Bulletin de l'I.F.A.N. Tome XXV, série B, nos. 3-4, 1963. pp. 351-414
L'établissement d'un coutumier Fulɓe applicable à tous les Fulɓe de la Colonie du Niger 1, est également impossible.
Il y a eu, probablement, des usages Fulɓe communs à tout le groupe ; ils n'ont été conservés, si même ils le sont intégralement, que par un petit nombre de groupements. Aujourd'hui, presque tous se disent musulmans, la plupart le sont effectivement, et, leur vie civile est réglée par le droit musulman.
Le Pullo, a l'origine païen, nomade et pasteur, est devenu, plus ou moins, musulnian, laboureur et sédentaire. Ces trois évolutions étant généralement parallèles et accompagnées souvent de métissage.
Il y a de grandes différences entre les Fulɓe fixés au sol et maîtres de la terre comme an Liptâko (Dori) et au Torodi (Say), fervents musulmans et possesseurs de serfs, et, les Fulɓe vivant en demi-nomades à peu près indépendants, comme certains Wodaaɓe, du Katséna et du Gober.
Un très grand nombre dépendent des chefs noirs sédentaires auxquels ils payaient un impôt ; et ceux-là faisaient juger leurs différends par des cadis musulmans.
Les Fulɓe avaient, originairement, des, coutumes tout à fait contraires à l'Islam — beaucoup plus que celles des Noirs. En effet, l'Islam a trouvé chez ces derniers une organisation patriarcale de la famille consanguine qui n'est pas en désaccord avec ses principes, et un système de tenure des terres, dont le principe — l'usage de la terre à celui qui vivifie — était le fondement, et, tout à fait conforme à la Doctrine islamique.
Chez les Fulɓe, au contraire, l'organisation matriarcale de la famille, la licence des moeurs des femmes, la sauvagerie de nombreux usages, étaient, en opposition violente avec la religion islamique.
Mais d'autre part, la supériorité intellectuelle des Fulɓe et, l'on peut dire, le spiritualisme de certains d'entre eux, l'isolement et les loisirs de la vie pastorale, les prédestinaient à devenir une fois convertis, des croyants fervents.
On peut dire qu'au Soudan, c'est l'élément pullo qui a fourni et les Païens les plus endurcis, et les néophytes les plus ardents. Au Niger, il ne peut être question de codifier l'antique loi pullo, dont d'ailleurs nous [les colonisateurs français] ne saurions sanctionner l'application, car ses institutions sont pour la plupart « contraires aux bonnes moeurs et à l'esprit de notre civilisation » .
Au demeurant, les derniers tenants du pulaaku — des couturnes peules, évitent avec soin tout contact avec les autorités, et jamais on n'aurait l'occasion d'appliquer la coutume pullo : ceux qui s'intéressent à nous sont toujours musulmans et se réclament du statut musulman.
La famille pullo a dû passer par un stade où la filiation utérine seule était connue, sans doute, parce que l'accouchement créait un lieu évident entre la mère et l'enfant, tandis que le rôle du géniteur était inconnu. Peut-être la vue quotidienne des moeurs de leurs animaux, chez qui la mère s'occupe de son veau, tandis que les taureaux ignorent leur progéniture, n'est-elle pas étrangère à ces conceptions.
A ce moment, les frères et soeurs issus d'un même ventre vivaient ensemble et avaient des relations sexuelles avec un autre groupe de frères et soeurs utérins, sans qu'il y eut mariages et cohabitation des ménages.
Les enfants qui naissaient étaient élevés dans le campement de leurs oncles maternels, par leurs mères. Il est probable que tout le groupe de frères pouvait avoir des relations sexuelles licites avec tout le groupe de soeurs, et que l'on ne savait pas qui était le véritable géniteur.
Dans la terminologie actuelle de parenté, on dit encore :
On dit : « Quelqu'un peut dire qu'il n'est pas le père de ses propres enfants, mais ne peut pas dire qu'il n'est pas le père des enfants de sa soeur. »
Et aussi : « Un troupeau de ton oncle maternel, c'est ton troupeau, ce sont les richesses auxquelles tu as recours dans l'embarras. Les bêtes de ton père, tu les laisses et tu vas trouver ton oncle maternel. Tu peux même lui prendre des vaches sans l'avertir — c'est la coutume des Fulɓe. »
Ces termes désignent les frères du mari, pour l'épouse — les soeurs de la femme, pour l'époux. Il est intéressant de noter que ces parents font partie des « parents à plaisanter » , c'est-à-dire de ceux avec lesquels toute familiarité est permise. On y joint les denɗiraaɓe, cousins, fils et filles du frère de la mère ou de la soeur du père. Avec les ƴeekiraaɓe, le mariage n'est permis qu'en cas de décès du conjoint. Ces coutumes sont connues sous le nom de lévirat : droit et obligation, pour la femme, d'épouser le frère de son mari défunt (le frère cadet, chez les Fulɓe) — et de sororat, droit et, obligation, pour la femme d'épouser le mari de sa soeur défunte (de la soeur aînée). Il est curieux de noter que ces deux coutumes corrélatives sont, selon les ethnographes, des survivances du « mariage de groupe » , et qu'elles se rencontrent généralement chez les pasteurs d'Asie et d'Afrique, comme chez les chasseurs des deux Amériques.
On entend couramment dire par les Soudanais : « Chez les Fulɓe, le mariage n'existe pas, il n'y a pas de « lien » de mariage, de contrat qui lie l'un à l'autre l'époux et l'épouse ; chacun couche avec celle qui lui plaît, et la lâche quand elle a cessé de lui plaire, ou bien se la voit enlever par un autre homme. »
Il est de fait que la liberté sexuelle, tant des filles que des jeunes, est très grande chez les Fulɓe pasteurs. En 1928, une femme d'un campement voisin de la Sirba, Boundou Calli Allahi, quitta son mari, alla « vivre sa vie » au yagha, revint avec un amant — le mari lui offrit vainement plusieurs vaches, elle continuait à vivre dans le même campement avec l'amant, sans que l'on s'émût, sans que personne pense qu'elle pouvait être contrainte à retourner chez son époux.
En 1930, un Pullo boɗaajo de Filingué se vit enlever sa femme par un Pullo boɗaaɗo de Tahoua, qui l'avait à peu près assommé à coups de bâton en combat singulier. Il vint se plaindre au cercle de Tahoua, et je pus entendre les réflexions des Fulɓe à ce sujet : « Tu n'as rien à dire, — la femme a suivi l'autre de son plein gré ; il a été plus fort que toi ; tu violes la coutume pullo en venant te plaindre » Et l'autre s'excusait : « Je le sais, mais j'aime trop ma femme ; et je sais que les Blancs et les assesseurs musulmans pourraient me rendre ma femme. » D'ailleurs, femme et ravisseur ne pureut être retrouvés.
Dans ces deux cas, il s'agissait de Fulɓe pasteurs nomades, de groupes les plus primitifs ; les Fulɓe musulmans sont au contraire plus rigides que les autres Soudanais, et quand ils sont citadins, arrivent à cloîtrer leurs femmes.
Les filles et garçons ont pour principal souci les intrigues amoureuses. Il ne semble pas que les Fulɓe se soucient beaucoup de la virginité. Il n'y a pas de mot pour désiguer la vierge — surbadyo, jiwo, signifient jeune fille ou jeune femme « qui n'a pas encore enfanté » ; c'est l'accouchement qui fait donner un nouveau nom : Kaabo, Yeraajo. Alors que, chez les Noirs haoussa au milieu desquels vivent ces Fulɓe, il y a des termes (budurua, budurci) pour désigner expressément vierge et virginité.
Quand une fille a eu enfant, qu'elle ait un « promis » officiel ou non, la présence du bâtard ne paraît pas être un obstacle au mariage (cf. coutumier du Katzell) : conséquence logique de la liberté des moeurs.
Celle-ci est d'ailleurs voilée par toutes sortes d'usages, de formules, qui permettent aux jeunes gens de se faire la cour sans que les choses soient évidentes. C'est ainsi que toutes ces escapades sont nocturnes, secrètes, que des langages convenus cachent aux curieux les rendez-vous. Un garçon, pour demander les faveurs d'une fille, emploie une série de formules, tout un questionnaire, à demi-magique, dans lequel il ne faut pas trébucher, sous peine de se voir raillé par la belle et repoussé.
Les rixes sont fréquentes, et les crimes passionnels plus fréquents que chez les autres Soudanais. Bien entendu, ces affaires se passent en famille et les tribunaux n'en entendent pas parler.
Le mariage est recommandé entre cousins utérins, c'est-à-dire entre enfants issus d'un frère el' d'une soeur : c'est le mariage normal. Il est absolument prohibé entre belle-mère et gendre, entre beau-père et bru, mais à un degré moindre. Recommandé entre veuve et frère puîné du mort, entre veuf et soeur puînée de la morte. Défendu entre veuve et frère aîné du mon, entre veuf et soeur aînée de la morte. Entre enfants issus de deux frères ou de deux soeurs, il faut distinguer : entre enfants de deux frères, union permise et recommandée ; entre enfants de deux soeurs, union interdite par l'Islam, mais fréquente autrefois chez les Fulɓe.
La tenure des terres n'a pas d'intérêt chez les Fulɓe. Ceux qui sont à demi-sédentarisés, qui ont des cultures, suivent, les mêmes règles que les sédentaires, à savoir : droit d'usage sur la terre à celui qui vivifie la terre.
Dans les régions où les Fulɓe étaient riches et possédaient des serfs (Dori, Say), ceux-ci cultivaient, en payant la dîme à leurs maîtres, sans jamais pouvoir obtenir aucun droit sur la terre ; en pratique, d'ailleurs, le serf, ou dimaajo, n'est jamais dépossédé par le maître de la terre.
Dieu fait pousser l'herbe, elle n'est à personne et y en a assez pour qu'il n'y ait pas de contestation. Les Fulɓe se soumettent au « droit de pacage » qu'ils considèrent comme un impôt, mais indignent quand on leur explique le fondement de cette taxe. Au moment des toutes premières averses d'avril (gulwele) chaque campement envoie un jeune garçon à la recherche des endroits où il a plu, où a poussé la jeune herbe, c'est la recherche appelée cewtoygo et, quand il le peut, l'heureux inventeur garde sa trouvaille pour son troupeau, car c'est une période critique pour le bétail.
Le Pullo nomade ne possède, en somme, rien au monde que ses animaux. Sa demeure est une hutte de feuillage. Son vêtement : un pagne de cuir et un chapeau de paille ; son mobilier : un bâton, un arc, un carquois, une calebasse pour traire, une puisette de cuir, une corde pour attacher les veaux.
Il n'y a pas, je crois, d'être plus dénué au monde. Les vaches peuvent être l'objet de divers contrats
On a vu ce qu'était la donation familiale (cukkol). Grâce à celleci, les enfants savent, du vivant de leur père, ce qui est à eux dans le troupeau paternel : « à la mort d'un Pullo, il n'y a jamais de contestation, parce que le père a partagé de son vivant les animaux de son troupeau. » Certaines légendes peules racontent qu'autrefois les vaches ne se donnaient pas ainsi, du vivant de leurs propriétaires, et qu'alors les petits-fils impatients tuaient, l'aïeul ; c'est pourquoi leurs ancêtres auraient décidé de partager les animaux de leur vivant.
En fait, quand un Pullo a engendré plusieurs enfants (non pas lors de son mariage), il prend ses animaux dans le troupeau de la famille et va vivre à part.
Autrefois le Pullo « qui se sentait plus fort que son père » prenait, bon gré mal gré, une part du troupeau, et partait sans jamais chercher à revoir l'auteur de ses jours. Certains groupes arriérés font encore ainsi, et le père n'a rien à dire, ayant traité de même son propre père. C'est ainsi que les migrations ont dû se produire, chaque génération essaimant peu à peu, laissant les vieux en arrière.
Succession des filles. Les filles peuvent avoir des animaux en donation, s'il n'y a pas de mâle. S'il y a des frères et, des soeurs, elles n'ont généralement droit qu'à une tête de bétail chacune.
A noter que, chez les Soudanais, ce n'est pas le mariage qui émancipe le garçon : le premier mariage, ordonné par le père et conclu de bonne heure. C'est, disent les Noirs, « la barbe qui émancipe » (entre 25 et 30 ans).
Facile et fréquent. Si la femme quitte son mari, elle laisse les vaches de la « dot » (kurudi) à son mari, mais emmène les soggaraaje avec elle. Si le mari répudie sa femme, elle emmène kurudi et soggaraaje.
Aussi les femmes, malignes, s'arrangent-elles pour se faire répudier.
Le divorce « par consentement mutuel » est inconnu et, inconcevable. On n'admet pas que les époux puissent « être d'accord pour se désaccorder » .
Si la femme a enfanté, ses vaches soggaraaje sont pour ses enfants. Si la femme a été bréhaigne (inféconde), la moitié va à sa famille, la moitié au conjoint.
Mort de l'époux (sort des kurudi ou dot ). S'il n'y a pas d'enfant : deux tiers à la femme, un tiers au père du mort.
On sait qu'il jouait autrefois le rôle de chef de famille. Aujourd'hui les Fulɓe suivent, la règle musulmane, et on n'hérite que de son père. Le kaawu fait beaucoup de donations, mais on n'a pas à compter sur son héritage : Kaaw nyama ndoki : « l'oncle maternel, c'est de la viande de cheval » (utile de son vivant, immangeable après sa mort).
Quand l'enfant est présenté à la famille, lors du lamru, la famille paternelle, « les pères » (babiraaɓe), amènent deux taureaux au campement de l'accouchée. On chante :
Le père est venu,
la tante paternelle est venue, ne s'est pas cachée.
C'est en somme la reconnaissance de la paternité. La famille de la mère, de son côté, donne un taureau à la tante paternelle du nouveau-né. Ces trois taureaux sont égorgés (autrefois tués à coup de lance) et la chair partagée.
Chaque Pullo, arrivé à l'âge d'homme, doit égorger un taureau la première année, un taureau la seconde année. Avant ce sacrifice (udditgo), il est appelé owdonndo. Il tue un taureau à coup de lance, et ses compagnons se partagent la chair. Ce taureau, il le prend dans le troupeau de son oncle maternel. S'il tardait à s'exécuter, il se voit brimer de la façon la plus brutale : on met de la bouse de vache dans son lait, on lui fait subir la question de l'eau — mais à l'urine de vache — on lui serre le crâne avec une corde et un bâton, et à chaque fois que le taureau mugit, on crie : « Hé, va saillir la mère du noirci ! »
Aux pluies suivantes, le novice, devenu dokkurawo, doit tuer un deuxième taureau sous peine des mêmes brimades. C'est le dokkitgo.
Devenu somburu par le deuxième sacrifice, on lui en demande encore un troisième (sombitgo). On dit : o sombitake. Ensuite, on le tient quitte (Say). Chez beaucoup de Fulɓe, les deux premiers suffisent (Dosso).
Après l'hivernage, on fait un concours de vaches grasses ; la vache primée est, pour toute sa vie, ornée au cou et aux cornes, de colliers, d'amulettes. Ses veaux sont mangés, on ne la fait pas allaiter.
Le gagnant doit égorger des taureaux et donner un festin (ɓe fiyo) aux campements de la région. C'est sans doute un reste de boolâtrie, dégénérée en concours d'animaux gras.
Cette étude porte sur les populations de langue pular qui vivent dans les régions arrosées par le Niger et ses divers bras, affluents, lacs et marais, entre le 130 et le 170 parallèle ; c'est une tranche Nord-Sud dans la diaspora fulɓe, qui s'étend, comme on sait, du Couchant au Levant, entre l'Atlantique et le Tchad (voire au-delà). L'expression « nation pullo au Maasina », qui traduit pulaaku Maasina, a besoin d'être précisée : ce groupe humain mérite le nom de nation, défini par le dictionnaire : « ensemble de personnes réunies par la conscience d'une certaine communauté morale » .
Ces nations soudanaises ignorent souvent la frontière nette, l'unité politique permanente. Elles forment un réseau lâche, singulièrement emmêlé, de communautés éparses dans un pays peu peuplé. Chaque race, gardant, sa langue et ses moeurs, vit dans des villages distincts, et, dans les rares cités, dans des quartiers distincts. La communauté peule est fondée sur sa lagune, le fulfulde, sur ses moeurs, où l'amour du bétail tient encore la place principale.
Elle a en commun des souvenirs historiques. Le pulaaku Maasina, c'est partout où l'on jure « par la grâce de Sékou Ahmadou ! » : barke Seku Hamadu, L'empire fulɓe, ruiné par les Toucouleurs d'Elhadj Omar, vit encore dans le coeur des Maasinankoɓe.
C'est partout où s'échange la salutation : 'an'e tiyaabu contre 'an'e baraaje ! : « Sur toi les récompenses, sur toi les bénédictions ! » Le Maasina est une fraternité musulmane, entourée de mécréants. Plus vieux que les souvenirs pieux du Dîna de Hamdallahi, vivent encore les épopées païennes du jahilaaku.
C'étaient des païens, mais enfin c'étaient des Fulɓe ! et quels gaillards ! Cavaliers féroces et galants, pillards ivrognes et généreux, que les joueurs de hoddu célèbrent toujours aux veillées, ceux qui ne connaissaient ni la peur, ni la honte, ni le mensonge : « Ɓe kulata. Ɓe kersata. Ɓe penata. »
Plus loin encore, avant le temps des Pachas de Tombouctou, avant l'empire des Askia de Gao, c'est la nuit des temps, dont on ne sait plus que les vieux pactes sans date, entre les jowro, les chefs de campement, maîtres des vaches, et les hommes de l'eau. Les premiers venus de l'Occident : Boowal Bakunu, firent alliance avec les mangeurs de poisson, de nénuphars et de sirop de burgu, qui vivaient dans l'immense roselière, inondée chaque année par le Fleuve Noir, maayo ɓalewo. D'autres vinrent aussi, de pieux marchands, avares, actifs, fondateurs de cités de terre dans les « îles » , à Dia, à Jenne. C'étaient, ceux-là, des Soninké, et les Fulɓe les appellent souvent Mallinkooɓe (les hommes du Mali) qui fut un fameux royaume. Comme les Fulɓe, ils ont été d'enragés migrateurs, marchands en quête de clientèle, comme les Fulɓe étaient des vachers en quête de pâturages.
Le pulaaku c'est partout où un écolier, un artisan, un chanteur, on un simple ami des voyages, se trouve chez lui, « dans son monde. » , chez « nos gens » (yimɓe amen). Le pulaaku est vivifié par les courants économiques l'un, celui des marchands, va du Nord au Sud, ou, comme on dit : « du sel à la cola » (lamɗam yaade goro) ; l'autre, celui des vachers et des pâtres de brebis, va de la vallée inondée aux dunes des deux rives, du Burgu au Seeno, du riz sauvage au crameram (debbere yaade hebbere).
Non pas trop au Nord, ou tomberait chez les Touareg, les Burdame'en aux longues braies, criards et querelleurs, chevriers et chameliers : rien à faire pour nos vaches.
Pas trop au Sud, nous irions chez les Bambara païens et ivrognes ; nous serions au grand risque de faire comme tant de Fulɓe, qui ont perdu leur langue et leurs moeurs.
Vers le Bobola, à Barni ? Mais quel drôle de pular on parle là-bas ! Et leur religion ? Eh ! au temps où sont mûrs les fruits du 'edi 2 ; il ne fait pas bon leur chercher chicane, car le cidre qu'ils en tirent les rend excitables ! Comme on dit : bani haalete, 'oldi yardete (on y jargonne, on y boit du bani dans les écuelles de bani ! 3)
A l'est dans le Seeno, nous serons encore chez nous ; ce sont des Fulɓe très purs, mais dès le Ngondo, un gaillard du Maasina est regardé de travers ; « pays de la trahison, des lances rouges et des coeurs noirs » — quel mal n'a-t-on pas eu à les rallier, au temps de Sékou ! Après eux, c'est le Jelgooji, un pays fulɓe, mais leur foi est presque hérétique. Les Kaɓɓe, leurs livres écrits en pular/fulfulde, sont, disent-ils, indispensables au salut ; grâce à Allah, ces croyances n'ont pas dépassé Barni et Ngonkoro ! Au-delà c'est le pays des Moosi (Mossi), une dangereuse fourmilière de nègres païens. Le Hayre, la montagne des Haaɓe, vient jusqu'au bord du Marais près de Hamdallaahi, de Kaka (Sofara) : chez les Fulɓe hayrankooɓe, jusqu'à Hombori, nous sommes chez nous ; au-delà c'est un pays vide où errent les Touareg et les Fulankiriyaaɓe, vassaux des Touareg et parlant leur langue.
Borné par les Chameliers Touareg au Nord, par les Bambara au Sud, le pulaaku Maasina ne s'arrête pas nettement à l'Est et à l'Ouest, mais un vrai Maasinanke n'est pas chez lui chez les Fulɓe Uwarɓe de Sokolo, qui viennent d'ailleurs au Burgu. Vêtus de bleu sombre, portant leurs femmes sur des boeufs à la mode maure, ces sahéliens sont de pauvres gens, tresseurs de sécots — « des oiseaux noirs, des sans-logis » . On dit que leurs filles dansent nues avec les garçons. Est-ce vrai ? Ils ont, en tout cas, de drôles de chansons.
Sur la périphérie, le pulaaku « fond ». Il est grignoté par les éléments étrangers ; les éléments de la mosaïque déteignent les uns sur les autres. C'est le sort de toutes les nations invertébrées du Soudan, dont on trouverait l'équivalent dans le monde celtique ou berbère. Cependant, à travers migrations, guerres, alliances, échanges, les siècles et le milieu ont formé quelque chose qui ressemble, confus, mais vivace, « à cette conscience morale qui s'appelle une nation » (Paul Renan).
Où doit-on localiser le Maasina ? La discussion est, ancienne, car un Ardo du XVIIIe siècle, consulté là-dessus, répondit : « Entre Kigné et Kékey ! » Ces princes guerriers eurent, à Kekey , à Néné, à Ténenkou (Tenengu), bref au nord de Dia (Jaka), sur les bords du Jakawol, leurs campements de saison sèche, lorsqu'ils revenaient des pâturages du Neema : où ils résidaient, c'était « le nombril de la nation : wuddu pulaaku.
Depuis, les maîtres successifs de la nation peule, Sékou Amadou et sa dynastie, Sékou Tidyani le Foutanké, eurent leurs capitales plus à l'Est, à Hamdallay, puis en pleine montagne, à Bandiagara. Quant au Maasina proprement dit, devenu un désert, ses habitants ayant été déportés au Kounari : on n'y trouvait plus que fowru e fondu (hyènes et charognards) !
Parti des bords du Jakawol, le nom de Maasina fut étendu par les peuples voisins à l'ensemble des pays où se firent redouter les lances peules, puis les fusils toucouleurs.
Il faut en prendre son parti ; en pays soudanais, les eaux et les gens ont beaucoup divagué. Il n'y a, pour s'en convaincre, qu'à regarder les cartes hydrographiques et ethnographiques que les Européens ont dressées : les taches bleues qui désignent les groupes linguistiques pular dans la carte Menier-Delafosse sont parfaitement arbitraires, aussi arbitraires que les contours des lacs dans les diverses cartes du delta central nigérien. Il ne faut pas chercher à traiter la géographie soudanaise avec des traits, des frontières, mais avec une polychromie plus nuancée et plus changeante que la gorge des tourterelles.
Le Maasina, c'est donc un noyau géographique : le Marais (Burgu), pâturages, rizière et poissonnerie, pour les gens des sablières (Seeno) et des falaises (Hayre) qui le bordent.
C'est un axe religieux et commercial, l'artère fluviale Jenne-Tombouctou. C'est un centre politique : l'ancien chef-lieu des Arɓe (sing. Arɗo) et des Cheikhs.
On peut estimer leur nombre à 300 000 ; et à 400 000, si l'on y comprend ceux du Bobola et du Jelgooji, malgré leur particularisme linguistique et religieux.
A l'Est, du bassin nigérien :
Au Sud et à l'Est, on trouve deux groupes excentriques, qui ont plus ou moins subi le pouvoir des Cheikhs de Hamdallahi :
Au Seeno occidental
Le peuplement des territoires qui nous occupent, dépend du genre de vie des différentes nations.
Les cultivateurs-cueilleurs forment, partout le substrat, les villages de paysans les plus anciennement installés. Ils sèment surtout le riz dans le Burgu, le millet et le fonio dans le Hayre, le millet et le sorgho dans le Seeno, le riz et, le sorgho dans la région des lacs. Ils ajoutent à ces céréales principales d'importantes cueillettes, nénuphars et roseaux à sucre dans le Burgu, karité au Sud, graminées sauvages dans le Seeno, fruits du raisinier et du mombin, etc.
Ce sont :
Les 130 000 Soninké, tout en étant de bons agriculteurs, méritent une place à part, grâce à leur rôle spécial dans le monde sondanais. Ce sont des fondateurs de villes, des marchands et des religieux, sous des noms divers : Diakhaɓe et Sarankulle dans l'Ouest, Mallankoɓe, Silluɓe dans l'Est, Wangarɓe, Wakore, Marka, etc.
Comme les Fulɓe, ce sont des dispersés, qui ont essaimé dans tous les territoires occupés par le pulaaku.
Au Burgu (Dya, Dyenné, Sofara, etc.), dans le Hayre (Toum, etc.), dans le Seeno (surtout au Boobori), on trouve leurs communautés industrieuses, leurs mosquées bien entretenues, leur Islam convaincu mais mêlé de magie (alors que celui des Fulɓe tourne au soufisme), l'activité de leurs maçons, de leurs tisserands. Il leur arrive de perdre leur langue pour adopter celle du pays, bambara ou songhay par ex., mais, comme les Fulɓe, on les reconnaît toujours à leur genre de vie, à leurs caractères moraux, lointain héritage du Mali (Mallankoɓe ?) ou des « Blancs » qui comptent parmi leurs ascendants (Sarankulle ?) 4.
Les 35 000 Bozo, les 11 000 Somono (Somunkoɓe) et une partie de l'élément Songhay (Sorko), vivent de la pêche et de la batellerie, dans le Burgu et la région des lacs.
Les 42 000 Touareg (Burdame'en) et leurs serfs, les 3 000 Maures (Safarɓe, sing. Capaato) et leurs serfs, vivent surtout de leur élevage, chamelles et chèvres, des transports terrestres, de cueillette et de redevances serviles.
On voit que 400 000 Fulɓe exploitent les ressources de la région du Moyen Niger en nombreuses compagnies, les lignées formant des nations, chacune avec ses « recettes » favorites et héréditaires.
Eleveurs de vaches et de brebis, les Fulɓe, par leur familles guerrières (Ɓiɓɓe 'arɗo) puis par les familles de Cheikhs « diina » , avaient conquis la prééminence au milieu des nations de laboureurs et de pêcheurs qui les entourent. Ils gardaient cependant un certain respect devant les réalisations urbaines de leurs rivaux soninké. Certains Bamana, particulièrement durs à digérer (Booré, Dodyiga, etc.), certains Dogon haut perchés (les trois villages de Panga, au Sud de Douentza, sont les seuls à n'avoir pas été conquis), avaient réussi à garder leur indépendance, an prix d'une alliance défiante.
Dans certaines régions : Maasina proprement dit, Wuro-Ngiya, Farimaké, Fittugan, etc., la couche inférieure de paysannerie était composée de serfs nègres, à côté des autochtones maintenus comme tributaires. Ces Rimayɓe parlent pular et font partie intégrante de la nation peule, parmi laquelle on les a « fait naître » (rimayɓe, plur. ; dimaajo, sing.)
Outre les hommes libres et les serfs, ou doit compter dans le Pulaaku, les gens de métier : lawɓe, maabuuɓe, wayluɓe, sakkeeɓe, alawɓe, jaawanɓe, wambayɓe.
Outre les arts qu'ils exercent, ces gens de caste jouent dans la societé le rôle d'agents de liaison : auprès des Grands comme conseillers, ambassadeurs, intendants, et, entre tous les groupes sociaux séparés par les convenances héréditaires, entremetteurs, délégués, courtiers. Car
fade est le riz sans la sauce,
plat le récit sans mensonge,
ennuyeux le monde sans griots.
On doit cependant noter que les gens de caste forment, rarement, des villages presque purs, comme à Gurey les griots, à Sokoura les courtiers.
Notes
1. Au nombre, alors, de 162 000.
2. Sclerocarya birrea (Anacardiacée).
3. Pterocarpus erinoceus ?
4. Les Sarakolle sont, littéralement, les « hommes rouges » . Les négro-africains se classent eux-mêmes en « rouges » et « noirs » . Les « Blancs » n'ont rien à voir à l'affaire (V. Monteil).