ai quelque chose à te dire.
— Que tu as rencontré le Prophète ?
— Non, que je dois prendre femme.
— Sur quelle malheureuse créature as-tu jeté ton dévolu ?
Sur Heeri, la fille de mon oncle Jabaali ! C'est celle-là qui doit devenir ma femme.
A la mort de Yero Jam, ce fut son fils, Gata Yero, qui lui succéda, inaugurant ainsi l'arrivée au pouvoir des petits-fils de Koli Teŋella. Ce fut vers la moitié de son règne que Jabaali épousa Heeri. A la même époque, Mamoudou, le mansa du Mali, leva une armée de Fulɓe du Macina pour tenter de libérer la ville de Jenne, toujours occupée par les Songhaïs. Il échoua de peu devant les renforts de Marocains armés de mousquets accourus de Tombouctou. Yero Jam sut en tirer profit pour étendre ses frontières vers l'est. Ce fut sous sa clairvoyance et son incomparable ténacité que le Fouta amorça son apogée. A sa mort, Jabaali, sous l'oeil perspicace de l'imam, avait, comme on dit, descendu le Coran, c'est-à-dire appris à lire, à écrire et à réciter de tête tous les versets du saint livre. Il s'était de même mis en accord avec les règles matrimoniales de Allah en épousant trois autres femmes : une Maure, une Wolof et une Pullo du Ngaabu.
Elles lui donnèrent en tout douze enfants : sept garçons et cinq filles, comme au commencement du monde. « La vie recommence, exulta-t-il, j'ai eu droit à la même progéniture que mon ancêtre Dooya Malal ! » Pour être sûr que ni le malentendu, ni la jalousie, ni la haine ne viendraient briser ce rameau renaissant du clan, il les affubla tous du même prénom et veilla à ce qu'aucun ne sache le nom de sa véritable mère, « comme ça, vous serez unis comme les dents d'une même bouche », précisa-t-il. L'aîné Mamadu Jan, bien que né de Heeri, avait tendance à se prendre pour le fils de la Oulof Mame Kumba. La cadette Mamadu Mariama, la fille utérine de cette dernière, avait été allaitée par Souhayre, la Maure, et éduquée par Dewo, la Pullo venue du Ngaabu. A Mamadu Ɓooyi, le huitième de la lignée, qui lui demanda un jour s'il était de Dewo ou de Heeri, Jabaali, excédé, expliqua une fois pour toutes l'idée qu'il se faisait de la famille : « Vous êtes tous de moi, c'est ce qui compte. Votre degré de consanguinité dépend de votre ordre d'arrivée sur terre : ceux qui sont nés la même année, ce sont ceux-là qui doivent se sentir les plus proches. Vous êtes tous des descendants de Dooya Malal, vous êtes tous des Yalalɓe et vous avez tous le même nom ! Alors, le Prophète auquel je vous ai consacrés veillera sur vous comme le Pullo veille sur chaque taureau du troupeau. Vous verrez que, en chacun d'entre vous, c'est toute la lignée de Dooya Malal qui a ressuscité. Allah le veut ainsi ! »
Notes
1. Jadis, à la puberté, les traditions peules accordaient à chaque jeune garçon une jeune fille, les deux devant vivre maritalement ; le garçon et son clan étant garants de la virginité de la jeune fille le jour de son (véritable) mariage, contracté obligatoirement avec un tiers.
2. Pratiqué aujourd'hui encore par les Fulɓe Bororo, le soro est un jeu où les jeunes gens, pour montrer leur bravoure, se font volontairement bastonner le torse nu tout en s'efforçant de garder le sourire devant les jeunes filles venues les admirer.
3. Tambours royaux.
4. Les demi-dieux du panthéon pular.