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Anna Pondopoulo
Les Français et les Peuls. L'histoire d'une relation privilégiée

Les Indes Savantes. Paris, 2008. 314 p.
Coll. Sociétés musulmanes en Afrique, Jean-Louis Triaud, éd.


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Chapitre III
Le corps des Peuls, objet de la conquête (seconde moitié du XIXe siècle)

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les études peules se développèrent dans le cadre des classifications des peuples africains accompagnant la conquête. Ces descriptions classificatoires furent le plus souvent l'oeuvre des médecins de la marine et ensuite, des médecins des troupes coloniales. A partir des années 1860, les Peuls devinrent l'objet de la curiosité des anthropologues rassemblés autour de Paul Broca et de la Société d'anthropologie de Paris, mais aussi de sa société concurrente, la Société d'ethnographie, incarnant le « pôle philologique » et érudit des sciences de l'homme et réunissant les épigraphes de l'Institut, les orientalistes, de nombreux géographes et philologues. Chaque Société se saisit des témoignages sur la particularité des Peuls afin d'illustrer ses thèses.

A la fin du XIXe siècle, l'idée selon laquelle les Peuls sont différents des populations négroïdes ne fait plus de doute ; elle devient même le thème obligé, permanent des écrits sur l'Afrique. Il y a donc lieu de s'interroger sur les raisons de la montée en force de cette représentation qui, quelques années auparavant, n'était que la création marginale d'un cercle restreint d'érudits saint-simoniens nourrissant leur imagination des écrits romantiques de voyageurs anglais. Quel fut le rôle de ce stéréotype dans les classifications raciologiques de l'époque ? Quelle direction chaque société savante lui suggéra-t-elle à partir de sa problématique ? Quel fut le rôle du discours médical et anthropologique pour que les idées de la singularité peule s'enracinent dans les esprits ?
Enfin, la vulgarisation de ce stéréotype signifiait-elle l'appauvrissement des connaissances des Européens sur les sociétés d'Afrique occidentale ou, au contraire, servait-elle à accumuler et à organiser de nouveaux savoirs ?

Les années 1840 : les militaires et le concept de « race »

Le concept quelque peu littéraire et philosophique de « race » peule que Gustave d 'Eichthal mit en circulation au début des années 1840 fut surtout l'apanage des sociétés savantes et des discussions réunissant universitaires et hommes de lettres. Dans cette même période et jusqu'au début des années 1850, la France se contentade maintenir un statu quo au Sénégal; elle entretenait des relations conflictuelles avec le Fuuta sénégalais 1, axe principal de l'expansion française vers l'intérieur du continent. Les descriptions du pays et de ses habitants, reproduisant le modèle des « tableaux statistiques » du début du siècle, révélaient une certaine stagnation dans la politique. Les notes et les rapports de service sur le fleuve s'accumulaient dans les bureaux avant de paraître pour le grand public (dans le Bulletin de la Société de géographie et dans la Revue coloniale) avec plusieurs années du retard 2.
Ces documents ignoraient la notion de « race » en tant qu'instrument privilégié de l'analyse de la réalité. Cependant ce terme apparaissait fréquemment et désignait des idées diverses : tantôt un groupement territorial ou une région peuplée par une population précise, tantôt une souche sociale, tantôt une unité linguistique ; le plus souvent il était synonyme des mots « peuple» ou « nation ». En général, la « race » évoquait une entité politique et historique confinée à un territoire plutôt qu'une communauté de traits physiques transmise par le « sang ».
Les auteurs de cette époque éprouvaient la plus grande difficulté à définir l'organisation politique et sociale du Fuuta Tooro. Ils furent confrontés à une apparente contradiction entre une identité musulmane forte, anti-française et unie sous l'autorité de l'almamy (ce que les Français qualifiaient de « fanatisme ») et la fragilité de son pouvoir contesté par les provinces rivales (« il suffit d'une mauvaise récolte » pour destituer un almamy). Les observateurs français cherchaient des notions adéquates exprimant la complexité de la hiérarchie de cet État, morcelé entre les provinces et les lignages en compétition. Le commandant Caille, par exemple, comparait son organisation à la subordination du clergé catholique. Les Français multipliaient alors les termes susceptibles de rendre compte des divisions territoriales et sociales du Fuuta et confondaient les catégories ethniques et sociales. Ils expliquaient la situation politique par la pluralité des souches ethniques remontant à différentes époques.
Caille ignorait l'idée de déterminisme racial ; par contre, dans l'esprit de l'histoire naturelle du XVIIIe siècle, il affirmait le lien entre la nature et la vie sociale et interprétait l'histoire comme l'expression de l'esprit de la « nation ».
Frédéric Carrère, médecin militaire à Saint-Louis, et Paul Holle, officier qui avait participé, en 1857, à la défense de Médine contre les troupes assaillantes d'Al-Hajj Umar, utilisèrent la catégorie de « race » de la même façon, multiple et imprécise 3.
Ayant constaté le caractère mélangé de la population, ils évoquaient « les gens du Fouta » surtout comme une communauté politique. Ils soulignaient la diversité des régions du pays et évoquaient « plusieurs races » qui le peuplaient; pour eux, le terme « race » était aussi synonyme de territoire: « le nom de chacune d'elles [de races) sert à indiquer la province où elle est prédominante » 4 . Ils utilisaient également le terme « race » pour désigner les principaux lignages du Fuuta.
L'image des Peuls n'était pas neutre dans ces présentations de l'almamat, mosaïque de plusieurs populations : les militaires de Saint-Louis espéraient trouver des alliés parmi les descendants de la dynastie des Dényanké réunis à Guédé autour de Lam Tooro, chef de la province de Tooro. Si Caille n'évoquait qu'une « minime présence » des Peuls à l'intérieur du Fuuta qui gardaient « une ombre » de leur ancien pouvoir, Raffenel et Carrère, qui écrivaient dans les années 1850, furent davantage explicites. Ils attribuaient aux Peuls une certaine réceptivité pour la civilisation européenne ; ils supposaient surtout que les familles Dényanké, représentant de la « race vaincue », seraient les amis de la cause française lors de la conquête :

« Il faut, selon nous, si nous voulons y faire prévaloir notre influence, nous introduire entre les différents chefs, rechercher leurs rivalités secrètes, et réveiller les débris de l'ancienne race Délianké … Au-dessous des dominateurs que la guerre et les révolutions leur ont imposés, les Déliankés subsistent encore … Cette race, convenablement ranimée, nous servirait d'auxiliaire. Ses moeurs sont plus douces que celles de leurs vainqueurs ; ils aiment la poésie, les chants et la musique. Ils seraient plus accessibles que les Torodos aux idées françaises, et par eux nous pourrions peser sur le reste du pays » 5.

Dans le cas du Fuuta Tooro, l'évocation des Peuls renvoyait à deux idées différentes.

D'une part, il était question des « Foulhas » hypothétiques, cette souche ancienne préservée en partie à Guédé : le pays serait d'abord peuplé par les « Peulhs » « qui diffère du nègre, à qui il cède par sa couleur moins noire, par ses traits, sa constitution, enfin par sa capacité et son degré de civilisation » 6. Cette description relevait d'un type idéel, plutôt rêvé que concret.
D'autre part, les militaires remarquaient la présence des Peuls nomades tributaires des cultivateurs, qu'ils décrivaient comme d'humbles parias, des pasteurs d'une « ignorance aveugle », menant une existence « anarchique », vivant à la marge de la société citadine et lettrée des cultivateurs et des commerçants toucouleurs : il était difficile donc de leur attribuer une « civilisation supérieure ».

Le concept émergent de « race » devait réconcilier ces représentations contradictoires et créer l'image sommaire d'un Peul tantôt nomade, tantôt sédentaire, mais toujours différent du « Noir», ne serait-ce que par l'origine de son « sang ».
La tendance à interpréter l'histoire comme la guerre des « races » s'accentua lorsque les autorités de Saint-Louis décidèrent de durcir la politique à l'égard du Fuuta et d'organiser une exploration plus active du haut Sénégal (sous les gouvernements de Bouët-Willaumez et de Faidherbe). A ces objectifs répondaient les ouvrages d'Anne Raffenel 7, officier du commissariat de la Marine, traitant de ses missions dans le Haut-fleuve. L'usage du terme de « race » dans ces ouvrages fut particulièrement éclectique. L'ancien principe du« tableau statistique » y cohabitait avec des tentatives de description plus générale des « races », indépendante du cadre territorial.

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Louis Edouard Bouët-Willaumez
(1808-1871)

L'appellation « Toucouleurs » à l'adresse des habitants du Fuuta remplaça définitivement dans ces textes les noms plus anciens (« Pouls »,« Foulahs » ou « Peuls »), reconnaissant ainsi l'identité musulmane du pays, telle qu'elle fut déclinée par les habitants de Saint-Louis 8. Raffenel inclut l'islam dans ses classements : il divisa les groupes de populations selon leur rapport à la religion (ce qui, selon lui, indiquait un niveau de « fanatisme » et de sentiment anti-français) : religieux, indifférents, irréligieux. Un autre classement correspondait aux divisions territoriales du Fuuta Tooro. Il le compara avec la liste des « tribus » (« les Irlabés, les Bosseyabés, les Diophannes, les Eleybobés, les Laôs, les Déliankés, enfin les Peuls ») qui étaient aussi des familles d'électeurs (ayant droit d'investir les almamys). Il prit soin d'indiquer les lignages qui remontaient à la dynastie évincée des siratigis 9 et apporta ainsi des précisions à l'idée chère aux Français sur les populations peules de « souche ».
Il souligna la distinction (que Caille avait esquissée) entre les notables musulmans Toorobé et les pasteurs Peuls « sauvages » ; il y voyait incontestablement une différence de « race ». Les légendes musulmanes présentant les Toorobé comme un peuple à part, descendant d'un hypothétique ancêtre arabe qu'il avait enregistrées lui inspirèrent cette interprétation. Mais surtout la montée en puissance du discours classant les populations en tant que « races » pénétra les écrits de Raffenel. Ses descriptions se transformèrent en catalogues de traits physiques que l'on pouvait éventuellement mesurer et quantifier 10.
La conception même des ouvrages de Raffenel met en évidence comment la description des « races » s'émancipait du genre « tableau statistique » et se transformait en matière autonome. Ils se divisaient en deux parties : celle relatant les événements de la mission et les observations quotidiennes (« tout le côté descriptif et pittoresque ») et celle contenant des généralisations sur les habitants des pays traversés (les observations météorologiques et scientifiques, et des documents historiques ») 11. Dans le récit du premier voyage, au répertoire des villages traversés se succédaient des conclusions sur les pays et leurs habitants. La première partie (appelons-la « statistique ») contenait des observations quelquefois pionnières sur le mode de vie des Fuutankoobé 12 ; Raffenel y prenait en considération les renseignements de ses informateurs sur les identités locales.

Elles lui parurent singulières, car elles ne correspondaient pas avec ses propres idées sur la stratification ethnique du pays 13. Aussi, dans la partie synthétique de son ouvrage, se distancia-t-il de cette classification indigène; il informait ses lecteurs qu'il recueillait ces renseignements et ces appellations de la bouche des habitants du pays, qui appartenaient à une société « à demi sauvage ». Sa propre classification transformait les divisions sociales en celles de « races » :

« Les peuples foulahs se divisent donc en Torodos, Peuls et Toucouleurs : les premiers sont le peuple aborigène ; les seconds, un peuple étranger; les troisièmes, un peuple métis, résultant du croisement des deux premiers » 14.

Les campagnes de Faidherbe contre les tribus maures et la confrontation avec Al-Hajj Umar constituèrent des événements décisifs pour que l'esprit des classifications raciales s'installe dans les descriptions de la vallée et de la région du haut-fleuve. L'interprétation de la « race » comme entité des traits physiques, transmis par le « sang », fut mis en compétition avec ses autres usages. Le concept de la « race » offrait une commodité d'analyse: tel un tiroir, il permettait de « ranger sous une même étiquette des phénomènes sociaux divers. En plus, il créait l'illusion d'un système cohérent ; il pouvait embrasser tout ce qui paraissait contradictoire et étrange, autrement dit, tout ce que les observateurs français ne savaient pas comment classer.
La transformation des « races » en catégories privilégiées d'analyse correspondit à l'affirmation de la supériorité militaire de la France dans la région ; elle coïncida notamment avec l'utilisation sur le fleuve des bateaux à vapeur. L'usage de ces bateaux offrit aux Français un nouveau pouvoir sur la terre, donc la possibilité d'effectuer des répertoires plus complets des villages et des habitants. Le témoignage du lieutenant de vaisseau Braouezec, chargé, en 1860, de prospecter les territoires entre Bakel et Saldé, est révélateur du sentiment de puissance qu'offrait aux Français ce moyen de transport. Il décrivit les habitants du Damga comme saisis de terreur à la vue d'un bateau à vapeur émergeant au milieu de leurs bois et de leurs champs, tandis que le Fuuta central « toujours notre ennemi à cause de son fanatisme musulman, était atteint au coeur » 15. Ces nouveaux pouvoirs procuraient aux médecins de la marine la possibilité de mesurer et de comparer les corps noirs, ce qui constituait, pensaient-ils, le socle de la description positive des sociétés de l'Afrique occidentale. La création de la Société d'anthropologie de Paris (1859) fut contemporaine des conquêtes françaises au Sénégal. Ses travaux fournirent un fondement « scientifique » aux intuitions des officiers qui avaient exploré l'hinterland sénégalais dans les années 1840-1850.

La mainmise des anthropologues

Dès la création de la Société d'anthropologie, le problème de la description des Peuls en tant que « race » se trouva au coeur de ses débats. La Société affirma son identité en combattant l'interprétation biblique des origines de la diversité humaine et l'explication monogéniste de la pluralité des« races». La discussion sur l'acclimatation des « races » fut l'un des terrains de ce débat. Les polygénistes comme les monogénistes utilisèrent l'argument de la couleur des Peuls, supposée être plus claire que celle de leurs voisins.
Au centre de la polémique fut l'article du missionnaire noir sénégalais Santamaria qui affirmait que la couleur de l'épiderme des Africains résultait de l'influence des milieux et que tous les habitants de la terre étaient blancs à l'origine 16.
Il critiquait les théories de l'inégalité des souches humaines et déclarait comme faux et absurde le terme même de « race ». Cependant ses arguments puisés dans l'Ancien Testament le transformèrent en une cible facile pour les médecins positivistes adeptes de la méthode scientifique, notamment pour le chirurgien de marine Simonot, l'un des premiers membres de la Société 17. Aux points de vue de Santamaria il opposa une explication polygéniste de la multiplicité des « types » de populations du Sénégal, évoquant le métissage entre « races » blanches étrangères à l'Afrique (arabes, berbères, touarègues, « fellahs ») et « races » noires indigènes. La « masse » des envahisseurs fut absorbée par la « masse » des envahis; de leur « choc » émergea une « masse intermédiaire ». Simonot affirmait que, contrairement à l'opinion des monogénistes, les indices fondamentaux d'une « race » ne changent pas sous l'influence du milieu. Les facultés des « races » ne sont pas égales : « le nègre le plus intelligent ne peut pas soutenir la comparaison avec le blanc le plus intelligent ».
En critiquant les constructions de Santamaria, Simonot formulait le projet de la jeune science anthropologique appliquée à l'Afrique : « substituer au chaos humain un classement méthodique basé sur l'étude comparative des différences humaines » 18. Ce programme correspondait à l'étape en cours de l'expansion coloniale ; l'objectif de classer, nommer et délimiter les populations des territoires conquis devint prioritaire.
Afin de constituer les premiers éléments de ce classement, la Société d'anthropologie de Paris élabora des Instructions, destinées aux médecins pratiquant au Sénégal et répondant à la demande du docteur Barthélemy Benoît, en partance pour le Sénégal.

Les auteurs y décrivaient les « races » comme des unités discrètes, délimitées dans l'espace : « on y trouve trois grandes races indigènes qui y vivent côte à côte depuis un temps immémorial : ce sont les Yoloffs, les Mandingues et les Foulahs » ; « ces trois races ont été distinguées sans hésitation par tous les voyageurs » 19.

Parmi ces trois « races » pures, les Peuls représentaient, aux yeux des anthropologues, un objet d'étude particulièrement attrayant. La présence d'une « race » « à cheveux lisses et à peau simplement cuivrée, au milieu des hommes les plus noirs et les plus laineux » constituait une preuve éloquente de la théorie polygéniste de la fixité intemporelle et de l'irréductibilité des « races », qui gardaient leurs caractères fondamentaux indépendamment de l'influence du milieu.

Cependant, les monogénistes se saisirent également de cet argument pour prouver le contraire, à savoir le caractère « intermédiaire » de la « race » peule qui serait le résidu de la « race » blanche ayant peuplé, aux époques préhistoriques, le continent africain 20.

Or les anthropologues affirmaient que seule l'anthropométrie permettait de décrire une« race » et donc d'établir son origine par rapport aux autres « races ». Ainsi détenaient-ils les instruments et les techniques susceptibles de résoudre le problème, insoluble jusqu'alors pour l'ethnologie, de la classification des Peuls dans l'une des souches humaines.

Les Instructions opposaient fièrement à des « hypothèses contradictoires et incertaines » la collecte de « renseignements positifs sur les caractères anatomiques », avec, notamment, la méthode craniométrique. Leurs critiques visaient surtout l'usage de la linguistique comparée comme moyen de distinction des « races » (« le recours à des caractères aussi indécis que ceux qu'on tire du langage »), que Gustave d'Eichthal avait jadis appliqué aux Peuls. Tout en se servant de la problématique et des termes introduits par d'Eichthal (« la race fellane »), Broca et ses collègues affirmaient le droit de l'anthropologie d'être la « science des races » par excellence. Dans l'étude des Peuls ils voyaient le terrain privilégié permettant à la nouvelle discipline de démontrer ses prouesses.

Les anthropologues proposaient aux « hommes du terrain » de remplacer la méthode « impressionniste » (les « caractères physiques extérieurs » déjà bien décrits) par la prise de mesures anatomiques précises et par la comparaison des « races » d'après leurs caractères ostéologiques. On conseillait aux médecins militaires de ramener des échantillons de crânes peuls : « Il n'existe aucun crâne de Foulah dans notre galerie d'anthropologie » ; « toutefois, si notre correspondant ne pouvait se procurer des crânes en nombre suffisant, il pourrait du moins mouler un certain nombre de têtes », ou, au moins, entreprendre des observations céphalométriques, à l'aide d'un céphalomètre et d'un compas d'épaisseur, « sur les individus adultes des deux sexes », il fallait aussi mesurer les « races croisées» et établir leur répertoire en délimitant les régions de leur habitation. La Société d'anthropologie désirait également obtenir des squelettes entiers mais, compte tenu de la difficulté de leur « préparation » et de leur « conservation », il était permis d'y suppléer par des « mensurations convenablement pratiquées sur un grand nombre d'individus » 21.
Les Instructions recommandaient aux médecins de comparer la plus grande quantité de cas possibles et de remplacer leurs observations d'individus singuliers par celles d'« une population permanente », seul un grand nombre de chiffres ayant valeur de preuve scientifique 22.
Les États peuls attiraient la curiosité des anthropologues pour une autre raison théorique, celle de l'étude de la variabilité des « races » sous l'effet du métissage.
Broca et ses confrères s'inspiraient des renseignements des militaires et des voyageurs qui, impressionnés par l'identité musulmane affirmée des sociétés du Fuuta Tooro et du Fuuta Jaloo, l'interprétaient comme une appartenance ethnique. Aussi les anthropologues supposèrent-ils qu'une nouvelle population métisse s'était créée dans ces régions (« les Pouls noirs »), reproduisant « une uniformité de caractère qui ne s'observe pas dans les races croisées », et représentant, de ce fait, un cas unique pour les mesures anthropométriques 23.
Les anthropologues inscrivaient dans la « science des races » les clivages relevant de la politique coloniale. Ils faisaient la distinction entre la population haalpulaar de Saint-Louis (« un grand nombre de métis nés des croisements des Foulahs et des Nègres ; ces individus, désignés sous le nom de Toucolors ou de Toucouleurs, présentent des caractères variables, suivant le degré du croisement d'où ils sont issus ») et les habitants du Fuuta Tooro, correspondant à une « nation entière» de « race croisée » 24.

La Société adressa à ses adhérents de nombreuses autres questions portant sur la description des caractères anatomiques : les médecins devaient comparer la couleur des nouveau-nés issus des différentes « races », l'ordre et l'époque d'éruption des dents, l'âge des premières règles ; ils devaient préciser si l'on observait chez les femmes le développement des fesses constituant « un caractère ethnologique pour certaines races de l'Afrique australe », si certaines dents dépassaient le niveau des dents voisines, si les dents de sagesses existaient, si l'on trouvait sur certaines dents des tubercules, comme chez les singes ? La panoplie des questions représentant l'homme comme une espèce animale parmi d'autres s'interrompait subitement quand il s'agissait des « Foulahs ». Les anthropologues les abordaient avec des interrogations ayant davantage un caractère « culturel » et gravitant autour de leur origine : quels étaient leurs animaux domestiques (étaient-ils différents de ceux des « nègres », cela révélant peut-être leur ancienne patrie), quelle langue parlaient-ils, quelles religions antérieures à l'islam professaient-ils ? Ainsi, les Instructions trahissaient-elles le modèle hiérarchique et inégalitaire selon lequel les anthropologues classaient les populations africaines, une place supérieure étant réservée a priori aux Peuls. Les Instructions suggéraient aux observateurs sur place de remplir les cases du questionnaire, confirmant ainsi les présupposés sur l'inégalité des « races » qui prendrait souche dans les différences de l'organisation physique. Les anthropologues proposaient aux médecins d 'explorer en ce sens leur domaine familier et de se pencher sur « la pathologie comparée des races ». Broca et ses collègues estimaient que les « races » n'étaient pas sujettes aux mêmes maladies ; certaines seraient inconnues à « l'état gauvage », notamment les maladies mentales 25. Par conséquent, il fallait préciser sur place le rapport entre la maladie et la « race » : l'immunité se transmet-elle par la voie héréditaire, dépend-elle de la « vie sauvage », de l'alimentation, du climat ?
Issue au préalable de l'étude de l'acclimatation des Européens sous les climats tropicaux, cette problématique insistait dorénavant sur la différence entre les indigènes d'après leur résistance aux maladies; elle fut le vecteur de l'idée de l'inégalité des « races » en général. Les fondateurs de la Société d'anthropologie de Paris ne cherchaient pas à donner des conseils aux militaires dans le domaine de la politique à suivre à l'égard des populations africaines 26. Ils espéraient au contraire recevoir des renseignements nécessaires au progrès de la science. Or les Instructions enracinèrent le modèle classificatoire et hiérarchique de la description ethnique, fondé sur l'idée du déterminisme racial. Elles incitèrent les coloniaux à explorer davantage, par des moyens « scientifiques », l'hypothèse de la supériorité et de la différence des Peuls. Ainsi la science « objective » et « positive » approuva-elle des observations déformées par la situation militaire immédiate et transforma-t-elle des stéréotypes en pièces maîtresses de l'édifice classificatoire. Cependant, il restait tout un travail à faire pour rapprocher définitivement le savoir raciologique des anthropologues avec les réalités du terrain des vallées du Sénégal et du Niger et pour créer une classification des « races » correspondant aux besoins de la conquête. La véritable rencontre entre la « science des races » et les connaissances sur les populations africaines fut l'oeuvre de Louis Faidherbe.

Faidherbe, architecte de la théorie des « races »au Sénégal et au Soudan

Louis Faidherbe (1818-1889), gouverneur du Sénégal, militaire et anthropologue, fut l'ingénieur principal du processus inscrivant l'étude des sociétés peules dans la « science des races ». Ayant participé, à partir des années 1860, aux débats de la Société d'anthropologie de Paris (il en fut élu membre en 1867 et président en 1874), il investit le discours sur les Peuls de la problématique développée par l'anthropologie française de l'époque. Les travaux du général servirent de modèle à ses contemporains et à ses successeurs. Il est donc important de déterminer qui était Faidherbe en tant que penseur, ce que fut son parcours intellectuel et pourquoi sa description des Peuls laissa une trace durable dans la science coloniale.

De quel côté se trouvait Faidherbe dans les controverses partageant la communauté scientifique de l'époque : le « grand duel » 27 entre les monogénistes et les polygénistes, le débat autour de la théorie de l'évolution, la polémique sur le rôle de l'anthropologie dans la société et la possibilité de la transformer en « hygiène des races », remède contre les crises sociales ?
La carrière scientifique de Faidherbe suscite de nombreuses questions. D'une part, publiant ses travaux dans le Bulletin de la Sodété de géographie, il réoriente, dans les années 1860, toutes ses activités vers la Société d'anthropologie où il est particulièrement présent. Cette préférence nécessite une explication. D'autre part, pourquoi, parmi tant d'autres tentatives pour créer le schéma des « races principales » de l'Afrique occidentale (on peut même affirmer que c'était la préoccupation essentielle des études africaines de l'époque), fut-ce le modèle proposé par Faidherbe qui s'affirma en tant que « classification scientifique » par excellence ?
Les géographes, les anthropologues et les philologues de l'Académie des inscriptions et belles-lettres furent unanimes pour voir en lui l'architecte de la classification raciale des populations de l'Ouest africain 28. Les membres de l'Institut considéraient que son apport principal était la précision et la fermeté avec lesquelles il délimita les « races » dans les régions nouvellement conquises d'Afrique occidentale ; on y percevait la même détermination que celle avec laquelle il organisa la colonie du Sénégal : les « races » furent définitivement « établies ».
En 1882, à la fin de sa vie, Faidherbe fut élu membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Même si les raisons politiques de son élection sont évidentes 29, elles témoignent de son appartenance aux réseaux scientifiques influents de son époque, notamment à ceux qui déterminaient le profil de l'érudition de l'Institut : les orientalistes et les géographes. Mais cette élection reconnaissait également la facette anthropologique et naturaliste de Faidherbe : après sa mort, le général fut remplacé par Ernest-Théodore Hamy, disciple de Quatrefages et directeur des collections au Muséum de l'Histoire naturelle. Faidherbe fut ainsi reconnu par les deux pôles étudiant l'Homme à cette époque — celui des philologues et orientalistes d'une part, celui des médecins, des anthropologues et des naturalistes d'autre part. Chaque tendance aspirait à réunir les sciences de l'homme sous sa bannière, ce qui suscita la création en 1859 de deux sociétés rivales : la Société d'anthropologie de Paris et la Société d'ethnographie américaine et orientale, devenue la Société d'ethnographie 30.
L'acceptation de Faidherbe par ces deux courants le désigne comme la figure du compromis, réunissant dans sa démarche les études des langues, la comparaison des « civilisations », aussi bien que l'analyse des caractères physiques des « races ».

Faidherbe et les géographes

Faidherbe adhéra à la Société de géographie en raison de sa curiosité pour les antiquités qu'il avait découvertes en Algérie. Dans une lettre de 1853 à Jomard, à cette époque président de la Société, lui demandant des instructions pour ses recherches au Sénégal, Faidherbe soulignait que son expérience algérienne, longue de six années, sa familiarité avec les moeurs et la langue arabe, étaient à l'origine de sa passion pour la géographie et l'ethnologie de l'Afrique 31. La lettre accompagnait son mémoire sur les Berbères et les Arabes des bords du Sénégal 32, dans lequel il rapprochait la situation ethnique de cette région avec celle de l'Algérie 33. Cet ouvrage annonçait la problématique de ses futurs travaux et sa façon de traiter les phénomènes ethniques en général. La constance de sa démarche est étonnante : comme si tout le parcours intellectuel du général avait été déterminé par la dichotomie entre les « Arabes » et les « Berbères » qui était son modèle d'analyse des populations de I'Algérie 34.
L'émergence de l'opposition « Arabe/Berbère » reflète la logique du développement du savoir géographique de l'époque qui fut, en grande partie, l'oeuvre des spécialistes des textes anciens, qui recherchaient dans les sources grecques et latines, mais aussi égyptiennes des indications concernant l'origine des Berbères. Malgré la difficulté de distinguer entre les traits de « l'Arabe » et du « Berbère », cette opposition fut perçue, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, comme « évidente et essentielle », marquant positivement le Berbère et négativement l'Arabe 35.
Ce dualisme, exprimant le « diviser pour régner » de la politique coloniale 36, apparaît dans les débats scientifiques après 1830 et s'appuie sur le développement du savoir colonial sur l'Algérie.
Les indications des auteurs anciens comme, par exemple, Isidore de Séville (fin du VIe-début du VIIe siècle), qui évoquaient la présence de tribus blondes en Afrique du Nord, suscitèrent, à l'époque de la colonisation de l'Algérie, un intérêt particulier dans le milieu des géographes impliqués dans la conquête. Une théorie est née d'après laquelle une partie des Libyens, ancienne population du littoral, et ancêtres des Berbères, seraient des blonds aux yeux bleus. La curiosité pour les « blonds aux yeux bleus » incrustés dans les populations nord-africaines coïncida avec le succès de la théorie aryenne dans la linguistique 37.
Ce modèle s'inscrivait dans le paradigme de l'historiographie romantique interprétant le passé comme la scène d'une confrontation des « races » des vainqueurs et des vaincus. La Société ethnologique créée en 1839 par William Edwards forgea son programme d'études des nations européennes en s'inspirant de cette théorie d'une permanence des caractères des « races » dans l'histoire 38.
Faidherbe ne pouvait pas ignorer ces idées largement partagées par les géographes (d'Avezac, Maury) qui fréquentaient la Société d'Edwards. Quelles que soient ses lectures et ses références, il chercha constamment à retrouver, à travers les mélanges des populations, la dichotomie initiale entre les « vainqueurs » et les « vaincus ». En somme, il fut l'homme d'une seule idée dont la poursuite l'amena inéluctablement vers la Société d'anthropologie de Paris, fief de la pensée polygéniste à la recherche des preuves de la permanence des « races » dans l'histoire.
La coopération de Faidherbe avec la Société de géographie se déroula principalement dans le domaine de l'étude des langues : la Société le guida dans son travail de constitution des vocabulaires des langues parlées au Sénégal, et notamment du sérère.
En apparence, la démarche du gouverneur s'inscrivait parfaitement dans le programme des géographes. Ses recherches reçurent des échos favorables dans les rapports annuels d'Alfred Maury, qui, au milieu des années 1850, fut secrétaire général de la Commission centrale de la Société de géographie ; la Société appuya son mémoire sur la langue sérère proposé pour le concours de l'Institut de France et en publia des extraits ; enfin, en 1855, sur recommandation de Jomard et de d'Avezac, il fut élu membre de la Société.
Cependant la perspective que visaient les études linguistiques de Faidherbe était différente des options, principalement monogénistes, des géographes. Ses travaux linguistiques trahissaient sa pensée sous-jacente de la différence héréditaire des groupes humains. A cette époque Faidherbe voyait dans l'étude des langues l'instrument principal permettant de les distinguer 39. D'une façon générale, il considérait que les enquêtes, les travaux linguistiques et historiques devaient converger vers un but ultime : la reconstruction des principales « races » dans la singularité ineffaçable de leurs traits du physique et du caractère. Même s'il affirmait prudemment la précision localisée de son vocabulaire des langues « que l'on parle de Saint-Louis à Ségou » (il s'agissait du « wolof de Saint-Louis », du « sérère du Baol », du « peul du Fouta », du « bambara du Kaarta », du « mandingue du Bambouk », du « sarakolé de Galam », de l'arabe sénégalais, du berbère sénégalais, de l'arabe régulier), Faidherbe annonçait son ambition de reconstituer, grâce à ces vocabulaires, les familles linguistiques 40. Il affirmait par ailleurs qu'il ne s'était pas borné à rassembler les mots en vocabulaire, mais avait « cherché de donner les règles principales de cette langue » (le sérère) ; il entreprit le même travail pour « plusieurs autres langues », en envisageant de construire la carte linguistique de l'ouest africain 41.
La comparaison des langues devait permettre de constituer les territoires colonisés en entités, plutôt que de considérer ceux-ci comme des espaces épars.
Sa conviction était que la langue révèle le « caractère » de la « race », qu'aux « races supérieures » correspondent les langues plus développées. Il cherchait également à établir la population la plus ancienne de la Sénégambie qu'il retrouvait chez les Sérères. Tout en s'essayant à une géographie politique des États sérères, Faidherbe reproduisait des morceaux de chants et finissait son texte par une conclusion condescendante soulignant la proximité des moeurs des « nègres » et celles du monde animal.
En revanche, dans sa lettre à Jomard du 15 février 1854, il refusait à la langue peule tout lien de famille avec les langues de la région. La singularité qu'il attribuait aux Peuls lui interdisait de reconnaître la parenté de leur langue avec celles de leurs voisins, notamment avec le sérère. Le peul, une langue très riche, douce et mélodieuse, devait être comparé plutôt à l'italien 42.
Les travaux linguistiques du gouverneur aboutirent au mémoire sur les populations noires des bassins du Sénégal et du Haut Niger (1856), qu'il communiqua à la Société en 1855. Son objectif y était de « simplifier beaucoup la prétendue complication de races et de langues qu'on disait exister chez les nègres » 43 et de dresser le répertoire des habitants des espaces nouvellement conquis. En proposant la relecture des anciens documents arabes sur l'Afrique à la lumière des nouvelles découvertes accompagnant la conquête, Faidherbe y prenait en considération les intérêts des érudits-géographes. En réalité, cet ouvrage approfondissait sa réflexion sur la « race » en tant qu'unité spécifique des traits physiques et de la langue (la langue et « l'intelligence » étant liées). Faidherbe y rajoutait l'idée du déterminisme du groupe par son milieu d'origine. Les deux grandes populations autochtones de l'ouest africain auraient leur origine dans des milieux naturels différents : les Mandingues dans les montagnes et les plaines du haut Niger et du haut Sénégal ; les Wolofs sur la côte et dans les immenses plaines d'alluvions dans le bas fleuve; leur caractère serait donc plus indolent et plus doux. Les « races », comme les espèces animales, possèdent leur territoire d'origine qui détermine leurs caractères et leurs « instincts ». Ce déterminisme du milieu le rapproche davantage d'une lecture de l'anthropologie comme « zoologie de l'espèce humaine » (d'après l'expression de Topinard) pratiquée dans les milieux médicaux que de la tendance, présente au sein de la Société de géographie, à classer les sociétés d'après leur civilisation et leurs acquis culturels 44.
La conception polygéniste de l'irréductibilité des « races » à laquelle il adhérait allait certainement à l'encontre des tentatives de certains membres influents de la Société de géographie (notamment Maury) pour prouver que les « races » pouvaient se modifier sous l'influence durable du milieu.
Malgré son caractère polygéniste, Les Populations noires fut bien accueilli par la Société de géographie. Classer les « races » comme des familles linguistiques était une idée chère aux géographes qui pratiquaient traditionnellement la classification linguistique des peuples. Faidherbe osait trancher dans un paysage ethnique compliqué et peu connu ; il rapprocha les dialectes et organisa les langues en trois familles linguistiques (qui correspondraient également aux « races ») : deux familles « aborigènes » — les langues du groupe mandingue (la famille « malinka-soninké » et les langues du groupe sérère-wolof — et une famille étrangère, celle de la langue peule : « par les caractères physiques, par les instincts, par la langue, race supérieure aux races tout à fait nègres », une « race des envahisseurs » 45. Les États puissants des Peuls constituaient une preuve de leur origine extérieure. Puisque les Peuls étaient physiquement différents des « nègres », leur langue s'en distanciait également. Elle était même ce qui subsistait de leur différence dans les conditions du métissage et de l'effacement du type « pur ».
La division des populations de l'Afrique occidentale en « aborigènes » et « étrangères » (extrapolation, dans d'autres conditions, de l'opposition entre « Arabes » et « Berbères ») est fondamentale. Elle communique à l'histoire le point d'origine et le point d'acheminement, aussi bien que la dynamique liant le passé et l'avenir. Elle offre également une explication simple des conflits et des guerres aussi bien qu'une lecture de l'histoire des Étals. Il résultait de l'analyse de Faidherbe que les trente États qu'il distinguait dans la région sénégambienne n'étaient peuplés que par trois « races », dont l'une était étrangère. Aux yeux de ses contemporains, c'était une démarche révolutionnaire, simplifiant le paysage ethnique de ces territoires.
Mais comment expliquer que la multiplicité des « types » physiques, que les observateurs européens ne cessaient d'accroître dans leurs descriptions taxonomiques, ne coexiste qu'avec les trois « races » principales ? Comment prouver que les « races » durent dans l'histoire en tant qu'unités dotées d'un nombre de caractères fixes ?
Faidherbe résolut ce problème à la manière polygéniste: en s'inspirant de l'idée du métissage, courante à son époque. A la différence de nombre de ses contemporains, qui, à l'instar de Gobineau, voyaient dans le métissage la source de la « dégénérescence » et du « chaos », Faidherbe considérait que les « races » initiales conservaient leurs « caractères » à travers le métissage. Le groupe humain peut donc « améliorer » sa nature au cours des générations en mélangeant son sang avec celui des « envahisseurs »… Dans L'avenir du Sahara et du Soudan (1863), il affirmait que les Maures s'étaient habitués aux conditions naturelles du Soudan grâce à leurs mélanges avec les Noirs. Dans le “Voyage de Mage et de Quintin” (1866) il interprétait le métissage comme le moyen de rajouter à une « race » des facultés supplémentaires 46. D'autre part, l'histoire étant une succession de métissages, il devenait possible de dépouiller les couches successives des mélanges pour en extraire les « races » originelles.
Il était donc envisageable de considérer que les territoires nouvellement conquis étaient peuplés par des populations métisses, notamment les Peuls. Par conséquent, de nombreuses populations du haut Sénégal et du Niger jusqu'alors décrites comme « nègres » et « barbares » pouvaient rejoindre celles davantage « aptes » à la civilisation, et même se rapprocher des Européens… Cette pensée advient à l'époque de l'organisation intense de l'espace colonial des groupes d'ouvriers et d'autres subalternes indigènes figurent de plus en plus souvent sur les images photographiques représentant les chantiers des casernes, des forts et des chemins de fer. Les forts de Kita, de Bafoulabé, de Bamako sont construits dans les années 1870, mais Faidherbe (dont le projet ambitionne, avec une ampleur inconnue jusqu'à lui, selon l'expression de Duveyrier 47, la prolongation de la colonie vers l'intérieur) recherchait déjà la population locale nécessaire pour exécuter le programme de mise en valeur.
La référence au « type peul pur » avec son caractère hypothétique 48 est omniprésente dans son ouvrage, mais seulement en tant que « trace » dans les autres groupes ethniques.

Faidherbe évoque le métissage au niveau des langues : « ici, elle [la race peule] a donné sa langue aux races mélangées ; là le mélange a adopté au contraire la langue indigène », mais surtout dans le domaine politique, à la fois comme source et conséquence de la création des États que l'on doit analyser en tant que stations du mouvement magistral des Peuls de l'est vers l'ouest.

Il en résulte que le « domaine peul » s'agrandit considérablement ; y figurent, dorénavant, des régions où la langue peule n'est pas majoritaire ou en partie disparue, comme, par exemple, le Khasso ou le Wasulu.

Aussi, les populations jusqu'alors inconnues ou considérées comme non-peules rejoignent-elles les « métis de Peuls ». Tout en se plaçant dans la logique de la durée d'une « race », cette démarche détruit en réalité la taxonomie raciale et se concentre sur la stratification sociale.

Ainsi, selon Faidherbe, y a-t-il des populations peules sédentaires, incluses dans d'autres populations, mais il y a également « dans tous les Etats de la Sénégambie » des Peuls pasteurs « qui n'ont subi aucune influence étrangère ni dans leurs habitudes, ni dans leurs langues ».

Faidherbe applique ce même principe d'« archéologie» des « races » pour analyser l'histoire et la situation politique du Fuuta, selon lui, l'État peul métis par excellence.

Qui sont les « Toucouleurs » 49, ses principaux adversaires au cours des années 1850, sur le compte desquels les opinions françaises étaient si divergentes et si peu exactes ?

Les trois « races » principales de la Sénégambie ont participé, dit-il, à la création de cette population : les conquérants peuls, et les « races » wolof et mandingue qui subirent leur invasion.

Il existe encore au sein du Fuuta, à Guédé, dans le Tooro, les « débris » des conquérants peuls « Déliankés » [Dényanké). Les Peuls ne constituaient pas à l'origine l'élément autochtone de la population du Fuuta. Mais ils y étaient, à une époque que Faidherbe préfère établir d'après les sources les plus récentes et les plus fiables (pour éviter « des fables et des niaiseries »), une population dominante et majoritaire. Pour cette raison le père Labat donnait à toute la population le nom des « Pouls ».

Déjà à l'époque de leur invasion dans le Fuuta, ces Peuls étaient mélangés aux Mandingues (le nom de « Déliankés » et le titre mandingue « siratik » ou « saltigué » en témoignent).

La deuxième étape importante dans l'histoire du Fuuta correspondait à son islamisation : Faidherbe l'interprète également à travers son paradigme raciologique. La « guerre des marabouts », élément crucial de l'histoire du Fuuta pour tous les observateurs français, serait « une réaction ouolof contre les envahisseurs » ou, autrement dit, une « espèce de réaction des Ouolof mélangés aux Poul contre l'élément malinké mélangé aux Poul ». La caste des Toorobé serait née, strate privilégiée, à laquelle les « pauvres diables, les pêcheurs » ne peuvent pas appartenir. Initialement les Toorobé seraient issus du mélange de familles peules non régnantes avec notamment les Wolofs : « physiquement parlant, ces tribus ont plus du ouolof que du poul » 50.
Pour Faidherbe, la « race » est à l'origine de l'histoire : même dans les populations métissées de longue date, en suivant le caractère des mélanges, on peut accéder à la connaissance de l'élément ethnique déclencheur de nouveaux systèmes politiques.
Cependant le système de Faidherbe met en valeur des catégories nouvelles pour la description coloniale : les castes, les familles ayant plus de pouvoir que d'autres, l'opposition entre la « masse » et l'« élite » 51. En somme, son analyse du Fuuta est attentive à la multiplicité des liens sociaux. Ses conclusions sur l'histoire proche du Fuuta sont inspirées par la situation politique du moment, où Saint-Louis connaît les plus grandes difficultés à dompter les provinces de ce pays. La connaissance des « races », à l'origine des familles alors puissantes, doit permettre de comprendre leurs options politiques.
Faidherbe s'intéressait aux Peuls pour des raisons différentes de celles des géographes. La connaissance de la « généalogie » du peuplement lui facilitait l'appropriation de l'espace, la main-mise sur le sol et sa population. Sa conviction que la « race » peule était supérieure et étrangère ne l'empêchait pas de « décortiquer » le cas des groupes considérés comme métis et de se pencher sur les « races » dites inférieures. Il étudiait l'ensemble des populations sur un territoire précis, en analysant le rôle qu'elles avaient joué dans la constitution de la société qu'il décrivait. En revanche, la Société de géographie exaltait la singularité des « races les plus intéressantes », comme les Berbères et les Peuls, leur attribuant une mission particulière dans l'histoire.
Par exemple, Alfred Maury se félicitait du rapprochement que Heinrich Barth faisait entre les Peuls et les Berbères. Il adhérait à l'idée de Barth selon laquelle « la race berbère » servirait de médiateur culturel et racial, dans la longue durée, entre le Nord et le Sud, sorte de « chaînon par lequel sont rattachées les races en apparence les plus distantes et les plus éloignées du continent africain ».
Maury voyait en Barth un allié de la doctrine monogéniste, notamment dans sa tentative d'établir un lien entre « la teinte caractéristique des races et leur habitation », autrement dit, de prouver que les « races » changent leurs caractères sous l'influence du climat. Le cas des Peuls apportait à la pensée monogéniste des arguments séduisants : les Peuls habitant les montagnes et les hautes plaines étaient réputés être plus clairs que les habitants plus foncés des vallées ; les formes des montagnards étaient également « plus sveltes et moins ramassées » 52. A l'instar de Barth, on pouvait imaginer les Peuls et les Berbères en tant que « races intermédiaires ». C'était l'occasion pour les monogénistes de revenir sur la communauté d'origine des « races » africaines avec « la grande famille européenne». S'il était compliqué, malgré tout, d'expliquer les différences par environnement, il restait possible, en évoquant les Peuls, les Berbères ou les Éthiopiens, de réduire considérablement le domaine de la « race » noire sur le continent africain. On aboutissait à la conclusion paradoxale que sa présence serait presque une anomalie ou une exception. Par contre, les Peuls et les Berbères apparaissaient comme les vestiges témoignant de la diffusion de la « race » claire primitive, ancêtre commun des différentes branches de l'humanité.
Faidherbe et les érudits de la Société de géographie n'étaient pas non plus d'accord sur les objectifs de la science décrivant les peuples africains. Les géographes interprétaient son travail sur les populations noires à leur manière, y voyant ce qui leur plaisait : une « meilleure classification de races », notamment parce qu'elle aurait réduit le domaine des populations « nègres », « abaissées par ce motif sous le niveau commun de la servitude ». On mettait surtout en valeur les généralisations linguistiques de Faidherbe qui, à la différence des observations impressionnistes des voyageurs, offraient des fondements scientifiques à l'anthropologie (cette « bonne ethnologie », étudiant les caractères ethniques, selon l'expression de Maury) : « Il n'y a pas de bonne ethnologie sans une étude des langues, et la philologie comparée prête à l'anthropologie un auxiliaire qui devient parfois le corps de l'armée principale […] les travaux sur les idiomes africains […] jettent sur l'histoire des races qui les portent [plus de lumière] que les observations fugitives des voyageurs » 53.
Pour Maury, Jomard et d'Avezac, les renseignements recueillis sur le terrain devaient aboutir à la composition d'un tableau statistique des régions d'Afrique occidentale.
Au Sénégal, selon eux, le travail était sur le point d'être achevé, et les recherches du gouverneur y apportaient les derniers éléments manquants. Alfred Maury, par exemple, voyait dans le travail de Faidherbe sur la langue sérère une tentative d'étudier les populations de la Sénégambie « en détail » (les caractéristiques naturelles de cette région étant déjà connues dans les grandes lignes), ce qui permettrait d'aboutir à la « statistique officielle » de ce pays. L'Annuaire du Sénégal et dépendances édité par Faidherbe et par son équipe contribuait également à ce projet 54.
De même pour Jomard, l'étude de la population représentait, comme au début du XIXe siècle, « un élément de la statistique » 55 contribuant à la connaissance de l'aptitude des « peuples » au commerce ; la comparaison des «races» n'y figurait pas 56. Les instructions pour les voyages à l'intérieur de la Sénégambie, que Jomard rédigea à la demande de Faidherbe, étaient nettement en retard sur ce que le gouverneur avait déjà entrepris : le conseil de collecter les vocabulaires et de faire des répertoires des inscriptions « libyques » (c'est-à-dire berbères) y côtoyait la proposition de rechercher l'« arbre à feu » et l'« arbre à beurre », la civette et la girafe, de recueillir les « anciennes traditions locales, les chants et aussi les fables ». Ces recommandations furent dépassées par la réalité de la conquête. Le seul domaine pertinent pour le gouverneur était celui de la prospection des itinéraires et des jonctions, notamment de la liaison entre le Sénégal et l'Algérie, qu'il inclura dans ses projets. À la différence de ses illustres mentors, Faidherbe était à la recherche de la méthode « positive » lui permettant de distinguer, de comparer et de rapprocher les « races ». En 1857, s'adressant à Maury en « sa qualité de confrère », et évoquant son intérêt pour son ouvrage La terre et l'homme, il lui demandait de le guider dans le choix de livres traitant d'ethnologie et de linguistique (« ce qu'il y a de meilleur et de plus au courant de la science »). Il réclamait ainsi pour l'homme de terrain le droit d'analyser lui-même ses données, sans les déléguer aux académiciens parisiens : « Mes voyages m'ont mis à même de m'occuper un peu d'ethnologie et de linguistique, sciences pour lesquelles je me sens un goût très prononcé, mais dans l'étude des quelles je n'ai jamais rien eu pour me diriger » 57. Ce désir de maîtriser la méthode « scientifique » coïncidait avec sa critique virulente à l'égard des termes, et donc des classifications, employés par ses prédécesseurs.
Dans les Berbères et les Arabes et dans les Populations noires, aussi bien que dans ses travaux postérieurs, le gouverneur démontrait que « les Maures » et « les Toucouleurs » ne correspondaient pas à la réalité des classifications locales, mais reflétaient l'époque révolue où les Européens découvraient l'ouest africain. Il n'était plus donc question d'adhérer aux « étranges illusions » de ses prédécesseurs qui donnaient aux populations du Sénégal des noms inexacts et désignaient leurs chefs par des titres européens (serviteur qualifié de « ministre » et cheikhs des peuplades de « rois » 58). Le texte du lieutenant Caille (1854) comparant le système du pouvoir du Fuuta avec la hiérarchie de l'Église catholique attira en particulier ses flèches. Selon lui, les classifications scientifiques doivent se fonder sur l'étude des langues : « si nous voulons savoir ce qu'ils sont, voyons quelles sont les langues qu'ils parlent. […] Deux langues, donc deux peuples » 59 Par la suite, la recherche d'autres critères « positifs » pour délimiter les « races » amena Faidherbe au sein de la Société d'anthropologie.
Sa démarche, centrée sur l'étude comparative des langues, constitua un pas en avant dans la connaissance des sociétés ouest-africaines. A côté, les écrits des contemporains de Faidherbe (ceux de Raffenel, de Bérenger-Féraud, par exemple) paraissent archaïques. Il mit en valeur la recherche de sources locales, la comparaison de traditions orales et écrites, le travail avec des informateurs, tout ce qui fut poursuivi par les administrateurs coloniaux au début du XXe siècle.
En 1859, dans le but de « contribuer au progrès de l'ethnologie, de la linguistique, de l'archéologie, de l'histoire et des sciences de l'ancien et du nouveau monde », fut créée la Société d'ethnographie américaine et orientale: Alfred Maury et Edme François Jomard furent parmi ses membres fondateurs 60.
La société réunissait les philologues et les orientalistes qui revendiquaient, pour les sciences de l'homme, une autonomie de méthode, l'opposant aux « sciences de la nature », telle l'anthropologie.
Elle représentait « le pôle d'excellence des« sciences philologiques» et regroupait les érudits de l'Institut et les professeurs du Collège de France et de l'École des langues orientales 61, privilégiant l'étude des « civilisations » et surtout des cultures lettrées, préférant les travaux d'érudition à ceux de « terrain » et voyant en l'ethnographie une science morale et historique et non une science naturelle. A la même époque Paul Broca créa la Société d'anthropologie de Paris (1859) qui se donna pour objectif l'étude de la « science des races ». Les deux sociétés, surtout au début de leur existence, entretinrent des rapports conflictuels 62. En 1867, Faidherbe adhéra à la Société d'anthropologie de Paris. Il fut également membre de la Société d'ethnographie, mais, comparée à son engagement envers la Société de Broca, sa participation fut incomparablement plus discrète 63.

Faidherbe et les anthropologues

La théorie sur les ancêtres blonds des Berbères

Faidherbe, tout à fait dans son élément au sein de la Société d'anthropologie, se familiarisa rapidement avec le vocabulaire anthropologique aussi bien qu'avec les méthodes craniométriques. Ses communications envoyées depuis la ville de Bône, en Algérie orientale, attestaient de sa faculté de décrire les crânes selon les règles établies par Broca 64. Il fit sienne l'idée que seule la comparaison de grandes séries d'échantillons (de crânes, notamment) avait valeur scientifique 65.
Le gouverneur partageait avec la communauté des anthropologues la conviction que la « science » devait s'appuyer sur des indices précis, quantifiables, que l'on pouvait mesurer et vérifier. Il salua en la personne de Broca le créateur de ces nouveaux instruments permettant la prise de mesures exactes du corps et du crâne, la « seule base positive de comparaison et de classification » 66. En disciple de Broca, il espérait que la crâniologie (« quand elle sera plus avancée ») permettrait de progresser dans la reconstruction des origines des « races » de l'Afrique du Nord : sa collection de crânes extraits des dolmens de Roknia offerte à la Société de climatologie algérienne devait nécessairement y contribuer.
Matérialiste convaincu (persuadé que les facultés mentales se trouvent en rapport direct avec l'anatomie du cerveau), Faidherbe légua son corps, à l'instar de Broca et de Gambetta, à la Société d'autopsie mutuelle, annexe de la Société d 'anthropologie 67. Lors des obsèques du général, les membres de la Société reconnurent en ce geste un acte militant, important pour défendre les positions de la Société face à ses opposants. En la personne de Faidherbe, les anthropologues rendaient hommage à l'un des leurs : à un républicain, esprit positif et homme de science, serviteur « de l'idée de l'expansion coloniale et civilisatrice, au profit de la mère patrie » 68.
La curiosité de Faidherbe pour l'histoire des « races » en Afrique du Nord trouva un nouvel élan au sein de la Société d'anthropologie : il profita de son séjour en Algérie pour s'adonner aux comparaisons entre les crânes et les squelettes des « races » anciennes et les mesures prises sur les représentants vivants des « races » contemporaines ; il fouilla des monuments mégalithiques et approfondit son hypothèse sur les origines celtiques et peut-être pré-celtiques des ancêtres des Berbères : ils seraient des blonds aux yeux bleus venus du nord de l'Europe. De 1867 à 1875, Faidherbe fut particulièrement présent dans les travaux de la Société : il fut l'une des chevilles ouvrières de la discussion sur les origines nordiques des ancêtres des Berbères 69.

Dans les années 1860, le thème de l'origine des « blonds aux yeux bleus » parmi les populations d 'Afrique du Nord participa au débat entre les monogénistes et les polygénistes et fut récupéré par les disciples de Broca afin de consolider leur point de vue sur la persistance du type physique dans l'histoire. L'origine de ces blonds suscita de nombreux commentaires 70, dont celui de Faidherbe, sympathisant de l'interprétation de l'anthropologie comme archéologie de la « race » 71.
Faidherbe fut surtout adepte de l'idée de Broca qui en faisait une science des origines par excellence : l'anthropologie, « prise dans son acceptation la plus large est la science des origines et de l'histoire de l'espèce humaine ».
Aussi Faidherbe souhaitait-il retrouver la parenté entre les Kabyles et les individus dont les crânes se trouvaient dans les tombeaux mégalithiques qu'il attribuait aux populations pré-celtiques de l'Europe du Nord (semblables à ceux de Bretagne, d'Angleterre, de Danemark). Il était convaincu que certains Berbères conservaient une identité biologique intacte depuis des siècles. Broca qualifia l'ouvrage de Faidherbe Recherches anthropologiques sur les tombeaux mégalithiques de Roknia (1868) de l'un des plus importants qui aient jamais été publiés sur l'archéologie et l'anthropologie de l'Afrique septentrionale ; il proposa de reproduire dans les Bulletins le débat entre Faidherbe et l'un des membres-fondateurs de la Société, Frantz PrunerBey, qui rapprochait les Égyptiens des Berbères.
La reconstruction de Faidherbe modifiait la représentation selon laquelle les habitants d'Afrique du Nord seraient majoritairement des Arabes ou (comme on les désignaient inexactement, avant la conquête de l'Algérie, des Maures). En revanche, « l'importance de l'élément non arabe s'affirme de plus en plus … En un mot, en Algérie, il n'y aurait peut-être pas plus de 500 000 vrais Arabes, ce qui ferait un cinquième de la population indigène » 72. Les populations « non arabes » étaient définitivement marquées par une « formidable invasion de gens du nord de l'Europe venus certainement par l'Espagne et peut-être par l'Italie et la Grèce ».
La population « non arabe » serait doublement apparentée aux habitants de l'Europe : à une « race » du sud « blanche de peau, mais au teint bilieux … » et aux « farouches guerriers » venus du nord 73, constructeurs de dolmens. Cette idée reflète la théorie des historiens romantiques sur la rivalité entre les peuples du nord et du sud, mais surtout elle illustre le point de vue de Broca sur la persistance du type physique par rapport à une mobilité plus grande des langues.
La charge énergétique d'une « race » diminuerait sous l'influence d'un milieu inadéquat (« impropre à sa nature »), mais aussi par la dégénérescence résultant des « croisements répétés avec les indigènes et même les noirs ». Au cours des siècles, les Européens du nord installés en Afrique « perdirent toute influence », d'où peut-être « l'état de barbarie » et l'inaptitude à la civilisation européenne que l'auteur attribue aux populations du Maroc, de l'Algérie et de la Tunisie.
L'entrée de Faidherbe à la Société d'anthropologie se fit à l'époque où la théorie de l'évolution darwinienne conquit la majorité de ses membres, malgré les réticences de Broca 74.
Le gouverneur adhéra sans réserve à l'idée de l'amélioration de l'espèce par la sélection naturelle : il y voyait surtout une loi importante de la vie sociale ; il orienta dans ce sens le discours inaugurant sa présidence de la Société d'anthropologie en 1874. Ce discours de l'après-guerre, prononcé par l'un des militaires les plus en vue, visait à communiquer à l'anthropologie une signification sociale, celle de réconcilier la conscience meurtrie de ses collègues avec elle-même. Faidherbe y déclara que le progrès de l'espèce s'effectuait dans « la lutte pour l'existence par la multiplication des mieux doués aux dépens de ceux qui le sont moins bien », que l'avenir appartenait uniquement aux« races » fortes qui devaient veiller sur leur reproduction et sur la santé physique et morale de leurs représentants.

L'extrapolation de la problématique des Berbères aux Peuls

Au sein de la Société d'anthropologie Faidherbe apparaît donc comme une figure aux convictions plutôt hétéroclites. D'abord proche de Broca et de Topinard et de leur interprétation de l'anthropologie comme « zoologie de la race humaine », il fut aussi reconnu par les linguistes (notamment par Franz Pruner-Bey qui incarnait la tendance plus modérée de la Société, effaçant la frontière entre le monogénisme et le polygénisme). Non étranger aux idées des « matérialistes » (l'anthropologie peut et doit intervenir dans le domaine du social), Faidherbe était présent dans le comité d'édition de la Revue d'anthropologie dirigée par Topinard, adepte de la science pure et ennemi juré des « matérialistes » en question 75. Quelles conséquences pour les études peules eut l'implication du gouverneur dans les débats de la Société d' anthropologie ?

Quelle tendance communiqua-t-il à ces études ?

L'année de son mandat de président de la Société d'anthropologie, Faidherbe terminait son Essai sur la langue poul (1875) qui lui valut la gloire d'être le père fondateur de la grammaire du pular, spécialiste incontesté de l'ethnologie des Peuls en général.

Cette coïncidence n'est pas fortuite, car la problématique des conquérants blonds en Afrique du Nord, sur laquelle Faidherbe travaillait à la même période, lui inspira l'extrapolation de ce thème sur les populations supposées blanches de l'Afrique noire. L'enjeu de Faidherbe était de mettre ses idées sur la singularité des Peuls en conformité avec les derniers achèvements de la théorie de l'évolution dans ses applications sociales. Toute une époque s'était écoulée depuis ses premiers contacts avec le Sénégal et la publication de ses Populations noires sous la bannière de la Société de géographie. A présent l'anthropologie existait comme une discipline confirmée ; elle avait rallié une partie des géographes, des « anciens » de la Société d'Edwards (d'Avezac, d'Eichthal) ; il n'était plus possible de comparer les « races » sans s'appuyer sur des mesures anatomiques précises ; des nouvelles découvertes se produisirent en égyptologie et de nouveaux monuments furent explorés au nord de l'Afrique. La théorie darwinienne de l'évolution et du perfectionnement de l'espèce progressait dans les milieux scientifiques. La France était en train d'achever la conquête du bassin du haut Niger, ce qui permettait aux acteurs de la colonisation de porter le regard sur l'ensemble des populations du Sénégal et du Soudan.
Comme naguère, l'étude de la langue se transforma, dans l'interprétation de Faidherbe, en traité de généalogie de la « race », de son caractère et de ses relations avec les autres souches ethniques.

Mais dorénavant, son travail adhérait au projet militant : prouver que la « race », en l'occurrence la« race » peule, correspondait, elle aussi, à une étape dans la chaîne évolutive des êtres.

En revendiquant pour l'étude des « races » des fondements matérialistes et athées (« la nature est la seule source pour les connaissances de l'homme »), Faidherbe s'opposait à la représentation métaphysique du « dessein universel » qui se développait à la même époque au sein de la Société d'ethnographie. Il était temps de reconsidérer la question de la « souche humaine » à laquelle appartenaient les Peuls à la lumière des progrès survenus dans « l'histoire naturelle » et « l'anatomie comparée ».

Il faisait précéder ses considérations sur la place de la « race » peule parmi les autres par un long exposé de l'évolution des formes de vie, depuis les plus primitives jusqu'aux mammifères. Il déclarait son appartenance à la lignée de la pensée transformiste de Lamarck, Darwin et surtout de Haeckel ; il voulait extrapoler la loi d'un « perfectionnement graduel et héréditaire, par la différentiation des fonctions » sur la vie sociale.

Pour Faidherbe, les preuves de la théorie polygéniste résidaient dans l'irréductibilité des langues humaines à une seule souche ; le langage a pris naissance « d'une manière multiple, sous le rapport des lieux et des temps». Par une sélection naturelle, les meilleurs mots, les meilleurs règles subsisteraient, ce qui favoriserait immédiatement les groupes ayant acquis les procédés supérieurs du langage. La nature de la langue, sa performance serait donc à l'origine du niveau de la civilisation et de l'inégalité dans le développement des « races ». Ainsi, d'après Faidherbe, une classification des « races » scientifique (c'est-à-dire conforme à la théorie de l'évolution) devait-elle correspondre à celle des langues, notamment à celle proposée par Haecke 76.
Faidherbe essaya de la conjuguer avec le classement de Frédéric Müller prenant en compte la nature des cheveux. D'après les deux systèmes classificatoires, les Peuls (la sous-classe des Nubiens à cheveux bouclés, dans la classe à cheveux lisses), appartiendraient à une autre famille que les « nègres d'Afrique » (la classe à cheveux laineux).
D'après le système de Müller, il y aurait davantage de proximité entre les Peuls et les Européens, qu'entre les Peuls et les Noirs d'Afrique 77.
La langue, résultant de la constitution du cerveau, détermine les capacités intellectuelles des peuples; elle est l'indice de leur intelligence. Le peul, que Faidherbe continuait à considérer comme une langue « non-nègre » serait l'expression d'une intelligence supérieure. Non pas que les Noirs en seraient dépourvus, mais chez eux elle serait particulière, celle « de comprendre », qui en ferait des bons auxiliaires des services coloniaux : « J'ai vu ces derniers étudier enfants dans nos écoles ; jeunes hommes et hommes faits, j'en ai formé des interprètes, des instituteurs, des employés des ponts et chaussés et des télégraphes, des sous-officiers et des officiers » 78. En revanche, « la force active de volonté leur fait défaut », sans quoi l'intelligence n'est pas complète ; elle serait davantage l'apanage des Peuls et des Arabes qui l'avaient exprimée à travers leurs faits historiques, ceux des « envahisseurs » et des « conquérants ».
Faidherbe annonce ici l'une des premières tentatives de lier la « race », la « langue », le « caractère » (qui se transforme en intelligence), les faits de l'histoire dans un tout qui serait le résultat du « perfectionnement graduel et héréditaire » et trouverait son expression dans les rôles et les statuts différents et hiérarchiques au sein de l'État colonial. La pensée coloniale persévéra dans cette voie après Faidherbe, aussi bien dans ses comparaisons entre les tirailleurs des différentes « ethnies » que dans la juxtaposition des façons d'administrer les populations : dans les années 1910, Delafosse déclarait dans l'une de ses lettres à Caden que l'on ne pouvait pas gérer les habitants de la rive droite du Sénégal comme ceux de la Côte-d'Ivoire qui, eux, « obéissaient comme des moutons ».
Cependant, dans ses estimations des caractères et des « instincts », Faidherbe ne se laissait jamais entraîner dans une « métaphysique » superflue : pour lui toutes les manifestations de l'esprit étaient secrétées par des organes, elles découlaient d'une physiologie et d'une anatomie particulières de chaque « race » 79. Si les Noirs sont inférieurs aux Européens et aux Peuls, c'est que le volume de leur cerveau est relativement faible.
Aussi, regrettait-il qu'il y eût très peu de « crânes » disponibles de représentants d'un type peul « pur » pour que l'on puisse faire des conclusions conséquentes à leur sujet.
Ayant trouvé la place des Peuls sur l'échelle de l'évolution, davantage à côté des Européens que des Noirs de l'Afrique, Faidherbe entreprenait la reconstruction de leur histoire présentée comme la saga de l'adaptation d'une « race » blanche à un milieu qui n'avait traditionnellement généré que des « races » noires. Cette histoire serait surtout celle des populations peules métisses.

Il y aurait plusieurs centres importants de la formation de ces groupes mélangés : Tekrour que Faidherbe situait sur le Niger, en amont de Tombouctou, serait le plus ancien.

Si ces groupes jouèrent un rôle important dans la propagation de l'islam, ce fut notamment à cause de la présence du sang peul dans leurs veines. Faidherbe analysait les régions où la population peule ou parlant le peul prédominait comme des régions habitées surtout par des métis. Ainsi, parmi les habitants du Fuuta sénégalais, on pouvait distinguer des strates d'origine sérère, wolof, maure. L'identité de la population du Fuuta Tooro pouvait être définie comme la multiplicité d'origines unies par la religion, par la langue peule, mais aussi par la présence du sang peul conquérant qui coule dans les veines de tous les Fuutankoobé.

Il avait déjà appliqué le même schéma à l'histoire ancienne des Berbères. Le métissage représente, pour la « race conquérante », le seul moyen de survivre dans un milieu hostile : la « race aborigène » lui transmet sa résistance au climat, son savoir de l'environnement. Cette race conquérante communique, en revanche, à ses descendants ses qualités « supérieures ». Cependant l'influence du milieu a un effet dégradant ; au cours des générations, s'il n'y a pas d'injections de « sang frais » des conquérants, quoique le « type » ne disparaisse jamais complètement, il se produit un retour progressif vers la « barbarie» primitive de l'état autochtone.

La colonisation française trouvait ainsi sa raison d'être dans le déroulement de l'histoire, et, mieux encore, dans la loi magistrale de l'évolution de l'espèce selon laquelle l'homme devait « laisser après lui des descendants physiquement et moralement meilleurs que lui ». Elle pouvait peut-être régénérer les débris des vieilles « races » en état de déchéance, croupissant sous la croûte millénaire du sang indigène. Ce modèle avait toute sa signification dans les conditions des colonies de peuplement, comme l'Algérie. En ce qui concernait le Sénégal et les autres territoires africains, il s'agissait surtout de l'influence « morale », par l'éducation, par le commerce et par l'enrôlement des autochtones dans les travaux, autrement dit, de l'exercice de la mission civilisatrice.

L'idée de l'amélioration réciproque des « races » grâce à la colonisation fut particulièrement tenace dans la mentalité coloniale 80. Elle avait ses fervents défenseurs encore dans les années 1930, en la personne notamment de l'administrateur et écrivain Robert Arnaud (Randau) qui la plaça au coeur de son oeuvre littéraire et ethnographique.
Faidherbe découvrit la méthode « généalogique » de description des populations, selon laquelle celles-ci seraient des vestiges vivants des « croisements » antérieurs, en fréquentant les séances la Société d'anthropologie de Paris, avec Broca et Topinard.
Cette méthode n'était pas originale, mais Faidherbe fut le premier à l'appliquer avec insistance au contexte de l'Afrique occidentale. Il essaya de remplacer les intuitions de ses contemporains au sujet de la particularité ethnique et culturelle des Peuls, par une science exacte, appuyée sur l'étude méthodique des langues, la comparaison des paramètres physiques, la doctrine polygéniste et la théorie de l'évolution. Son autorité politique et sa renommée d'homme de science contribuèrent à la diffusion de ses travaux.
Tout en affirmant l'importance du « sang » pour l'analyse historique, cette démarche détruisait, en fait, le caractère absolu de la notion de « race ». Cela ne signifiait pas, pour autant, la disparition du paradigme de la particularité peule qui subsistait dorénavant dans son enveloppe métisse 81.

Le discours médical sur les Peuls dans les années 1860-1870 : le Sénégal

L'effort de Faidherbe pour trouver les critères scientifiques de la classification des « races » de Sénégambie fut probablement le plus systématique en raison de son implication dans les sociétés savantes. Au cours des mêmes années 1860-1870, d'autres tentatives se multipliaient surtout dans le discours médical 82. La plupart des écrits ethnographiques sur les sociétés d'Afrique occidentale résultaient de l'observation des médecins militaires, des chirurgiens de la marine, des hygiénistes. Les médecins s'intéressaient à la pathologie comparative des populations, à la description des blessures, mais surtout aux maladies touchant les Blancs et aux conditions pathogènes de l'environnement, à l'acclimatation 83. Ils étudiaient et comparaient la réaction des Blancs et des Noirs aux infections 84, au climat, leurs attitudes d'hygiène, la rapidité de leur guérison, leur sensibilité à la douleur. Ils partageaient ces intérêts avec les anthropologues : la Société d'anthropologie de Broca, surtout à ses débuts, recruta la plupart de ses membres parmi les médecins 85.

Les observations des médecins démontraient la difficulté de constituer les types « raciaux » définitifs. Aspirant à une plus grande perfection dans la description des « types », ils comparèrent les « races » d'après leurs tendances pathogènes ; les unes étaient davantage « insalubres », davantage portées vers certaines maladies que les autres. Les maladies, notamment les maladies vénériennes, étaient représentées, à l'époque, comme la conséquence directe de la vertu, des modes de vie, de l'attitude à l'égard de l'hygiène. Le discours médical se confondait facilement, d'une part, avec la recherche des « caractères », propre à la « science des races », d'autre part, avec le message social. Les classifications médicales trahissaient la confusion entre la « race » au sens anthropologique de terme et le rôle que les autorités coloniales lui attribuaient dans la division du travail. Essayant de comparer les « races » d'après les faits cliniques, les médecins et les hygiénistes aboutirent à des considérations d'ordre social. Ils fustigèrent ce qu'ils croyaient dû à la promiscuité des sociétés africaines, la facilité des moeurs, les excès, etc. Au cours du dernier quart du XIXe siècle, les médecins s'attribuaient de plus en plus la fonction d'« ingénieur du domaine social » 86.
Les considérations d'ordre anthropologique appuyaient, dans les travaux des médecins, les conclusions sur l'état de santé et le développement des maladies des Africains. Ainsi, le docteur Thaly précéda-t-il la relation de sa pratique médicale (« Considérations sur la sensibilité des Sénégalais. — Effets des grands traumatismes chez eux ») d'un essai anthropologique dans lequel il divisa les populations des bords du Sénégal « en quatre peuples distincts »: « les Maures, les Noirs, les Foulahs et les Toucouleurs » 87. Tout en supposant l'existence d'un « type pur », ces classifications admettaient que les ethnies réelles étaient métisses ; qu'en réalité, chaque population se composait d'« individualités très variées ». Les habitants du Fuuta étaient les plus « difficiles » à classer d'après l'origine « raciale » :

« Les Tocolors, en raison de la pluralité de leur origine, présentent les types individuels les plus divers, et échappent par suite à toute description générale »

On pouvait toutefois, en l'absence d'une meilleure classification, voir en eux des métis de Peuls et de Wolofs habitant le Tooro, et aussi de Peuls, de « Sarracolets » et de Bambaras occupant le haut fleuve. Dans ces populations métisses « la proportion d'idiots, d'aliénés, d'aveugles-nés, etc. » n'était pas plus forte que chez les « Noirs » et les « Foulahs », ce qui permettait à l'auteur de conclure que le métissage n'était pas nécessairement une cause de dégénérescence, contrairement à l'opinion courante de son époque.
En l'absence d'une communauté de traits physiques, les médecins essayaient de construire une « race » en retrouvant l'unité des traits moraux : si les Maures, par exemple, ne présentent pas le même type physique, ils sont unis, par contre, par le même « esprit » ; le milieu leur communique le même « tempérament», sec et nerveux 88. A la musculature remarquable des « Oulofs » s'ajoute leur « dévouement», ce qui en fait de meilleurs sujets coloniaux. « L'intelligence », critère important de la distinction des « races » dans le discours médical, était synonyme de faculté de communiquer avec les Français. Sur les photographies de l'époque, dont l'objectif était de prolonger et d'appuyer la description anthropologique, figurent fréquemment des groupes d'ouvriers, de tirailleurs, de matelots. Ces images mettent en valeur le corps, les muscles 89 et surtout un rassemblement de sujets aptes à exécuter les ordres.
Les descriptions des médecins tendaient facilement à la hiérarchie des « facultés intellectuelles » des « races » : les Foulahs, selon Thaly, seraient placés au premier rang avec les Maures ; les Toucouleurs viendraient ensuite. Les « races » ne seraient pas identiques non plus dans les domaines de la sensibilité physique et de la rapidité de cicatrisation des blessures. La sensibilité à la douleur est liée à l'intelligence : « plus l'intelligence individuelle du Noir est obscure, plus la sensibilité paraît engourdie ». Si le Maure supporte stoïquement la douleur, c'est à cause de son courage, tandis que le Noir ne se plaint pas à cause de son « indifférence passive ».
Comparé au Blanc, la peau du Noir serait endurcie et insensible 90, elle guérit plus rapidement. Dans ces conditions, les Maures et les Noirs devraient remplacer les Blancs dans les travaux lourds et dangereux 91.
Tout en admettant le caractère mélangé de certaines populations, il fallait cependant ne pas les confondre les unes avec les autres. Certains « symptômes » trahissaient la « race ». Thaly conseillait, par exemple, à ses lecteurs de se méfier des opinions locales attribuant l'identité peule à ceux qui, selon lui, ne la possèdent pas. Ce peuple, « voisin de la race inde-européenne », serait probablement le descendant des populations d'Asie centrale repoussées par les Mongols. Les Peuls se rapprocheraient des Bohémiens ou des « Zaigani, Gitanes ou Gipsy », tandis que leur type serait le type tsigane modifié par les conditions de vie en Sénégambie. Leur étrangeté et la distance qu'ils maintiennent entre eux et les populations avoisinantes démontre leur différence. Si Thaly regrettait, faute d'instruments, ne pas avoir pris la mesure des crânes, il a pu, en revanche, sentir l'odeur des Peuls ; il ne leur trouva jamais « l'odeur particulière aux nègres » 92.
Les médecins remarquaient fréquemment que les femmes se distinguaient par leur comportement particulier, formant une « race dans la race », jugée inférieure à la « race » de l'homme. Les considérations sur les femmes démontrent à quel point la pensée raciologique des médecins relevait de la logique et de la terminologie médicales. Thaly, par exemple, voyait dans les femmes la source des maladies, de la dégénérescence et de l'insalubrité : elles se complaisent dans une malpropreté sordide et se flétrissent vite à cause de la syphilis. Pour le chirurgien Bérenger-Féraud, la femme peule, d'une beauté exquise, aurait néanmoins des moeurs corrompues, comme les représentantes d'autres « races » africaines ; leurs moeurs « ne sont rien moins que pures quand on y regarde d'un peu près ». L'autorité du médecin donnait à Bérenger-Féraud le pouvoir d'expertise en questions sociales : la femme était source de « mauvaise » hérédité, transmettant par le « sang » les moeurs et les maladies honteuses.

Laurent-Jean-Baptiste Bérenger-Féraud (1832, Saint-Paul-du-Var- 1900, Paris)
Laurent-Jean-Baptiste Bérenger-Féraud

Parmi les médecins de la marine, Laurent-Jean-Baptiste Bérenger-Féraud (1832, Saint-Paul-du-Var- 1900, Paris), membre correspondant de l'Académie de Médecine et, à la fin de sa carrière, directeur du service de santé de la marine et de l'École de médecine navale à Toulon, est l'une des figures les plus remarquables : il entreprit une tentative de synthèse anthropologique englobant toutes les populations de Sénégambie 93. Il est le symbole même de l'amalgame entre science médicale et description des peuples 94. Ayant commencé sa carrière comme chirurgien auxiliaire et interne des hôpitaux de Toulon, et après avoir navigué sur divers bâtiments, Bérenger-Féraud séjourna au Sénégal comme chef du service de santé en 1871-1875. Il accéda à ce poste à la suite d 'une carrière mouvementée, jalonnée par sa participation à la guerre de Crimée et, en 1870, au siège de Paris avec la flottille de la Seine. Entre 1860 et 1870 il fut médecin particulier du prince Napoléon.
Bérenger-Féraud se donnait la même tâche que Louis Faidherbe : décrire la multiplicité des types ethniques que les Français rencontraient en Sénégambie, expliquer leur origine, les réduire à de grands groupes simples tout en établissant leur hiérarchie. Contemporain du général Faidherbe et lecteur averti de ses ouvrages, Bérenger-Féraud revendiquait cependant la primauté du savoir médical pour élaborer une classification anthropologique ; la comparaison des maladies des Européens à celles des Africains lui servit de modèle pour classer les « races », tandis que ses études préalables sur les maladies du Sénégal, notamment sur les fièvres 95, furent à l'origine de son projet de répertoire des Peuplades de la Sénégambie. Dans l'introduction, il mettait fièrement en avant son expérience professionnelle, son doctorat soutenu en 1860 à Paris ; il réclamait le droit du médecin pratiquant à être anthropologue. L'affirmation de la différence radicale entre les « races » « blanche » et « noire » constitue le fondement de l'ouvrage de Bérenger-Féraud : il relatait comment dans ce qu'il croyait au préalable la « ressemblance » des « corps noirs », il découvrait progressivement nuances et différences. Il essaya ensuite de les classer, et explora également, sur la marge, l'histoire et l'ethnographie de ces « peuplades». A partir du moment où il put les classer et les nommer, « les nègres » lui parurent « infiniment plus intéressants ». Il s'agissait donc de créer un catalogue des ethnies, comparable aux dictionnaires des maladies, dans lesquels chaque nouvel acteur colonial pourrait trouver des références pour fonder son action. La démarche de Bérenger-Féraud rappelle les tentatives des médecins de la marine pour nommer et classer « les fièvres ». Dans les années 1870, on représentait « la fièvre » comme une maladie en elle-même ; on n'en connaissait ni la cause ni la localisation. L'effort des médecins se concentrait donc sur la description des indices extérieurs et sur les classifications des fièvres; on en distinguait cinq grandes sortes: inflammatoires, bilieuses, muqueuses, malignes et putrides. La connaissance de la maladie consistait en sa description détaillée qui aboutissait à des nouvelles sous-classifications à l'intérieur de chacun des cinq groupes. De même, les médecins de la marine comprenaient la « race » comme un phénomène naturel, comme un élément de l'environnement : ils appliquaient aux « races » la même logique classificatoire qu'aux maladies.
Pour établir ces distinctions, Bérenger-Féraud utilisa les procédés classiques de la médecine clinique : le regard, l'observation, mais aussi l'écoute ; il se concentrait sur « diverses particularités qui sont propres aux individus ». Son regard positiviste cherchait « avant tout à être exact et rigoureusement vrai » ; le corps fut donc primordial pour établir les distinctions raciales; il détenait les caractéristiques « tangibles à nos sens et plus facilement appréciables ». Bérenger-Féraud s'intéressait également à l'organisation sociale et aux faits de vie culturelle, mais les manifestations du social étaient pour lui secondaires par rapport à l'organisation physique, facteur déterminant de l'« établissement des races » 96.
Quel rôle Bérenger-Féraud accordait-il aux Peuls ? Comme Thaly et Faidherbe, il insista sur leur différence et leur singularité : ce sont « des hommes très intéressants pour le voyageur comme pour l'ethnographe » 97 Leur « différence » permet de se retrouver dans la multiplicité des « races », en identifiant les autres par rapport aux Peuls. Les groupes sont définis, ou bien comme des Peuls « purs » (ce qui est très rare), ou bien comme des « métis » de Peuls, ou comme des non-Peuls. La laborieuse construction de cette différence traverse tout l'ouvrage. Les « races » se distinguent par leur origine, comme les dérivées des différents milieux naturels : tandis que les « peuplades nègres » préfèreraient les plaines « basses et marécageuses », les Peuls seraient liés à la montagne. Leur situation d'origine serait intermédiaire entre le Nord et le Sud, entre les « races » blanche et noire, entre le désert et la forêt 98.

La conquête de l'espace sénégambien que jadis les Peuls avaient réussie parce qu'ils étaient « plus intelligents […] que les peuplades mélaniennes » signifiait également, selon Bérenger, leur dissolution, quant à la pureté de la « race », « dans cet océan de nègres ». Ils correspondraient à une « race » en voie d'extinction, mais à valeur générique ; ils avaient engendré une multiplicité de types croisés 99.
D'où le rôle essentiel que jouent les Peuls dans le système hiérarchique de Bérenger-Féraud : puisque toutes les autres populations sont évaluées par rapport à leur parenté avec les Peuls « purs », il envisageait de comparer les différentes régions d'après le degré de métissage des Peuls qui les peuplaient, et la présence ou non du « type pur ». Il introduisit la notion de dégradation progressive de la race, déterminée géographiquement : la « race » la plus pure se trouve au centre du peuplement ; plus on s'éloigne vers la périphérie, plus elle « se dégrade » 100. Il prétendait que le métissage était surtout répandu dans la « basse classe » : les « classes inférieures sont de plus en plus noires », tandis que les « chefs » « ont conservé une supériorité de traits et de couleur, indice de l'aristocratie de race ». Sa pensée est marquée par les théories de son époque sur la dégénérescence de la « race » dans les « basses classes », à cause de tous les « abus » et « excès génésiques » 101.
L'affirmation de la différence entre « Peuls » et « Nègres » concerne tous les domaines.
A l'échantillon habituel des traits différenciant les « races », Bérenger-Féraud ajoutait « l'odeur » : « Les Peuls n'ont pas l'odeur spéciale des nègres, même alors qu'ils sont assez foncés, ce qui porte à penser a priori qu'ils ne sont pas de race mélanienne. Dans les classes inférieures, le manque de propreté donne parfois un fumet spécial, mais qui est plus dû à la fermentation de la crasse des vêtements qu'aux sécrétions cutanées » 102. La différence concerne aussi le mode de vie et la sociabilité (il s'agit de la fameuse « douceur des moeurs », dont il récupéra mot pour mot la description dans les textes des voyageurs de la première moitié du XIXe siècle. Elle résultait de la psychologie de la « race » et pas seulement de la nutrition (des laitages). La fameuse propreté dans l'entretien des maisons, la réserve, la musique (« le Peul n'est pas bruyant »), la danse, qui « n'est pas obscène comme la danse de la plupart des nègres », la poésie, « plus élevée et plus sentimentale», la langue qui est« agréable » — tout convergeait pour prouver la distance qui sépare les Peuls des « nègres».
Enfin, les légendes des Peuls témoignaient qu'ils sont « incontestablement plus élevés que les noirs dans l'ordre intellectuel et moral ».
Il était convaincu que les traits culturels et le choix des systèmes politiques 103 se transmettaient par l'hérédité biologique ou, selon son expression, par « le sang ». Au cours de l'histoire, l'action du « sang » se joignait à celle du climat, du paysage et des autres conditions naturelles pour déterminer la société et les caractères individuels.
Le « sang mélanien » dans les veines des Peuls les poussait à se transformer en cultivateurs.
Mais, même mélangés, les Peuls « restent encore supérieurs aux nègres proprement dits ». Bérenger-Féraud distinguait la « race » des hommes de celle des femmes, et celle de l'aristocratie de celle des « basses classes ». Les femmes peules étaient l'expression « la plus parfaite » du « type pur » ; par extension, les traits des femmes devinrent l'attribut de toute la « race » qui s'était féminisée : les Peuls aiment les bijoux « presque autant que les femmes », les « deux sexes sont vêtus d'une manière peu différente ». Cette prétendue « féminité » éloigne les Peuls de la société blanche ; elle est contraire aux valeurs de rigueur et de travail que veut imposer l'homme blanc 104.
Entre « l'élévation » des sentiments d'un Blanc et les « instincts » d'un Noir, une place ambiguë et intermédiaire revient aux Peuls.

Le discours sur la différence générique des Peuls, contemporain de l'affirmation de la présence française au Sénégal et de l'expansion vers le Niger, s'accompagnait du développement de la problématique du métissage. Réduisant les Peuls « purs » à une minorité, noyée au milieu des « races mélaniennes », tel un « rocher jeté dans une mer profonde », ce discours relativisait le rôle que les sociétés peules jouaient dans la situation politique de la Sénégambie. Bérenger-Féraud et ses collègues véhiculaient l'idée que les Peuls, en voie de disparition, avaient préparé la mission civilisatrice de la France 105.

La volonté de décrire les populations sénégalaises comme métisses joua parfois un mauvais tour à Bérenger-Féraud : c'est lui notamment qui lança la fameuse définition du mot « Toucouleur » comme dérivé de « two-colours » de l'anglais (puisque les « Toucouleurs » seraient une population métisse par excellence, issue de la « race » blanche (les Peuls) et de diverses populations de « race » noire). Ainsi, selon lui, de nombreuses populations soudanaises auraient-elles pu s'appeler« Toucouleurs ».

Décrivant les Haalpulaar'en comme « une population assez nombreuse, assez remuante, assez féconde », il interprétait l'histoire de l'almamat du Fuuta Tooro à travers le prisme du réductionnisme biologique : comme le résultat de la lutte des « races » et de la dégénérescence progressive de la « race » peule pure, devenue minoritaire. Elle avait été supplantée par la « basse classe» mélangée, qui aspirait au pouvoir et utilisait l'islam à des fins politiques.

Lors de son service au Sénégal, Bérenger-Féraud employa plusieurs infirmiers originaires du Fuuta sénégalais à l'hôpital militaire à Saint-Louis ; cela lui suggéra un développement intitulé « aptitudes », où il ébaucha le portrait psychologique d'un « Toucouleur type ». Ce portrait exprime les représentations contradictoires des Français sur le Fuuta sénégalais et autres États toucouleurs, mélangeant hostilité, suspicion et aussi reconnaissance de l'importance de cette population dans la colonie. Il compara les Haalpulaar'en aux Auvergnats ou aux Savoyards (même si ceux-ci sont honnêtes, tandis que le Toucouleur est un « fieffé coquin »). Ils possédaient certainement une capacité à s'adapter aux rôles imposés par le pouvoir colonial. Mais la « supériorité d'intelligence » 106 qu'il attribuait aux Toucouleurs était suspecte : elle dissimulait le penchant pour les complots et représentait donc une menace pour l'autorité française.

Le discours médical prédominant dans les années 1860-1880, se développait dans le cadre des idées polygénistes de la différence héréditaire et biologique entre les « races ». Ce discours transforma l'idée de la particularité des Peuls en un élément primordial des classifications raciales, tout en relativisant le rôle des sociétés peules dans le paysage politique de la Sénégambie. Quel développement ces idées subirent-elles lorsque les médecins de la marine s'engagèrent dans l'expansion vers le Niger ?

La conquête du Soudan : des fissures dans le système des « races »

A la fin des années 1870, les autorités coloniales reprirent leur politique expansionniste vers l'intérieur du continent : le gouverneur Brière de l'Isle renoua avec les idées de Faidherbe; les relations avec les États toucouleurs redevinrent importantes. En 1877, après une campagne contre Abdul Bookar Kane, Brière de l'Isle installa un protectorat français sur le Tooro et les provinces de Law et de Yirlaaɓe;-Hebbiyaaɓe; en libérant ainsi la voie vers le Sénégal supérieur. Le projet de tracer une voie ferrée vers l'intérieur du continent fut popularisé : initialement, il prévoyait l'établissement d'un lien entre l'Algérie et le Sénégal ; il fut ensuite limité à l'axe « Sénégal-Niger». Paul Soleillet, l'un des promoteurs de ce projet, rêvait d'un empire commercial qui réunirait la Méditerranée au golfe de Guinée et l'Atlantique au lac Tchad 107.
En 1878, Soleillet se rendit à Ségou avec pour objectif la prospection du chemin de fer entre Saint-Louis et Niger. A la même époque, le ministère des Travaux publics préparait une mission à Agadès et à Sokoto afin d'ouvrir l'État peul au commerce français à partir de l'Algérie. Le réseau des forts entre Médine et le Niger devait protéger la construction du chemin de fer. En 1879, Gallieni partit avec la mission de prospecter ces chantiers et d'établir des relations avec les groupes malinkés habitant ces territoires. Ses rapports avaient tendance à minimiser l'influence toucouleure ; en 1880 le projet fut proposé au Parlement avec l'espoir d'atteindre le Niger en six ans.
La construction du fort de Kita commença, le Soudan fut placé sous commandement militaire et les rapports avec l'État d'Ahmadu revinrent au centre de la politique française : les traités que Mage, puis Gallieni, proposèrent à Ahmadu (Ahmad al-Ka bir al-Madani, 1836-1897) avaient pour principal objectif la construction du chemin de fer et des forts. Parallèlement, les Français offraient leur soutien aux ennemis des Toucouleurs, les Bambara.

La confrontation militaire avec les Toucouleurs était inévitable ; la nomination de Gustave Borgnis-Desbordes comme Commandant supérieur du Haut-Fleuve marqua le début de l'expansion militaire dans le Soudan occidental. Il occupa Bamako et commença la construction de son fort en 1883 ; des forts étaient déjà construits à Médine, à Bafoulabé, à Badoumbé, à Kita. Mais la poussée militaire avait une longueur d'avance sur la construction des rails 108.

L'élaboration des classifications raciales reflète les étapes de l'implantation des Français dans l'espace sénégambien et leurs priorités politiques. A cette époque, la description des groupes considérés comme métis des Peuls, notamment des « Toucouleurs », devint prioritaire: les clivages politiques locaux exigeaient que l'on délimitât le domaine « purement » peul de celui des Toucouleurs 109.

D'autre part, afin de contrecarrer l'influence toucouleure, les Français recherchaient des alliés dans les sociétés bambara et mandé, ce qui augmentait l'intérêt anthropologique pour ces groupes.
Le modèle de la description des « races » que Faidherbe avait élaboré pour le Sénégal influença les discours des médecins de la marine sur les sociétés de la boucle du Niger. Leur pensée gravitait autour du « métissage » comme forme principale d'existence des « races » au Soudan ; ils distinguaient dans ces mélanges les caractères particuliers des groupes peuls ; enfin, l'étude des langues apparut comme le principal moyen permettant de distinguer les « races ». Toutefois, tout en prolongeant la problématique raciale de Faidherbe, les écrits des années 1880 reconnaissaient l'insuffisance des classements raciaux pour rendre compte de manière adéquate des sociétés africaines. L'observation ethnographique oscillait entre le modèle racial (que l'on s'efforçait de rapprocher des exigences anthropométriques des anthropologues) et les nouveaux classements qui prendraient en considération les stratifications locales.
Dans les années 1880, toute une série de missions se déroula auprès des chefs des États toucouleurs du Niger afin de signer les traités de protectorat, nécessaires à la construction du chemin de fer et des postes.
La mission de Mage et de Quintin à Ségou (où ils furent retenus auprès d'Ahmadu en 1866) ouvrit cette période d'expansion préméditée par Faidherbe et interrompue, dans les années 1870, par le repliement de la France sur la politique intérieure. La reprise eut lieu à la fin des années 1870, notamment avec la mission de Borgnis-Desbordes (1879), « préparant le terrain » pour la construction du chemin de fer entre Bafoulabé et Bamako, qui devait étendre les lignes de communications françaises à plus de six cents kilomètres vers l'Est 110.

Mage et Quintin

La mission de Mage et de Quintin devait établir une liaison entre le haut Sénégal et le haut Niger avec la perspective de la prolonger jusqu'aux émirats peuls du pays haoussa. A cette époque, les relations des Français avec l'État d'Al-Hajj Umar s'appuyaient sur l'accord non-ratifié de 1860 111 qui délimitait la frontière des domaines d'influence respectifs. Al-Hajj Umar occupa Ségou, capitale de l'empire bambara, en 1862 et il vainquit l'État peul du Maasina en 1863 112.
Faidherbe dépêcha à Al-Hajj Umar une ambassade afin de négocier un traité de paix définitif et obtenir la concession de comptoirs commerciaux de Médine à Bamako. Le voyage de Mage et de Quintin coïncida avec la révolte des Peuls du Maasina à Hamdallaye contre Al-Hajj Umar, dont la mort, en 1864, fut tenue secrète par son fils Ahmadu, qui gouvernait à Ségou et commandait la principale armée de l'empire toucouleur 113.
De février 1864 à mai 1866, Mage et Quintin furent contraints de rester à Ségou : aussi leurs observations portent-elles essentiellement sur cette ville et sa région. Les Français admettaient que leurs connaissances sur les djihadistes étaient limitées : Mage ne connaissait que peu de choses sur la géographie et la situation politique des pays qu'il se préparait à traverser 114 (« Je m'effrayais de l'ignorance »), en revanche, le contact avec les populations lui paraissait acquis d'avance : « Je connaissais le caractère des noirs et des Maures, la manière de se conduire avec eux » 115.
La description des « caractères des races » resta d'ailleurs en dehors de ses propos : dans le partage des tâches de la mission, les observations sur les populations revenaient au docteur Quintin, chirurgien de la marine. Celui-ci relata ses souvenirs dans une étude ethnographique 116 et dans un récit des événements de la mission ; il les publia au moment de la reprise de l'expansion française vers le Maasina 117.
En principe, l'objectif de Quintin était le même que celui de Faidherbe au Sénégal : regrouper les multiples populations du Soudan en « grandes races », et simplifier ainsi la connaissance de cette région. Dans la multitude des sociétés et des « dialectes », Quintin décelait quatre entités génériques :

  1. Oulofs
  2. Mandingues
  3. Peuls
  4. Sonninkés

Il admettait cependant que ce n'était qu'une approximation, d'autant plus que les « caractères » qui servaient à les distinguer (« la couleur de la peau, les traits du visage, les formes du corps et le degré de l'intelligence ») étaient vagues : les « races » seraient des notions idéelles ; les populations sont mélangées et le « type pur » devient rare. Pour délimiter les « races », la langue serait « le guide le plus sûr ». Quintin pressentait l'importance des classifications locales : il proposa d'observer et d'étudier la répartition des indigènes « en familles et tribus », « qu'aucun voyageur » n'a encore signalée.
Ces conclusions lui furent inspirées par les déplacements de populations suscités par les guerres d'Al-Hajj Umar : il constata la formation de « peuplades » nouvelles, conglomérats des différentes « nationalités » réunies sous un même drapeau. Ces nouvelles formations ne résulteraient pas uniquement des guerres, mais surtout de « l'invasion de l'islamisme », qui engendrait la formation de « nouveaux groupements d'hommes de races diverses ». On pourrait retrouver l'origine des uns et des autres par leur nom de famille, « seul signe qui leur reste de leur nationalité ». Il conviendrait donc, selon Quintin, d'étudier non pas des « races », mais surtout des « peuplades », c'est-à-dire les groupes qui prirent des noms collectifs au cours de leur histoire.
Quintin relativisa la démarche de l'anthropologie physique et se tourna vers l'étude du passé et des représentations locales. Il s'intéressa davantage aux faits de guerre entre Torodos et Dényanké, à leurs divisions internes (ils se divisent « comme toutes les autres races de nègres, en castes ou tribus »), qu'à leurs traits physiques. Si il y a une différence entre les « Peuls » et les « Nègres », elle est surtout dans la nuance :

« Les Peuls se distinguent en général de toutes les autres races africaines par des traits plus fins et plus réguliers ».

En revanche, il trouvait indispensable de comparer les populations selon leur « intelligence » mesurée, dans son échelle de valeurs, à la capacité de coopérer avec les Français et de s'adapter au mode de vie des Blancs. Les Peuls possèderaient « une intelligence supérieure à celle de tous les autres nègres du Soudan » et pourraient éventuellement devenir les alliés de la progression française au Soudan. Il était convaincu, comme Faidherbe, que chaque « race », malgré ses divisions internes, possédait une histoire collective et un dessein exprimant son « intelligence ». Les populations auraient leurs rôles à jouer dans l'histoire. Elles possédaient aussi des « spécialisations » dans la production économique conforme à leurs « tempéraments », à leurs « instincts » 118.
Quintin affirma le droit du médecin de privilégier l'analyse des différences culturelles et historiques et non d'indices relevant de la pure anthropologie physique.
Il essaya d'écrire une histoire synthétique des groupes Peuls en la divisant en deux période : celle quand leur influence était « médiocre » et celle, à partir de la fin du XVIIIe siècle, quand ils créèrent des « empires ». Cette période s'achève par l'effritement du domaine peul, le cas d'Usman dan Fodyo étant analogue à celui d'Al-Hajj Umar.

Le chapitre de la gloire peule est clos ; à la suite des guerres intestines il ne reste que quelques enclaves du pouvoir toucouleur, tandis que le gouvernement des Français s'installe inconditionnellement dans la région. Les faits de l'histoire des Tooroɓɓe convergent, dans l'exposé de Quintin, pour démontrer le caractère éphémère des États issus des guerres de l'islam : la fin de l'épopée d'Abdul-Kader, le caractère instable du pouvoir de l'almamat du Fuuta Tooro. Les guerres entre Al-Hajj Umar et le Ségou et, ensuite, du Ségou umarien avec le Maasina marquent le déclin des ambitions politiques de ce peuple.

Cependant Ahmadu demeura l'interlocuteur privilégié des Français au cours des années 1880, tandis que les Peuls et les Toucouleurs occupaient une place centrale dans les classifications des « races ». L'aide-médecin auxiliaire Tautain et le médecin de première classe de la marine Bayol, chargés des observations ethnographiques des missions de Gallieni et de Piétri au Soudan, entreprirent de nouvelles tentatives de classifications, tout en démontrant leurs limites.

Bayol et Tautain

La mission de Gallieni à Ségou (1880-1881) poursuivit les mêmes objectifs que celle de Mage-Quintin. Ses participants étaient chargés de faire des relevés topographiques pour la voie ferrée reliant le haut Sénégal au bassin du Niger, et de signer des accords avec les chefs et surtout avec le « roi du Ségou », Ahmadu. L'expédition comprenait cent trente-deux personnes y compris cinq chefs « indigènes » ; elle mit vingt-trois jours pour parcourir la distance entre Podor et Bakel où elle prit la route de Médine et ensuite de Bafoulabé. Il incomba au médecin Bayol de rendre fidèlement compte de toutes les populations se trouvant sur le parcours de la mission ; sa narration 119 visait à dresser une sorte de carte des populations ou « de l'échiquier », selon l'expression de son contemporain, l'amiral Fleuriot de Langle. Il repérait surtout les villages à la position stratégique importante et essayait de préciser l'attitude de leur chef à l'égard des Français et l'appartenance ethnique de leurs sujets. L'un des objectifs de Bayol consistait à estimer leurs besoins potentiels en articles européens. Il lui fallait donc accorder la représentation idéelle d'un « type pur » avec les réalités observées.
Comme Quintin, Bayol fut amené à prendre en compte les divisions internes des populations. Il analysait les faits qu'il découvrait comme des symptômes lui permettant d'établir un bon « diagnostic » des populations ; un aspect de la réalité témoignant d'un autre. Ainsi, la religion était-elle un indice psychologique permettant de faire des pronostics sur le comportement collectif du groupe. A partir de ses observations sur ce qu'il croyait être « leur religion », il établissait son jugement sur les Peuls « en général ». Il relativisa le point de vue selon lequel il y aurait un rapport entre la « race » en tant qu'ensemble de traits physiques et le niveau de développement de la civilisation. En effet, affirmait-il, une certaine ressemblance existe entre les Blancs et les Peuls : « ce peuple dont le type remarquable se rapproche le plus de la race blanche ».

Mais, dans le domaine de la culture matérielle, un abîme les sépare ; les Peuls seraient même la preuve vivante de la distance éloignant l'habitant de l'Afrique de l'Européen.

La nature des Peuls serait vulgaire : ils ne penseraient qu'à satisfaire leurs appétits. La différence se manifeste surtout au niveau des besoins ; ceux des Peuls sont minimaux : ils se contentent de la chasse, d'une agriculture rudimentaire ne laissant aucun excédent, et du pillage de quelques caravanes.

En somme, sa conclusion sur la possibilité de dialoguer, sur le terrain économique, avec ces humbles cultivateurs et chasseurs « sans religion » est pessimiste.

Cependant, le comportement des habitants à l'égard des étrangers et de leurs produits de commerce varie beaucoup d'un village à l'autre : parfois les moeurs sont plus policés, les jeunes filles plus avenantes et les populations plus amicales. Le type idéel d'un peul pur se retrouve, selon Bayol, surtout chez les femmes ; sa définition est purement esthétique : « quelques-unes étaient d'une beauté parfaite, s'il est permis d'employer ce mot pour une femme de couleur ».

L'étude des traits physiques avait pour lui une importance secondaire. Aux critères distinguant les populations il ajouta leurs attitudes politiques et commerciales. La nécessité d'installer rapidement les postes et d'exploiter les hostilités entre les formations politiques afin de mieux asseoir l'influence française lui dictait ses choix 120. Étant donné la difficulté de définir la différence, la description tend vers le détail, vers la multiplication de traits : le costume, la parure, la démarche participent de l'aspect physique.
Cependant Bayol n'abandonnait pas entièrement le discours de l'anthropologie physique : il évoque la « pilosité », le « prognathisme », etc. En revanche, les variations de ces indices au sein du même groupe étaient si multiples (« [le prognathisme] très faible chez les vrais Bambaras, il augmente s'il y a un mélange de sang mandingue ou malinké ») , qu'il mit en doute leur utilité pour la distinction des groupes. La pensée de ce médecin de la marine était déterminée par les notions des types raciaux purs, idéels, qu'il n'observait pas dans la nature, mais qu'il recherchait quand même dans les populations qu'il étudiait. L'idée du « type pur » accompagne surtout la description des Peuls. Voyageant en pays bambara, Bayol apercevait tantôt des « Pouls très purs », tantôt des Peuls mélangés, qu'il essayait toujours de distinguer de la masse de la population. Les Peuls du Birgo ne parlaient pas le pular, mais le bambara ; Bayol soulignait qu'ils étaient les alliés des Malinké, parmi lesquels ils habitaient, et non des Toucouleurs.

Il se représentait les Peuls comme un peuple-caméléon, prenant l'apparence de l'environnement, mais gardant intacte sa nature, sorte d'essence invisible propre aux Peuls « purs ».

Le docteur Tautain, comme Bayol, médecin de la mission Gallieni à Ségou, tira de ses observations un récit de synthèse ethnographique qu'il publia dans l'un des premiers numéros de la Revue d'ethnographie créée par le conservateur des collections du Muséum, le docteur Hamy. Tautain y entreprit l'analyse critique d'ouvrages ethnographiques de ses contemporains et prédécesseurs ; sa démarche faisait partie de la tendance des années 1880 de faire le bilan des renseignements sur l'Ouest africain 121.

L'article témoignait de la crise des classifications anthropologiques de son époque. Son auteur se donna pour objectif de comprendre les découpages internes des sociétés qu'il côtoyait, notamment des sociétés peules, « race la plus intéressante », à partir de l'étude de sa langue, pour laquelle il éprouvait une véritable passion 122. Il voulait mettre de l'ordre dans les représentations trop embrouillées, trop compliquées et trop contradictoires de ses contemporains sur les Peuls.
En s'inspirant de Faidherbe, il proposa de partager les populations du haut Sénégal-Niger en trois grands groupes : wolof, mandingue, phoul ou « groupe rouge », à l'intérieur duquel il distinguait des « Foulbé purs » et des « métis des Foulbé avec des races diverses». Tout en affirmant l'existence du « type pur », Tautain reconnaissait que ses représentants étaient rares et que les ethnographes devaient se concentrer sur la description du « type métis » ; à l'instar de Faidherbe, il déléguait aux « métis » les traits des « Peuls purs » qui leur revenaient par hérédité.
Les principales erreurs de ses contemporains résidaient, selon lui, dans les carences des classements existants. Il démontra l'insuffisance de la démarche courante de ses collègues se limitant à lier une « race » à un « lieu » afin de constituer une carte de la répartition géographique des populations 123.
Dorénavant il était nécessaire de prendre en considération les divisions en groupes professionnels, en castes, en familles, ce qui impliquait de connaître la logique classificatoire locale

Le type peul pur (« les Foulbé vrais ») est définitivement en voie de disparition (« il est sans doute impossible de rencontrer aujourd'hui un Poullo pur de tout mélange ») ; sa description est davantage poétique que « scientifique » : elle insiste sur les formes menues, sur l'élégance et la délicatesse des « attaches », et se réfère surtout au « type » de la femme peule 124. Les adjectifs comme « fins », « petits », « menus », l'adverbe « légèrement », appliqués au physique précèdent l'image d'un Peul « poli, doux et même humble », même si les voisins le considèrent « foncièrement cruel ». L'idée de la féminité du Peul est accentuée par l'évocation du rôle crucial que joue la femme dans la vie des pasteurs. En poursuivant la démarche de Faidherbe, Tautain évoque surtout les types peuls métissés, dont la diversité et la multiplicité (« une infinité de nuances, de variétés, faisant la transition d'un progéniteur à l'autre») rendait inutile le recours à la notion de « race ». Aux comparaisons fondées sur la méthode craniométrique, Tautain préférait l'étude comparative des langues, et aussi celle des noms de familles, dont il proposa de créer des listes.
Il accordait aux Peuls une place déterminante dans l'ethnogenèse de l'Afrique occidentale. En revanche, les « races noires » seraient des figurants ayant contribué passivement à la naissance de « populations métisses très nombreuses ». Toute la population du Soudan se composerait ainsi de métis issus de Peuls et de « Noirs ». Ce constat impliquait la nécessité de trouver de nouveaux instruments pour classer et analyser ces populations 125, inaccessibles aux méthodes anthropologiques. Tautain proposait de concentrer les études sur les régions peuplées en majorité de ces métis peuls (il les désignait d'après leur situation linguistique : le Fuladugu, le Birgo, le Wasulu, le Khasso, le Fuuta sénégalais) en privilégiant la description des grandes familles et des castes et en optant pour la description des « cultures » au détriment des « races ». Ainsi essayait-il de mettre en valeur la prédominance de la culture mandingue ou peule dans chacune de ces régions.
Parmi ces nombreux pays métis, Tautain (à l'instar de Faidherbe et de nombreux autres coloniaux) distinguait le Fuuta sénégalais — « c'est ici qu'est la clef de l'ethnographie », point de départ des diverses migrations des Peuls (ou des métis des Peuls), lieu politiquement important pour la colonie du Sénégal.
Il proposait d'élucider les questions que des observateurs mal informés avaient obscurcies. Il fallait enfin cesser de désigner « les Foutankooɓe » (ceux du Fouta) ou les « Haalpoular'en » (ceux qui parlent le poular) par le nom étranger de « Toucouleurs ». D'autre part, au lieu de rechercher en vain leur « type physique » et leur « caractère », il fallait se concentrer sur « l'étude de certains groupes ou castes ou tribus ». Ces groupes (Fulɓe pasteurs, cultivateurs Haalpulaar de diverses origines, Wolofs) se distinguent par les noms de leur chef, aussi par leur nom de famille 126.
Tautain s'intéressa en particulier aux castes, car ces dernières étaient endogames (« des groupes fermés ») et permettaient ainsi de rétablir l'histoire de J'implantation des professions 127. Son projet conserve son actualité jusqu'à l'époque contemporaine : « il est à souhaiter que quelqu'un vienne qui, prenant un village toucouleur, en fasse un recensement exact comme cela a été fait pour d'autres populations » 128.
Ce tournant dans la pensée classificatoire coloniale témoigne d'une nouvelle époque : la période des découvertes et de la main-mise militaire se termine pour certaines régions ; il s'agit dorénavant d'organiser le système d'administration et d'exploitation du travail des populations locales, ce qui implique leur connaissance plus concrète. Les classifications raciales entrent dans une période de crise; en effet, elles étaient surtout opérationnelles à l'époque de la découverte et du début de la conquête, lorsqu'elles avaient permis à la mentalité coloniale de se représenter les territoires de l'Ouest africain « en général », de se les rendre familiers à travers les grilles classificatoires utilisées en Europe. En revanche, les idées de Tautain, son recours aux connaissances linguistiques annoncent les travaux de Delafosse et de Gaden des années 1910, qui vont modifier le statut de la problématique raciale dans les descriptions ethnographiques et historiques.

Les années 1880 : les Peuls « du point de vue physiologique et pathologique »

La réorientation du regard des médecins coloniaux vers l'analyse des divisions sociales au détriment des thèmes inspirés par l'anthropologie physique ne signifiait pas pour autant l'abandon du paradigme polygéniste de la permanence des « races » dans l'histoire, jadis véhiculé par Faidherbe. Au contraire, ce modèle s'accommoda très bien de l'introduction de « nouvelles » catégories sociales (« castes », « familles », « tribus », « peuplades », « groupes professionnels », etc.) . Il persista en tant qu'idée principale structurant les textes ethnographiques des années 1880 ; longtemps après, elle devait survivre dans l'arrière-fond de la pensée coloniale, constituant l'armature invisible de toutes les analyses. Le paradigme de la permanence des « races » fut un sol propice pour la prolifération des représentations de la particularité peule.

Au milieu des années 1880, se multiplient les tentatives pour prouver que les données anthropométriques, en raison de leur caractère « objectif », permettent de vérifier les conclusions concernant la vie sociale et la culture. Les écrits du docteur Collomb participent à cette démarche. Il réduisait les populations du haut Sénégal-Niger aux résidus de deux « races » : l'une, « aborigène », qui serait la « race mandingue » (en son sein on découvre des « similitudes » : même division en castes, en tribus, mêmes usages; même religion) ; l'autre, « une race nomade, émigrée», celle des Peuls. A chaque « race » correspondraient des caractères physiques précis :

les Mandingues ont les lèvres épaisses, le nez épaté, les cheveux laineux, la peau noire ; les Peuls sont remarquables par leur couleur rouge, leur cheveux frisés, « la distinction et la finesse de leurs traits ».

Traitant l'homme, selon son expression, du point de vue physiologique et pathologique 129, il entendait réduire les unités ethniques et territoriales du Soudan à ces deux « races » principales. Il s'intéressait à tous les indices qui pouvaient lui permettre d'accéder à une différenciation plus subtile entre les groupes. Ainsi cataloguait-il les cicatrices et les tatouages, mais aussi les nuances de la coloration de la peau, telles qu'elles étaient nommées par ses informateurs. En faisant appel aux classifications locales, il constata sa difficulté à comprendre leur logique, ce qui confirmerait, croyait-il, la différence entre les raisonnements de l'homme blanc et de l'homme noir : « ces peuples se reconnaissent entre eux par certains caractères qui échappent presque à notre observation » 130 . A la subjectivité des opinions indigènes le docteur Collomb opposait l'objectivité des « indices » anthropologiques (séparation entre les incisives, épaisseur des lèvres, texture des cheveux) qui permettaient de comparer les « races » sur des bases quantifiables : « les lèvres sont bien plus grosses, plus épaisses chez les Bambaras, puis par ordre décroissant chez les Malinkhés, les Markhas, les Maures ». La part de la « question anthropométrique pure » fut décisive ; elle permettait de comparer les groupes d'après « les mesures anthropologiques que nous avons prises sur les lieux » et de donner tort ou raison aux différences culturelles. En revanche, les pratiques culturelles n'étaient pas reconnues déterminantes pour « établir » les races; elles étaient quelque peu « embrouillées ». Ainsi les pratiques religieuses étaient-elles décevantes ; leur caractère syncrétique irritait le docteur Collomb : « en résumé, ils mêlent tout … tout leur est bon ». Seule l'anthropométrie devait permettre de comparer le « type pur » et les « types métis » et de confirmer l'hypothèse de l'existence d'une « race aborigène » et d'une « race » des immigrés.
En conclusion, il affirmait que la « race » peule n'avait pas réussi à imposer ses coutumes et son type ; ce sont les traits de la « race » aborigène qui prédominaient : « partout les mêmes usages, partout les mêmes coutumes, la même division en castes, en familles ». Ayant nommé les « races » à l'aide des instruments anthropométriques, il pouvait leur assigner leurs rôles sociaux et leurs caractères : le Bambara est guerrier, le « Markha » — commerçant, le Foullah — pasteur (« d'humeur pacifique, mais sait énergiquement défendre son bien»), les Maures étaient surtout marchands, etc.

Collomb mit les mesures anthropométriques en rapport avec ses observations « non-quantifiables » sur le social : habitat, coutumes, traditions historiques. Il en concluait que l'anthropométrie était cruciale pour étudier les « métis mandingo-phouls », une population importante de la région de Bamako, où il avait séjourné. Certains peuples sont plus marqués par le « sang phoul » que d'autres : tel est le cas des « Markhas, Soninkhés ou Sarracolets ». L'hypothétique « type peul » servait ainsi une fois de plus de point de repère, et d'échantillon permettant la comparaison : les groupes se distinguent par la quantité « du peul pur » qu'ils contiennent.
Le rebondissement, dans les travaux de quelques médecins de la marine, de la tendance craniométrique, coïncida avec l'essor des expositions universelles qui offrirent à l'anthropologie physique un champ d'essai supplémentaire sur les représentants des « races » africaines. Ces expositions montrent qu'à la fin du XIXe siècle la science anthropologique dépendait autant des systèmes classificatoires des coloniaux que des matériaux qu'ils voulaient bien lui communiquer. L'Exposition universelle de 1889 permit à Deniker et à Laloy, membres de la Société d'anthropologie, d'examiner cent quarante-cinq individus « de races les plus diverses et dont certaines n'ont jusqu'à présent fourni matière à aucune étude anthropométrique » ; il s'agissait de « l'examen des caractères physiques révélés soit par les mesures, soit par l'observation directe ».
L'enthousiasme des anthropologues se porta surtout sur les « races » moins connues (Gabonais, Angolais). Les Sénégalais ne représentaient qu'une partie minime de ce groupe : ils étaient tous tirailleurs ou spahis. Afin de rendre les « échantillons » plus représentatifs, Deniker et Laloy rajoutèrent « un certain nombre de mesures et d'observations faites par M. le Dr Verneau sur 13 individus du village sénégalais à l'esplanade des Invalides ».
Le classement des « races » qu'ils proposèrent alors s'inspirait des divisions territoriales coloniales : aux « Sénégalais », ils découvrirent une uniformité de traits, « un grand air de famille ». Il leur paraissait également important d'indiquer le statut des individus mesurés : civil ou militaire. Les « Sénégalais » se subdivisent en quatre « groupes de populations distinctes : Mandingues, Oulofs ou Volofs ou Yolofs, Toucouleurs et Phoul (Pheuls), ou Fouls ou Foulbés ».
Deniker et Laloy se félicitaient de la possibilité de prendre enfin en toute sérénité les mesures anthropométriques des Toucouleurs, car ce type les intéressait en tant qu'exemple d'une « race métisse» ayant atteint une certaine stabilité de traits. Puisque il « n'est décrit nulle part avec détail », les auteurs encourageaient les médecins militaires travaillant au Sénégal à effectuer l'étude d'un plus grand nombre de spécimens. En revanche, l'expérience avec les Peuls, correspondant au groupe « le plus intéressant » de la population sénégalaise, était décevante : aucun individu ne correspondant au « type pur », les tentatives de les mesurer lors de l'Exposition de 1889 échouèrent. Deniker et Laloy exprimèrent le regret de ne pouvoir représenter à l'exposition des individus de cette « race » : « Les deux individus du village sénégalais que l'on disait appartenir à cette race différaient tellement des descriptions classiques du type phoul et ressemblaient tant aux autres Sénégalais qu'il nous est impossible de les introduire en ligne de compte dans ce travail ; notre opinion est partagée d'ailleurs par M. Verneau qui a étudié de près ces deux individus » (souligné par A. P.).
Le désarroi des anthropologues en dit long sur le hiatus entre la science académique, toujours à la recherche des caractéristiques objectifs du « type pur », et les coloniaux en train de créer leurs propres modèles opérationnels décrivant les divisions ethniques.
Depuis l'époque de Faidherbe les rôles ont changé : les médecins de la marine sont moins en manque d'enquêtes et d'instructions rédigées par les anthropologues ; en revanche, ces derniers sont dépendants du choix de leurs « fournisseurs » anonymes opérant sur le terrain. Face à la montée en puissance de la sociologie, la popularité de l'anthropologie physique baissait ; les anthropologues se plaignaient : les « collections craniologiques sont loin de s'enrichir ; depuis quelques années, c'est par unité que l'on peut compter les dons annuels qui nous sont faits » 131.
Dans cette situation de concurrence avec la sociologie, les anthropologues se saisirent des observations ethnographiques pour les « vérifier » par les données craniométriques ; ils s'inspiraient de la même problématique que les médecins opérant sur le terrain : par exemple, comment réduire le nombre de « races ». Ainsi, Dally et Manouvrier 132 (le premier fut l'un des membres fondateurs de la Société d'anthropologie, le second était l'un des plus jeunes disciples de Broca) saluèrent-ils la tentative de Tautain pour décrire les « Bambaras, Malinkés, Soninkés, Dialonkés et Sarracoulés » comme représentants de la « race mandingue » ; la comparaison des crânes devait apporter des preuves tangibles du bien-fondé de cette simplification. Selon eux, ceci réduirait avantageusement l'ethnologie sénégambienne, trop plurielle, à trois grands groupes ethniques : « les Woloffs, les Mandingues et les Peuls ». Parmi ces races, les matérialistes privilégiaient les Peuls à leur façon : « le crâne peul est particulièrement précieux pour nous » 133.
En se fondant sur l'étude de Tautain, Dally et Manouvrier attribuèrent aux Peuls des « qualités supérieures civilisatrices », dues, évidemment, aux origines, mais également au statut particulier de la femme peule. Par contre, la comparaison des crânes ne confirmait pas l'hypothèse du docteur sur la ressemblance entre les Peuls et les Égyptiens, ce qui laissait aux anthropologues le champ libre pour une vérification ultérieure des hypothèses sur les origines des Peuls.
Les médecins coloniaux ne furent jamais très conséquents dans l'application de la méthode craniométrique aux études des « races ». Adhérant au modèle faidherbien et polygéniste des « races » comme entités irréductibles détentrices de caractéristiques physiques et morales, ils aboutirent à leur propre « style », mélangeant l'étude plus ou moins rigide du corps (qui s'exprimait souvent, nous l'avons vu, par des termes purement esthétiques de jugement personnel) avec d'autres indices qu'ils recherchaient dans les langues, les traditions, les stratifications locales, etc. En réalité, ils évitèrent de considérer les mesures anatomiques comme source unique et principale des classifications raciales. A la même époque, dans les années 1880-1890, lorsque se produisit, dans les colonies, le « relâchement » de l'usage de l'anthropométrie, l'anthropologie physique en métropole voyait son domaine se marginaliser et ses institutions se rétrécir. Toutefois, à partir de 1859, date de la création de la Société d'anthropologie, jusqu'à la fin des années 1880, les études peules se développèrent principalement au sein du courant naturaliste des sciences humaines. Elles bénéficiaient de la curiosité des membres de la Société, et occupaient une place privilégiée dans le discours raciologique des médecins de la marine.

La Société d'ethnographie: à la recherche de « l'âme » des Peuls

La première tentative systématique pour décrire les Peuls en tant que « race » distincte, proche des Européens et étrangère au continent africain, avait été entreprise, rappelons-le, au début des années 1840, au sein de la Société ethnologique, par l'un de ses membres fondateurs, le saint-simonien Gustave d'Eichthal. Cette Société, affaiblie et presque disparue après 1848 134 était à l'origine du programme de l'étude des « races » comme phénomène permanent de l'histoire. En créant la Société d 'anthropologie de Paris, Paul Broca s'inspira de ce programme; il souligna l'enracinement des « races » dans la préhistoire et dans la biologie du genre humain, et privilégia l'aspect anatomique et physiologique, héréditaire et quantifiable de la « race ».
Nombre« d'anciens » de la Société ethnologique qui recrutait ses adhérents parmi les membres de l'Institut, les philologues, les épigraphes, les orientalistes et les géographes versés dans l'étude des textes anciens, n'eurent que peu d'affinités avec les jeunes matérialistes, principalement des médecins, issus de milieux modestes, regroupés autour de Broca 135.
Ces représentants des sciences humaines créèrent alors, en 1859, la Société d'ethnographie orientale et américaine (devenue, à partir de 1864, la Société d'ethnographie). Edme-François Jomard fut son premier président, et Alfred Maury l'un de ses membres fondateurs, avec quelques-uns de ses collègues de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. La Société incarnait le « pôle humanitaire » de la « science des races » ; elle relia l'ethnographie au courant philanthropique, spiritualiste et antiesclavagiste.
Par le biais de ses membres orientalistes et égyptologues, elle véhiculait une thématique liée à l'histoire des religions révélées, aux populations du désert, au déchiffrement et à la transcription de textes anciens. Les fondateurs de la Société déclaraient que leur but était la contribution au progrès moral des peuples, la construction d'un monde fraternel et la lutte contre la tendance matérialiste dans les études ethnographiques. Ils défendaient l'entreprise coloniale de la France, suivaient attentivement les progrès dans la construction des chemins de fer et dans les travaux de percement des canaux de Suez et de Panama, ce qui révèle probablement la tendance saint-simonienne de quelques-uns d'entre eux 136. A l'anthropologie, « science naturelle », ils opposèrent l'ethnographie, « science historique de notre époque ». La Société privilégiait les travaux d'érudition et l'étude de textes aux observations de terrain, et s'intéressait plutôt aux objets « ayant le statut culturel élevé ». L'un de ses présidents les plus connus (président de 1873 à 1879; en 1889 et en 1891) et « chef charismatique » ou « Maître », le spécialiste du Japon Léon de Rosny, s'inspirait de la philosophie romantique allemande du début du XIXe siècle ; il organisa une sorte d'école philosophique, de cercle ou de secte, dont les membres partageaient des idées qu'il qualifia de « positivisme spiritualiste » 137.
Quelle place ce « paradigme lettré » accordait-il à l'étude des sociétés peules ? Quelle était l'importance des Peuls dans la controverse qui opposait la Société d'anthropologie à la Société d'ethnographie ? Quel fut l'impact de la situation coloniale sur les représentations de cette Société sur les populations africaines ? Renoua-t-elle avec les idées de ses prédécesseurs de la Société ethnologique sur la particularité peule ?

Réunissant en majorité des américanistes et des orientalistes, la Société ne détermina son profil ethnographique qu'au cours des deux décennies qui suivirent sa création. Elle se composa d'abord de plusieurs sections; ensuite, sous son égide, se constituèrent plusieurs sociétés annexes (« Société des Études japonaises, chinoises, tartares et indochinoises » ; « Institution Ethnographique » ; « Société américaine », « Divan Oriental », « Société africaine de France »), divisées en sections et sous-sections, éditant chacune un Bulletin ou des Actes. Vers les années 1880 sa structure devint si complexe que certains membres éprouvaient des difficultés pour s'orienter dans ce dédale 138. Les Congrès des Sciences Ethnographiques (se réunissant à partir de 1878) constituèrent des moments privilégiés permettant aux ethnographes de réaffirmer leur programme, notamment au sujet de l'Afrique sub-saharienne.

Les questions africaines étaient plutôt marginales dans les débats : elles se réduisaient en particulier à la présentation de la civilisation peule.

A la « race », catégorie dont s'était principalement saisie l'anthropologie physique, les ethnographes opposaient celles de « civilisation », de « peuple » et de « nationalités » … « Origine » et « migrations » constituaient des sujets privilégiés : au Congrès de 1878 la section « ethnogénie » fut l'une des plus importantes.
La question essentielle de la théorie monogéniste — dans quelle mesure le climat, le milieu géographique et le type de nourriture peuvent-ils altérer « les caractères essentiels d'une nation » ? — était omniprésente. Les discours portaient sur « des avantages et des inconvénients du métissage », sur « des races qui disparaissent au contact des races étrangères, et de celles qui absorbent l'élément étranger, en se l'assimilant ou en lui faisant subir de profondes modifications », sur « des causes d'augmentation ou de diminution dans le nombre des individus qui composent une nation ». Il s'agissait également de comparer des « aptitudes caractéristiques des races et des nationalités ». Autrement dit, la réflexion de la Société d'ethnographie gravitait autour des mêmes questions que celle de la Société d'anthropologie, mais elle cherchait à les résoudre par d'autres moyens, notamment par l'usage de la linguistique comparée.

Les Peuls intéressaient les ethnographes à la lumière de la problématique de « dégénérescence-progrès » de la « race » et de sa civilisation dans un milieu précis.

Ils se les représentaient comme un peuple « à caractères caucasiques », étranger à l'Afrique qui, s'étant trouvé « mêlé aux nations nègres du Sénégal et du Soudan », avait néanmoins sauvegardé sa civilisation et sa « supériorité ».

Les ethnographes se préoccupaient notamment des sources de l'élan qui avait soi-disant « dressé » les Peuls au-dessus de leurs voisins, et du caractère de leur spiritualité. Telle était la présentation des sociétés peules dans la note de synthèse que le secrétaire de la Société, Alphonse Castaing, proposa au Congrès. N'étant pas véritablement impliqué dans les études africaines (homme érudit, Castaing fut successivement le président de la Société américaine de France de 1865 à 1868 et de la Société orientale en 1885, et le vice-président de la Société d'ethnographie de 1880 à 1885), il bâtit sa note à partir des recherches du docteur Walther Bernhauer 139.
Castaing voulait attirer la curiosité de ses collègues philologues et orientalistes sur le continent africain : par le biais des Peuls, l'Ouest africain s'inscrivait légitimement dans le domaine de l'érudition classique et dans celui de l'orientalisme, aussi bien que dans la discipline ethnographique qu'il comprenait comme « la science de la destinée humaine » 140.
Tout son effort porta alors sur la communication des preuves de la singularité et du développement de la civilisation peule. Ainsi fit-il accompagner son texte de l'un des poèmes en fulfuldé d'Usman dan Fodyo et de sa traduction.

Plutôt déconnectée des réalités politiques de l'époque, la note de Castaing accordait la plus grande attention à l'origine des Peuls, les désignant comme les descendants des « Phout ou Phutéens » bibliques, qu'Hérodote avait évoqués comme « premiers habitants blancs de la Libye intérieure».

Renouant avec l'héritage de d'Avezac et de d'Eichthal, Castaing soulignait les sources orientales de la civilisation peule :

« Tout démontre, d'ailleurs, que les Foulahs sont des Caucasiques et des Chamites, c'est-à-dire des Orientaux, proches parents des Sémites » 141.

Le cas des Peuls représentait un véritable enjeu d'envergure pour les ethnographes et l'ethnographie, science qui doit « contrer les coupables efforts de l'École matérialiste pour détruire chez l'Homme les aspirations » spirituelles.

Tels des archéologues, les ethnographes avaient la vocation de démontrer les « véritables » origines, de dépouiller les souches successives des cultures afin de prouver que « malgré tant de cause de dégradation, le Foulah a conservé le fonds essentiel des caractères qui distinguent l'homme blanc», tandis que le contact des Européens suffisait pour développer en « son type » « les qualités existant à l'état latent », et pour qu'il « progresse dans tous les sens », avec une rapidité dont seraient incapables « les nations nègres».

Quelles que fussent les différences de points de vue et les querelles de chapelles qui opposaient les anthropologues et les ethnographes, tous aboutirent à la même classification discriminatoire des populations de l'Ouest africain : les représentations sur la particularité des Peuls y jouaient le rôle de clé de voûte. On pouvait difficilement décrire et classer les populations de la vallée du fleuve Sénégal, du haut Sénégal et du haut Niger sans établir, au préalable, le degré de leur parenté avec les Peuls.

La démarche du « spiritualiste » Castaing n'est donc pas si différente de celle du « matérialiste » Faidherbe, désirant rétablir, dans chaque région précise, les étapes successives du « métissage » des Peuls. On peut discerner au sein de ces branches, qui se voyaient comme antagonistes, la promesse des développements futurs des études peules : la sociologie des groupes statutaires et de la parenté qu'annoncèrent les médecins de la marine ; l'étude des traditions historiques écrites (et par la suite orales) qu'entamèrent les géographes et les orientalistes.

L'idée de synthèse de tout ce qui était écrit sur les Peuls, que ce soit dans le domaine de l'anthropologie physique ou dans celui de l'érudition orientaliste, commençait à poindre ; l'occupation de Bamako (1883) et la prise de Ségou et de Nioro (1889-1891) la stimulèrent. Une étude synthétique sur les Peuls allait de pair, aux yeux des contemporains impliqués dans la conquête, avec le bilan du domaine colonial de la France en Afrique occidentale.

Pour une synthèse entre « corps » et « âme » sous la bannière de l'histoire

Un essai de synthèse dépassant les clivages académiques fut entrepris, à la fin du XIXe siècle, par un universitaire qui se situait en apparence au-dessus des clivages entre « anthropologues » et « spiritualistes ». L'auteur de cet ouvrage d'érudition, Jacques de Crozals, se donna pour objectif de systématiser les faits rassemblés sur le terrain, de remplacer les opinions par un « savoir positif », et de clore ainsi la phase d'hypothèses et d'hésitations sur la place des Peuls parmi les populations africaines 142.

Il cherchait aussi à établir pourquoi, chez les observateurs européens, il existait « comme un parti pris de sympathie et d'admiration » pour les Fulɓe. Crozals les prit comme objet unique de sa recherche.

Jacques Marie Ferdinand Joseph de Crozals (1848-1915)

Agrégé d'histoire en 1872 et professeur de lycée, commença sa carrière universitaire à l'université de Rennes. Il entreprit son travail sur les Peuls à Alger (1880), où il fut nommé professeur de géographie à l'École supérieure des lettres. Il fut doyen de l'université de Grenoble et titulaire de la chaire d'histoire 143.

Crozals s'intéressait surtout à l'esprit particulier de la civilisation peule (la prédilection pour le mahdisme et le prosélytisme, l'esprit de conquête et de migration, etc.). Comme les membres de la Société d'ethnographie, Crozals voulait faire revivre ces sujets explorés à l'époque par d'Avezac et d'Eichthal et éclipsés par la tendance matérialiste des années 1860-1880. Pourtant il ne dénigrait pas la démarche des anthropologues physiques : il faisait de la réconciliation des deux branches du savoir l'enjeu principal de son ouvrage. Selon son expression, il voulait remédier à la rupture entre sciences « physiques » et « humaines » en prouvant leur compatibilité. Il saluait, en exergue, Faidherbe comme son précurseur spirituel. Mais il s'inspirait surtout de la science ethnographique allemande (notamment de Müller et de Karl Ritter) ; celle-ci faisait se confronter les opinions présentant le continent africain comme le champ d'action de plusieurs « races », parmi lesquelles la « race nègre » était loin d'être la plus nombreuse, et d'autres, qui affirmaient l'existence d'une « race » africaine unique et infiniment diversifiée dans ses « types » 144.

En introduisant ces débats en France, Crozals insistait sur la nécessité d'étudier les relations de la « race » peule avec les autres « races », afin de démontrer de nombreux points « de contact de l'ethnographie et des sciences naturelles dans leur infinie variété ».

La discipline historique fut l'espace privilégié qui lui offrait la possibilité du compromis entre les deux paradigmes. En dépit de l'intitulé de son ouvrage Les Peulhs. Étude d'ethnologie africaine, Crozals revendiquait son appartenance au domaine de la science historique : écrire l'histoire d'une « race » était son objectif principal ; les considérations sur le « type » physique, la mentalité, l'organisation sociale etc., obéissaient pour lui à la narration de l'histoire. Il déclarait haut et fort le droit de sa discipline à recouvrir, telle une coupole, l'analyse des caractères anthropologiques et des phénomènes culturels: c'était une nouveauté. Son ouvrage annonçait le prochain virage des études peules, de l'anthropologie vers l'histoire, discipline davantage encline à la réflexion sur l'organisation des sociétés, et donc irréductible à l'érudition orientaliste.
L'adhésion à l'histoire était d'ailleurs le seul trait original de son Étude: c'était une compilation de faits connus et un recueil de citations visant à démontrer la particularité de la « race » peule. Dès que ses sources, rassemblées autour de thèmes précis (« organisation sociale », « religion — conversion à l'islamisme », « caractères généraux », « conquête », « origines », etc.), contredisaient ou mettaient en doute l'hypothèse d'une différence radicale entre Peuls et « Nègres », Crozals réfutait ces notes discordantes au nom du manque d'expérience des observateurs, ou de leur fatigue et distraction.

Sa thèse de la particularité des Peuls s'inscrivait dans le modèle de l'historiographie romantique, de même que son interprétation de l'actualité politique. Il distinguait notamment des périodes de « passage », quand les Peuls avaient rejeté leur « condition inférieure » pour accéder à un rôle dominateur, abandonnant la vie nomade et s'installant dans les villes.

Il décrivit ce mouvement comme « soudain », irrationnel, obéissant à une idée religieuse, au « magnétisme » et à « la folie » des chefs (Usman dan Fodyo), rythmé par les conquêtes et les défaites, envahissant l'espace, avec une « vigueur agressive de la nouvelle race ».

L'occupation française avait mis un terme à ce mouvement, mais elle n'épuisait pas « l'énergie de la race » qui la poussait à se déployer dans l'espace. Il s'agissait donc de la canaliser, ce en quoi les historiens pouvaient conseiller les politiques et les militaires 145.

Par ailleurs, il explorait les perspectives de l'expansion peule depuis les centres historiques de leur établissement vers la périphérie : ainsi, la région de l'Adamawa l'intéressait-elle surtout comme le territoire où « l'effort de la conquête peule se continue actuellement avec le plus d'énergie » 146.

Sans posséder le style passionné de Gustave d'Eichthal ni sa croyance inébranlable en la destinée commune de l'humanité, les travaux de Crozals développèrent des idées similaires. Il voulait par tous les moyens démontrer l'unité de la « race » peule et son rôle particulier dans les relations entre l'Europe et l'Afrique·. Il mettait au service de cette conviction des faits permettant de prouver sa fixité malgré ses multiples variations (sous l'influence du métissage, des conditions naturelles et même sociales). Il joignit à sa description la notion de « types » élaborée par Topinard 147, aussi bien que celle des « sous-types » (un « type de femmes » et un « type de basses classes » que les médecins de la marine distinguaient aussi fréquemment) . Au niveau de l'anthropologie physique, il faudrait considérer les Fulbé comme une population intermédiaire ; ni « blanche », ni « noire », ayant une couleur « incertaine ».

A cette opinion de Topinard, Crozals rajoutait celle de Frédéric Müller (les Peuls ne seraient « ni Nègres, ni Hamites méditerranéens » ; dans l'échelle des « races » ils servent « de transition entre les nègres et les peuples méditerranéens ») et celle de Barth, l'une de ses sources principales, qui voyait également dans les Peuls « une sorte de race intermédiaire entre les Arabes et les Berbères d'une part, et les Nègres de l'autre ; et c 'est encore plus vrai sous le rapport du caractère que sous le rapport de la couleur ».

En raison de ce caractère médian, les voyageurs, selon Crozals, ne trouvaient jamais une appellation exacte définissant la coloration des Peuls et évoquaient surtout ses nuances.

Il faudrait inventer pour les Peuls la même table que l'Allemand Gustave Fritsch avait conçue pour les Hottentots, les Bochimans et les Cafres, et dans laquelle il avait noté « toutes les nuances du teint ». Il faudrait également y associer les appellations africaines de ces couleurs, plus subtiles et plus détaillées que les notions européennes 148.

Paradoxalement, l'aspect « incertain » et « intermédiaire » de la « race » correspondait à sa caractéristique la plus représentative. Le physique déterminait le mental : selon Crozals, la plupart des observateurs découvraient chez les Peuls « un composé étrange et intéressant de barbarie et de civilisation, de bons et de mauvais instincts » 149, alors que la durée de l'histoire dévoilait mieux que le corps l'unité du caractère du peuple.

Sa démarche coïncidait avec les progrès de l'expansion coloniale au Soudan, les accords que Gallieni avait signés avec Ahmadu permettaient de faire un bilan provisoire de la conquête et d'écrire « l'histoire d'une race » :

« II est possible maintenant d'embrasser du regard le domaine entier dans lequel la race Foulah s'est épanouie ».

Les références à la situation coloniale sont omniprésentes dans le texte, qui établit le lien entre la politique des militaires et la connaissance de l'histoire : la première doit s'appuyer sur la seconde, tout en offrant à la science l'accès aux faits nouveaux.

Quelle lumière l'histoire apporte-t-elle à la connaissance de l'avenir ? Les Peuls seront-ils les vecteurs par excellence de la colonisation et de l'assimilation ou plutôt des adversaires redoutables ? Ainsi, toute politique « positive » devait-elle s'appuyer sur le savoir historique :

« La France est particulièrement intéressée à bien connaître les Peulhs, […] à ne se faire aucune illusion sur la force de leur empire, […] sur le concours qu'ils pourraient apporter à notre oeuvre. L'avenir de la politique coloniale de la France en Afrique par le Sénégal, le développement de son influence et de son commerce sont en partie à ce prix » 150.

Cette correspondance entre histoire et colonisation est fermement articulée dans un article publié dix ans plus tard, au moment de la création de l'AOF 151. Il y relie les faits de l'histoire ancienne aux événements contemporains du Maasina, du Fuuta et de l'Adamawa ; il délaisse la thématique des particularités physiques des « races » et insiste surtout sur la supériorité de l'organisation sociale et de la civilisation peule par rapport aux sociétés voisines, parmi lesquelles les Fulbé puisaient leurs esclaves.
Crozals tira de cet article le projet d'un ouvrage monumental qui reconstruirait l'histoire de tous les États peuls : vaste programme sur lequel la science coloniale s'est penchée durant plusieurs décennies.

Notes
1. Pour l'histoire des relations de Saint-Louis avec le Fuuta au cours de cette période, voir: Johnson, The Almamate of Futa Toro.
2. Par exemple, les observations du commandant Caille datant de 1843 sur les populations du fleuve Sénégal furent publiées pour la première fois en 1846, sous la forme de Notes (Caille, M., « Notes sur les peuples de la Mauritanie et de la Nigritie, riverains du Sénégal », Revue coloniale, X, septembre 1846. p. 1-10), et ensuite, en 1851, sous le titre Tableau statistique du fleuve du Sénégal, accompagnées de renseignements du capitaine d'infanterie de marine Arnier (Revue coloniale, 2e série, t. X, 1851, p. 1-19). Lors des séances de la Société de géographie, Jomard faisait appel à ses collègues afin de publier tout ce qu'il y avait dans les archives de la Société sur l'exploration de l'Afrique.
3. Carrère, F., Holle, P., De la Sénégambie française, Paris, Librairie Firmin Didot Frères, 1855.
4. Ibid., p. 123
5. Ibid., p.135-136.
6. Caille, « Tableau statistique du fleuve Sénégal », p. 11.
7. Raffenel A., Voyage dans l'Afrique Occidentale exécuté en 1843 et 1844. Paris, Arthus Bertrand, 1846; Raffenel A., Nouveau voyage dans le pays des Nègres, Paris, Chaix, 1856, 2 vol.
8. Robinson, La guerre sainte d'Al-Hajj Umar.
9. Raffenel, A., Voyage, p. 261.
10. Il écrivait au sujet des Peuls : « leurs lèvres minces, leur visage ovale, leur front plus large et leur angle facial moins aigu, en font bien évidemment une race à part. » ; « Ils forment, en réalité, un peuple de race, de moeurs, de condition et de coutume différents », ibid., p. 263.
11. Raffenel, A., Nouveau voyage Préface de l'éditeur, p. 1.
12. Raffenel prêtait attention aux mouvements de la population entre les rives gauche et droite ; il découvrit leur caractère régulier dans les zones inondables et indiqua l'existence des villages symétriques ayant le même nom et situés alternativement sur les deux rives du fleuve. Il précisait le rôle de chaque lieu dans le commerce, ses rapports avec les tribus maures, ses cultures et, en général, ses richesses naturelles : « Fanaye est très peuplé, très commerçant, très riche en mil, en poisson sec et en nattes », Raffenel, Voyage, p. 27.
13. « Dans chaque village, la population, bien qu'appartenant a une nation commune, diffère essentiellement d'habitudes et d'aptitude spéciale. les nègres reconnaissent quatre professions qui s'exercent par des réunions de familles formant des villages. Il s'ensuit que, communément, on désigne un village par la profession de ses habitants; ainsi l'on dit : village de guerriers, de cultivateurs, de pêcheurs, de marabouts enfin; car c'est là aussi une profession parmi les nègres. On devine déjà que les guerriers forment l'aristocratie de cette société a demi sauvage. C'est dans cette classe privilégiée qu'on choisit exclusivement les chefs. les marabouts viennent ensuite, occupant le second rang de la hiérarchie, et après eux les gens adonnés à la culture et à la pêche », ibid. p. 45.
14. Ibid., p. 262
15. Braouezec, J. « Note sur une exploration dans le Fouta et le Damga », Bulletin de la Société de géographie, 5e série, t. IV, 1862, p. 321-324, p. 323.
16. Santamaria, J.C., « Origine des peuples qui habitent le Sénégal français », Bulletin de la Société de la géographie de Paris, 5e série, t.V. mars 1863, p. 169-184.
17. Simonot argumentait sa demande d'admission en évoquant son service prolongé en Afrique : « Je regrette de ne pouvoir appuyer ma candidature d'aucun travail spécial, mais j'espère que dix années de séjour à la côte occidentale d'Afrique et aux Antilles me permettent de me rendre quelquefois [utile ?] aux travaux de la Société », Lettre du 27 novembre 1859 à la Société, Archives de la Société d'anthropologie de Paris, pièce n° 27. Simonot fut Secrétaire annuel de la Société de 1864 à 1866, Conservateur des collections en 1869 et membre du Comité central de 1863 à 1870. Il fut par ailleurs président de la Société de médecine de Paris. Ses travaux portaient sur l'acclimatation des « races humaines », sur la coloration de la peau.ll revendiquait la nécessité d'appuyer les observations sur les « races » sur une méthode scientifique de la distinction des couleurs (Simonot, M., « Sur la détermination des couleurs de la peau », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, t. IV, 1863, p. 658-661).
18. Simonot, M., « Rapport sur l'origine des peuples du Sénégal français », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, t. IV,1863, p. 274-290.
19. Saint-Hilaire, De Castelnau et Broca, « Instructions pour le Sénégal », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, t. I, 1860, p. 121-138.
20. Certains géographes partageaient ce point de vue. Il en sera question dans le chapitre suivant.
21. Ibid., p. 131
22. On y décèle l'idéal d'un savoir neutre, cumulable, uniforme, opposant à la subjectivité de l'énonciateur l'objectivité des faits rigoureusement recueillis, comme s'ils émanaient « d'une seule et même personne ». Voir à ce sujet : Blanckaert, Claude, « Le manuel opératoire » de la raciologie. Les instructions aux voyageurs de la Société d'Anthropologie de Paris (1860-1885) , in: Le terrain des sciences humaines (XVIIIe-XXe siècles), sous la direction de Claude Blanckaert, Paris, L'Harmattan, 1996, p. 139-173.
23. L'existence du type métis uniforme reproduisant les mêmes traits à travers plusieurs générations, contredirait l'argument polygéniste du retour, par les croisements successifs, vers les « races » d'origine. D'où la nécessité de mesurer la population des deux Fuuta ; représentant, croyait-on, un cas paradoxal : « Mais, il faut bien le dire, c'est un phénomène à peu près sans exemple dans l'histoire, que l'existence d'une population entière composée de mulâtres et de mulâtresses de même sang », Saint-Hilaire, De Castelnau et Broca, op. cit., p.126.
24. Ils exprimaient ainsi, dans les termes de race, les tensions qui opposaient les habitants de Saint-Louis et les Fuutankooɓe. Sur leurs représentations réciproques conflictuelles, voir Robinson, La guerre sainte d'Al-Hajj Umar.
25. « Le genre de vie, l'état des sociétés exercent une influence notable sur la production de la folie ; les passions violentes, qui en sont une cause fréquente, se développent surtout chez les civilisés, dans les populations agglomérées. La folie parait donc assez rare chez les peuples sauvages ou barbares, quoique la superstition, le fanatisme et l'imitation aient pu quelquefois produire chez quelques-uns des épidémies de folie », Saint-Hilaire, De Castelnau et Broca, op. cit., p. 137.
26. Serait-il juste d'opposer l'engagement de la Société de géographie dans la conquête à l'attitude désintéressée de la Société d'anthropologie, non préoccupée par des « finalités utilitaires » et poursuivant « ses enjeux de savoir » (Blanckaert, « Le manuel opératoire » de la raciologie » p. 139) ? Il semblerait que les anthropologues comme les géographes voyaient dans l'expansion coloniale l'ouverture de nouveaux terrains pour le progrès de la science. Il en sera question dans le paragraphe suivant.
27. L'expression est d'Alfred Maury, dont les sympathies se trouvaient plutôt de côté des monogénistes. Il évoquait ce débat en liaison avec le problème de l'esclavage en Amérique (Maury, A., « Rapport sur les travaux de la Société de géographie et sur les progrès des sciences géographiques pendant l'année 1858 », Bulletin de la Société de géographie, 4e s., t. XVII, 1859, p. 5-110, p. 69). ). Dans le camps adverse, Paul Broca qualifiait cette confrontation comme « l'Alpha et l'Oméga de l'ethnologie ».
28. Je me réfère à des notices nécrologiques, notamment à Wallon, H., Notice sur la vie et les travaux du général Louis-Léon-César Faidherbe, Institut de France, Académie des inscriptions et belles-lettres, 1892.
29. Son rôle dans l'épopée coloniale mis à part, les contemporains reconnaissaient en Faidherbe l'un des généraux participant à la défense de Paris en 1870 et aussi un parlementaire, député du Nord.
30. Sur l'histoire de la création de la Société d'ethnographie, voir : Lacombe, Robert, « Essai sur les origines et les premiers développements de la Société d'Ethnographie », L'Ethnographie, 3,1980, p. 329-341. Sur la controverse entre les deux Sociétés : Blanckaert, Claude, « Les Deux parties du problème : Renan et l'ethnographie (1848-1865) », Etudes renaniennes, 102, 1996, p. 62-89.
31. Faidherbe, L., « Lettre à Monsieur le Président de la Commission centrale de la Société de géographie. Saint-Louis, le 12 mars 1853 », Bulletin de la Société de géographie, 4e s., t. VIl, 1854, p. 129-130. Jomard commentait cette lettre dans : Actes de la Société de géographie, Séance du 6 mai 1853, Bulletin de la Société de géographie, 4e s., t. V, 1853, p. 342.
32. Faidherbe, L., « Les Berbères et les Arabes des bords du Sénégal », Bulletin de la Société de géographie, 4e s., t. VII, 1854, p. 89-112.
33. Sur l'importance de l'expérience algérienne pour tous les domaines de la politique de Faidherbe, y compris pour sa représentations des faits sociaux, voir Pasquier, Roger, « L'influence de l'expérience algérienne sur la politique de la France au Sénégal (1842-1869) » in Mélanges Hubert Deschamps, Paris, Publications de la Sorbonne, t. VII, 197 4, p. 263-284.
34. Au sujet de l'histoire de la dichotomie «Arabe/Berbère » dans la pensée anthropologique voir, par exemple, Pouillon, François « Simplification ethnique en Afrique du Nord : Maures, Arabes et Berbères (XVIIIe-XXe siècles) », Cahiers d'études africaines, XXXIII (1), 129, 1993, p. 37-49.
35. Boëtsch, Gilles, Ferrié, Jean-Noël, « le paradigme berbère : approche de la logique classificatoire des anthropologues français du XIXe siècle ». Bulletins et Mémoire de la Société d'Anthropologie de Paris, n.s., t. I, n° 3-4, 1989, p. 257-276.
36. L'historiographie contemporaine a décrit cette relation à plusieurs reprises : par exemple, Ageron, Charles-Robert, « Du mythe kabyle aux politiques berbères » in H. Moniot, ed., Le mal de voir. Paris, UGE, 1976, p. 331-396.
37. Sur les débuts et la fin de la théorie aryenne, voir : Laurens, Henri, « Le concept de race dans le journal Asiatique du XIXe siècle », Journal asiatique, t. CCLXXVI, n° 3-4, 1988, p. 371-381.
38. Au sujet de l'importance de l'héritage intellectuel de William Edwards pour le programme de la Société d'anthropologie de Paris, voir : Blanckaert « On the origins of french ethnology ».
39. Tout au long de sa carrière, dans les conditions des « divisions territoriales infinies » et des « mélanges de sang les plus compliqués ». Faidherbe s'appuyait sur la langue comme indicateur des« races ». Voir, par exemple, sa Notice sur la colonie du Sénégal (1859).
40. Faidherbe, L., « Lettre à Jomard, Saint-louis, 15 février 1854. Extrait », Bulletin de la Société de géographie, 4e s., t. VII, 1854, p. 271-272.
41. Lettre de Faidherbe à Edme-François Jomard, Saint-louis, le 1er septembre 1854, Papiers d'Alfred Maury, Bibliothèque de l'Institut de France, Manuscrits, 2654, pièce 22. Cette lettre est publiée avec l'extrait de sa grammaire sérère (Faidherbe, l. « De la grammaire sérère » Bulletin de la Société de géographie, 4e s., t. IX,
42. «le peul ou le toucouleur est une langue magnifique qui n'a aucune espèce de rapport avec les langues nègres qui l'entourent. Un des signes les plus frappants de cette différence, c'est que les pluriels y sont tout à fait différents des singuliers », Faidherbe, lettre à Jomard, 15 février 1854, p. 272.
43. Actes de la Société de géographie, Séance du 19 octobre 1855. Bulletin de la Société de géographie, 4e s., t. X, 1855. p. 321.
44. Les comparaisons entre les « races » et le monde animal sont fréquentes dans les écrits de Faidherbe. Il croyait certainement que « l'homme blanc » était plus éloigné de « l'animalité » que « le nègre ». En revanche, il s'opposait énergiquement au courant de pensée qui refusait l'humanité aux « races » noires. Il le faisait en démontrant le lien entre les différents dialectes ; ainsi la même langue serait-elle parlée à travers des grands espaces : « cela contredit […] les assertions des écrivains qui [concluent] que les nègres ne sont pas des hommes ».
45. Faidherbe, L., « Populations noires des bassins du Sénégal et du Haut Niger », Bulletin de la Société de géographie, 4e s., t. XI, 1856, p. 281-300, p. 288.
46. Il croyait que les alliances que les immigrants Peuls avaient conclues avec les familles installées de longue date au Fuuta leur apportèrent « des idées plus positives, plus pratiques, plus d'esprit de subordination, un plus grand développement musculaire et l'amour du sol et de l'agriculture », Faidherbe, L., « Voyage de MM. Mage et Quintin dans l'Intérieur de l'Afrique », Annales des voyages, de la géographie, de l'histoire et de l'archéologie, t. IV, p. 5-21, p. 10.
47. Duveyrier, H., « Discours aux obsèques du général Faidherbe », Compte-rendu des séances de la Société de géographie, n° 13, 1889, p. 310-313, p. 312.
48. « Les Poul sont rouges, grands, minces, très lestes et ont de jolis traits. Leurs cheveux sont beaucoup moins laineux que ceux des nègres. Ils sont aussi beaucoup plus accessibles à la civilisation. Cette race est venue de l'Orient, c'est un fait patent dans le pays », Faidherbe, « Populations noires », p. 288.
49. Le mot « toucouleur » est tardif : Faidherbe le qualifie de « mot bizarre ». 50. Faidherbe, op. cit., p. 297.
50. Faidherbe, op. cit., p. 297.
51. A côté des Toorobé, Faidherbe distingue la caste des pêcheurs ou Tiouballo. Son statut inférieur reflèterait le caractère des mélanges dont elle est issue : les Peuls de basse condition mélangés avec les pêcheurs indigènes. Il évoque aussi la caste des Peuls « purs et pasteurs ». Ce sont les descendants des pasteurs tributaires, qui, à cause de leur condition, vivent quelque part isolés. Il est également peu attentif aux castes de la condition plus basse et les réunit sommairement dans une rubrique « les pauvres diables de toute race ».

[Référence — Pour la description et l'analyse sociologiques du Fuuta-Tooro, lire Yaya Wane. Les Toucouleur du Fouta Tooro : Stratification sociale et structure familiale (1969). — Tierno S. Bah]

52. Maury, A., « Rapport sur les travaux de la Société de géographie et sur les progrès des sciences géographiques pendant l'année 1858 », Bulletin de la Société de géographie, 4e s. t. XVII, 1859. p. 5-110, p. 68.
53. Ibid., p. 70.
54. Faidherbe, en sa qualité de gouverneur, offrait les numéros de l'Annuaire à la Société, qui remarquait l'intérêt de cette publication, riche en détails « administratifs et statistiques » Actes de la Société de géographie, Séance du 21 mai 1858, Bulletin de la Société de géographie, 4e s., t. XV, 1858, p. 428.
55. Jomard proposait à Faidherbe de trouver une autre technique de calcul de la population que celle que pratiquait De Beaufort qui prenait comme référence l'étendue des cultures. La prise de la ville de Dialmath, capitale du Dimar, « peuplée de 5000 âmes » (1854) et le rétablissement du fort de Podor fournirent à la Société les preuves de l'efficacité toute militaire des calculs du général.
56. Dans l'esprit de Jomard, « l'ethnographie » se rapprochait d' « un tableau moral et historique des peuples » (Blanckaert, « Les deux parties du problème », p. 77). Selon Luc Chailleu, Jomard, l'un des fondateurs de la Société d'ethnographie et son premier président, « attribuait à l'ethnographie un caractère moral », Chailleu, Luc, «La Revue orientale et américaine (1858-1879). Ethnographie, orientalisme et américanisme au XIXe siècle », L'Ethnographie, 86, 1, 1990, p. 89-107, p. 93.
57. Lettre de Faidherbe à Alfred Maury, Saint-Louis,le 12 juin 1857, Papiers d'Alfred Maury, Bibliothèque de l'Institut de France, Manuscrits, 2654, pièce 23.
58. « On décore du nom de reine du Oualo une petite négresse malpropre, ivre du matin au soir … », Faidherbe, Les Berbères et les Arabes, p. 100.
59. Ibid., p. 92.
60. A partir de 1863, elle devient la Société d'ethnographie de Paris (Chailleu, op. cit., p. 94).
61. Voir également sur cette Société: Blanckaert, Claude, « L'ethnographie de la décadence. Culture morale et mort des races (XVIIe-XIXe siècles) », Gradhiva, II, 1992, p. 47-66.
62. Blanckaert, « Les deux parties du problème », p. 77-82.
63. A la fin de sa vie, il publia dans le Bulletin de la Société d'ethnographie un curieux article dans lequel il proposait de simplifier le français écrit « pour les masses ». Ici la langue était une ligne de démarcation non entre les « races » mais entre les classes, entre le « peuple » et « l'élite ». Il y comparait l'usage du français par les classes populaires en France avec celui des colonies. La situation linguistique d'outre-mer serait analogue à celle de l'époque de la colonisation de la Gaule par les Romains : « Il s'est formé, chez les nègres de nos Antilles, un jargon qui est un français très simplifié. Ces bons nègres ont traité notre langue comme nous avons traité le latin ; ils ont généralement supprimé les désinences et même souvent une partie du radical », Faidherbe, L., « La linguistique et les singularités de l'orthographe française », Bulletin de la Société d'ethnographie, 2e série, 31, 1889. p. 172-187, p. 187.
64. Faidherbe, L., « Fouilles dans les dolmens de Tebessa et de Guestel », Bulletins de la Société d'anthropologie de Pairs, 1869, p. 543-545.
65. Ainsi, quand ses spahis marches littéralement sur les dolmens, il ne retient pas son enthousiasme par rapport à la quantité de crânes que leurs fouilles pourront lui offrir : « des centaines et des milliers [de crânes] qu'on pourrait encore extraire de cette nécropole mégalithique », Faidherbe, L., « Sur l'ethnographie du nord de l'Afrique », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1870, p. 48-57, p. 49.
66. « Installation du bureau. Présidence de M. Faidherbe », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, janvier 1874, p. 4.
67. Faidherbe précisait dans ce testament qu'il léguait notamment son cerveau et son crâne au Laboratoire d'anthropologie « qui en disposera à son gré ». Sur la Société d'autopsie mutuelle, voir : Dias, Nélia, « Séries de crânes et armée de squelettes : les collections anthropologiques en France dans la seconde moitié du XIXe siècle », Bulletins et mémoires de la Société d'Anthropologie de Paris, n.s., t. I, nos 3-4, 1989, p. 203-230, p. 210.
68. Laborde, « Mort du général Faidherbe. Discours de M. Laborde », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, octobre 1889, p. 452-456, p. 453.
69. Faidherbe, L., « Sur les tombeaux mégalithiques et sur les blonds de la Libye », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris. 1869. p. 532-538 ; « Fouilles dans les dolmens de Tebessa et de Guestel », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris,1869, p. 543-545 ; « Sur l'ethnographie du nord de l'Afrique », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1870, p. 48-57 ; « Sur les relations ethniques des Libyens et des Egyptiens », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1872, p. 612-613 ; « Sur les dolmens d'Afrique », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1873, p. 118-122; « Sur l'ethnologie canarienne et sur les Tamahou », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, février 1874, p. 141-145.
70. Le mythe sur les hommes blonds chez les Kabyles persista jusqu'aux années 1950 (Boëtsch et Ferrié, « Le paradigme berbère », p. 263, note 3).
71. Son rôle serait de « déterminer les filiations des peuples, retrouver les traces de leurs migrations et de leurs mélanges, interroger leurs monuments, leur histoire, leurs traditions, leurs religions, et les suivre même au-delà de la période historique pour remonter jusqu'à leurs berceaux », Broca, P., « Histoire des travaux de la Société d'anthropologie (1859-1863) ». Mémoires de la Société d'anthropologie de Paris, II, 1ere série, 1863, p. VII-LI, p. IX.
72. Faidherbe, L., « Sur l'ethnographie du nord de l'Afrique », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1870, p. 48-57, p. 49.
73. « De haute taille, à la peau très blanche, au teint coloré, aux yeux bleus ou au moins clairs, aux cheveux blonds, au crâne dolichocéphale, au visage ovale, au nez assez long et bossu, mais un peu élargi aux narines au lieu d'être pincé comme le nez sémite : en un mot, le type kymrique » ibid., p. 50.
74. Sur l'introduction de la théorie de Darwin au sein de la Société d'anthropologie, voir : Harvey, Joe, « L'évolution transformée : positivistes et matérialistes dans la Société d'anthropologie de Paris du Second Empire à la IIIe République », in : Histoires de l'anthropologie : XVIe-XIXe siècles, Textes réunis et présentés par Britta Rupp-Eisenreich, Paris, Klincksieck, 1984, p. 387-410. Sur les clivages dans la Société à ce sujet : Blanckaert, Claude, « Préface » pour Broca, P., Mémoires d'anthropologie, p. I-XLIII, Jean-Michel Place, 1989, surtout p. XIII-XVI.
75. Dias, Nélia, « L'Anthropologie comme science pure »,Préface pour L'Homme dans la nature de Paul Topinard. p. i-xi, Paris, Jean-Michel Place, 1990, Réimpression de l'édition Félix Alcan, Paris, 1891, 352 p.
76. « Les principales familles irréductibles de langues correspondent d'une manière générales aux grandes races de l'humanité », Faidherbe, L., Essai sur la langue poul. Grammaire et vocabulaire, Paris, Maisonneuve, 1875, p. 9. Sur les classifications raciales de Haeckel et sur le caractère de son darwinisme social, voir : Weindling, Paul, L'hygiène de la race, t. I. Hygiène raciale et eugénisme médical en Allemagne, 1870-1933. Editions La Découverte, Paris, 1998, p. 77-79. Sur le rôle de Haeckel dans l'introduction de la pensée évolutionniste en France: Bernardini, Jean-Marc, Le darwinisme social en France (1859-1918). Fascination et rejet d'une idéologie, CNRS Editions, Paris, 1997.
77. Les travaux de Haeckel et de Müller ne faisaient que confirmer le point de vue que Faidherbe élabora au cours des années précédentes : les Peuls sont radicalement différents des « nègres ». Ainsi, dans L'avenir du Sahara et du Soudan (1863), il affirmait l'existence de deux « races distinctes » , l'une « nègre », l'autre « Poul ou Foulah », nettement supérieure à la première.
78. Faidherbe, Essai sur la langue poul, p. 13.
79. Sous l'influence des anthropologues, Faidherbe développa davantage sa tendance à voir dans le « physique » l'assise du « social ». Auparavant il s'occupait surtout de l'apparence physique qu'il jugeait selon ses critères esthétiques. Ainsi, dans le Voyage de Mage et de Quintin (1866), il affirmait que les traits réguliers du visage correspondaient au plus haut niveau d'organisation sociale ; la laideur des traits physiques coïncidait avec la barbarie des institutions et des moeurs.
80. Emmanuelle Saada démontre la persistance des classements raciologiques dans la problématique du métissage dans les années 1930 : Saada, Emmanuelle, « Volontés de savoir coloniales : les enquêtes sur les métis (1908-1937) », in Histoire des métissages hors d'Europe. Nouveaux mondes ? Nouveaux peuples ?, eds. Grunberg, B., Lakroum, M., L'Harmattan, 1999. p. 65-85.
81. « … le grand nombre de Wolofs et de Sérères [au Fouta-Toro) qui, quoique tout à fait noirs, ont des traits qui nous plaisent plus que ceux de la race nègre pure », Faidherbe, Essai sur la langue poul, p. 18.
82. Le concept de « race » s'installe dans le discours médical à partir des années 1830-1840 (Williams, Elisabeth Ann, The Physical and the Moral: Anthropology, Physiology and Philosophical Medicine in France, 1750-1850, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 207).
83. Margain, J.P., « Rapport sur le service de santé dans les troupes de l'expédition de Podor », Revue coloniale, t. XV, mai 1856, p. 457-485.
84. La représentation selon laquelle la « race » noire n'est pas sujette aux mêmes maladies que les Blancs, notamment pour la fièvre jaune, fut largement répandue dans les milieux médicaux : voir, par exemple : Dutroulau, A. F., Traité des maladies des Européens dans les pays chauds (régions tropicales): climatologie, maladies endémiques, Paris, Baillière, 1861 ; Thévenot, ). P., Traité des maladies des Européens dans les pays chauds et spécialement au Sénégal ou Essai statistique, médical et hygiénique sur le sol, le climat et les malodies de cette partie de l'Afrique, Paris, Baillière, 1840.
85. Selon Claude Blanckaert, en 1861, quatre-vingts pour cent de ses membres étaient des médecins, et, selon E. Williams, plus de la moitié dans les années 1890 (Williams, op. cit., p. 256). Sur l'importance pour l'anthropologie des modèles de la topographie médicale de la France et du positivisme de la science médicale, voir : Blanckaert, « Préface » pour Broca, P., Mémoires d'anthropologie, p. iv. Sur la séparation institutionnelle de l'anthropologie et de la médecine, voir Williams op. cit., p. 256-271. Vice versa, les médecins de la marine participaient activement à l'élaboration des classifications raciales et nourrissaient leurs écrits de la terminologie et de la problématique empruntées aux anthropologues.
86Sur l'intervention du discours médical dans le domaine du social et les tentatives des médecins, après 1870, de pallier le « déclin national » par l'hygiène et par la prévention de la « dégénérescence », voir : Nye, Robert A., Crime, Madness, and Politics in Modem France : The Medical Concept of National Decline, Princeton, Princeton University Press, 1984..
87. Thaly, R., « Etude sur les habitants du Haut Sénégal (Extrait d'une série de lettres adressées à M. le médecin en chef Moufflet sur le pays et les habitants du haut Sénégal) », Archives de médecine navale, 1866, t. VI, juillet-décembre, p. 368-381.
88. Ibid., p. 369.
89. Par exemple, au sujet des Bambara : « Ils ont de larges épaules et des membres vigoureux ; mais leur taille est moyenne », ibid., p. 370.
90. « La peau des Noirs, exposée dès l'enfance aux rayons du soleil brûlant et à toutes les injures des autres agents atmosphériques, finit par présenter parfois une densité analogue à celle du cuir », ibid., p. 375.
91. Le rapprochement entre l'organisation sociale et l'organisation physique (et, par conséquent, entre le niveau du développement de la société et le caractère des maladies) n'était pas propre au contexte des colonies, mais fut d'abord appliqué à la campagne française. Les officiers de santé, recrutés parmi les étudiants issus de familles modestes, étaient orientés à exercer dans les campagnes dont les habitants, « ayant des moeurs plus pures que celles des habitants des villes, ont des maladies plus simples qui exigent pour cette raison moins d'instruction et moins d'apprêts » (Histoire des médecins et pharmaciens de marine et des colonies, sous la dir. de Pierre Pluchon, préface de François Jacob, Ed. Bibliothèque historique Privat, Toulouse, 1985, p. 165).
92. Thaly, op. cit., p 374.
93. Bérenger-Féraud, L.-J. B, Les peuplades de la Sénégambie, Paris, Ernest Leroux, 1879.
94. Il écrivit également un ouvrage sur la population provençale et s'intéressait au folklore de la Provence.
95. Avant de publier son étude sur l'histoire et l'ethnographie de la Sénégambie, Bérenger-Féraud écrivit des ouvrages sur la fièvre jaune et d'autres maladies des Européens au Sénégal qui furent récompensés par l'Académie de Médecine et par l'Institut : De la fièvre bilieuse mélanurique du Sénégal, Paris, Delahaye, 1873 ; De la fièvre jaune au Sénégal, Paris, Delahaye, 1874; Traité clinique des maladies des Européens au Sénégal, 2 vol., Paris, Delahaye, 1875-1877.
96. Sur la formation des médecins de la marine sur l'importance pour leur activité quotidienne de l'anatomie pathologique et de la méthode clinique, fondée sur l'examen du malade, voir : Histoire des médecins et pharmaciens, p. 165. Les auteurs évoquent l'importance de la tradition hygiéniste et empiriste du XVIIIe siècle pour la médecine de cette époque des « constitutions », de l'environnement social, climatique et atmosphérique. Sur la conception naturaliste de l'enseignement de la médecine, voir Lapeyssonnie, La médecine coloniale. Mythes et réalités, Paris, Seghers,1988, p. 87.
97. Bérenger-Féraud, Les peuplades, p. 122.
98. Bérenger-Féraud supposait que les Peuls correspondaient aux vestiges d'une « race » qui s'étendait à l'époque de l'est à l'ouest, depuis la mer Rouge jusqu'à l'océan Atlantique. Il prenait en considération le point de vue d'un autre médecin de la marine, le docteur Roubaud, qui travailla par ailleurs sur les « races de l'Inde ». Selon ce dernier, le Fuuta Jaloo et les bassins des fleuves qui en résultent représenteraient une limite naturelle entre les « races caucasique et mélanienne ».
99. Le métissage de la « race pure , permet de comprendre « les gradations insensibles de coloration que nous voyons dans le pays entre les divers groupes d'individus », ibid., p. 129.
100. La référence principale de Bérénger-Féraud correspondait aux Peuls du Fuuta Jaloo.
101. « Faut-il rattacher cette particularité à la nature seule ou bien à la décrépitude précoce qui frappe généralement ces hommes qui se livrent sans restriction à leurs passions ? », ibid., p. 133.
102. Ibid.
103. Il attribuait à toutes les « grandes agglomérations » des Peuls un caractère identique de l'organisation sociale correspondant à une république théocratique, dirigée par l'Almamy élu et secondé par le conseil des anciens.
104. Citant le cas de l'un de ses infirmiers à l'hôpital de Gorée qui portait une grosse bague, Bérenger-Féraud concluait qu'il était impossible de travailler avec un pareil bijou au doigt.
105. « Dans l'histoire de l'humanité, ils auront joué le rôle de ces corps spéciaux qu'on appelle en chimie les ferments et qui pénétrant dans une substance, s'y détruisent et disparaissent en produisant une modification profonde qui a pour résultat de la transformer trés énergiquement », ibid., p. 151.
106. L'idée que Bérenger-Féraud se faisait de l'intelligence était proche de celle de Faidherbe : déterminée par la « race », elle connaissait cependant une certaine variabilité individuelle sous l'influence du milieu social et notamment de l'éducation. Mais le caractère de la société résulte de l'intelligence collective, entièrement dépendante de l'hérédité.
107. Kanya-Forstner, A.S., The Conquest of the Western Sudan. A study in French Military Imperialism, Cambridge, Cambridge University Press, 1969, p. 61.
108. La marche de Desbordes vers le Niger imposa à la France le contrôle sur la ligne étirée des forts privée d'un système efficace de communications et de fournitures, ibid., p. 111. La construction du chemin de fer Dakar-Niger fut achevée en 1923, voir : Lakroum, Monique, « Sénégal-Soudan (Mali) : deux Etats pour un empire », in: L'Afrique occidentale au temps des Français : colonisateurs et colonisés (2860-2960), sous la dir. de Catherine Coquery-Vidrovitch, avec la collaboration d'Odile Goerg, Paris, la Découverte, p.157-189.
109. Voir sur les enjeux politiques de cette période, par exemple, Mahibou, Sidi Mohamed et Triaud, Jean-Louis, Voilà ce qui est arrivé. Bayân mâ waqa'a d'al Hâjj 'Umar al-Fûti. Plaidoyer pour une guerre sainte en Afrique de l'Ouest au XIXe siècle, Paris, éditions du Centre National de la Recherche Scientifique, 1983 ; Robinson, David, Hanson, John, After the Jihad: the Reign of Ahmad Al-Kabir in the Western Sudan, Michigan State University Press, East Lansing, 1991.
110. Saint-Martin, Y.J., « Un centenaire oublié: Eugène-Abdon Mage. 1837-1869 », Revue française d'histoire d'outre-mer, t. LVII, n° 207, 1969, p. 141-182, p. 156.
111. Ayant appris la mort d'Al-Hajj Umar, Mage fit signer à Ahmadu,le 26 février 1866, un traité qui allait régir les relations des Français et des Toucouleurs jusqu'à la rupture finale en 1890, quand Kundian fut attaqué par Archinard (1889).
112. Pour l'analyse de ces évènements dans les sources locales, voir : Mahibou, Triaud, Voilà ce qui est arrivé.
113. Le séjour de Mage et de Quintin à Ségou commença le 28 février 1864, tandis que Al-Hajj Umar fut tué le 12 février. Voir à propos des rumeurs sur sa mort : Saint-Martin, op. cit., p. 167. Sur Ahmadu et sa politique, voir : Robinson, Hansen, After the Jihad: the Reign of Ahmad Al-Kabir in the Western Sudan.
114. Yves Person constatait un énorme décalage entre les projets ambitieux des Français et le peu de connaissances qu'ils possédaient sur le bassin du Niger : « le monde du Niger restait un monde mystérieux, pratiquement jamais visité par un Européen depuis le dernier voyage de Mungo Park en 1805 », introduction d'Yves Person pour Mage, E., Voyage au Soudan occidental (1863-1866), Paris, Karthala, 1980, p. IX.
115. Mage, E., Voyage dans le Soudan occidental. Sénégambie-Niger 1863-1866, Paris, Hachette, 1868, p. 4.
116. Quintin, Dr. L., « Etude ethnographique sur les pays entre le Sénégal et le Niger », Bulletin de la Société de géographie de Paris, 7e série, t. II, sept.-oct. 1881, p. 177-218 et 303-333.
117. Sur la biographie de Quintin, voir : Saint-Martin, « Un centenaire oublié », p. 157- Louis Quintin sortit de l'Ecole de médecine de Brest en 1859, avec le titre de chirurgien de la marine. A l'époque de sa rencontre avec Mage, il servait, depuis plusieurs années, au Sénégal : à Saldé, à Dagana, à Saint-Louis. Après son retour en France, il soutint sa thèse de doctorat à la Faculté de médecine de Paris.
118. Les adverbes « partout » et « toujours » employés fréquemment par l'auteur amplifient son idée du comportement particulier propre à chaque « race ».
119. Bayol, Jean, « Voyage au pays de Bamako sur le Haut Niger (Soudan occidental) », Bulletin de la Société de géographie, t. II, 1881, p. 25-61 et 123-163.
120. « Le Fouladougou habité par des Poules mélangés aux Malinkés et aux Bambaras bien qu'étant un pays très sauvage, nous voit arriver avec plaisir, parce qu'il nous considère comme les ennemis des Toucouleurs, qui ont détruit leurs nombreux villages autrefois établis tout le long du bassin du Bakhoy et du Ba-Oulé » ,ibid., p. 50.
121. Tautain, L., « Etudes critiques sur l'ethnologie et l'ethnographie des peuples du bassin du Sénégal », Revue d'ethnographie, t.IV, 1885, p. 61-80,137-147, 254-268. Dans l'introduction, Tautain annonce le caractère critique de son travail; il se propose d'introduire « un déterminisme, un esprit critique plus sévère qu'on ne l'a fait généralement, en ajoutant quelques détails inédits », ibid., p. 61.
122. Tautain, L., « Contribution à l'étude de la langue foule », Tiré à part, Orléans, Georges Jacob, 1890.
123. « Que penserait-on d'un voyageur qui, décrivant Saint-Louis du Sénégal, écrirait des choses analogues à ceci : « Cette île est habitée par la race française qui est caractérisée par des cheveux quelquefois lisses et soyeux, le plus souvent crépus ou tout au moins un peu laineux ; une peau quelquefois blanche, souvent café au lait ou cuivre, généralement noire, etc. La race est divisée en plusieurs tribus dont les principales sont : les Bordelais, les Wolofs, les Marseillais, les Toucouleurs, les Maures et les Bambaras. On y observe plusieurs castes : les fonctionnaires, les griots, les forgerons, les missionnaires, les hassans, les tiouballos, les pourognes, les militaires, etc. », Tautain, « Etudes critiques sur l'ethnologie », p. 137.
124. Ibid., p. 139-140.
125. « Il est naturellement impossible, à moins de tomber dans l'arbitraire, de faire de ces métis, de ces peuples à nom phoul, une description d'ensemble ; on trouve en effet une infinité d'individualités au point de vue physique, un certain nombre de types psychiques, de nombreux groupes ethnographiques », ibid., p. 255.
126. Sur ce dernier point, Tautain reprend les arguments de Quintin et confirme son analyse.
127. Le cas des « Torobé », selon lui, est révélateur de ce processus de la « fixation » des castes : ce « groupe particulier » sans être une caste au début, l'est devenu ensuite. Il s'élargit pourtant par le recrutement des nouveaux Torobé parmi les élèves (talibé) des marabouts : « En voilà assez déjà pour montrer la part énorme qu'ont eu les Wolof et les Mandingues dans la constitution des peuples Hal Poular », ibid., 266.
128. Ibid., p. 268.
129. Collomb, Jean Marie, Les populations du Haut-Niger : leurs moeurs et leur histoire, Lyon, Pitratainé, 1885, 13 p., Extrait du Bulletin de la Société d'anthropologie de Lyon, t. IV, juillet 1885.
130. Collomb, Dr., « Contribution à l'étude de l'ethnologie et de l'anthropométrie des races du Haut Niger », Bulletin de la Société d'anthropologie de Lyon, t. IV, 1885, p. 145-170, p. 165.
131. Dally et Manouvrier, « Les cinq crânes sénégambiens de M. Bellamy », Bulletin de la Société d'anthropologie de Paris, t. IX, 1886, p. 253-256, p. 253.
132. Sur Dally, voir : Dias, « L'Anthropologie comme science pure », Préface pour L'Homme dans la nature de Paul Topinard ; sur Manouvrier : Mucchielli, op. cit., p. 89-90.
133. Dally et Manouvrier, « Les cinq crânes », p. 253.
134. Ces activités continuèrent cependant encore au début des années 1860, Blanckaert « On the Origins of french Ethnology », p. 43.
135. La différence de leurs programmes ne les empêchait pas de communiquer et de partager quelques activités par le biais de leurs membres. Par exemple, d'Avezac et d'Eichthal furent membres de la Société d'anthropologie ; ils participèrent à ses débats. Pour les tentatives de rapprochement entre les Sociétés, voir la lettre de d'Eichthal relative au projet de fusion avec la Société ethnologique, 15 mars 186o, Archives de la Société d'anthropologie de Paris, Correspondance, Pièce 148 et sa lettre de 10 juin 1873, sur un prix à fonder avec les fonds de la Société ethnologique, idem, Pièce 1660.
136. Chailleu, Luc, « La Revue Orientale et Américaine (1858-1879). Ethnographie, orientalisme et américanisme au XIXe siècle », L'Ethnographie, 86,1, 1990, p. 90-107, p. 104.
137. Sur le caractère de cette Société, voir: Lacombe, Robert, « Essai sur les origines et les premiers développements de la Société d'Ethnographie », L'Ethnographie, 3, 1980, p. 329-341.
138. Ibid., p. 94
139. Castaing, A., « Les Foulahs, Peuls ou Fellatas de l'Afrique centrale, d'après le Dr. Walther Bernhauer de Dresde », Congrès international des sciences ethnographiques, Paris, 1878, Paris, Imprimerie nationale, 1881, p. 855-874.
140. Rosny de, Léon, « Discours aux obsèques de Maurice-Alphonse Castaing », Bulletin de la Société d'ethnographie, 2e série, n° 24, décembre 1888, p. 295-297.
141. Castaing, op. cit., p. 866.
142. Crozals, J. de, Les Peulhs. Etude d'ethnologie africaine, Paris, Maisonneuve, 1883.
143. Crozals s'intéressait à de nombreux sujets de l'histoire ancienne et de la géographie de la France ; il est l'auteur de manuels et de biographie d'historiens (Guizot, Saint-Simon [auteur des Mémoires], Plutarque), d'ouvrages sur l'art et sur l'histoire comparée des civilisations ; les études africaines ne correspondaient qu'à un fragment de ses recherches.
144. Ritter affirmait qu'en Afrique les différences entre les individus étaient moins importantes que les similitudes, que tous les Africains possédaient un certain « air de famille » : « la simplicité et l'uniformité des rapports au milieu desquels ils vivent … tout chez eux se rapproche et se ressemble ».
145. Un chapitre entier de l'ouvrage de Crozals portait sur la technique guerrière.
146. Crozals, J. de, « Trois Etats Foulbé du Soudan occidental et central. Le Fouta, le Macina, l'Adamaoua », Annales de l'Université de Grenoble, t. VIII, n° 1, 1896, p. 257-309.
147. Sur les idées de Topinard sur les Peuls, voir: Boëtsch, G., Ferrié, J.-N., « La naissance du Peul. Invention d'une race frontière au sud du Sahara », in Agures peules, sous la dir. de Roger Botte, Jean Boutrais, Jean Schmitz, p. 73-82.
148. Charles Monteil revint sur ce projet quelques décennies plus tard : Monteil, C., « Réflexions sur le problème des Peuls », Journal de la Société des africanistes, t. XX, n° 2, 1950, p. 153-192.
149. Crozals, Les Peulhs. étude d'ethnologie africaine, p. 177.
150. Ibid., p. 51.
151. Crozals, « Trois Etats Foulbé ».

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