Paris, Abidjan. Stock, NEI-EDICEF. 1984. 396 pages
L'accalmie apparente entraînée par la retraite de Njeddo était-elle synonyme de paix définitive ? Loin de là ! Elle ne signifiait en rien l'arret des hostilités entre la grande calamiteuse et le peuple pullo.
Ne se laissant point tromper par le semblant de paix qui régnait sur le pays, Baa-Waamnde jugea bon de consulter à nouveau le crâne parleur. Comme à l'accoutumée, il le plaça au centre d'un hexagramme qu'il avait tracé sur le sol, puis le conjura de lui indiquer le moyen efficace de se protéger contre les maléfices que Njeddo ne manquerait pas de leur jeter encore. La voix étrange se fit à nouveau entendre :
— Égorge Kobbu, dit la voix. Prends son cœur et sa cervelle (54), apprête-les et fais-les manger à ton épouse. La nuit où elle les consommera devra coïncider avec la fin de ses règles. De ton côté, fais-toi raser la tête. Lorsqu'elle aura mangé le plat, jette tes cheveux dans un tesson de marmite empli de braises ardentes. Ensuite, commande à ton épouse de l'enjamber et de se tenir au-dessus, afin que la fumée produite par tes cheveux brûlés (55) s'élève et pénètre en elle. Cette même nuit, unis-toi à elle trois lois de suite. Après chaque relation, ton épouse devra lécher sept fois les cinq parties de ton corps où ne poussent jamais de poils : les deux paumes de la main, les deux plantes des pieds et la langue.
Tout attristé à l'idée de devoir égorger Kobbu, Baa-Waamnde alla le chercher et voulut lui expliquer le sort qui l'attendait.
Ô Kobbu ! ... commença-t-il ; mais le mouton l'interrompit :
Baa-Waamnde, fais vite ce que le crâne t'a commandéde faire. C'est là ma destinée et c'est un jour que j'ai attendu avec grande impatience. Ne t'apitoie pas sur mon sort, car ma mort sauvera bien des vies. Hâte-toi donc d'exécuter les instructions du crâne.
Je te confirme, ajouta-t-il, que ta femme, après avoir engendré sept garçons, concevra une fille. Aucun de tes garçons ne procréera, mais ta fille mettra au monde un enfant miraculeux, un garçon, qui deviendra une véritable arête dans la gorge de Njeddo Dewal la grande calamiteuse.
Tu donneras à ton petit-fils le nom de Baagumaawel et le surnom de Ga'el-Waalo, Taurillon de la zone inondée (56). Maintenant, accomplis ton devoir 1.
Réconforté par ces paroles, Baa-Waamnde égorgea Kobbu ; puis il apprêta son cœur et sa cervelle et les fit consommer à sa femme au moment approprié.
Pendant ce temps, que devenait Njeddo Dewal ? Elle avait perdu tout pouvoir, excepté celui de désenchanter Weli-Weli 2, ce qu'elle fit dès son retour de l'île où elle venait de perdre la bataille contre Siree et Baa-Waamnde.
Weli-Weli redevint la cité merveilleuse qu'elle était auparavant. Située au confluent de sept fleuves regorgeant de poissons à la chair savoureuse et de quantité d'autres délicieux produits aquatiques, la cite possédait tout en abondance : seules les femmes y étaient aussi rares que l'eau dans le désert. Les quelques femmes qui y résidaient étaient ravissantes et aucun homme ne pouvait rester insensible à leur vue, mais, entre toutes, les sept filles de Njeddo Dewal étaient sans conteste les plus belles. Elles étaient si parfaites que l'oeil le plus exercé n'aurait pu déceler en elles le moindre défaut.
Dès qu'un homme était mis en présence de l'une d'elles, l'envie de la posséder s'emparait de lui et l'enivrait au point qu'il en radotait et devenait semblable à un démon 3. Le parfum qui se dégageait du corps des filles de Njeddo embrasait l'homme le plus froid. Leurs paroles vous soûlaient plus que de l'hydromel. Et elles étaient, on le sait, des vierges perpétuelles, recouvrant leur virginité au lendemain de chaque défloration.
Toutes avaient la taille svelte, de gros yeux étirés en amande, une chevelure lisse comme de la soie et abondante comme une herbe bien venue. Leur croupe agréablement rebondie et leur poitrine ferme étaient soudées à leur taille fine comme en une architecture bien réussie. Leurs seins étaient si parfaitement ronds qu'on les aurait dits sortis d'un moule spécial. Leurs attaches étaient fines, leurs bras et leurs jambes d'un galbe admirable. Enfin trois choses, en elles, étaient d'une blancheur éclatante : les dents, la peau 4 et le blanc de l'œil.
Njeddo Dewal avait installé ses filles dans des demeures qui étaient de véritables paradis terrestres. Reprenant son ancienne coutume, elle envoya à travers le pays des agents chargés d'inciter les jeunes gens à se rendre à Weli-Weli où, proclamaient-ils, vivaient sept filles nubiles à marier plus belles les unes que les autres.
La propagande de Njeddo Dewal fut si bien orchestrée que jamais Weli-Weli ne manqua de sept étrangers prétendant en même temps à la main des jouvencelles. Ils continuaîent de subir le même sort que leurs devanciers sans que nul s'en doutât : aux nouveaux arrivants, on disait que les anciens, refusés, avaient quitté la ville par une autre porte…
Plus que jamais, Njeddo Dewal avait besoin de sang masculin juvénile pour recouvrer la force magique qu'elle avait perdue en même temps que sa gourde métallique.
Comme l'avait prédit Kobbu, Weloore, la femme de Baa-Waamnde, mit successivement au monde sept garçons que leur père appela Hammadi, Samba, Demba, Yero, Paate, Njobbo et Delo (57), puis une fille qui fut nommée Wâm'nde, la « Chanceuse ».
Une fois devenus de beaux jeunes gens, les sept garçons entendirent parler de sept jeunes filles à marier suprêmement belles, princesses d'un pays merveilleux sur lequel régnait une grande reine. Ils demandèrent à leur père l'autorisation de partir vers la lointaine cité pour courir leur chance.
Baa-Waamnde, ne se doutant nullement que la reine en question était Njeddo Dewal et que la cité merveilleuse n'était autre que la bizarre et répugnante Weli-Weli qu'il avait connue, accorda à ses fils l'autorisation d'entreprendre le voyage et leur donna sa bénédiction.
Tout joyeux, les sept frères se rendirent auprès de leur jeune sœur Waamnde pour lui faire part de leur intention et prendre congé d'elle. A ce moment, elle était justement enceinte de l'enfant prédestiné qu'attendait Baa-Waamnde son père. La jeune femme, comme mue par un pressentiment, éprouva quelque crainte à l'idée de ce voyage et manifesta à ses frères son inquiétude.
— Je suis la moins âgée de vous tous, dit-elle, mais une cadette a toujours le droit sinon de donner des conseils, du moins d'exprimer sa pensée. Certes, vous avez obtenu l'autorisation de notre père, mais j'éprouve néanmoins une crainte, peut-être mal fondée, à vous voir ainsi partir à l'aventure dans un pays inconnu, et surtout pour aller demander la main de princesses ! Notre aïeul Buytoorin n'a-t-il pas vivement recommandé de se méfier de trois choses : tout d'abord, d'une princesse accordée en mariage à un étranger ordinaire ; ensuite, du don fait à un étranger d'un grand champ situé juste derrière le village ; enfin, d'une génisse que des Fulɓe auraient abandonnée dans un campement ? Pour être ainsi cédées, ces trois choses si précieuses ne peuvent être que de véritables porte-malheur. Or, pour ce lointain royaume, vous n'êtes que de vulgaires étrangers. Si vous m'en croyez, mes frères, annulez donc votre voyage et cherchez ici des compagnes de même condition que vous. Vous finirez bien par en trouver dans notre pays.
Les jeunes gens lui rirent au nez, répliquant que pour acquérir une grande réputation, il fallait oser courir de grands dangers.
— Oui, c'est vrai, dirent-ils, nous ne sommes que des étrangers ordinaires, mais nous tenterons quand même notre chance. Et crois-nous, avant quelques mois, tu seras la belle-sœur unique de sept magnifiques princesses. Tout ce que nous te demandons, c'est de prier pour nous et de nous accompagner de tes bonnes pensées.
— Puisque vous ne voulez pas tenir compte de mes conseils, répondit leur sœur, je n'ai d'autre ressource, en effet, que de prier pour vous. Mais je l'aurais fait même si vous ne me l'aviez pas demandé.
Sur ce, les jeunes gens prirent congé d'elle. Et le lendemain matin, au moment où le jour commençait à naître, tout joyeux ils s'engagèrent sur la route qui menait à la cité aux sept vierges.
Waamnde passa toute la nuit et toute la matinée à prier et à pleurer. Elle versa des larmes si abondantes que la source semblait devoir en tarir. Le deuxième jour, elle se leva dès l'aurore et se mit encore à pleurer. Lorsque le soleil atteignit dans le ciel une hauteur de sept longueurs de hampe de gawal, la grande lance peule, elle entendit une voix qui lui disait:
— Ô Wàm'ndê, sèche tes larmes ! Je veillerai à ce que rien n'arrive à tes frères.
Waamnde, stupéfaite et quelque peu apeurée, s'écria :
— Ô voix de bon augure, à qui appartiens-tu ? Où se trouve ton maître ?
La voix répondit :
— Mon maître se trouve dans ton ventre. J'appartiens à l'enfant que tu portes dans tes entrailles.
Et la voix ajouta :
— Accouche-moi 5, tout de suite, afin que je puisse voler au secours de mes oncles. Fais-le, fais-le vite, car plus tard tout sera gâté !
— Ô bébé miraculeux ! s'écria Waamnde. Un enfant dans le ventre de sa mère qui sait dire “Maman, accouche-moi” est certainement capable de s'accoucher lui-même :
— Qu'à cela ne tienne, répliqua l'enfant merveilleux. Tiens-toi bien, je vais sortir !
Obéissante comme une élève docile, Waamnde prit la position des parturientes. Comme éjecté par un ressort, l'enfant jaillit de son corps et sauta dans une grande calebasse pleine d'eau qui se trouvait près de là. Il s'y lava à la manière dont s'ébrouent les canards. Puis, sortant de l'eau, il dit :
— Mère, maintenant je dois partir. Souhaite-moi bon voyage, mais auparavant donne-moi un nom.
— Tu te nommes Baagumaawel, dit Waamnde, et ton surnom est Ga'el-Waalo, le jeune Taurillon des zones inondées.
Alors elle lui souhaita bon voyage et lui donna sa bénédiction.
Baagumaawel prit la route. Avant même d'avoir rejoint ses oncles, il avaît déjà atteint la taille d'un garçonnet de sept ans. Lorsqu'il aperçut les voyageurs, il les appela :
— Ohé, mes oncles ! Ohé ! Attendez-moi, je suis Baagumaawel, votre neveu, fils de votre sœur Waamnde.
Les jeunes gens se retournèrent, abasourdis, pour mieux voir cet enfant qui se prétendait leur neveu.
— Nous ne te connaissons pas, lui dirent-ils. Nous ne pouvons donc pas être tes oncles.
— Il n'y a pas de mal à ce que vous ne me connaissiez pas, dit l'enfant. Je me nomme Baagumaawel, dit Ga'el-Waalo, et je suis l'enfant que votre sœur Waamnde a mis au monde ce matin. Je viens pour vous tenir compagnie et pour vous éviter la mort vers laquelle vous vous dirigez joyeusement sans vous en douter.
— Ecarte-toi de nous ! s'exclamèrent les sept frères. Va-t'en ! Tu ne peux être que l'incarnation d'un fils de diable et non le fils de notre sœur Waamnde ! Même si notre sœur avait accouché d'un garçon ce matin, celui-ci ne pourrait avoir ta taille. Disparais donc de notre vue, sinon nous te battrons tous les sept chacun à notre tour jusqu'à ce que tu périsses !
Baagumaawel refusa de retourner sur ses pas. Hammadi, l'aîné des frères, se saisit de lui et lui donna une grande gifle. Il s'apprêtait à lui en donner une deuxième quand Baagumaawel s'échappa de ses mains et disparut comme par enchantement. Pensant en être débarrassés, les voyageurs reprirent leur route.
Après avoir marché quelque temps, Hammadi aperçut tout à coup, au bord du chemin, un tenngaade, le grand chapeau de paille des Fulɓe, orné de broderies en cuir multicolore. Il s'écria :
— Ô ma chance ! J'ai trouvé de quoi me coiffer pour me faire beau et marcher fièrement ; cela ne manquera pas d'impressionner l'aînée des sept princesses ! Cela dit, il ramassa le chapeau et s'en coiffa. Ainsi paré, il reprit la route en compagnie de ses frères.
Tout à coup, une voix se fit entendre, qui semblait sortir du chapeau :
— Ô mon oncle ! dit la voix. Si tu n'es pas fatigué de porter un si lourd chapeau, bien qu'il te protège des rayons du soleil, moi je suis fatigué d'être porté comme un chapeau !
Hammadi, qui avait reconnu la voix du jeune garçon et qui était persuadé avoir à faire à un esprit malin, arracha fébrilement sa coiffure et la lança loin de lui hors du chemin.
Pris de peur, les sept frères se mirent à courir afin de s'éloîgner au plus vite du chapeau enchanté. Dans leur affolement, ils ne se rendirent pas compte qu'ils avaient quitté le sentier pour s'enfoncer dans une broussaille de plus en plus profonde. Tout à coup, les branches des arbres qui les entouraient se mirent à s'entrechoquer avec violence. Ils entendaient des grincements semblables à des crissements de dents de bêtes sauvages. Ces sons bizarres, mêlés aux piaillements des oiseaux, étaient provoqués par un vent qui soufflait avec force, ployait et déployait tout sur son passage, du moindre brin d'herbe aux branches les plus puissantes.
Apercevant un grand baobab, Hammadi et ses frères coururent vers lui pour trouver un abri. Afin de mieux résister à la tempête, ils s'assirent dos au tronc et se pelotonnèrent étroitement les uns contre les autres.
— Ce vent ne me paraît pas normal, dit Hammadi. C'est sûrement le diablotin métamorphosé en chapeau qui nous l'a envoyé. Je n'aurais pas dû le jeter, mais plutôt le brûler !
— Ô mon frère Hammadi, se lamenta Samba, le deuxième fils, comment ferons-nous maintenant pour retrouver le chemin de la cité' aux sept vierges ?
A peine avait-il fini de parler que les sept frères virent s'approcher d'eux un essaim d'abeilles qui volaient en bourdonnant. Ces abeilles, qui revenaient de butiner les fleurs, avaient établi leur demeure dans un creux situé entre les branches du géant de la brousse. Dès qu'elles furent à proximité, elles perçurent la présence insolite de plusieurs fils d'Adam — sans nul doute des voleurs de miel ! — et se préparèrent à les attaquer afin de protéger la précieuse substance qu'elles avaient mis tant de mois à préparer.
L'essaim était si dru au-dessus de la tête des jeunes gens qu'ils ne discernaient même plus les feuilles de l'arbre. Au moment précis où les abeilles allaient se ruer sur eux, une troupe volante de lézards ailés, sortie on ne savait d'où, apparut soudain entre ciel et terre et, tombant sur les abeilles, les avala en un clin d'œil jusqu'à la dernière 6. Voilà qui laissa les sept frères bien perplexes car, d'évidence, c'était contraire à tout ce que l'on pouvait savoir des lézards.
— Ô Hammadi, s'écria Samba, fuyons au plus vite afin que les lézards qui viennent d'avaler les abeilles ne finissent pas par nous avaler nous-mêmes !
Les jeunes gens coururent à travers bois jusqu'à ce qu'enfin ils débouchent sur un sentier. Ce sentier était-il celui qui menait à la cité merveilleuse ? A vrai dire, pour l'instant, ils ne s'en souciaient guère : l'essentiel était de mettre le plus de distance possible entre eux et le baobab et de sortir de la broussaille.
— Puisque nous sommes sur une route, reprenons un peu notre souffle, dit Hammadi.
Ils se reposèrent donc quelques instants, puis s'engagèrent sur le sentier et reprirent leur avance.
Peu après, Samba aperçut un turban bien lustré jeté au bord du chemin.
— Ô ma chance, ma chance, ma grande chance ! s'écria-t-il. Je suis le premier à avoir vu ce turban ; je puis donc me l'approprier car celui qui voit une chose le premier a sur elle les mêmes droits que le premier occupant d'un lieu. Ce turban me servira à compléter ma toilette et il ne fait pas de doute qu'en me voyant ainsi paré la deuxième princesse, qui me sera certainement destinée puisque je suis le deuxième fils, me trouvera beau.
Ayant dit, Samba courut ramasser le turban qu'il enroula fièrement autour de sa tête. Tout ragaillardi, il encouragea ses frères :
— Allons, marchons ! Une route finit toujours par arriver quelque part !
Les sept frères reprirent leur marche. Au bout de quelque temps, Samba entendit une voix lui dire à l'oreille :
— Ô mon oncle ! Si tu n'es pas fatigué de porter un turban lustré, moi je suis fatigué d'être un turban lustré que l'on porte !
Sursautant, Samba défit en toute hâte son turban et, à l'exemple de son frère, le jeta au loin dans la broussaille.
— Va retrouver ta mère, et que le vent t'emporte, diablotin tentateur ! s'écria-t-il avec colère.
Et les voyageurs continuèrent leur route. Tout à coup, sur leur droite, ils virent une colonie de singes perchés sur un arbre. Des femelles portant leurs petits suspendus comme des outres sous leur ventre sautaient de branche en branche. Malgré la vitesse et la hauteur de leurs sauts, les petits, comme rivés à leur mère, ne décrochaient pas. D'autres singes se tenaient suspendus à une branche par une main ; se balançant nonchalamment et poussant de petits cris, ils lançaient leur autre main vers les voyageurs, comme pour les saluer ou les inviter à venir les rejoindre. D'autres encore se tenaient simplement assis sur des branches, jambes étendues, se grattant distraitement la hanche ou se livrant à la masturbation, comme pour narguer les sept jeunes gens que le désir d'amour conduisait vers une male mort.
Ne se laissant point distraire par le spectacle des singes 7, nos sept compagnons poursuivirent leur chemin. Mais voici qu'à son tour Demba, le troisième fils, s'écria : « Ma chance ! Ma grande chance ! O Hammadi, ô Samba, je suis plus chanceux que vous, car voici là-bas un boubou qui m'attend ! » En effet, il venait d'apercevoir, posé sur le sol, un superbe boubou brodé que ses frères ne voyaient pas. Il courut le ramasser et, l'ayant revêtu, parada fièrement.
— Sans aucun doute, dit-il, la troisième princesse, qui sera la mienne selon l'ordre de naissance, me trouvera superbe ainsi vêtu. Elle me classera parmi les hommes fortunés et se donnera à moi sans difficulté.
Ils reprirent leur marche. Demba avait à peine fini de parler de son boubou et ses frères de l'admirer qu'une voix se fit à nouveau entendre :
— Ô mon oncle ! Si tu n'es pas fatigué de porter un boubou brodé, moi je suis fatigué d'être un boubou que l'on porte !
Tout comme ses frères, Demba se dépouilla de son boubou en un éclair et le jeta au loin, pestant contre le petit diablotin.
Pensifs, les sept voyageurs continuèrent à avancer dans le sentier. Soudain, une tornade se déclencha juste devant eux, avançant en tournoyant à une vitesse prodigieuse. Ce spectacle était d'autant plus extraordinaire que la saison n'était pas propice à un tel phénomène. Tout à coup, se ruant sur eux, la tornade les souleva comme des feuilles mortes et, miraculeusement, alla les déposer sans mal sur la route qui menait à Weli-Weli. Le sentier qu'ils suivaient auparavant les aurait menès, sans qu'ils s'en doutent, dans une forêt peuplée de fauves dangereux.
Abasourdis, décontenancés par tous ces événements insolites, ils restèrent un moment sans parler. Devant le silence de ses frères, Yero, le quatrième fils, prit la parole :
— Mes frères ! Pensez-vous que les singes qui nous ont nargués et que l'ouragan qui vient de nous transporter soient ordinaires ? Pour ma part en tout cas, je ne le crois pas. Ne faudrait-il pas réviser notre position en ce qui concerne le garçonnet que nous avons considéré comme un diablotin alors qu'il se prétendait notre unique neveu, fils de notre sœur Waamnde ?
Demba, le troisième fils, répliqua :
— Yero, ferme ta mâchoire de cheval, car une bouche humaine qui ne profère que des bêtises n'est guère plus qu'une ganache 8 .
Yero se tut, la tradition ne lui permettant pas de répliquer à un aîné. Pensif, il baissa la tête. Mais lorsque, quelques instants plus tard, il la releva, il aperçut au loin une culotte bouffante brodée de soies de toutes les couleurs.
— La récompense d'un petit frère respectueux de son aîné ne tarde jamais a venir, s'écria-t-il. Voici que j'aperçois là-bas, sur notre route, une culotte merveilleuse. C'est ma chance, ma grande chance qui me l'offre car je suis le premier à l'apercevoir.
Et de toute la vitesse de ses jambes, il se précipita pour ramasser la culotte, qu'il enfila.
— Ah ! s'exclama-t-il, la quatrième princesse, qui sans nul doute sera la mienne, me trouvera l'homme le plus pudique de la terre maintenant que je possède un riche vêtement pour soustraire mon sexe à la vue du commun des mortels…
Yero et ses frères poursuivirent leur chemin, parlant entre eux de tous les événements étonnants qui leur étaient arrivés jusqu'à la découverte de la culotte. Soudain, une voix coupa leur conversation :
— Ô mon oncle Yero, dit-elle, si tu n'es pas fatigué de porter une culotte bouffante brodée, moi je suis fatigué d'être porté comme une culotte bouffante !
En moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, Yero avait arraché la culotte. Il la jeta à son tour dans la broussaille en criant :
— Diablotin ! Va rejoindre ta mère et essaie de la téter mieux que tu ne l'as fait jusqu'ici 9 ! Et les jeunes gens s'éloignèrent en courant, aiguillonnés par la peur du diablotin qui ne cessait de les braver avec malignité.
Paate, le cinquième fils, était le plus rapide à la course. Arrivé le premier à une courbe de la route, il vit au bord du chemin une paire de sandales richement travaillées.
— Mes frères ! s'écria-t-il. J'aperçois devant moi une magnifique paire de sandales. C'est ma chance, ma grande chance, car elles me permettront de paraître dignement aux yeux de la cinquième princesse qui, certainement, sera mon épouse. Et il chaussa allégrement les sandales.
— En attendant, ajouta-t-il, elles m'aideront toujours à mieux marcher !
Les voyageurs reprirent leur route. Une fois encore, une petite voix s'éleva :
— Ô mon oncle Paate, cinquième fils de mon grand-père Baa-Waamnde ! Si tu n'es pas fatigué' de porter des chaussures, moi je suis fatigué d'être porté comme des chaussures.
Paate, non moins surpris que ses quatre aînés, se hâta de se déchausser et de jeter les sandales le plus loin possible.
— Petit diablotin, s'exclama-t-il, va retrouver ta mère et demande-lui de te chanter une berceuse afin que tu t'endormes et cesses de venir tenter les fils d'Adam !
Les sept frères étaient fatigués de marcher et de courir. Ils avaient faim, chaud et soif. Enfin ils aperçurent au loin, plantes en un triangle serre, les trois grands arbres de la brousse : un baobab, un calilcédrat et un fromager (58). Leurs dômes étaient si épais et leurs branches si entremêlées qu'ils formaient une épaisse voûte de verdure sous laquelle régnait une ombre bienfaisante. Ils se hâtèrent vers cet abri providentiel et s écroulèrent sur le sol, aspirant à réparer leurs forces. Or au pied du baobab se trouvait un grand canari rempli d'eau fraîche ; entre les épaisses racines du fromager une marmite reposait sur trois pierres, et sous le caïlcédrat plusieurs paniers contenant de la viande fraîche et toutes sortes de céréales et de condiments avaient été posés.
Njobbo, le sixième fils, était le seul à avoir décelé la présence du canari, de la marmite et des paniers. Il chuchota à son frère Paate :
— Vois-tu ce que je vois en ce moment au pied des trois arbres ?
— Non, répondit Paate.
— Alors je retire ma parole et n'ai rien dit.
Les sept jeunes gens s'étendirent de tout leur long. Sous le poids de la fatigue, ils ne tardèrent pas à s'endormir comme des bébés. Mais ventre vide peut-il dormir longtemps ? Certes non : aussi ne restèrent ils assoupis que le temps de réparer leurs forces. Le sommeil s'évada de leurs yeux et ils se réveillèrent, chacun serrant davantage la corde de son pantalon autour de son ventre pour tromper sa faim et tirant la langue sous l'effet d'une soif inextinguible. Leur vue était devenue si trouble qu'ils ne virent pas, posées non loin d'eux, une grande écuelle emplie de mets délicieux miraculeusement préparés et une calebasse contenant suffisamment d'eau fraîche pour étancher leur soif. Le fumet du repas chatouilla néanmoins leurs narines et leur dessilla les yeux. Dès qu'ils eurent découvert la grande écuelle appétissante, aucun d'eux ne prit le temps, comme l'usage l'aurait voulu, d'inviter l'autre à se mettre autour du plat. Ils y plongèrent la main tous à la fois et se restaurèrent copieusement, après quoi ils se désaltérèrent.
Quand ils furent bien rassasiés, Njobbo se leva pour aller déposer le plat un peu plus loin 10. Il vit alors scintiller sur le sol une bague magnifique, sertie d'une pierre précieuse si rayonnante qu'elle éclairait comme une lampe.
— Ma chance, ma grande chance ! s'écriat-il. Ô mes aînés, Je viens de trouver une bague précieuse. Je la porterai à mon annulaire et la sixième princesse, qui, cela va sans dire, sera mon épouse, aura pour moi une haute considération et un avant-goût de ma fortune, car la bague que je lui présenterai n'est digne que d'un roi.
Et Njobbo tout heureux mit la bague à son doigt.
Bien restaurés et reposés, les sept frères reprirent leur voyage avec davantage de courage et d'endurance.
Ils marchèrent une bonne partie de la soirée. A un moment donne, la voix qu'ils connaissaient bien se fit à nouveau entendre :
— Mon oncle Njobbo, sixième fils de mon grand-père Baa-Waamnde ! Si tu n'es pas fatigué de porter une bague à ton doigt, moi je suis fatigue d'être porté comme une bague !
A l'exemple de ses frères, Njobbo arracha la bague de son doigt et la lança le plus loin possible dans la brousse en s'écriant :
— Maudit petit lutin ! Va retrouver ta diablesse de maman et demande-lui de te porter dans son dos jusqu'à ce que tu grandisses davantage et cesses de venir mystifier les bonnes gens !
La marche continua. Le soleil disparut à l'horizon occidental. Une obscurité intense recouvrit la nature de son grand manteau sombre. Ne voyant plus rien, les voyageurs décidèrent de s'arrêter. Mais voilà que Delo, le septième et dernier fils de Baa-Waamnde, aperçut à quelques pas de lui une ceinture miraculeuse qui s'allumait et s'éteignait comme un ver luisant.
— Ma chance, ma grande chance ! s'écria-t-il. Réjouissezvous mes frères, car voilà que Geno met à notre disposition de quoi éclairer notre route. J'aperçois en effet une ceinture lumineuse qui me revient de droit. Non seulement elle éclairera notre route et nous permettra de continuer notre chemin, mais encore elle convaincra la septième princesse de m'épouser en lui donnant une idée de la qualité et de la quantité de ma fortune.
Cela dit, Delo alla ramasser la miraculeuse ceinture de cuir et s'en ceignit. Les rayons lumineux qui en jaillissaient éclairaient la route comme l'aurait fait une grande torche.
Les sept frères profitèrent de la fraîcheur de la nuit pour diminuer la distance qui les séparait encore de la cité aux sept vierges. Ils marchèrent sans se fatiguer et sans être inquiétés par quoi que ce soit jusqu'au premier chant du coq. Alors seulement ils décidèrent de se reposer. Quittant le chemin, ils allèrent s'asseoir au pied d'un grand baobab planté à quelques pas de là. A peine y étaient-ils installés que la petite voix s'eleva encore :
— Ô mon oncle Delo, septième frère de ma mère Waamnde ! Si tu n'es pas fatigué de te ceindre, moi je suis fatigué d'être porté comme un ceinturon.
Les sept frères se regardèrent. Hammadi, l'aîné, dit à Delo, le cadet :
— Donne-moi cette ceinture. Il nous faut en finir avec ce diablotin qui ne cesse de nous mystifier.
Delo défit sa ceinture et la tendit à Hammadi. Celui-ci la posa devant lui et dit :
— Ceinture ! Dis-nous en toute vérité qui tu es et pourquoi tu nous suis.
Aussitôt, la ceinture se métamorphosa en un garçonnet de dix à douze ans.
— Ô mes oncles ! dit le garçonnet. Que vous l'admettiez ou non, je suis le fils de votre cadette Waamnde. Mais je ne suis pas un enfant ordinaire : je suis un garçon prédestine. Ma mission est de lutter contre les maléfices de Njeddo Dewal la grande sorcière et de la rendre inoffensive afin que le pays de Heli et Yoyo recouvre son ancienne prospérité et vive à nouveau dans la paix et le bonheur. En vérité, la cité merveilleuse vers laquelle vous vous dirigez n'est autre que Weli-Weli, la cité magique dont Njeddo Dewal est la maîtresse, et les sept princesses à marier ne sont autres que ses filles. Souffrez que je vous accompagne à Weli-Weli, car sans moi vous n'en reviendrez pas vivants. Njeddo Dewal sucera votre sang et jettera votre chair aux vautours qui nichent au sommet des sept montagnes dont la citéest entourée.
Samba et Demba, se tournant vers leur frère aîné, prirent la parole :
— Ô Hammadi ! Acceptons notre neveu, faisons-en notre compagnon. Malgré toutes ses mystifications, il ne nous a fait aucun mal. Au contraire, il nous a sauvés chaque fois que nous nous sommes trouvés en difficulté. Pour consacrer notre accord, décousons chacun une bande de notre vêtement et réunissons ces sept bandes pour en faire un boubou dont nous habillerons notre neveu.
Les sept frères tombèrent d'accord. Ils acceptèrent leur neveu et lui confectionnèrent un boubou tiré de leurs propres vêtements. Puis ils se préparèrent à partir.
— Ga'el-Waalo, jeune taurillon, dirent-ils à l'enfant, tu seras non seulement notre protecteur mais notre guide. Certes, nous sommes tes oncles et tu es notre neveu, mais nous te faisons confiance. Avec toi pour nous protèger, nous sommes prêts à aller affronter Njeddo Dewal elle-même.
— Mes chers oncles, répliqua Baagumaawel, je vais maintenant me transformer en un gros nuage. Je me déplacerai au-dessus de vos têtes pour scruter l'horizon et voir comment se présentent les choses, car j'ai l'impression que nous sommes déjà entrés dans la brousse de Weli-Weli 11.
Joignant l'acte à la parole, Baagumaawel se métamorphosa en un gros nuage qui s'éleva très haut dans le ciel. De là, il cria à ses oncles :
— Je vois au loin une grande mare que nous aurons à traverser avant d'atteindre Weli-Weli. Je vais vous précéder. Vous me trouverez sur la rive.
Cela dit, il piqua droit sur la mare qu'il atteignit en un rien de temps. Une fois à terre, ayant repris la forme d'un garçonnet de douze ans, il inspecta minutieusement tous les coins et recoins de la mare et des alentours, puis s'assit et attendit patiemment ses oncles.
Ceux-ci arrivèrent après une assez longue marche.
Assoiffés, ecrasés de chaleur, leur premier geste fut de se déshabiller pour plonger dans la mare et s'y désaltérer. Baagumaawel les arrêta :
— Ô mes oncles ! dit-il, gardez-vous de vous laver dans cette mare et de boire de son eau. Elle est polluée par le déversement des urines de Njeddo Dewal. Tout homme qui s'y lavera le corps ou en boira ne fût-ce qu'une gorgée deviendra ivre, abruti et si borné qu'il dépassera en idiotie le plus crétin des crétins. Il fera sans tergiverser tout ce que demanderont les filles de Njeddo Dewal.
Effrayés, les oncles de Baagumaawel suivirent son conseil. Ils gardèrent leurs vêtements et traversèrent prudemment la mare, qui était guéable. Ils arrivèrent devant Weli-Weli quelques instants avant le coucher du soleil. C'était l'heure où les vaches rentrant du pâturage mugissaient comme pour appeler leurs petits ; où les oiseaux de toute taille, fatigués du long vol de la journée, s'assemblaient dans les branches des arbres, piaillant à qui mieux mieux comme pour se raconter les événements de la journée. Les veaux beuglaient de toute leur frêle voix, semblant répondre aux appels de leurs mères. Les ânes poussaient des braiments nostalgiques, comme pour pleurer la disparition du soleil dans les ténèbres de la nuit. Des coqs à la tête ornée de crêtes crénelées comme le fronton d'un palais royal ou épaisses et tissées comme la coiffure d'une reine lançaient des cocoricos triomphants auxquels répondaient les cris des bébés qui protestaient contre la toilette du soir ou réclamaient leur tétée
A l'entrée de la ville, les sept frères trouvèrent un gardien, portier de la cite. Il avait pour fonction d'accueillir et d'héberger les jeunes gens qui venaient solliciter la main des filles de Njeddo. Nul autre que lui n'avait le droit ni l'audace d'adresser la parole aux étrangers qui arrivaient à Weli-Weli. Il reçut aimablement Baagumaawel et ses oncles et les mena en un lieu ou avaient été aménagés des logements somptueux. Les murs en étaient élevés, parfaitement droits, et leur crépi si lisse et si uni qu'on aurait pu y aiguiser la lame d'un couteau. Ils étaient recouverts de dessins admirables qui représentaient tous les êtres de la nature avec une telle fidélité qu'on les aurait crus vivants et prêts à bondir. Ces dessins étaient de toutes les couleurs mais, on ne sait pourquoi, le vert dominait.Quant aux battants des portes, ils étaient en argent serti de lamelles d'or.
Le portier logea les voyageurs dans des chambres agréablement aérées, rafraîchies par une douce température qui ne rendait point malade. Des pagnes richement historiés ornaient des couchettes surélevêes. Rien ne manquait en ces lieux ni pour se sustenter ni pour se distraire. Après avoir bien installé les jeunes gens, le portier leur dit :
— Soyez les bienvenus ! Vous êtes arrivés là où il faut arriver pour être à l'aise. Désormais, vous ne connaîtrez plus ni soucis ni maladie et vous n'aurez plus besoin de personne. Mais il est de coutume — car telle est la volonté de ma maîtresse — que je demande aux étrangers qui entrent dans la ville le motif de leur voyage et leur intention secrète. Déliez donc vos langues, laissez-les exprimer directement vos désirs, n'ayez ni peur ni honte, et surtout ne biaisez point. En effet, il est des circonstances où la honte 12 fait perdre à un homme ce qu'il était venu chercher et qu'il croyait difficile à obtenir.
Hammadi remercia grandement le gardien, puis il dit :
— Ce qui nous amène ici valait la peine d'un long voyage. En effet, tout homme, lorsqu'il a atteint sa majorité, doit fonder un foyer s'il veut être pris au sérieux 13. Nous sommes sept frères, même père même mère 14, et nous sommes venus demander en mariage les sept filles de la Reine de la cité.
Ayant prononcé ces paroles, il se tut.
Le gardien détailla chacun des jeunes gens depuis l'extrémité des orteils jusqu'au sommet du crâne. Il les fit se tourner et se retourner, les tâta un peu partout comme un boucher le ferait d'un mouton ou d'un taureau.
— Et le garçon qui vous accompagne, demandat-il, pourquoi est-il venu ? Que cherche-t-il ?
Hammadi, qui avait toujours la parole en tant qu'aîné, répondit :
— C'est un neveu à nous, le seul que nous ayons. Or il n accepte personne, pas même sa mère. Il ne peut se passer de nous, ni nous de lui. Il ne mange, ne boit et ne dort qu'après nous avoir vus et avoir reçu de nous une caresse ou quelques bonnes paroles.
— Vous avez clairement parlé ! s'exclama le gardien.
Installez-vous donc. Je m'en vais de ce pas informer ma maîtresse de votre arrivée et lui dire l'intention qui vous anime.
Et il se rendit sur-le-champ auprès de Njeddo Dewal à qui il fit un rapport détaillé et fidèle de tout ce qui venait de se passer. La mégère exulta !
Enfin, elle avait atteint son but : attirer les enfants de Baa-Waamnde dans sa cité afin d'assouvir sa vengeance !
— Retourne auprès d'eux, dit-elle au gardien. Déclare-leur qu'ils sont les bienvenus ici et que nous n'avons qu'un accueil chaleureux à leur réserver. Ajoute que demain, après le petit déjeuner, je recevrai mes sept hôtes et peut-être futurs gendres. Dis-leur cela de ma part et prends toutes les précautions nécessaires afin que tout se passe comme je le désire.
Le lendemain matin, les sept frères, accompagnés de leur inséparable neveu, se présentèrent à Njeddo Dewal qui, pour la circonstance, avait revêtu une apparence agréable et des plus rassurantes. Elle les regarda un bon moment, puis sourit largement.
— Mettez-vous à l'aise, dit-elle, en attendant que je revienne.
Elle s'absenta quelques instants, puis revint accompagnée de ses sept filles parées comme pour rejoindre la chambre nuptiale. Elle les présenta aux sept frères.
— Voici mes filles, dit-elle. Si elles vous choisissent elles-mêmes pour compagnons, elles seront votre propriété, et vous connaîtrez alors mes bienfaits. Je vous autorise à aller dès maintenant badiner avec elles, car de même que tout cavalier aimerait bien connaître sa monture, tout mari aspire à connaître sa future femme. Seulement, je vous préviens : mes filles sont difficiles. Il vous appartient d'être patients et adroits avec elles et de savoir vous en faire aimer. Quand elles viendront me dire qu'elles vous acceptent pour époux, je donnerai mon consentement et vous consommerez votre mariage. Chacun de vous sera isolé dans une chambre avec l'une d'elles. Quant aux dépenses de fiançailles et de mariage, je vous en dispense dès maintenant.
Toute méfiance envolée 15, les jeunes gens furent enchantés de cette réception et, surtout, des paroles agréables qu'ils venaient d'entendre.
Une journée exquise s'écoula, dans un tendre tête-àtete entre les sept frères et les sept sœurs.
Au coucher du soleil, par délicatesse 16 et peut-être aussi par coquetterie, pour se faire un peu prier, les prétendants demandèrent à leurs bien-aimées la permission de se retirer jusqu'au lendemain matin.
— Ce n'est pas la coutume chez nous, répondirent les jeunes filles. Les prétendants doivent rester avec nous sept jours durant afin que nous fassions mûrement connaissance. Celui qui n'accepte pas cette condition est purement et simplement refusé.
On devine avec quel empressement les sept frères acceptèrent ce tête-à-tête nocturne, qu'ils espéraient secrètement sans trop oser y croire.
Les jeunes filles appelèrent le gardien. Elles lui ordonnèrent d'aller aviser leur mère qu elles avaient décidé de garder leurs prétendants durant toute la semaine afin d'être avec eux, le jour et la nuit, comme un beignet de farine de mil dans du lait miellé.
Avant de rejoindre Njeddo Dewal, le gardien prit avec lui Baagumaawel :
— Etant donné ton âge, lui dit-il, c'est ta grand-mère la reine qui te recevra chez elle. La tradition faisant du petit-fils le “petit mari” platonique de sa grand-mère, pendant que tes oncles badineront avec leurs futures femmes, toi aussi tu plaisanteras agréablement avec “ta femme” (59). Ainsi tout le monde sera si content que les oisillons eux-mêmes en piailleront de plaisir dans leur nid !
Joignant le geste à la parole, il prit dans sa main droite la main gauche de Baagumaawel et le conduisit dans la chambre de Njeddo. Dès que celle-ci croisa le regard de l'enfant et que leurs yeux devinrent quatre, elle éprouva un choc inexplicable. Son double avait-elle perçu tous les dangers que ce gamin peu ordinaire allait lui faire courir ? Peut-être. Quoi qu'il en soit, elle ne laissa rien paraître de son trouble et garda le visage serein d'une bonne vieille femme auguste et bienveillante. Elle prit Baagumaawel par les deux mains et lui dit :
— Tu passeras tes journées et tes nuits avec moi pendant que tes oncles et tes futures tantes s'habitueront les uns aux autres. De leur accord dépendent en effet les liens qui nous uniront peut-être plus tard et qui feront de moi ta vraie grandmère par alliance.
Durant cette conversation, Baagumaawel, d'un coup d'œil rapide et presque indiscernable, avait scruté la demeure de Njeddo. Il avait vite découvert le moyen subtil grâce auquel elle parvenait à s'abreuver du sang des jouvenceaux que le mauvais sort jetait dans le lit de ses filles.
Il resta donc avec la vieille pendant que ses oncles badinaient avec leurs compagnes. Après le dîner, quand se fut éteint le dernier écho des danses et des chants qui précédaient le coucher du petit peuple, un grand calme se répandit sur la ville. Njeddo Dewal s'installa pour dormir et invita l'enfant à en faire autant, une couchette ayant été spécialement aménagée pour lui à côté de son lit.
De leur côté, les oncles de Baagumaawel s'étaient laissé griser par la beauté des sept sœurs, par l'odeur suave qui émanait de leur corps, de leurs vêtements, de toute leur personne. Leur voix était si douce qu'elle semblait chanter une berceuse ; leurs mains lisses comme de la soie étaient aussi expertes en câlineries que les mains des femmes habituées à se vendre au plus offrant.
Quand la nuit fut avancée et qu'ivres de désir ils se trouvaient collés corps à corps avec les jeunes diablesses, ils tentèrent, cela va de soi, de s'unir à elles. Les jeunes filles leur firent alors connaître le prix qu'elles demandaient pour se donner à eux. Les soûlant de paroles caressantes et de promesses enivrantes, elles leur expliquèrent qu'ils devaient donner un peu de leur sang pour leur mère, qui ne pouvait dormir sans ce breuvage. Complètement subjugués, toute raison endormie, les sept oncles de Bàgoumâwel acceptèrent de bon cœur de donner un peu de leur sang avant de pouvoir assouvir leurs désirs. Chaque fille appliqua alors sur le corps de son compagnon la corne de biche naine qui servait à drainer le sang, à travers le long boyau, jusqu'à la bouche de Njeddo Dewal. Celle-ci n'attendait qu'un signal pour se mettre à tirer sur l'autre extrémité comme un fumeur tire sur une pipe bien bourrée.
Croyant Baagumaawel endormi, Njeddo se leva pour se livrer à son œuvre macabre. Elle toussota un peu, pour s'assurer qu'il dormait profondément. L'enfant ne réagissant pas, elle s'empara des tubes et les porta à sa bouche. A peine y posait-elle les lèvres que Baagumaawel s'écria :
— Que fais-tu là, ô grand-mère bien aimée ? Pourquoi te trémousses-tu ? Pourquoi ne dors-tu pas ? Des moustiques t'auraient-ils piquée ou bien des puces te suceraient-elles le sang ?
Njeddo Dewal écarta vivement les tubes de sa bouche.
— Ô gamin aux yeux durs comme de la pierre 17 gronda-t-elle, qu'est-ce qui t'empêche de dormir ?
— Ce qui m'empêche de dormir, ô ma bonne vieille grand-mère à la bouche ouverte comme un trou, repliqua, Baagumaawel, c'est que ma mère avait coutume, avant mon coucher, de me servir un plat de moustiques grillés. Si, la première journée de la semaine 18, je ne mange pas de ce plat, je ne puis dormir et celui dont je partage la chambre ne peut rien réaliser de ses intentions, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Alors Ôte ces tubes de ta bouche et essaie d'attraper autant de moustiques qu'il faudra pour me préparer ce plat avant le lever du jour. Sinon, ni cette nuit ni toute la Journée de demain tu ne pourras rien faire, et tu te trouveras aussi mal à l'aise dans ton corps que dans ton esprit !
Njeddo Dewal se leva et passa le reste de la nuit à attraper des moustiques 19 ; mais chaque insecte capturé s'écrasait entre ses mains, si bien que le soleil apparut sans qu'elle ait pu réunir de quoi confectionner le plat réclame par Baagumaawel. Elle était épuisée, dans un état pitoyable. Après chaque expiration, elle éprouvait un mal inouï à renouveler l'air de ses poumons.
Ignorant que leur mère n'avait pu boire le sang des jeunes gens, les jouvencelles se laissèrent déflorer vers le petit jour. Ensuite, ayant comme à l'accoutumée recouvré leur virginité, elles se rendirent auprès de leur mère pour la saluer. Elles la trouvèrent pantelante, couchée à même la terre, incapable de se lever. Elles s'interrogèrent avec inquiétude :
— Qu'a donc notre mère pour rester couchée si longtemps ?
— Qu'as-tu, maman ? Pourquoi tardes-tu ainsi à te lever ? demanda l'aînée.
— Bagumaawel et moi, répondit Njeddo, avons passé une nuit blanche à essayer de donner la chasse aux moustiques.
Ses paupières et ses lèvres étaient enflées. Ses yeux versaient des larmes chaudes. Une morve épaisse et fétide coulait de ses narines. Elle n'avait même pas la force de se moucher. Consternées, les jeunes filles retournèrent chez elles. La journée s'écoula bien péniblement pour Njeddo Dewal !
Vint la deuxième nuit. Quand elle fut à son milieu, Njeddo Dewal, pensant que l'enfant était profondément endormi, se leva pour s'abreuver enfin du sang des jeunes gens qui, pour la deuxième fois, partageaient la couche de ses filles. Comme elle embouchait l'extrémité des tubes conducteurs, l'incorrigible Baagumaawel se mit à tousser pour lui signifier qu'il ne dormait pas.
— Ô enfant dont les yeux, comme les molécules d'eau, ne cessent jamais de rouler ! s'écria-t-elle. Pourquoi ne dors-tu pas ?
— Vieille enchanteresse, répliqua-t-il, je ne puis dormir car ma mère avait coutume, la deuxième nuit de la semaine, de me faire boire une gorgée d'eau puisée au moyen d'un filet. Tant que tu ne me serviras pas cette gorgée d'eau, le resterai éveillé et tu ne pourras rien réaliser de tes intentions, ni cette nuit ni dans la journée de demain. Mais dès que j'aurai absorbé cette gorgée, ma raison s'envolera de mon corps, mes paupières s'alourdiront, je les fermerai malgré moi et m'endormirai comme un poisson qui hiberne dans la vase.
La pauvre Njeddo se rendit au bord de son puits et passa le reste de la nuit à essayer de recueillir une gorgée d'eau à l'aide d'un filet. Quand le jour se leva, elle n'avait pu, bien sûr, se procurer la moindre goutte d'eau. Mourante de fatigue, elle rentra dans sa chambre, se jeta à terre et se mit à râler comme une bête qu'on égorge.
Au cours de la nuit, ses filles s'étaient laissé déflorer a nouveau comme la nuit précédente, expliquant à leurs amants que rien ne pouvait les empêcher de redevenir vierges après chaque défloration. Le matin venu, elles allèrent se présenter à leur mère qu'elles trouvèrent dans un état aussi lamentable que la veille.
— Qu'a donc notre mère, s'exclama la cadette, pour rester couchée si tard au lieu de vaquer a ses affaires comme à l'accoutumée ?
— J'ai passé toute la nuit au bord du puits, expliqua Njeddo d'une voix mourante, à essayer de puiser avec un filet une gorgée d'eau que Baagumaawel me réclamait avant de s'endormir.
A ces paroles, les jeunes filles se prirent à douter de la raison de leur mère, pourtant si intelligente et si éveillée d'ordinaire.
— Puiser de l'eau au moyen d'un filet ? se dirent-elles ; il faut vraiment que notre mère soit envoûtée pour se livrer à une si folle entreprise !
La deuxième journée ne fit qu'augmenter la lassitude de Njeddo Dewal.
Dissimulant leur inquiétude, les jeunes filles se préparèrent à retourner auprès de leurs soupirants. Elles se parèrent plus coquettement que jamais et se parfumèrent avec des aromates choisis par les meilleurs experts en la matière. Une fois en présence des jeunes gens, elles redoublèrent de séduction :
— Nous sommes toutes prêtes à vous témoigner notre amour comme les deux nuits passées, dirent-elles. Et pour vous prouver le désir que nous avons de vous et la docilité avec laquelle nous nous livrerons, nous nous montrerons à vous complètement nues 20.
Vint la troisième nuit. Les jeunes filles, qui siétaient concertées, tinrent chacune à peu près le même langage à leurs amoureux. Leurs douces paroles se terminaient toutes par cette demande :
— Si vraiment tu mi aimes, si ton amour n'est pas seulement sur ta langue 21, si tu es prêt à te donner à moi comme je me donne à toi, accepte de sacrifier un peu de ton sang pour ma mère qui est mourante depuis deux jours.
Chacun des jeunes gens, comme s'ils s'étaient également concertes, répondit à sa compagne :
— Mon cœur ni est pas une pierre pour que la douceur de tes paroles ricoche sur lui sans le pénétrer. Prends de moi ce que tu veux pour guérir les tortures de ta mère. Le fait de revenir auprès de moi pour la troisième fois n'est-il pas une preuve de ta fidélité ? Cela ne mérite-t-il pas le peu de sang que tu me demandes ? Ne tarde pas plus longtemps. Applique sur mon corps la ventouse et dis à ta mère de sucer à satiété 22.
Njeddo Dewal, prévenue par ses filles, se leva au milieu de la troisième nuit. Persuadée qu'après deux nuits blanches le petit phénomène dormirait enfin, elle emboucha ses tubes. Elle s'apprêtait à aspirer quand, à sa plus grande surprise, Baagumaawel se mit à bâiller bruyamment. Il se trémoussa sur sa natte, finit par s'asseoir et dit :
— A quelle scène vas-tu te livrer cette nuit ô ma grand-mère à l'âme préoccupée et aux yeux écarquilles ?
— Pourquoi ne dors-tu pas, enfant espiègle aux globes oculaires 23 aussi durs que la roche ?
— Je ne dors pas parce qu'après chaque dîner de la troisième nuit de la semaine ma mère a l'habitude de décrocher pour moi de la Voie lactée une étoile avec laquelle je joue au télé 24. Ce n'est qu'après avoir marqué plusieurs buts avec cette étoile que le sommeil me prend, et là, je m'endors comme une souche ! Alors, si tu veux que je m'endorme, fais pour moi ce que ma mère avait l'habitude de faire.
Toujours subjuguée par Baagumaawel, Njeddo Dewal sortit et monta sur la terrasse. Elle se confectionna un outil en attachant bout à bout un très grand nombre de perches et passa le reste de la nuit à essayer de gauler une étoile pour faire taire enfin celui qu'elle appelait « son énergumène de petit-fils » !
Comme on s'en doute, cette troisième nuit et la journée qui la suivit n'apportèrent aucune amélioration à l'état physique et mental de Njeddo Dewal.
La quatrième nuit ne devait pas être plus heureuse, malgré tous les efforts déployés par les jeunes filles pour ensorceler leurs compagnons et leur faire accepter de donner leur sang. Les adolescents, qui ne se doutaient toujours de rien et qui ne se sentaient nullement diminués — et pour cause ! — se laissaient tromper par la virginité permanente de ces filles qui, lorsqu'elles marchaient devant eux, balançaient doucement leurs hanches comme le vent du nord balance les rameaux nonchalants d'un arbre.
Pour la quatrième fois, la nuit tomba.
Baagumaawel avait dîné à satiété. Njeddo Dewal, elle, mourait de faim. Quel argument devait-elle inventer pour réussir à échapper à ce diablotin de gamin dont l'insomnie s'endurcissait chaque nuit davantage ? Comment faire, se demandait-elle, pour boucher l'ouïe de ce lutin et le faire sombrer dans un sommeil de plomb qui lui permettrait à elle, Njeddo Dewal, de réparer enfin ses forces en suçant le sang des jouvenceaux ?
— Jamais de ma vie, ajouta-t-elle à mi-voix, aucun être humain ou fils de génie n'a pu affronter mon redoutable fétiche ni braver les terribles dangers que je fais courir à ceux qui se mettent en travers de ma route. Faudrait-il aujourd'hui que je me rende auprès de l'hyène au pelage noir, princesse héritière de l'or également noir, Diatrou la grande suzeraine (60) de tous les carnassiers et de leurs compagnons les singes hufleurs, pour lui demander laquelle des seize cases du thème géomantique je dois utiliser afin d'envoûter Baagumaawel, le balayer comme un fétu de paille de ma route et le neutraliser enfin ?
Ces réflexions ne devaient pas lui servir à grand-chose car lorsque, une nouvelle fois, elle se leva au milieu de la nuit pour porter à sa bouche l'extrémité des sept fins boyaux, Baagumaawel se dressa et s'assit sur sa couche.
— Quelle déception sera la tienne, ô mienne vieille grand-mère, lança-t-il, car je ne dors pas encore, et tant que je resterai éveillé tu ne pourras rien entreprendre.
Cette fois-ci, excédée, Njeddo Dewal s'écria :
— Si tu passes toute la nuit sans dormir, moi je la passerai toute entière à te frapper !
Et se saisissant de Baagumaawel, elle le courba en avant et l'emprisonna entre ses jambes afin que son dos fût bien à la portée de ses coups. Du plat de la main, elle le frappa une première fois sur la tête, puis une deuxième fois sur le dos. Elle leva le bras pour lui assener un troisième coup, mais dès que sa main toucha le dos de Baagumaawel, celui-ci, comme un poisson électrique, émit une telle décharge que la mégère en eut les membres pétrifiés et qu'elle sentit un poids aussi pesant qu'une charge d'âne lui ployer le cou.
— Qu'as-tu dit, qu'as-tu fait, ô farfadet engendré par une diablesse ! s'écria-t-elle. Pourquoi ne dors-tu pas comme tous les garçons de ton âge à une heure si avancée de la nuit ?
— Je ne dormirai pas, répondit Baagumaawel, et tes membres resteront gelés si tu ne me donnes pas ce que ma mère a l'habitude de me donner le quatrième jour de chaque semaine.
— Maudit garçon ! Dis-moi donc ce que ta mère a l'habitude de te donner pour dormir le quatrième jour de la semaine !
— Chaque quatrième jour, expliqua-t-il, ma maman me sert, après le dîner, une calebassée de babeurre provenant d'une bufflonne qui a vêlé pour la première fois.
— Dégèle mes membres, s'écria la sorcière impuissante, et avant que le coq n'ait chanté, je t'apporterai une pleine calebassée de babeurre de bufflonne !
Njeddo Dewal, délivrée par Baagumaawel, se lança dans la brousse à la recherche d'un troupeau de buffles. Trouver un troupeau de buffles n'est certes pas très difficile, mais trouver pour la traire une bufflonne qui vient de vêler pour la première fois n'est chose aisée pour personne, même pour Njeddo Dewal, maîtresse des sortilèges et enchanteresse invétérée. Aussi la malheureuse passa-t-elle la nuit à courir après des bufflonnes, mais aucune de celles qu'elle aperçut n'allaitait pour la première fois.
Lorsque le disque jaune du soleil parut à l'horizon, le troupeau de buffles regagna la haute brousse et Njeddo rentra au logis bredouille, la tête plus basse que jamais.
Comme chaque matin, ses filles se présentèrent à elle pour la saluer. Elle était si épuisée qu'elle ne put même pas répondre comme il convenait à leurs salutations. Inquiètes, ses filles s'en retournèrent auprès de leurs soupirants pour reprendre avec eux leurs ébats habituels, puisque le but visé par leur mère n'était pas encore atteint.
Pendant que les sept filles et les sept garçons se livraient à leurs jeux galants, Njeddo Dewal, médusée, stupéfiée, restait clouée sur ses fesses, les yeux grands ouverts, les lèvres béantes, bavant comme un chien malade, des larmes coulant de ses yeux comme les eaux d'une source vive. Sa soif était devenue insupportable, sa faim une torture. Elle vécut ainsi une véritable journée de damnée — on peut même dire qu'un condamné aux peines de l'enfer ignore de tels tourments et de telles souffrances !
Le cinquième soir arriva, avec son cortège de surprises. Njeddo espérait que, cette nuit-là, Baagumaawel finirait tout de même par succomber sous le coup d'un sommeil toujours possible pour un garçon de son âge.
Comme chaque jour, le soleil déclina. Il déversa sur la nature une lumière jaune d'or avant que la nuit ne vînt la recouvrir de son manteau bleuté, obligeant les êtres diurnes à regagner leur logis pour faire place aux êtres nocturnes qui sortaient de leur repaire en quête de nourriture.
Le ciel, d'un bleu sombre et profond, s'étendait audessus de la terre. Aucune étoile n'était restée cachée : toutes étincelaient comme des éclats de diamant, présentes au rendez-vous comme pour une fête de mariage.
Njeddo Dewal attendit que la nuit se fût écoulée aux deux tiers. Alors, persuadée que Baagumaawel dormait enfin profondément, elle se leva, emboucha ses tubes com à l'accoutumée et se prépara avec délices à sucer de toutes ses forces. Las ! Ce qui lui semblait impossible après cinq nuits d'insomnie se produisit cependant. Baagumaawel se dressa brusquement sur son séant en s'écriant :
— Recouche-toi, grand-mère ! Ôte de ta bouche ces tubes qui partent d'ici pour aller je ne sais où. Je ne dors pas encore, parce que tu n'as pas fait pour moi ce que ma mère a l'habitude de faire le cinquième jour de la semaine.
— Ô petit lutin ! s'exclama Njeddo Dewal désespéree. Dis-moi vite ce que ta mère a l'habitude de te servir le cinquième jour de la semaine et j'en ferai autant pour qu'enfin tu t'endormes sans chuchoter ni tergiverser !
— Ma mère a l'habitude de me faire boire de la poudre de pierre délayée dans du lait de chauve-souris, répondit tranquillement Baagumaawel.
Njeddo Dewal, en soupirant, ramassa sa besace qui contenait son arsenal magique et se rendit à la grotte des chauves-souris, située au pied de l'une des sept montagnes de la cité. Elle réussit à traire des femelles chauves-souris et à moudre quelques graviers qu'elle s'était procurés, mais quant à faire fondre cette farine pierreuse dans le lait de chauve-souris, c'était une autre affaire ! Le soleil apparut à l'horizon sans qu'elle ait pu y parvenir.
Elle rentra au logis, plus bredouille qu'un chasseur malheureux et plus honteuse qu'un roi qui non seulement aurait perdu une bataille mais qui — comble de l'indignité ! — y aurait laissé et son turban et son armure 25. Une fois dans sa chambre, elle se jeta sur le sol.
Quand ses filles vinrent lui dire bonjour, elles la trouvèrent abattue et rompue comme si elle avait passé toute la nuit férocement ligaturée. Comprenant que leur mère venait d'échouer pour la cinquième fois, elles retournèrent chez elles et tinrent à leurs compagnons ce discours :
— Nous ne pouvons vous dissimuler la situation grave dans laquelle se trouve notre mère. Nous revenons vers vous pour continuer ce que nous avons commencé, afin qu'elle puisse survivre. Si le septième jour, c'est-à-dire après-demain, elle n'a pas obtenu de vous ce qu'elle désire, alors elle vous fera saisir dru, étouffer dur et tuer net ! Ni Dunfun-baafaali, ni Funtun-baafaali, ni Wulokono-sibo 26 ne vous protégeront.
Le plus puissant des quadrupèdes carnassiers, le Seigneur Lion à la grosse tête et la vaste crinière que l'on appelle Yen-ten-ten, qui en entrant fait pajaj et en sortant saybankun 27, se saisira de vous. Il vous tordra le cou, boira votre sang, mangera votre chair et avalera la moelle de vos os. Puis on attribuera à chacun d'entre vous, en dehors de la ville, une case à la terrasse au ras de terre 28. Vous êtes prévenus. A vous d'avertir votre galopin de neveu afin qu'il cesse de siffler dans sa petite flûte maléfique qui oblige notre mère à galoper chaque nuit après l'insaisissable.
Qu'il le sache ou non, votre neveu n'est qu'un jeune prétentieux. Il met tout en œuvre pour ridiculiser notre mère, mais quand le tour de celle-ci viendra, alors tous les vaisseaux et les nerfs du corps de votre neveu s'entrelaceront pour tisser comme des boules solides. Aucune médication ne pourra le guérir des tumeurs dures qui apparaîtront sur son corps. Au début, elles seront indolores, mais à la fin elles lui cuiront la chair et seront si purulentes qu'aucun odorat, même celui d'un charognard, ne pourra supporter le relent qui s'en dégagera. Vous êtes prévenus, afin que vous puissiez avertir votre neveu. Mais cette mise en garde, soyez-en assurés, ne troublera en rien notre badinerie.
La sixième nuit arriva comme les autres. Ga'el-Waalo, le petit taurillon, avait-il été prévenu par ses oncles d'avoir à se tenir tranquille et de laisser faire la vieille sorcière ? Les apparences portaient à le craire car, au lieu de rester couché là où il en avait l'habitude, il était allé s'étendre en travers de la porte pour y dormir, tout au moins faire semblant. Il ronflait même de temps en temps pour rassurer pleinement Njeddo Dewal. La première partie de la nuit s'écoula ainsi paisiblement.
L'enfant reposait tranquille, comme un dormeur innocent.
Le moment venu, la mégère, épuisée, mit tout ce qui lui restait de forces à se lever pour emboucher comme chaque nuit les tubes que nous connaissons.
Aussitôt Baagumaawel, comme piqué par une puce ou chatouillé par une punaise, bondit et se dressa sur son séant. Il fouilla dans son vêtement, secoua vigoureusement sa couverture et s'exclama :
— Sans cette punaise et cette puce, je ne me serais certainement pas réveillé pour m'apercevoir, ô Njeddo Dewal, que tu recommences à vouloir sucer le sang de mes oncles 29. Eh bien, chère grand-mère ! ce ne sera pas encore pour cette nuit, car, heureusement, mon sommeil a été interrompu par une puce et une punaise. L'insecte piqueur et l'insecte puant n'ont pas été néfastes pour moi. Et maintenant, je t'en informe, je ne dormirai pas du reste de la nuit si tu ne me sers ce que ma mère avait l'habitude de me servir le sixième jour de la semaine.
Folle furieuse, Njeddo Dewal vociféra :
— Damnés soient ton père et ta mère ! Maudit soit le jour de ta conception ! Honni soit le jour de ton baptême ! Que la plus terrible des pestes étouffe tous tes parents ! Dis-moi donc ce que ta mère, qui a engendré un mal que rien ne peut arrêter, te donne le sixième jour de chaque semaine !
Baagumaawel éclata de rire.
— Ma mère répliqua-t-il narquoisement, a coutume de me servir un repas chaud cuit au fond d'une poche d'eau.
Comme elle en avait maintenant l'habitude, Njeddo Dewal prit son sac à fétiches, le jeta sur son épaule et se dirigea péniblement vers le fleuve, à un endroit où se trouvait une poche d'eau habitée par des hippopotames. Une fois parvenue sur la rive, elle s'assit et incanta la poche d'eau, ordonnant aux hippopotames, caimans et lamantins qui y vivaient de venir à son secours afin de l'aider à satisfaire Baagumaawel le diablotin.
Allumer du feu au fond de l'eau et y préparer un repas chaud, certes, c'était là un exploit qu'aucune magicienne n'avait jamais réussi à accomplir depuis que le soleil avait commencé à se lever à l'orient et à se coucher à l'occident. Aussi, comme les fois précédentes, Njeddo Dewal passa-t-elle vainement le reste de la nuit à tenter l'impossible. Comme tous les autres matins, elle reprit, bredouille, le chemin du retour, mais cette fois-ci elle semblait plongée dans une grande confusion. Elle parlait tout haut d'une manière peu distincte, s'adressant aux êtres animés ou inanimés qu'elle croisait sur sa route.
Une fois arrivée dans sa chambre, elle continua à bredouiller, comme divaguant dans un cauchemar. Se ressaisissant, elle se dit, toujours à mi-voix :
— Courage, Njeddo, ne laisse pas faiblir ta vaillance ! Demain, le septième jour, sera le jour fatal pour Baagumaawel car j'ai pu subtiliser le petit talisman attaché à une corde de cuir qu'il porte sous ses vêtements. Cette nuit, il dormira malgré lui, et cette nuit non seulement je sucerai tout le sang de ses oncles, mais je les égorgerai et j'alignerai leurs têtes sur le seuil de façon que ce soit la première chose que verra Baagumaawel en se réveillant !
Un peu réconfortée par cette agréable perspective, Njeddo Dewal tomba à terre et s'endormit profondement.
Baagumaawel, qui était resté couché sans bouger, se leva sans bruit. Il contempla la vieille sorcière étendue de tout son long, inanimée comme un cadavre, puis alla se camoufler dans un coin de la case car les filles de Njeddo n'allaient pas tarder à arriver pour leur salut matinal et il ne voulait pas être vu d'elles.
Comme chaque matin, les sept jeunes filles entrèrent dans la chambre. Elles trouvèrent leur mère plongée dans un sommeil profond, ses deux poings solidement fermés comme pour empêcher le sommeil de s'évader de son corps. Respectant son repos, elles retournèrent auprès de leurs amants pour reprendre avec eux leurs badineries habituelles.
Pendant que les jouvenceaux et les jouvencelles se livraient à leurs jeux sans se soucier de Njeddo et moins encore de Baagumaawel, celui-ci fit respirer à la sorcière, pendant son sommeil, un puissant somnifère afin d'être assuré qu'elle ne se réveillerait pas avant longtemps. Puis il enjamba son corps, sortit de la chambre et gagna, à l'extérieur de la ville, le bois sacré de Weli-Weli. Il y cueillit des plantes aux vertus somnifères puissantes ainsi que plusieurs variétés de gomme. Une fois provision faite, il rentra vers le milieu de la journée. Njeddo Dewal dormait toujours, les poings hermétiquement clos.
Baagumaawel réussit à contacter discrètement son oncle Hammadi. Il le prévint :
— C'est au cours de cette nuit, la septième, que le destin sera scellé. C'est une question de vie ou de mort. Ou bien ce sont les filles de Njeddo qui mourront, ou bien ce sera nous. Si vous hésitez à excuter le plan que je vais vous soumettre, demain, avant que la lumière argentée du jour ne remplace les rayons jaunes du soleil levant, vos sept têtes seront alignées à la porte de Njeddo Dewal pendant que l'on inhumera vos corps dans le village silencieux 30.
— Dis-nous quel est ton plan, répondit Hammadi. Nous l'exécuterons les yeux fermés, car sans toi nous serions déjà morts depuis longtemps.
— Tenez ! dit Baagumaawel. Voici des feuilles que vous brûlerez dans vos appartements ; leur fumée plongera vos compagnes dans un sommeil aussi lourd que la mort. Pour vous, voici une poudre que vous absorberez, délayée dans de l'eau, avant de procéder à la fumigation — elle vous empêchera de vous endormir sous l'effet de la fumée. De plus, voici un couteau qui ne s'émousse pas. Vous vous en servirez pour raser de très près la chevelure nattée de vos sept compagnes pendant leur sommeil ; chacun de vous s'en coiffera à la manière d'une perruque. Vous les dépouillerez aussi de leurs bijoux et de leurs vêtements, que vous porterez. Ensuite, vous habillerez les sept filles de Njeddo de vos propres costumes d'homme et coifferez leur tête nue de vos bonnets. Vous raserez vos barbes et vos favoris que vous collerez à leur menton et à leurs tempes avec la colle que voici. Cela fait, vous poserez sur leur corps les ventouses qu'elles vous ont infructueusement appliquées chaque nuit, puis vous les installerez dans vos propres lits. Après avoir ramassé tous vos effets et préparé vos baluchons, vous vous coucherez à leur place. Là, faites semblant de dormir, et si vous entendez des râles dans la nuit, que cela ne vous trouble point.
Demain matin a son réveil, Njeddo Dewal attendra vainement ses filles car elles ne viendront pas lui souhaiter la bonne matinée comme d'habitude. Et quand elle verra ce qu'elle verra, elle se mordra les doigts jusqu'à la deuxième phalange et, de dépit, introduira machinalement ses deux index dans les cavités de ses yeux comme pour en extraire les graines.
Hammadi prit tous les ingrédients fournis par son neveu et l'assura qu'il procéderait exactement selon ses recommandations.
La septième nuit arriva enfin. Les sept filles de Njeddo Dewal, assurées que cette nuit serait décisive et que leur mère triompherait enfin de Baagumaawel, revêtirent leurs plus beaux atours. Elles portèrent leurs bijoux les plus précieux et versèrent sur elles des aromes aphrodisiaques capables de ranimer l'ardeur fût-ce d'un homme impuissant. Ainsi parées, elles prirent en compagnie de leurs amants un dîner exquis, arrosé de boissons d élicieuses qui enthousiasment le cœur et l'esprit sans pour autant assombrir le cerveau.
Après le dîner, les jeunes gens devisèrent avec encore plus d'entrain que d'habitude. Quand vint le moment de la séparation, Hammadi se leva et alla fermer la porte principale qui, de l'extérieur donnait accès aux appartements. Puis il dit aux jeunes filles :
— Chacun de nous porte sur lui des feuilles cueillies sur un arbre merveilleux qui ne pousse que dans notre pays. Une fois jetées sur des braises, ces feuilles dégagent une fumée miraculeuse. Celui qui la respire voit exaucer toutes les prières qu'il formule avant de s'endormir. Si vous le voulez bien, nous procéderons dans nos chambres à cette fumigation. Elle purifiera l'air et détruira tous nos soucis. Et demain matin, nous nous réveillerons comblés de tous les bienfaits que la terre peut prodiguer à ses habitants !
N'y voyant point malice, les filles de Njeddo acceptèrent bien volontiers. Chaque frère prit alors sa compagne par la main et les couples se retirèrent dans leurs chambres respectives.
Les sept frères s'étaient procuré des brûle-parfums contenant des braises. Ils y jetèrent les feuilles fournies par Baagumaawel, non sans avoir, auparavant, discrètement absorbé la poudre antisommeil. Les jeunes filles, qui ne se doutaient de rien, aspirèrent longuement la fumée dont la senteur leur parut plus suave que tous les parfums qu'elles avaient pu respirer jusqu'alors. Elles ne tardèrent pas à sombrer dans un sommeil de plomb. Leurs compagnons en profitèrent pour leur raser la tete sans abîmer la disposition de leur coiffure. Après s'être rasé eux-mêmes la barbe et les favoris, ils en collèrent les poils sur le menton et les tempes des jeunes filles. Puis ils les coiffèrent de leurs propres bonnets et les habillèrent de leurs costumes de garçon. De leur côté, ils placèrent les coiffures nattées sur leur tête et s'affublèrent des vêtements de leurs compagnes. Ils les couchèrent dans leurs propres lits et appliquèrent sur leur corps les cornes de biche naine qu'ils connaissaient si bien. Enfin, après avoir préparé leurs baluchons, eux-mêmes s'étendirent à la place des jeunes fines et ne bougèrent plus.
Au milieu de la nuit, Njeddo Dewal se leva. Pour s'assurer que Baagumaawel était vraiment endormi, elle toussota plusieurs fois, éternua, déplaça même quelques objets avec bruit. Mais Baagumaawel ne bougea pas. Au contraire, il intensifia la profondeur de sa respiration, poussant la malice jusqu'à émettre quelques légers grognements.
— Soyons prudente ! se dit cependant Njeddo Dewal. Baagumaawel est comme une lune capricieuse qui peut paraître dans un coin du ciel où on ne l'attend pas.
Par précaution, elle se recoucha un moment. Puis, rassurée, elle se releva et se saisit des tubes comme à l'accoutumée. Elle les emboucha et ô merveille, n'étant point interrompue, elle put enfin aspirer de toute la force de ses poumons ! Sept longues coulées de sang, drainées en même temps, se précipitèrent dans les tubes et confluèrent dans la grande bouche de la vieille sanguinaire. A grandes gorgées gloutonnes, elle avala ce sang chaud et vermeil et s'en emplit le ventre. Enfin rassasiée, elle rota plusieurs fois pour manifester et sa satiété et la victoire qu'elle pensait avoir enfin remportée sur Baagumaawel et ses oncles.
Après s'être ainsi bien repue sans le savoir du sang de ses propres filles, Njeddo Dewal se leva et s'arma de son couteau à deux tranchants, si finement aiguisé qu'il pouvait, disait-on, couper l'air en deux morceaux. Elle enjamba le corps de l'enfant, toujours apparemment plongé dans un sommeil si profond qu'il lui ôtait toute sensibilité extérieure, et, ragaillardie par son festin, se rendit dans les appartements privés de ses filles dans l'intention d'y égorger les oncles de Baagumaawel. Tout doucement, elle ouvrit une à une les portes des chambres et y pénétra à pas de loup. L'obscurité y était intense et c'est à tâtons qu'elle essayait de distinguer ses filles de leurs compagnons. Les deux amants étant couchés côte à côte, elle tâtait rapidement les têtes et les parures. Et chaque fois que sa main passait sur une tête au menton et aux tempes velus surmontée d'un bonnet masculin, elle n'hésitait pas à la couper comme on l'aurait fait d'un vulgaire animal de boucherie. Ainsi sept fois, dans chacune des sept chambres, elle égorgea avec une férocité sans nom qui emplissait son cœur d'un plaisir ineffable.
Lorsqu'elle eut terminé sa sinistre besogne, elle rengaina son couteau et retourna dans sa chambre. Elle enjamba à nouveau Baagumaawel, toujours endormi à poings fermés en travers de la porte. Enfin elle se jeta sur sa couche, expirant l'air de ses poumons dans un soupir qui exprimait la satisfaction la plus grande.
A peine était-elle allongée sur son lit qu'elle sombra dans un sommeil si lourd que le plus puissant tonnerre n'aurait pu la réveiller. Ce n'était pas, on s'en doute, un sommeil normal. Baagumaawel avait en effet profité de l'absence de la sorcière sanguinaire pour saupoudrer sa couche d'une puissante poudre somnifère et y répandre une gomme gluante magique, si bien que Njeddo, endormie comme un cadavre, était littéralement collée à son lit, lequel était lui-même fiché en terre par quatre pieds solides.
La vieille femme se mit à respirer bruyamment, signe manifeste d'un sommeil profond. BaagoumâweI en profita pour se rendre dans les appartements de ses oncles, qui se tenaient prêts à fuir avec lui. Il ramassa les sept têtes des filles de Njeddo et vint les aligner sur le seuil de la chambre à coucher de la mégère. Puis il s'en fut trouver le fétiche parleur Demba-Nyaasoru 31, l'un des gardiens de Njeddo Dewal, et lui dit:
— Ô Demba-Nyaasoru ! Njeddo Dewal ne pourra se réveiller qu'après que mes oncles et moi-même aurons quitté Weli-Weli et ses domaines. Lorsqu'elle se réveillera, tu lui diras de ma part, puisqu'elle n'a pas cru bon de me demander ce qu'il me fallait pour m'endormir réellement cette nuit, que le dernier jour de chaque semaine ma mère avait l'habitude de ficeler mes poignets et mes chevilles avec des fibres de pierre. Or je ne pense pas que Njeddo possède un couteau assez tranchant pour écorcher la pierre comme on le ferait de l'écorce du baobab. Croyant que je dormais, Njeddo est sortie pour aller égorger mes oncles. Apprends-lui que, sans le savoir, elle a coupé de sa main la tête de ses propres filles. « Le bois pourri d'une margelle de puits finit toujours par tomber dans le puits , enseigne l'adage. Autrement dit, celui qui prépare le mal à l'intention de son prochain verra tôt ou tard ce mal se retourner contre lui. »
Sur ce, Baagumaawel se transforma en une pirogue volante 32, embarqua ses oncles et s'envola avec eux pour Heli et Yoyo.
Njeddo Dewal dormit trois jours de suite. A la fin du troisième jour, lorsqu'elle se réveilla, elle se trouva fixée au sol comme un morceau de fer soudé à un autre. Elle appela Demba-Nyaasoru, son fétiche parleur… Celui-ci lui répondit :
— Ô Njeddo Dewal ! Baagumaawel t'a plongée dans un sommeil de plomb, puis il a rivé ton corps au sol. Tu ne seras libérée de ta couche que lorsqu'il aura quitté le pays qui dépend de ta puissance. Sept têtes coupées de tes mains sont alignées à ta porte. A toi de les identifier…
Puis il se tut, et malgré tous les efforts de Njeddo Dewal, il ne reprit plus jamais la parole.
Dès que Baagumaawel eut franchi la limite du pays dominé par la grande magicienne, celle-ci fut délivrée des liens qui la maintenaient clouée au sol. Elle se leva et se dirigea vers la porte. Aucune stupéfaction ni céleste ni terrestre ne saurait égaler celle qu'elle éprouva lorsqu'elle reconnut les têtes de ses sept filles, bizarrement affublées de barbe et de favoris comme des hommes et la tête rasée comme celle d'un vieux vautour. Elle poussa un cri si perçant et si épouvantable que les entrailles de la terre faillirent en être extirpées et que les étoiles du ciel faillirent tomber comme des fruits mûrs ! Les deux mains sur la tête, elle se mit à pleurer et à chanter tout en se balançant :
Ô Geno 33 ! Toi qui connais le bien et le mal,
toi qui as créé le mâle et la femelle,
qui as créé les minéraux,
les végétaux et les animaux,
pourquoi m'as-tu abandonnée
à la merci de Baagumaawel ?
Pourquoi m'as-tu fait égorger mes sept filles ?
Elles étaient la fraîcheur de mes yeux,
elles étaient la paix de mon cœur !
Chancelante, elle sortit de la maison et se dirigea vers le grand baobab aux vautours (61). A ce moment, tous les charognards à la tête chauve se trouvaient réunis dans ses branches. Une vieille hyène 34, qui logeait dans le creux du baobab était également présente. Njeddo Dewal lança un appel :
Ohé, hyène du baobab !
Ohé, vautours du baobab !
C'est vous qui consommiez
tous les cadavres de mes victimes,
hommes ou animaux.
Baagumaawel m'a fait égorger mes filles.
Il a réduit au silence
Demba-Nyaasoru, mon gardien vigilant.
Je fais appel à vous, je demande votre secours.
Aidez-moi contre Baagumaawel,
contre ses oncles et tous les habitants de son pays !
Dites-moi ce que je dois faire
pour que Demba-Nyassoru
recouvre ses facultés d'antan.
La vieille hyène sortit du creux du baobab. Elle commença par s'étirer comme un chien qui s'éveillé, puis appliqua son museau contre terre et hurla si fort que la terre en trembla. Huit hyènes, neuf vautours et cinq grands singes (62) ne tardèrent pas à se réunir autour de Njeddo Dewal 35. La vieille hyène leur dit :
— Je vous ai fait venir afin que nous tenions un conseil en vue d'aider notre bienfaitrice Njeddo Dewal. Une guerre sans merci vient d'éclater entre elle et Baagumaawel. Vous, les neuf vautours, prenez votre vol, visitez le pays et réunissez tous les renseignements qui nous permettront de combattre efficacement Baagumaawel et ses acolytes et de triompher d'eux. Quant à vous, singes, fouillez les forêts ! Et vous, hyènes, rôdez autour des villages de Heli et Yoyo et rapportez-moi tout ce qui se dit là-bas, de bouche à oreille ou à haute voix. Au besoin, devinez les pensées intimes des gens !
Et ne vous laissez pas découvrir, car Baagumaawel n'est pas un ennemi méprisable. C'est un adversaire de taille, malgré sa petitesse apparente. S'il est encore à l'intérieur des frontières de Njeddo Dewal, il n'est pas à l'abri de notre action et nous ne risquons rien mais s'il les a franchies, le danger que nous courons n'est pas mince. Nous ne prendrons donc jamais trop de précautions pour nous prémunir contre le petit diablotin.
Sitôt dit, les agents de Njeddo Dewal se dispersèrent sur terre et dans les airs. Elle-même resta assise sous le baobab, observant tout ce qui bougeait autour d'elle et formulant des incantations :
Ô esprit ete ete (63)
Esprit de la chaleur
qui sais enthousiasmer les âmes !
Inspire mes envoyés, guide leurs pas,
ouvre leurs yeux, débouche leurs conduits auditifs !
Que rien n'échappe à leur vue,
que leurs oreilles entendent tout.
Ô esprit Nenye-nenye,
gardien du deuil et de la tristesse !
Fais pleuvoir mort et désolation
sur Baagumaawel et les siens.
Dessèche les mains du diablotin,
qu'elles ne puissent plus ni saisir ni lâcher.
Ô esprit Lundenjaw,
gardien des dangers !
Embouche le tube métallique
monté sur un fût de cuivre !
Tonne, brise et tue
tous les héros de Heli et Yoyo !
Que leurs cris soient désormais :
Mi Heli Yooyoo, mi Heli !
Mi Heli Yooyoo, mi Heli (64)
Ô esprit Kefajaw,
massacreur impitoyable !
Extirpe les âmes
des hommes et des animaux de Heli et Yoyo
comme on cueille un fruit mûr !
En cela, par cela, pour cela et avec cela,
je renouvelle ma soumission à Doundari ! 36
en citant la chaîne
dont je suis l'un des chaînons (65).
Venez, ô esprits ! J'attends votre action
du treizième au vingt et unième jour 37
de la prochaine lunaison !
Après avoir lancé cette invocation, elle poursuivit son monologue intérieur :
— Kumbasaara, le grand fétiche, a eté délivré par Siree et Baa-Waamnde de ma gourde métallique. Depuis, j'ai perdu sa trace. Lui seul pourrait me faire savoir si celui que l'on appellera Ga'el-Waalo est né, car sa naissance ne signifie rien de bon ni pour moi ni pour mes affaires. Lui seul pourrait me conseiller et me dire ce que je dois faire 38.
J'ai envoyé en reconnaissance des hyènes à la crinière rude, des singes agiles grimpeurs, des vautours grands voiliers, excellents planeurs. Ils ont pris les airs, envahi les bois et les alentours des villages afin de me rapporter des renseignements sur Kumbasaara et Baagumaawel.
Le temps s'écoula. Plongée dans ses pensées, Njeddo Dewal attendait toujours au pied du baobab. Enfin, elle vit revenir ses auxiliaires, mais tous étaient bredouilles. Son désarroi fut porté à son comble. Dans sa colère, elle les traita d'imbéciles, les chassa et perdit ainsi, sans s'en douter, de précieux informateurs.
Vexé on ne peut plus, le silatigi des singes 39 répliqua :
— Ne t'avise plus jamais de demander aide à la gent ailée, aux quadrupèdes des bois et moins encore aux animaux grimpeurs ! Et si tu l'ignores, ô Njeddo Dewal, Ga'el-Waalo, ton adversaire prédestiné, est né. Miraculeusement sorti du ventre de sa mère sans l'assistance d'une matrone, il a pris de lui-même son premier bain. Et cet enfant remarquable n'est autre que Baagumaawel lui-même !
La révélation assomma la mégère. Privée de ses moyens habituels, désemparée, ne sachant que faire, elle se mit à se lamenter :
— Certes, gémit-elle, mon premier traître fut le geddal, le plus misérable des lézards que Geno ait jamais créés. C'est lui l'animal infernal qui permit à Baa-Waamnde, Siree et Kobbu de traverser les flammes et d'atteindre l'île au milieu du lac. Je n'avais pas prévu l'intervention de la Reine scorpion, non plus que celle de son ver souterrain, ce lombric qui, coupé en deux, donne naissance à deux lombrics, que l'on appelle “aiguille de la terre” et qui stimule le fourmilier.
Ô Geno,
puisses-tu faire tomber les dents de Baagumaawel 40
et lui inoculer une variole
qui laissera ses pustules sur son corps,
l'enlaidira et lui crèvera les yeux !
Qu'il tombe malade et que ses facultés dépérissent !
Que sa chair se consume !
Que ses os pourrissent !
Que sa peau se dessèche et se ratatine
Qu'il pue comme un village d'ordures 41
installé auprès d'un abattoir
Que les vers grouillent en lui
et qu'il en perde son sang !
Que rien désormais ne lui soit plus facile
Que ses nerfs se dévident
comme le fil d'un écheveau
Que ses lèvres se boursouflent
Qu'il gonfle et se remplisse de pus !
Après cette terrible imprécation, la grande sorcière frappa la terre de son pied droit. Son coursier ailé apparut.
— Mène-moi, ordonna-t-elle, au lieu où est enterré Kiikala, le premier homme apparu sur la terre. Je passerai la nuit auprès de sa tombe afin d'avoir un rêve prémonitoire qui m'indique le moyen de combattre le taurillon du Wâlo. Il faut que je le tue avant qu'il ne me tue. Je casserai la maison 42 de son père et de sa mère, je casserai le village où naquirent ses parents paternels et maternels. Je les tuerai tous et je contemplerai leurs cadavres !
Ayant dit, elle s'envola sur le dos de son grand oiseau qui se dirigea tout droit vers Saabeere 43, le lieu où était enterré Kiikala. Cette antique cité, dont il ne restait que des traces, était située dans une plaine spacieuse appelée Boowal-Maama 44 , la plaine même où les génies, qui ont été créés bien avant les hommes, se réunissaient pour se concerter et discuter de leurs affaires.
Une fois sur les lieux, Njeddo Dewal chercha la tombe de Kiikala. Elle la trouva à côté dé celle de Naagara, son épouse.
Elle piégea et attrapa un vieux vautour au chef dépourvu de tout duvet et lui coupa la tête. Elle alla quérir des poils provenant de la crinière d'un vieil âne aux forces épuisées. Elle rechercha également du dondolde de cheval, cette matière blanche qui se forme au coin de l'œil malade. Elle coupa la tête d'un coq. Enfin, elle cueillit un peu d'herbe qui avait poussé sur une tombe anonyme.
Elle déposa le tout dans un canari en terre cuite et y versa de l'eau en récitant la grande formule magique qui commence par : « Jom-têti, man-têti » 45 Elle se tourna alors successivement vers les six points fondamentaux de l'espace : les quatre points cardinaux auxquels elle fit face, puis le zénith et le nadir qu'elle regarda en levant et en baissant la tête. Dans chaque direction, elle récita huit fois ces deux paroles rituelles. Ensuite elle ajouta :
— Ô esprits des éléments réunis dans ce canari 46 ! Arrachez leurs secrets aux six points de l'espace et répondez aux questions que je vous poserai, mais non à celles que je ne vous poserai pas.
Elle cracha sept fois dans le canari et fit bouillir le tout. Quand le mélange eut bien bouilli, elle en recueillit le liquide. Elle en utilisa une partie pour faire cuire un dîner qu'elle consomma debout. Avec le reste, auquel elle ajouta de l'eau provenant d'un vieux puits peuplé de grenouilles, elle prépara un bain dams lequel elle se purifia, 'après quoi elle confectionna une sorte de coussin circulaire en tressant des branches tendres de ngelooki et un autre en tressant des branches de safato (66). Cela fait, elle s'allongea sur le sol à côté de la tombe, plaça le coussin de ngelooki sous sa tête et le coussin de safato sous ses pieds. Puis, la tête tournée vers l'ouest, dans l'attente d'un rêve prémonitoire, elle s'endormit 47.
Quelques instants avant le premier chant du coq, elle fit un songe. Un esprit lui apparut, qui lui disait :
— Ô Njeddo Dewal ! Tiens-toi sur tes gardes car les choses vont changer pour toi. Le taurillon du Wâlo est né. Il est en train de grandir à une cadence que jamais ne connut fils de femme. Chaque jour lui apporte la croissance d'un mois. C'est un prédestiné venu au monde pour lutter contre tous les maux qui affligent le peuple pullo.
Njeddo se réveilla en sursaut, bouleversée par ce songe. Elle refusait d'y croire. Ce ne pouvait être qu'un cauchemar ! Elle se leva en hâte, monta sur son oiseau et prit la fuite, abandonnant ces lieux qui n'étaient plus pour elle qu'une plaine d'inquiétude.
Une fois de retour chez elle, elle incinéra les corps de ses filles, recueillit leurs cendres dans des paquets separés et mit le tout dans un sac. A sa plus grande stupéfaction, Weli-Weli se transforma soudain sous ses yeux en un amas chaotique de cailloux et de pierrailles, creusé par endroits de cavernes et d'excavations comme on en voit parfois dans la brousse la plus sauvage. C'était l'effet d'un sort jeté par Baagumaawel.
Weli-Weli n'êtait plus peuplée que de vieilles hyènes amaigries, de lions presque 'édentés, de panthères sans griffés. Les serpents avaient perdu tout venin. Les crapauds et les lézards envahissaient les rues. Les seuls habitants que l'on y croisait désormais étaient des biches, des antilopes et des ânes sauvages, des ecureuils, des varans et des porcs-épics. La cité n'était plus qu'une immense ruine devenue le rendez-vous de tout ce qui naît dans les forêts, éclot dans les trous, est couvé dans les nids, et cela au milieu de toutes espèces d'herbes et de plantes plus garnies d'épines que de fleurs et plus vénéneuses que comestibles ou guérisseuses.
Anéantie par ce spectacle qui faisait suite à son rêve sinistre, Njeddo Dewal se retira dans l'une des cavernes de sa cité en ruine.
Pendant ce temps-là, Baagumaawel et ses oncles étaient rentrés chez eux. Un beau jour, les sept frères vinrent trouver leur neveu et lui demandèrent avec insistance de leur faire faire une promenade aérienne au-dessus des domaines de Njeddo Dewal. Ils voulaient voir ce qu'était devenue Weli-Weli. Tout d'abord, Baagumaawel refusa, les mettant en garde contre les risques qu'une telle aventure leur ferait courir à tous.
Les jeunes gens firent alors intervenir leur sœur Wâ-m'ndé. Celle-ci, malgré les craintes qu'elle éprouvait, demanda à son fils de donner satisfaction à ses oncles 48.
Peut-on refuser une demande formulée par la maman 49, cet être au sein duquel nous avons logé pendant neuf mois, dont la matrice nous a servi de chambre à coucher, de salle à manger et de lieu d'aisances, et qui, au risque de perdre ses jours, nous a donné les nôtres ? N'est-ce pas elle qui, après notre naissance, nous a encore portés durant vingtquatre mois pendus à ses mamelles, blottis dans son giron, ou attachés dans son dos ? Vraiment, qui pourrait jamais payer sa mère ? Personne ! Le plus grand témoignage de reconnaissance que nous puissions manifester à notre maman est donc de satisfaire ses moindres désirs, quels qu'ils soient, avec le plus d'empressement possible.
Baagumaawel n'ignorait pas ce qu'il devait à sa mère et comment il devait se comporter à son égard. Aussi lui répondit-il :
— Puisque tu me le demandes avec insistance, je vais donc, avec mes oncles, affronter le danger que représente une expédition dans les domaines de Njeddo Dewal.
Et il se transforma derechef en pirogue volante, embarqua ses oncles et prit son vol pour le périlleux voyage.
De son côté, la grande mégère, tapie dans sa caverne, réfléchissait sur le moyen de connaître l'interprétation exacte du songe qu'elle avait fait auprès de la tombe de Kiikala et sur la meilleure action à entreprendre pour prendre sa revanche sur Bàgoumâwel et ses oncles.
Dans sa retraite, elle n'avait plus pour compagnons que des chauves-souris puantes, des puces et des punaises et son fidèle coursier aérien.
Un beau jour, elle entendit le bruit provoqué par le déplacement dans l'espace de la pirogue volante. Elle sortit précipitamment de sa caverne.
— C'est Ga'el-Waalo le provocateur, s'écria-t-elle, qui vient avec ses oncles pour se réjouir de l'état désastreux de ma cité !
Et s'élançant sur son oiseau, elle prit les airs pour attaquer Baagumaawel. Celui-ci, qui avait eu le temps de survoler la cite en ruine, s'était déjà engagé sur le chemin du retour.
L'oiseau de Njeddo Dewal filait à une vitesse telle qu'il ne tarda pas à se rapprocher de la pirogue volante. Njeddo lança vers celle-ci un lasso de sorcier. Le sifflement de la corde attira l'attention de Baagumaawel. Aussitôt, il jeta vers Njeddo un balai magique. Le balai dressa son faisceau de tiges de jonc comme un hérisson dresse ses piquants et se déploya en éventail. La corde magique vint s'y enrouler. Croyant avoir fait une bonne prise, Njeddo tira ; mais les joncs étaient tranchants ; ils coupèrent la corde en quatre morceaux qui tombèrent sur la terre. Le premier se transforma en un gouffre si profond qu'il donnait le vertige à quiconque le survolait ; le deuxième devint un grand fleuve agité de vagues furieuses ; le troisième se métamorphosa en une montagne si haute que l'aigle le plus puissant ne pouvait la survoler ; enfin le quatrième devint un incendie de plaine si violent qu'il embrasait jusqu'à l'atmosphère.
Tenant encore à la main ce qui restait de son lasso, Njeddo Dewal activa l'allure de son oiseau. Mais lorsque celui-ci commença à survoler le gouffre, il subit une sorte d'attraction qui lui fit perdre progressivement de l'altitude. Finalement, lorsqu'il arriva au beau milieu du trou béant, il y tomba patatras ! Ses plumes s'agglutinèrent les unes aux autres comme si elles avaient été trempées dans de la colle. Njeddo Dewal, désarçonnée, fut obligée de recourir à ses propres jambes.
L'excavation était obscure comme une nuit profonde. Pendant de longues heures, la mégère marcha au hasard a la recherche d'une issue. Enfin elle aperçut devant elle un petit trou qui n'était guère plus grand que le chas d'une aiguille.
Njeddo Dewal portait toujours en bandoulière sa besace de sorcière qui contenait maintenant, en plus de son arsenal magique habituel, les cendres de ses filles. Elle en sortit un sachet, l'ouvrit et y prit une pincée de poudre explosive qu'elle mélangea à une pincée de cendres. Elle creusa dans le sol, tout près du petit trou, un autre trou d'une profondeur d'une coudée et y plaça le mélange. Elle sortit alors de sa besace un morceau de couverture kaasa 50 et en frotta énergiquement sa chevelure. La pièce de laine s'alluma. Njeddo posa cette mèche improvisée à côté du trou et s'éloigna pour se mettre à l'abri derrière une petite éminence. Ramassant une branche morte qui traînait par là, elle s'en servit pour pousser le morceau de kasa enflammé dans le trou. Une déflagration retentit et le petit trou, gros comme un chas d'aiguille, s'élargit en une déchirure suffisante pour permettre le passage. La sorcière sortit de sa cachette et s'évada par cette issue providentielle. Hélas, ce fut pour aller tomber dans le fleuve où les vagues étaient si furieuses qu'elles projetaient en l'air les petits animaux marins comme de vulgaires grêlons.
Luttant contre les vagues, un gros hippopotame réussit à s'approcher de Njeddo Dewal :
— Qui es-tu, cria-t-il, pour oser pénétrer dans ce fleuve en un moment si tourmente ? Et où vas-tu, candidate à la mort ?
— Je suis, dit-elle, une servante dévouée de Ga'el-Waalo Baagumaawel, le grand magicien bienfaiteur ne d'autres bienfaiteurs des animaux et des hommes. Il est entré en guerre contre Njeddo Dewal, la reine de Weli-Weli, et il m'a chargée de surveiller ses va-et-vient. Eh, bien, elle est entrée en campagne ! Elle porte en bandoulière son sac à malices qui contient les plus terribles des formules et des recettes magiques, de quoi faire se volatiliser la terre tout entière et faire crouler les cieux en quelques clignements d'yeux. Je sais qu'elle est partie ce matin de chez elle, chevauchant un gros oiseau endurant et rapide. Elle sera dans les parages avant demain matin, au plus tard demain dans l'après-midi. Or aucune force, sinon celle de Bàgoumâwel lui-même, ne pourra lui barrer le chemin. Si le taurillon du Wâlo n'est pas prévenu à temps, Njeddo Dewal le surprendra et neutralisera à coup sur son système de protection. Aussi dois-je l'avertir au plus vite afin qu'il s'apprête à affronter la grande sorcière.
Abusé par cette déclaration, le naïf hippopotame prêta son énorme dos à la grande magicienne. Elle s'y installa confortablement et put ainsi traverser sans dommage le fleuve en furie.
Une fois débarquée sur l'autre rive, elle vit se dresser devant elle une montagne solidement fichée jusqu'au fond de la septième terre et si élevée que son sommet semblait transpercer les nues. Elle passa toute la journée à chercher une issue ou un moyen d'escalader ce nouvel obstacle infranchissable. Tantôt elle marchait en souriant, levant les yeux pour observer l'énorme paroi ; tantôt elle examinait le sol, penchée comme pour ramasser du bois mort — tantôt elle marchait à quatre pattes… mais rien de tout cela ne servit à rien 51.
De guerre lasse, elle résolut d'escalader la muraille, dût-elle s'y rompre l'arbre du cou 52 ou la fourche centrale de son corps 53. Sept fois elle tenta l'escalade, sept fois elle dégringola comme une pierre dévalant du sommet d'une colline.
Gravement écorchée, ses blessures saignaient comme des fontaines, mais elle ne se découragea pas.
Sortant une poudre de sa besace, elle la mélangea avec un peu de cendres de ses filles et s'en enduisit la plante des pieds, les paumes et les genoux. Immédiatement, ces zones de son corps devinrent aussi adhésives que des pattes de gecko. Se plaquant contre la paroi, elle s'éleva péniblement, pouce par pouce, coudée par coudée, et parvint enfin à atteindre le sommet. Hélas,, celui-ci débouchait brusquement sur une pente si glissante qu'avant même de s'en apercevoir Njeddo était entraînée et glissait jusqu'au pied de la montagne. Là, semblant l'attendre, un grand incendie faisait rage. Tout crépitait ! Les langues des flammes s'étiraient, se lançaient dans l'espace et vomissaient une fumée si épaisse et si noire qu'elle en voilait le ciel. De grands rapaces, planant au-dessus de l'incendie, attrapaient au vol les oiseaux et les insectes qui tentaient d'échapper aux flammes. Des lièvres flambaient comme des bûches de bois mort, des tortues rôtissaient comme des poules au four.
Comprenant que jamais elle ne pourrait traverser cette plaine de feu sans brûler vive, Njeddo Dewal eut recours à un subterfuge : elle s'enduisit le corps de cendres de gecko, mêlées à de la poudre provenant d'une plante qui empêchait le feu de brûler. Ainsi protégée, elle pénétra dans l'incendie. Et la voici qui foulait la terre brûlante, marchait sur les braises ardentes, enjambait les bûches enflammées ! Tout enveloppée de flammes et de fumée, elle joua si bien des mains et des pieds qu'à la fin elle parvint à la limite de l'incendie et en sortit. Mais ses cheveux et ses poils, non protégés par la poudre, avaient été léchés et calcinés par les flammes, si bien que son crâne resta nu et son corps bruni comme un mouton dont on a flambé la peau.
Certes, elle avait échappé à la mort, mais elle sentait le cadavre et ses yeux étaient devenus aussi rouges que la fleur du kapokier.
Enfin sortie de toutes ces épreuves, Njeddo Dewal constata que Baagumaawel avait eu le temps de lui échapper. Il avait dépassé les limites de ses domaines et elle n'avait plus aucune prise sur lui. Effondrée, elle alla s'asseoir sous un grand fromager peuplé de chauves-souris et se mit à pleurer à chaudes larmes, se mordant les doigts de dépit. Elle était si malheureuse que l'espace, malgré son immensité, lui parut aussi resserré qu'un cachot exigu. Impuissante, ne sachant plus que faire ni que dire, elle s'attaqua dans sa colère aux arbres et aux plantes qui l'entouraient. Pestant et maudissant, elle les arrachait avec furie et les jetait comme des projectiles dans la direction où avait disparu Baagumaawel.
Les chauves-souris qui logeaient dans le fromager vinrent l'entourer.
— Ô Njeddo, lui dirent-elles, une fois encore Baagumaawel t'a échappé. Voici notre conseil : roule-toi dans la poussière, badigeonne ton corps avec du kaolin, porte un vêtement fait de feuilles cousues et rentre chez toi sous ce camouflage. Tu ressembleras à une touffe de branchages poussée par le vent et cela te permettra de regagner ta retraite sans t'exposer aux effets des sortilèges que Baagumaawel a semés sur ta route. Si tu n'agis pas ainsi, non seulement tu ne retrouveras pas le chemin de ta demeure, mais, sois-en certaine, tu périras avant sept jours. Quant à Baagumaaweli il a rejoint Heli et Yoyo sans mal et ses oncles sont rentrés chez eux, après avoir congratulé leur sœur Waamnde et béni le ciel de leur avoir donné un neveu aussi merveilleux !
Njeddo Dewal appliqua à la lettre les conseils des chauves-souris (67). Bien cachée sous son camouflage vert, elle put regagner sans dommage sa caverne dans la cite" en ruine. Une fois à labri dans sa retraite, elle passa sept jours à réfléchir sur ce qu'elle devait faire pour prendre sa revanche sur Baagumaawel ; mais contrairement à ses vœux elle ne trouva aucune solution. Epuisée, souhaitant se remettre de ses trop grandes émotions, elle prit un breuvage somnifère qui la fit dormir durant toute une semaine. A son réveil, rien n'avait changé.
Ne pouvant résister plus longtemps aux tourments qui l'agitaient, elle alla décrocher sa besace et en sortit un sachet qui contenait une poudre préparée avec les cendres d'un caméléon. Elle se lava à la manière dont on lave rituellement les cadavres. Elle délaya la poudre magique dans de l'eau et s'en badigeonna tout le corps, puis elle but une partie de cette mixture. Cela fait, elle alla s'asseoir sur un siège en lianes de fôgi tressées. Faisant face à l'ouest, elle attendit le moment où le disque du soleil commença à disparaître derrière l'horizon. Alors elle prononça cette incantation :
— Ô Geno, écoute ma voix.
Tu es le Maître,
le Maître absolu de tout.
Je suis une mère,
une mère désespérée
qui pleure la mort de ses sept filles.
De même que le soleil
va disparaître dans l'obscurité,
ô Geno, fais que mon aspect habituel
disparaisse comme disparaît
le cadavre dans sa tombe.
De grâce, ô Geno !
Fais que je devienne une belle femme
dont la vue enivrera les hommes
et leur fera perdre toute raison.
Ô Geno, détenteur de la splendeur
fais de moi une femme splendide,
experte, aimable et attrayante !
Après cette prière, elle regagna sa couche et s'endormit comme une âme innocente qui n'a jamais rien eu à se reprocher…
Le lendemain matin, au réveil, Njeddo découvrit qu'elle était devenue une jeune femme à la beauté incomparable, semblant tout droit sortie du paradis 54 ! Elle était entourée de sept courtisanes, toutes plus ravissantes les unes que les autres. Elle leur dit :
— Le temps est en train de fuir. Partons le plus vite possible, car le temps perdu ne revient pas.
Sans attendre, elles montèrent sur de magnifiques chevaux richement harnachés que la magie de Njeddo venait de susciter, et se dirigèrent sur le pays de Heli et Yoyo.
La grande sorcière avait pris soin de dépêcher audevant d'elle des émissaires montés sur des chevaux rapides. Ils annonçaient partout l'arrivée d'une grande caravane chargée de riches marchandises, conduite par une commerçante fortunée qui venait à Heli pour y assister à la foire annuelle d'une semaine. Avant de partir, ils distribuaient à foison des échantillons de toute beauté, permettant d'apprécier la qualité et la richesse des articles qui seraient offerts aux amateurs.
Une fois arrivée à Heli, Njeddo installa son campement hors de la cité. Elle y fit élever des édifices provisoires si bien agencés et disposés si harmonieusement que tous les habitants de Heli, aussi bien que les amateurs de foire accourus des quatre coins du pays, en furent charmés. L'endroit était d'autant plus aimable et riant qu'il était recouvert d'une splendide végétation et qu'entre les arbres au feuillage touffu un bras de rivière se tortillait comme un serpent qui se love. Bref, l'attrait du campement de Njeddo était tel que bientôt la foire de Heli s'y transféra presque tout entière.
Le campement était inondé d'objets précieux en or et en argent, de bracelets, de perles, de colliers et de bagues. On y trouvait des ustensiles et des outils en cuivre jaune ou rouge finement ciselés, des habits de soie garnis de glands et de franges et brodés de fils d'or pur, de grands chevaux pur sang bien dressés et mille autres merveilles, le tout mis à l'encan pour presque rien ! Les ânes n'y étaient pas des ânes ordinaires, mais des bardots 55. Les moutons et les chèvres rivalisaient de taille avec les antilopes. Quant aux vaches, elles étaient si bonnes laitières qu'il pleuvinait du lait de leurs tétines à chacun de leurs mouvements.
La population se rua à la foire de l'étrangère. Les articles étaient si bon marché que, durant sept jours, on ne fit qu'acheter ; personne n'eut le temps de rien vendre.
La réputation de la riche marchande s'étendit bientôt dans tout le pays. C'était ce qu'espérait Njeddo Dewal. Sa poitrine, jusqu'alors rétrécie à l'extrème, se dilata. Enfin, ses souhaits étaient en train de se réaliser ! Elle fit proclamer qu'elle allait donner, avec ses compagnes et ses compagnons, une grande fête destinée aux jouvenceaux, dans l'espoir qu'à cette occasion se noueraient des liens matrimoniaux qui lieraient plus étroitement encore son propre pays au pays de Heli et Yoyo.
La proposition souleva l'enthousiasme. On en parla au marché, dans les rues, sur les places publiques comme dans les demeures privées. Pour tout le monde, la venue de cette femme aussi riche que Salomon et plus puissante que la reine Balqis était une bénédiction en même temps qu'un don du ciel dont il fallait profiter. La chance n'est-elle pas, dit-on, comme un poil capricieux ?
Puisqu'on ne sait pas sur quell partie du corps il va pousser, il faut le surveiller et savoir s'en saisir à temps.
Au jour dit, la fête promise fut donnée. Les oncles de Baagumaawel s'y rendirent malgré les réticences de leur neveu. Celui-ci leur recommanda de se montrer aussi vigilants et prudents que possible car, à son avis, la distribution à l'encan d'une telle fortune ne pouvait que cacher un dessein inavouable.
Lorsque les jeunes gens se présentèrent à son campement, la riche commerçante choisit les six plus belles filles de sa cour et les jeta dans les bras des six plus jeunes frères, elle-même se réservant Hammadi, l'aîné. Chacune d'elles promit à son cavalier qu'elle l'épouserait. Et ce qui arriva cette nuit-là, qui pourrait mieux le dire que ce petit poème fulfulde ?
Aga (68) t'a dit: « Homme, prends garde !
Crains l'éventail tressé par la femme 46,
il est plus dangereux que la lance guerrière.
Dans la femme tu peux te noyer,
te perdre et sombrer sous les yeux de tous.
Qui touche à l'immondice 57, ses mains souillera.
La beauté de la femme aveugle le mâle.
Il en divague au point de disloquer son honneur
il tâtonne, il bégaie, il bégueté en vain.
S'il réussit, c'est la honte,
S'il échoue, C'est le mépris (69).
Hélas, les oncles de Baagumaawel ne prirent pas garde à l'éventail tressé par la belle et riche commerçante. Ils acceptèrent aveuglément les propositions de leurs compagnes et promirent de les suivre afin de les demander traditionnellement en mariage à leurs parents 58. Mais ils avaient touché à l'immondice, et les rapports qu'ils avaient eus avant le mariage leur avaient fait perdre la raison.
Averti, Baagumaawel réunit le conseil des vieux de Heli et de Yoyo.
— Mes oncles se sont laissé tenter, leur dit-il. Croyant avoir trouvé des compagnes idéales, ils veulent les suivre pour aller faire la connaissance de leur futurs beaux-parents. Mais cette femme qui est venue inonder notre foire de ses marchandises aussi nombreuses que des grains de sable me donne des inquiétudes. Je doute fort qu'elle soit ce qu'elle paraît être.
Certes, la coutume des Fulɓe rouges 59 veut que les sept premières nuits de noce se passent dans la maison des beaux-parents et je comprends que mes oncles veuillent respecter la tradition, mais je doute fort que tout cela se termine bien. Je crains que Njeddo Dewal ne soit derrière cette affaire. Comment comprendre, en effet, qu'une femme si belle et si riche soit obligée de parcourir le pays pour se trouver un époux et en procurer à ses belles compagnes ? Il est de coutume qu'une marchande cherche à tirer bénéfice de son commerce ; or celle-ci vend ses marchandises précieuses au plus bas prix. A mon sens, elle cherche tout autre chose qu'un bénéfice commercial, clest aussi clair que le soleil à son zénith ! Mais hélas, comme dit le proverbe: « L'oiseau qui doit mourir d'un coup de flèche ne perçoit pas le sifflement avertisseur du danger », ou encore : « Celui qui doit mourir ne perçoit pas le déplacement d'air de la balle qui le tuera. »
Bien malgré lui, Baagumaawel dut accepter le voyage de ses oncles, car rien ne pouvait entamer leur détermination. Dès le lendemain matin, on prépara la caravane. De beaux étalons richement harnachés furent offerts aux sept jeunes gens. Les marchandises non vendues furent réunies en paquets que l'on fixa solidement sur le dos des animaux de bât. De robustes bardots furent chargés à en faire ployer leur dos. Enfin, après une journée entière de préparatifs, le convoi fut prêt à partir pour une destination inconnue. Il quitta Heli et Yoyo au milieu de la nuit.
L'obscurité était si intense que personne ne pouvait voir même la paume de sa main. La riche commerçante était montée sur un grand bœuf porteur. Les sept oncles de Baagumaawel caracolaient à ses côtés. Tout fiers, ils faisaient marcher l'amble à leurs montures et même, parfois, les faisaient danser pour honorer leurs futures épouses (70).
La caravane progressa toute la nuit. A l'aurore, la riche commerçante dit à Hammadi :
— Prenez les deyants, toi et tes six frères : vous nous servirez d'avant-garde. Le reste du convoi vous suivra en file indienne.
Hammadi partit en tête, suivi par ses six frères. Njeddo Dewal venait immédiatement après Njobbo, le cadet.
Tout joyeux, Hammadi déclamait des chants d'amour et des airs de bravoure. Il les entrecoupait de poèmes bucoliques remémorant les exploits des grands bergers d'antan, ou de chants guerriers glorifiant des héros qui avaient donné leur sang pour défendre la femme, l'orphelin et le bovidé. Ses jeunes frères, eux, se limitaient aux chants nuptiaux, comme pour anticiper la consommation prochaine de leur union.
Pendant que les oncles de Baagumaawel se laissaient ainsi enivrer par leurs propres chants, ils ne s'apercevaient pas que derrière eux, au fur et à mesure de leur avance, la caravane diminuait régulièrement, comme peu à peu avalée par la terre. Ils marchaient droit devant eux, ne se préoccupant que de l'horizon qui reculait au loin comme un futur inaccessible.
Bientôt, la totalité du convoi avait disparu sous terre et la prétendue commerçante se retrouva seule derrière les sept oncles de Baagumaawel. Tout à coup, à l'immense stupéfaction des jeunes gens, leurs montures disparurent sous terre, comme avalées par un enlisement, et chacun d'eux se retrouva assis sur le sol. Surpris on ne peut plus, Hammadi se releva. Ne voyant plus la caravane, il interrogea sa fiancée qui se tenait debout devant lui, plus belle que jamais :
— Ô Wuuramkam, ma Vie 60, où sont donc passés le convoi et nos montures ? Où sommes-nous ?
— Pourquoi es-tu inquiet ? lui répliqua-t-elle d'une voix doucereuse. As-tu peur ? Si tel est le cas, sache que je ne puis aimer un poltron et que je ne lui accorderai jamais ma main. Mais je dois te dire la vérité. Je ne suis pas belle pour rien, sache-le. Ma mère est la fille d'un homme et d'une femme, mais mon père est un génie. Je ne saurais compter le nombre des hommes qui ont demandé à m'épouser, mais celui que j'ai aimé et choisi parmi tous c'est toi, et j'ai choisi tes frères pour mes compagnes. C'est pour vous éviter d'avoir à desseller vos chevaux et à les entraver que je les ai fait disparaître. Ne désire-t-on pas éviter toute peine à celui que l'on aime ?
Pendant que Njeddo parlait, les sept jeunes gens sentirent soudain que de puissantes forces invisibles les obligeaient malgré eux à s'allonger sur le sol et les y maintenaient immobiles, tandis que l'on maçonnait autour d'eux quelque chose d'aussi dur que de la pierre. Effectivement, Njeddo Dewal avait ordonné à un groupe de génies-maçons d'enfermer les oncles de Baagumaawel dans une sorte de sarcophage qui enveloppait leur corps et leur tête, ne laissant libre que leur visage. Ainsi les pauvres jeunes gens se trouvérent-ils bientôt emmurés dans un cercueil de pierre, tels des vivants parmi les morts ou des morts parmi les vivants.
Pour empêcher que la mort ne les délivre trop tôt de leurs souffrances, Njeddo avait prévu de les soutenir par un peu de nourriture. Elle ordonna ensuite à ses génies de lever les sarcophages et de les planter debout tout autour d'une circonférence de sept coudées de diamètre. Quand ils furent ainsi plantés comme une haie macabre, elle alla chercher son sac et en sortit les sept sachets contenant ce qui restait des cendres de ses fillés. Elle entra au milieu du cercle et vida chaque sachet au pied de chacun des sept sarcophages.
— Ô oncles de Baagumaawel ! s'exclama- t-elle. A chacun son tour ! Votre neveu m'a fait égorger mes filles dont vous avez les cendres devant vous. Je vous ai attirés dans mon domaine. Or, sachez-le, les gardiens de ce pays sont des serpents venimeux, les chefs de guerre des lions furieux et les serviteurs des éléphants astucieux. Vous n'aurez donc aucun moyen de vous évader de vos prisons !
Njeddo Dewal sortit alors de son sac un sachet de poudre. Elle en jeta une partie sur chacun des sept tas de cendres. Elle mélangea le tout au moyen d'une baguette de jujubier 61, cracha sept fois sur chaque tas, puis prononça des paroles inintelligibles pour toute autre qu'elle. Les cendres se mirent à remuer comme de la crème que l'on baratte. Le mélange devint semblable à un grumeau de sang. La matière agglutinée monta comme sous l'action d'un levain et s'arrondit en forme de gourde, évoquant le ventre d'une femme enceinte. Mais la gourde était transparente et, sous les yeux des sept momifiés, les gros morceaux de sang se transformèrent en os, en chair et en nerfs. Le tout s'ajusta miraculeusement et s'agença en une construction semblable à une termitière qui aurait eu vaguement l'aspect d'un corps de femme, mais un corps en forme de termitière.
Quelques instants après cette transformation hallucinante, Njeddo Dewal, qui s'était absentée, réapparut avec les sept têtes de ses filles. Elle les présenta aux sept garçons emmurés :
— Reconnaissez-vous ces têtes ? C'est votre neveu qui me les a fait couper. Soyez certains que je vous ferai mourir chacun sept fois pour venger mes filles dont vous voyez les corps en forme de termitière !
Un mois s'était écoulé depuis le départ de la caravane. A Heli et Yoyo, on n'avait reçu aucune nouvelle des jeunes gens. Waamnde, la mère de Baagumaawel, se rendit auprès de son fils :
— Mes frères ont suivi la femme commerçante et voilà un mois que nous sommes sans nouvelles d'eux, gémit-elle. Je crains qu'il ne leur soit arrivé quelque malheur.
Alors, soulevant ses seins et les pointant vers Bàgoumâwel, elle lui dit en le regardant bien en face :
— Je t'en conjure, par le liquide nourricier que tu as sucé de ces deux organes que je pointe vers toi 62, Baagumaawel mon fils, dis quelque chose pour me rassurer sur le sort de mes frères, ou fais quelque chose pour me les ramener. Ô taurillon du Wâlo ! Ils sont tes oncles ! Eux et moi sommes sortis du même ventre et avons sucé le même lait. Leur malheur est le mien et par ricochet il est aussi le tien.
Waamnde n'était pas la seule à s'inquiéter à Heli et Yoyo. Le pays tout entier s'interrogeait anxieusement sur le sort des sept frères qui s'étaient laissé emporter par la force aveugle de l'amour.
Pour recevoir une révélation, Baagumaawel se rendit sous le jujubier sacré de Heli et Yoyo, cet arbre merveilleux qui produisait en toute saison et sur lequel les pires sécheresses restaient sans effet (71). Il se gava de ses fruits, s'abreuva à la source limpide qui coulait à ses pieds ; après quoi il sortit d'un sac le crâne parleur dont il avait hérité de son grand-père Baa-Waamnde 63 .
Comme le rite le prescrivait, il traça sur le sol un hexagramme et plaça le crâne en son centre. Ensuite, assis face à l'est, il attendit jusqu'au moment où le disque solaire apparut à l'horizon, telle une grosse boule ronde posée sur un socle invisible. Faisant face au soleil, il dit :
— Je suis Baagumaawel Ga'el-Waalo. J'ai reçu mon initiation de mon grand-père Baa-Waamnde, lequel l'a reçue lui-même d'une chaîne qui remonte à Kumen. Ô crâne parleur ! Tel jadis Silé Sadio qui cherchait sa vache égarée, je suis en quête de mes oncles disparus. En son temps, Silé Sadio avait entendu la voix de Kumen (72). Aujourd'hui, en vertu des interjections Hurr! Hurr! Hurr! et par les mots Fitan ! Firan Fiti ! Filti Firi 64 je te conjure par le soleil levant ô crâne sacré de me dire ce que je dois faire pour retrouver mes oncles qui sont certainement détenus en quelque lieu secret par Njeddo Dewal, mère de la calamité.
Les mâles et les femelles de ce monde possèdent dans leurs entrailles la semence de vie qui permettra à leur espèce de se reproduire et de se perpétuer. Njeddo Dewal, elle, ne contient en son âme et en son esprit que des germes de mort et de destruction, des semences de sécheresse, de famine et de maladie.
Ô crâne, fais en sorte que je puisse débusquer Njeddo Dewal quelle que soit sa cachette !
Le crâne répondit :
— Oui, je suis le serviteur dévoué que Geno a placé sous l'autorité de Buytorin, l'ancêtre des Fulɓe. Je resterai toujours dévoué à sa descendance tant qu'elle n'abandonnera pas l'élevage des trois espèces : bovine, ovine et caprine.
Maintenant, Baagumaawel, va dans la chambre à coucher de ton grand-père Baa-Waamnde. Tu y trouveras une abeille, une très grosse abeille. Demande-lui : « Où est la grenouille qui coasse en faisant Fabuga ! Fa Jaabuga ! Buga fundundur ! » ? 65
L'abeille (73), qui est une grande Reine, te mènera a cette grenouille. Tu diras alors à la grenouille : « Ordonne à la Reine abeille (74) de me transporter là où Njeddo Dewal a séquestré mes oncles. Ayant reçu cet ordre, la Reine abeille t'avalera. Puis , à la tète de son essaim, elle prendra son vol et partira butiner les fleurs à travers tout le pays. Les plantes finiront par lui révéler le lieu où Njeddo Dewal détient tes oncles. Vous vous y rendrez. Une fois sur place, la Reine te dira comment faire pour délivrer les tiens.
Suivant les instructions du crâne, Baagumaawel se rendit dans la chambre de son grand-père. Il y trouva effectivement la Reine abeille, qui le conduisit à la grenouille Fabuga. Celle-ci commanda à la Reine d'avaler Baagumaawel et d'aller le déposer sur les lieux où ses oncles étaient détenus par Njeddo Dewal. L'énorme insecte avala Baagumaawel avec autant de facilité que s'il s'était agi du suc d'une fleur; puis, à la tête de son essaim, la Reine prit son vol.
Après une longue matinée de butinage à travers le pays, les abeilles ouvrières apprirent enfin de certaines fleurs en quel endroit Njeddo la sorcière gardait les oncles de Baagumaawel. L'essaim, conduit par la Reine, s'envola dans cette direction.
Njeddo Dewal vit l'essaim s'approcher.
— Enfin s ecria-t-elle, Geno a compassion de moi ! Voilà qu'il m'envoie une colonie d'abeilles qui me fournira le miel indispensable à la préparation de mon hydromel !
Elle avait coutume en effet, chaque fois qu'elle manquait de sang vermeil tiré de jouvenceaux imberbes, de se revigorer en buvant un hydromel fabriqué avec du miel. Aussi ne fit-elle rien pour empêcher l'essaim d'aller nicher-dans le creux d'un gros baobab qui se dressait non loin de là, non plus que pour empêcher les butineuses de ramasser des provisions partout alentour.
Après sept jours de fouilles minutieuses, les abeilles découvrirent les auges de pierre dans lesquelles étaient emprisonnés les malheureux oncles de Baagumaawel. Elles eurent bientôt la certitude que les sept frères étaient vivants mais qu'ils souffraient plus que des damnés, car c'était le plaisir de Njeddo que de les voir mourir à petit feu. Elles prévinrent la Reine et emmagasinèrent dans leur nid un grand nombre de remèdes qu'elles avaient butinés sur toutes sortes de fleurs. La Reine sortit Baagumaawel de son ventre et l'informa de l'état lamentable dans lequel se trouvaient ses oncles.
— Que dois-je faire ? demanda Baagumaawel. Comment dois-je m'y prendre pour les délivrer ?
La Reine abeille lui répondit :
— Geno a superposé onze forces fondamentales dans la nature. Elles procèdent toutes les unes des autres, chacune pouvant détruire celle dont elle est issue (75). Ainsi le fer, qui provient de la pierre, a le pouvoir de la briser. Il nous faut donc nous adresser au génie tutélaire du fer (76) afin qu'il ordonne à ses auxiliaires de briser les auges de pierre où sont enfermés tes oncles.
— Qui est le “Maître du fer” (77) ? demanda Baagumaawel. Il nous faut en effet nous adresser à lui afin qu'il récite les incantations appropriées et dispose favorablement les esprits du fer à notre égard.
— Interroge le crâne parleur dont tu as hérité de tes ancêtres, dit la Reine.
Baagumaawel traça sur le sol la figure habituelle, y plaça le crâne dont il ne se séparait jamais et l'interrogea. Une fois encore la voix mystérieuse se fit entendre :
— Invoque sept fois le nom de Nunfayiri, l'ancêtre des forgerons. Il t'apparaîtra. Rappelle-lui alors le pacte primordial qui fut scellé entre Fulɓe et forgerons dans la vallée de Bokoul, à l'intérieur de la première termitière sortie de terre. Ce jour-là Nunfayiri, le berger pasteur, fut transformé en forgeron travailleur du fer, alors que Buytôrin, le forgeron ouvrier du fer, devint un pasteur (78). Bouytôrin le Peul a transmis à Nunfayiri les secrets du fer et du feu qui en provient, tandis que Nunfayiri a enseigné à Bouytôrin le secret de la vache qui produit le lait, du lait qui produit le beurre, et du beurre qui aromatise les aliments à la cuisson.
Par le secret du beurre et du lait (79), Nounfayiri ordonnera au fer de délivrer tes oncles de l'emprise de Njeddo Dewal la grande calamiteuse.
Baagumaawel prononça l'incantation. Nunfayiri apparut, debout devant une termitière noire qui se dressait à l'ombre d'un grand baobab.
— Ô Nunfayiri ! dit Baagumaawel. Toi qui étais berger et qui es devenu forgeron, je t'en conjure, par la vertu de l'alliance que tu as contractée avec mon aïeul Buytôrin le forgeron devenu berger, ordonne au fer, issu de la pierre et destructeur de la pierre, de briser les auges dans lesquelles Njeddo Dewal a hermétiquement enfermé mes oncles. Et si le fer hésitait à exécuter tes ordres, menace-le du feu qui procède de lui et qui peut le fondre.
Nunfayiri dit :
— Éloigne-toi jusquà une journée de marche, et attends.
Puis il disparut sous terre. Baagumaawel entendit sa voix qui commandait au fer noir 66 d'aller briser les cercueils de pierre où Njeddo Dewal gardait ses malheureux prisonniers. La tradition ne dit pas ce que firent les esprits du métal noir pour arracher l'enveloppe de pierre du corps des sept frères comme un boucher arrache la peau des animaux ; toujours est-il que les cercueils, vidés de leur contenu, roulèrent et allèrent obstruer l'issue de la caverne où demeurait Njeddo Dewal.
Les génies tutélaires du fer transportèrent les jeunes gens inanimés auprès de leur neveu. Ce dernier avait profité de son attente pour préparer, avec les provisions des abeilles, des médicaments et des philtres propres à ranimer ses oncles à demi morts et à leur faire recouvrer leur énergie d'antan. Il les leur administra. Dès que les sept frères furent rétablis, Baagumaawel et ses oncles rejoignirent Heli et Yoyo en brûlant les étapes.
Njeddo Dewal mit sept jours à se débarrasser de l'amoncellement de pierres qui obstruait l'entrée de sa caverne. Une fois encore, elle avait perdu la bataille contre Baagumaawel ! Consultant son arsenal magique, elle sut que les esprits du fer étaient venus au secours de son ennemi mortel.
Elle se métamorphosa alors en Konguru, un cheval étalon à la robe de jais, aux pattes blanches proprement lavées, au visage marqué de blanc comme si une comète y avait laisse sa trace. Puis elle alla errer dans la brousse de Heli et Yoyo. Ce Konguru était harnaché des équipements les plus magnifiques. Tout portait à croire qu'après avoir désarçonné son cavalier il avait pris la brousse où il errait au hasard.
Des palefreniers qui étaient allés chercher du fourrage aperçurent l'étalon, l'attrapèrent et l'amenèrent au roi de Heli.
— Seigneur ! lui dirent-ils, ce beau cheval sans pareil et si richement harnaché est digne de votre écurie. Il vous appartient de droit car, selon la tradition, toute richesse dont le propriétaire est inconnu revient au roi.
Le Konguru semblait un cheval bien dressé. Ni oreillard ni courtaud, il n'avait pas une croupe de mulet et ne montrait aucune boiterie. Ses yeux n'étaient ni cernés ni semblables à ceux du porc. Il n'était ni ombrageux ni vicieux. Il ne souffrait d'aucune des maladies qui ôtent au cheval ses qualités. Il savait exécuter tous les mouvements élégants, se cabrer et se couper joliment et, en face des belles femmes, faire la courbette de galanterie sans attendre la sbllicitation de son cavalier. Telles étaient les qualités de Konguru !
Bien à contrecœur, le roi fît annoncer publiquement qu'un Konguru avait été trouvé et que son proprîiétaire pouvait le récupérer aux écuries royales. En vérité, le roi ne souhaitait nullement que le propriétaire se fit connaître, mais sa probité l'avait emporté sur son égoïsme. Au bout d'un certain temps, personne — et pour cause ! — ne s'étant manifesté, l'étalon devint la propriété du roi. Il en fit sa monture préférée et le chevauchait les jours de grande parade.
Quand le nouvel an arriva (80), le roi organisa une grande course à laquelle il convia tous les villages du pays de Heli et Yoyo. Ceux-ci envoyèrent leurs meilleurs coursiers pour disputer cette épreuve dont la gloire était la seule récompense (81).
Le roi fit monter Konguru par son premier fils Sakkay, le dauphin, enfant préféré de sa femme préféree. Le jeune prince était très aimé de la population. Beau garçon, affable, poli avec tout le monde, il était charitable envers les pauvres, respectueux à l'égard des vieillards et défenseur inconditionnel des faibles, des veuves et des orphelins. Il avait un cœur d'or que servait une main longue, car il distribuait sans compter les richesses que lui donnait son père, et celui-ci lui en donnait beaucoup !
Quand tous les chevaux devant participer à la compétition furent réunis, on prépara la grande course finale en organisant au préalable des courses éliminatoires afin de sélectionner les meilleurs coursiers du pays. Les chevaux coururent d'abord par groupes de quinze. Seuls les trois premiers gagnants de chaque course furent retenus. Cette première sélection dura cinq jours. On fit ensuite courir les chevaux sélectionnés par groupes de cinq. Cette deuxième épreuve, qui dura toute une journée, permit de désigner les sept meilleurs coursiers de tout le pays. Inutile de dire que Konguru, monté par Sakkay et premier à toutes les el preuves, figurait parmi eux.
Le jour de la-grande course arriva. On aligna les sept chevaux. Le départ fut donné. Le temps de quelques clignements d'yeux, Konguru avait déjà pris la tete du peloton. Bientôt il distança le second cheval de plus de sept longueurs.
Deux tours étaient prévus. Le premier tour, avec Sakkay en tête, s'acheva sous les acclamations, à la plus grande satisfaction du roi.
Le second tour fut entamé avec plus de rigueur, chaque cavalier entendant tirer le maximum de sa monture. Néanmoins Konguru restait toujours en tête, maintenant la distance qui le séparait du coursier suivant. Il franchit en trombe la ligne d'arrivée, portant l'enthousiasme des spectateurs à son comble.
Pour le stopper, le prince tira sur les rênes de toutes ses forces, mais rien n'y fit. Konguru, qui avait pris le mors aux dents, continua sur sa lancée à la vitesse d'un cyclone comme s'il voulait accomplir un troisième tour. Personne ne prêtait plus attention aux autres coursiers qui, eux, s'étaient normalement arrêtés. Tous les yeux étaient fixés sur Konguru qui emportait dans un galop effréné le jeune prince, chéri de ses parents et adoré de son peuple.
Arrivé au tournant de la piste, Konguru, au lieu d'en suivre la courbe, continua tout droit et s'enfonça comme une flèche dans la brousse, où il disparut. La foule, interdite, resta pétrifiée, figée comme une montagne. Ainsi la fête, qui aurait dû se poursuivre dans la joie-et l'allégresse, se termina-t-elle dans la tristesse et dans l'angoisse.
Dans son désarroi, le roi fit venir tous les magiciens, géomanciens, voyants et devins afin qu'ils consultent le sort et lui disent ce qu'était devenu le prince. Lui-même alla se jeter sur sa couche et se lamenta :
— Ô Geno ! Pourquoi m'as-tu envoyé cet étalon de malheur ? Combien j'aurais préféré que Konguru m'ait emporté moi-même plutôt que mon fils, fraîcheur de mon cœur, tranquillité de mon âme et espoir de mon peuple !
Les magiciens et les géomanciens se livrèrent à leur art. Tous convinrent que Konguru n'était pas un cheval ordinaire mais l'incarnation d'un esprit malfaisant, désireux d'assouvir une haine implacable et qui ne reculerait devant aucun forfait pour parvenir à ses fins.
Connaissant les pouvoirs de Baagumaawel, le roi l'appela auprès de lui et lui demanda son aide. Le jeune garçon promit de faire tout son possible, puis se retira pour consulter le crâne parleur. Après avoir procède au rite habituel, il lui demanda conseil. Le crâne repondit :
— Ô Ga'el-Waalo ! Le fils du roi a été ravi par Njeddo Dewal, cela ne fait aucun doute. Elle l'a emporté dans son domaine où elle le retient en otage. Elle enverra bientôt au roi des émissaires pour lui faire connaître les conditions a remplir s'il veut revoir son fils. S'il refuse, elle tuera le jeune prince, quoi qu'il en résulte.
— Que dois-je dire à mon souverain, ô cràne hérité de mes aïeux ? Il me faut trouver un moyen de délivrer l'héritier du trône, car il est très aimé de son peuple.
Après un moment de silence, le crâne reprit :
— Va sous le jujubier ancestral 67 et cueille un plein sac de ses fruits. Ensuite, distribue ces fruits aux singes qui vivent dans les bosquets, sur les rives du fleuve noir 68 qui sépare le pays de Heli et Yoyo du pays de Njeddo Dewal.
Sans perdre un instant, Baagumaawel se rendit auprès de l'arbre sacré et remplit un plein sac de jujubes. Puis il gagna le bord du fleuve noir et y attendit patiemment le retour des singes qui s'étaient éparpillés dans la brousse à la recherche de nourriture. Baagumaawel se tenait précisément au bord du point d'eau où les singes avaient coutume de venir s'abreuver. Bientôt, la soif se faisant sentir, ils accoururent en désordre, mais aucun ne se permit de se désaltérer; leur chef n'était pas encore arrivé et leur coutume leur interdisait de boire avant lui. Baagumaawel ne bougea pas et ne sortit point ses jujubes, se réservant de les offrir au roi des grimpeurs. Celui-ci ne tarda pas à les rejoindre, et les singes l'accueillirent avec force cris de joie et gesticulations.
BaagoumâweI s'avança vers le roi des « hommes des bois », un vieux cynocéphale, et lui tendit le sac de jujubes.
— Ô vénérable vieillard ! lui dit-il. Njeddo Dewal la sorcière s'est métamorphosée en Konguru pour ravir notre prince qu'elle détient certainement dans l'un de ses lieux secrets. Je t'ai apporté ces fruits pour que tu les distribues à tes sujets. Je voudrais que tu les envoies à la recherche de notre prince.
— Il n'est aucun travail, répondit le roi des singes, que mon peuple n'accomplisse si on lui sert le fruit du merveilleux jujubier ancestral. Le soleil est présentement au zénith. Avant qu'il ne disparaisse à l'occident dans le trou noir de la nuit, nous aurons découvert ce que tu cherches.
Et les singes se mirent en campagne. Comme l'avait prédit le vieux roi, ils mirent peu de temps à découvrir le lieu où était séquestré le jeune prince par Njeddo Dewal : c'était le lieu même, au sein de sa cité de rocailles, où elle avait dressé en cercle les cercueils de pierre des oncles de Baagumaawel. Elle avait fait subir au jeune prince le même traitement, l'enfermant dans une auge de pierre qui ne laissait libre que son visage afin de pouvoir le nourrir et un orifice pour l'évacuation. Mais, cette fois-ci, elle avait pris soin de placer le sarcophage au fond d'un trou d'une profondeur de vingt et une coudées.
A leur retour, les singes firent part de leur découverte à Baagumaawel. Celui-ci s'efforça d'aller jusqu'au trou où se trouvait le jeune prince, mais ne put y parvenir 69. Découragé, une tristesse infinie dans l'âme, il retourna à Heli et informa le roi de ce qu'il avait appris. Celui-ci lui demanda conseil.
— Attendons, répondit Baagumaawel. Njeddo finira bien par se manifester pour faire connaître ses exigences. Nous verrons alors ce qu'il faudra faire.
Pendant que le prince se mourait dans sa prison de pierre, les habitants de Heli et Yoyo étaient plongés dans une tristesse profonde, s'attendant à l'annonce d'un deuil cruel. Les cœurs étaient étreints par l'angoisse. Le soir venu, les hommes se couchaient en même temps que les poules 70. Chacun s'enfermait pour verser des larmes abondantes sur le sort du jeune prince, si bon et si charmant. Les chèvres et les moutons ne bêlaient plus. Les poulets avaient cessé de caqueter. Le martèlement des pilons dans les mortiers ne résonnait plus à travers la ville. Les chants joyeux et les rires clairs n'animaient plus les abords des puits. Le temps lui-même était devenu pesant. L'air était si brûlant que nulle part on ne pouvait plus respirer à l'aise. La joie s'était évadée des cœurs et des visages. Le seul travail de la journée consistait désormais à aller s'asseoir à l'ombre des murs d'enceinte pour scruter l'horizon, dans l'espoir de voir revenir le prince bien-aimé enlevé par la grande calamiteuse. Le bétail lui-même n'allait plus pâturer.
L'attente se prolongea toute une semaine. La nuit ne valait pas mieux que le jour ni le jour que la nuit.
Le septième jour de cette triste semaine, au moment où le soleil déclinait au couchant, on vit apparaître au loin un homme monté sur un bœuf porteur, escorté par sept cavaliers chevauchant des étalons pur sang richement harnachés. Arrivé à proximité de la ville, l'homme arrêta son escorte et installa son campement hors des murs d'enceinte. Puis il envoya un émissaire au roi pour lui faire savoir qu'il était le messager de Njeddo Dewal, laquelle détenait le prince Sakkay, héritier du turban de Heli et Yoyo.
Pour libérer son prisonnier, Njeddo Dewal exigeait à titre de rançon vingt jouvenceaux âgés de quatorze à vingt et un ans, plus Baagumaawel. Si le roi hésitait ou tergiversait, non seulement elle tuerait le prince, mais elle ferait s'abattre sur le pays des épidémies mortelles et des maladies incurables auxquelles nul ne pourrait échapper.
Elle donnait au roi trois fois sept jours pour s'exécuter, après quoi le pays connaîtrait toutes sortes de maladies : maux de poitrine aigus, gonflement des membres, plaies dans le ventre, épouvantables coliques, chaudes-pisses et chancres sexuels sans parler des maux de tête, des vers solitaires et des vers de Guinée !
Que le roi choisisse, avait stipulé Njeddo : ou bien il livre la rançon demandée et son fils lui sera rendu, ou bien il condamne le peuple à subir ces calamités et son fils mourra.
Le roi réunit son conseil et lui exposa la situation.
La mort dans l'âme, les conseillers se résignèrent à accepter les conditions de la calamiteuse ; le roi, lui, s'y refusa. Le conseil informa alors la population en faisant proclamer des avis par crieurs publics.
Les notables et les chefs de famille se réunirent. Le lendemain, sous la conduite de leurs chefs de quartier, ils se rendirent au palais et firent savoir au roi que la population unanime acceptait de se plier aux exigences de Njeddo Dewal. Baagumaawel avait été le premier à accepter de se sacrifier. Restant sur sa position, le roi rejeta la proposition populaire.
— La seule vie de mon fils, bien qu'il soit l'héritier du trone, ne vaut pas celle de vingt et un jeunes gens, déclara-t-il. En outre etant donné les pouvoirs et les connaissances dont Geno a doté Baagumaawel, la vie de ce dernier peut être plus utile au pays qu'une armée de guerriers, de guérisseurs ou de voyants. Je ne puis donc sacrifier l'intérêt général à mes seuls sentiments paternels. Il est des moments où un chef doit savoir faire taire son cœur pour n'écouter que ce que la raison lui susurre à l'oreille.
Certes, sauver un prince au prix de nombreuses vies humaines est une coutume héritée de nos ancêtres et pratiquée jusqu'à nos jours ; mais sauver une valeur réelle et profitable à tous est un devoir auquel un roi ne doit pas faillir. Aussi pour rien au monde je ne livrerai Baagumaawel à cette sorcière, pas plus que les vingt garçons qui me sont si généreusement offerts par leurs parents pour sauver mon fils !
— Que Njeddo me demande toute la fortune du royaume, je suis prêt à la lui offrir pour sauver mon enfant. Mais si elle n'en veut pas, qu'elle fasse du prince ce qui lui plaira, et cela sans qu'il soit question de délai de sept jours, de quatorze, de vingt et un ou même de vingt-huit jours (82) !
Ayant ainsi affirmé sa volonté, le roi manda auprès de lui l'émissaire de Njeddo Dewal et lui communiqua sa réponse.
Le chef de la délégation avait été averti par sa maîtresse, avant son départ, que très certainement le roi de Heli et Yoyo ne céderait pas et que pour rien au monde il ne consentirait à livrer Baagumaawel. Aussi lui avait-elle donné des sachets de poudre vénéneuse qu'il devait, en cas de refus de la part du roi, répandre discrètement dans les puits de la ville. La tache était facile car les puits étaient situés à l'extérieur de l'enceinte, donc sans protection ni surveillance. Le roi l'avait voulu ainsi afin que les caravanes arrivant de nuit puissent s'approvisionner en eau même après la fermeture des portes de la cité.
Les émissaires de Njeddo empoisonnèrent systématiqument tous les points d'eau, puis s'en retournèrent auprès de leur maîtresse.
Le lendemain, sans méfiance, les femmes allèrent comme à l'accoutumée remplir qui son canari, qui sa jarre, qui sa gourde, qui sa calebasse ou son écuelle. Quand les habitants de Heli burent de cette eau et s'en servirent pour se laver ou nettoyer leur linge, leurs poîtrines furent tout d'abord secouées d'un hoquet incoercible. Puis ils se mirent à baver comme des chiens malades. Chacun toussait à en vomir son cœur ou ses poumons. Personne ne pouvait plus dormir. Pour finir, tout le monde attrapa une diarrhée inexplicable. Même les arbres se desséchèrent, ne donnant plus aucune ombre. A l'intérieur des demeures, l'air était aussi chaud que dans le foyer d'une forge !
Njeddo Dewal ne s'était pas seulement contentée de faire empoisonner l'eau des puits elle avait aussi fait enterrer par-ci par-là des fétiches maléfiques dont les émanations troublaient l'atmosphère et rendaient les gens fous furieux.
Devant le désastre qui s'était abattu sur le pays et qui n'épargnait ni homme, ni bête, ni plante, Baagumaawel, à l'insu du roi, réunit un conseil de notables. Il demanda vingt jeunes volontaires prêts à l'accompagner chez la calamiteuse pour se livrer à elle comme rançon du prince Sakkay. Il ne mit pas longtemps à réunir sa petite troupe.
Avant de partir, Baagumaawel donna des instructions a son oncle Hammadi :
— Si tu es sans nouvelles de moi, lui dit-il, demande à ma mère de te donner mon sac. Tu y trouveras le crâne parleur hérité de nos ancêtres. Consulte-le sur mon sort et demande-lui ce qu'il faut faire pour me retrouver.
Pour ne pas éveiller les soupçons du roi, le convoi quitta discrètement la cité à la nuit tombée.
A quelques lieues de la ville, les jeunes gens rencontrèrent un serviteur de Njeddo Dewal. Baagumaawel le chargea d'aller prévenir sa maîtresse que le lendemain à l'heure où l'on trait les laitières, la rançon qu'elle avait réclamée contre la liberté du prince lui serait livrée par Baagumaawel lui-même.
Quand la commission fut faite à la grande mégère, elle n'en crut pas ses oreilles. Elle en éprouva une telle joie qu'elle en fut toute saisie. Elle ne s'était pas attendue à ce que la résistance du roi fût brisée aussi rapidement, ni, surtout, à ce qu'il accepte de sacrifier Baagumaawel.
— N'y aurait-il pas là-dessous, se demanda-t-elle, quelque traquenard ? Alors que chaque jour je désespère davantage de pouvoir jamais arriver à triompher de ce taurillon et l'avoir à ma discrétion, est-il possible que je parvienne ainsi à mes fins sans coup férir ? Restons sur nos gardes, mais sachons toutefois profiter de l'occasion car il semble que, maintenant, nous allions vers le dénouement de la lutte qui m'oppose à Ga'el-Waalo…
Au petit matin, les vingt et un jeunes gens arrivèrent. Njeddo Dewal les fit entrer dans son village pétrifié, bien décidée à se refaire une santé en se gorgeant du sang des jouvenceaux.
« Quant à Baagumaawel, se dit-elle, je lui réserverai un sort si cruel et si raffiné que même les plus experts en matière de raffinement en seront stupéfaits. Les musiciens mettront l'événement en musique et cela deviendra un hymne à la gloire de la cruauté et de la méchanceté! »
Njeddo Dewal se saisit de Baagumaawel et alla le suspendre par les pieds au-dessus d'un trou de quarante-neuf coudées de profondeur 71. Ce trou était bourré de braises qui vomissaient des flammes si ardentes qu'elles en embrasaient l'atmosphère.
— Tu resteras ainsi suspendu pendant vingt jours, ricana-t-elle, c'est-à-dire juste le temps qu'il me faut pour sucer tout le sang de tes petits compagnons et m'en rassasier. Et après chaque repas, je viendrai roter ma joie auprès de toi afin que le souffle brûlant de mes poumons entre par tes narines, monte jusqu'à ton cerveau pour le réduire à rien, descende dans ton cœur pour blanchir ton sang rouge et jaunir ton sang noir. Tu mourras lentement, et pendant ce temps-là, moi je rirai aux éclats !
Comme on limagine, la ville de Heli, qui avait découvert le départ des vingt et un garçons, était dans le plus grand émoi. Le roi éprouvait tant de remords qu'il en était comme fou. Il fit venir les sept oncles de Baagumaawel et leur exprima tous ses regrets, en même temps que son infinie reconnaissance pour les courageux jeunes gens qui s'étaient volontairement sacrifiés pour sauver son fils.
Il ne doutait pas, en effet, que son fils lui serait rendu. En cette époque, la parole donnée était sacrée chez les bonnes gens comme chez les hommes les plus mauvais. Elle valait plus que l'or et que l'argent, plus que la vie, même, de celui qui la donnait. Aussi Njeddo Dewal, malgré sa férocité et son désir permanent de nuire, respecta-t-elle sa parole : elle libéra le prince et le fit raccompagner jusqu'au palais de son père.
Le retour du jeune prince, fut fêté comme un grand événement par toute la population de Heli et Yoyo, à l'exception du roi : celui-ci avait pris le deuil des vingt et un garçons qu'il considérait comme des martyrs volontaires morts pour sauver leur prince.
Nul ne savait ce qu'ils étaient devenus. Hammadi, sans nouvelle de Baagumaawel, décida de mettre en œuvre ses instructions. Il demanda à sa sœur Waamnde de lui apporter le sac de son neveu. Il l'ouvrit, en sortit le crâne parleur et le consulta de la bonne manière. Voici ce que le crâne lui ordonna.
« Rends-toi au pied du jujubier ancestral et fouille les trois bosquets qui l'entourent. Tu trouveras la Reine des araignées (83) entre les branches d'un grand caïlcédrat aussi vieux que le jujubier. Demande-lui, au nom de l'art du tissage que Geno lui enseigna, de s'employer à découvrir l'endroit où Njeddo Dewal détient Baagoumalwel et ses compagnons. »
Hammadi obéit sans attendre. Il trouva la reine araignée et lui exposa sa requête. Se souvenant de la bonté de Baa-Waamnde pour les animaux, la reine ordonna à toute la gent araignée, partout où elle se trouvait, de capturer les mouches de toutes espèces et de toutes tailles et de les mettre en demeure de découvrir avant le coucher du soleil l'endroit où Njeddo la grande sorcière s'était réfugiée pour commettre son forfait.
Sitôt dit sitôt fait. Les mouches, capturées puis libérées s'éparpillèrent dans le pays. Elles fouinèrent partout : dans les villes, les villages, les hameaux, dans tous les coins et recoins de la campagne et de la haute brousse. Elles finirent par découvrir l'endroit où Njeddo Dewal s'était retirée avec ses prisonniers, sans pouvoir, toutefois, localiser précisément ces derniers.
Hammadi en fut informé. Il consulta à nouveau le crâne afin de savoir comment découvrir le lieu précis où étaient détenus Baagumaawel et ses compagnons. Le crâne lui conseilla d'invoquer Kumbasaara, le dieu fétiche qui avait été libéré par Baa-Waamnde et Siree de la gourde métallique où Njeddo Dewal le tenait enfermé. Il lui enseigna le rite d'incantation et lui dit ce qu'il devait demander.
Hammadi procéda à l'incantation. Kumbasaara apparut devant lui.
— Ô Esprit puissant ! lui dit-il. Prends la provision d'œufs d'araignée qui t'a été donnée par mon père Baa-Waamnde lors de votre séparation, et utilise-la pour aller délivrer Baagumaawel et ses compagnons 72. »
Kumbasaara appela Gumbaw, le lion noir (84). Il le chevaucha et lui dit :
— En vertu des pouvoirs transmis par Dikore Jaawo à Jafaldi, lequel les transmit à Kogoldi (85) à qui Dieu avait donné un troisième œil frontal pour voir le caché et deux mains pour cacher ce qui est apparent 73, en vertu de cette chaîne, je te commande, ô Gumbaw, de me mener là où se trouve Njeddo Dewal.
Aussitôt, Gumbaw s'élança. Ce n'était vraiment pas un lion ordinaire. Sur terre, il était plus rapide qu'un cyclone. Dans l'eau, il nageait mieux qu'un silure. Dans les airs, il volait à une vitesse que n'aurait pu atteindre même l'épervier fonçant sur sa proie.
Après deux jours de voyage, il déposa Kumbasaara à quelques pas de la fosse infernale au-dessus de laquelle Baagumaawel était suspendu par les pieds. Kumbasaara sortit un lasso qui avait et été tressé avec les poils de la queue et de la crinière d'une vieille jument édentée et dont il était seul à savoir que rien ne pouvait le briser. Il le plaça de telle manière que lorsque la grande sorcière viendrait narguer Baagumaawel pour le plaisir de son cœur, elle se trouverait prise à l'intérieur du nœud coulant.
Ce moment ne tarda pas. Njeddo Dewal, ignorant la présence invisible de Kumbasaara qu'elle ne pouvait détecter depuis qu'il n'était plus sous sa domination, s'approcha du trou. A sa plus grande surprise, elle constata que les flammes n'avaient pas rôti Baagoumawel. Il faut savoir que, lorsque Njeddo avait rempli la fosse de braises ardentes, elle s'était enduit le corps, pour se protéger contre le feu, d'un produit de sa préparation. Or, au moment où elle s'éloignait, le récipient était tombé dans le puits et son contenu avait recouvert Baagumaawel, si bien que le feu n'avait plus de pouvoir sur lui. C'était ce qui l'avait sauvé.
Njeddo Dewal ne comprenait pas pourquoi Baagumaawel ne criait pas, ne se tordait pas de douleur, et surtout pourquoi il ne brûlait pas. Pour en avoir le cœur net, elle s'approcha davantage et vint se placer, sans s'en douter, au beau milieu du lasso qu'elle ne voyait pas. Aussitôt, Kumbasaara et le lion Gumbaw, unissant leurs forces prodigieuses, tirèrent sur la corde. Njeddo se trouva encerclée par le milieu du corps, les bras entravés. Ses efforts pour se libérer restèrent vains. Elle était prise comme un animal sauvage dans un piège inattendu.
Elle comprit qu'une fois encore elle avait perdu la bataille contre Baagumaawel. Mais ce qui la troubla le plus, ce fut l'apparition soudaine de Kumbasaara et de Gumbaw, car il lui avait été prédit que le jour où Kumbasaara, délivré, s'allierait avec Gumbaw, le lion noir à la crinière brune, ce serait l'annonce de sa défaite totale 74.
Contre sa liberté, elle offrit la vie des vingt garçons et de Baagumaawel.
— Ô Ndjeddo Dewal ! s'exclama narquoîsement Kumbasaara. Tu es prise, tu es bien prise ! Combien de fois ai-je été moi-même un agent puissant, mais inconscient, de tes méfaits ? Combien de fois ai-je exécuté tes ordres avec ivresse, permettant à tes charmes maléfiques de faire des veuves et des orphelins et de provoquer le malheur de tout un pavs ? Jamais tes mains n'ont caresse que la brutalité, la désolation et la mort ! Maintenant, tu vas être soumise au jugement de Baagumaawel. A lui de te libérer ou de t'enfermer dans la case du tourment 75. Ne te donne donc pas la peine de nous proposer sa libération et celle de ses compagnons. Ils ont été libérés à l'heure et à l'instant. Ouvre les yeux, et tourne-toi pour voir la scène qui se déroule à tes dépens.
Ficelée comme un fagot de bois, Njeddo Dewal se retourna et vit alignés devant elle les vingt garçons et Baagumaawel, tous en parfaite santé. Elle ne perdit pas son temps à demander des explications, comprenant d'elle-même que les jeunes gens se préparaient à regagner leur village.
Gumbaw la traîna, ligotée, jusqu'à Baagumaawel. Celui-ci prît la parole :
— Ô Kumbasaara! Ô Gumbaw! Au nom de notre ancêtre Buytoorin, au nom de Kumen et de son épouse Foroforondu 76 , déesse du lait et reine du beurre, nous vous remercions de votre intervention.
Quant à Njeddo Dewal, ne la tuez pas, ne la maltraitez pas 77. Allez plutôt la soumettre au rayon orange (86) que le soleil déverse sur le grand caïlcèdrat, au bord de la rivière rouge qui arrose son pays, et maintenez-la attachée jusqu'à ce que mes compagnons et moi ayons atteint Heli.
Cela dit, Baagumaawel et ses compagnons prirent le chemin de Heli et Yoyo tandis que Njeddo Dewal était conduite à l'ombre du caïlcèdrat où Kumbasaara et Gumbaw la maintinrent prisonnière.
Certes, la grande sorcière n'avait plus tous ses moyens d'antan, mais il lui restait encore deux tours à jouer. Malgré la clémence dont Baagumaawel avait fait preuve a son égard, elle se demandait si elle pourrait utiliser ces deux derniers tours contre lui, car elle n'était pas sûre que Kumbasaara et Gumbaw la délivreraient le moment venu. En effet, elle avait entendu Kumbasaara dire à Baagumaawel :
— Garde-toi de donner la vie sauve à cette sorcière ! Son désir de te faire mourir emplit son cœur et son corps au point qu'elle en transpire par tous les pores de sa peau. Vivante, elle ne se tiendra jamais tranquille !
L'angoisse dans l'âme, presque asphyxiée par la peur de mourir avant d'avoir pu tuer Baagumaawel, Njeddo Dewal avait les yeux hors des orbites, l'oreille tendue comme une bête aux abois. Elle attendait, inquiète, hagarde… Son supplice dura sept jours : le temps, pour Baagumaawel et ses compagnons, de regagner leur demeure.
A la fin du septième jour, sans qu'elle sût comment, le lasso qui la maintenait entravée se défit comme par enchantement. Elle se secoua et se hâta de rejoindre sa retraite invisible où elle resta enfermée sept jours durant, le temps de refaire ses forces.
Une fois rétablie, Njeddo Dewal s'enfonça profondément dans le sol. Là, avançant en déchirant les entrailles de la terre, elle évolua jusqu'à se trouver sous le pied du jujubier ancestral de Heli. Elle fit disparaître l'arbre en le tirant sous la terre, puis, se métamorphosant elle-même en jujubier, prit sa place.
Comme chaque semaine, tous les enfants de Heli sortirent de la ville et allèrent s'attrouper au pied de l'arbre sacré' pour en cueillir les fruits. Quelle ne fut pas la surprise des gens de Heli quand, soudain, ils virent le jujubier s'envoler dans les airs, emportant avec lui un morceau de terre circulaire de vingt et une coudées de diamètre ! Ainsi Njeddo Dewal avait emporté d'un coup tous les enfants de Heli, ne laissant aux parents que leurs yeux pour pleurer !
Dès que le faux jujubier se fut éloigné dans les airs, le vrai jujubier ancestral sortit de terre et reprit sa place.
La ville fut plongée dans un deuil qui fit vite oublier le joie qu'avait provoquée le retour inattendu des vingt et un jeunes gens. La population tout entière accourut vers le palais du roi, se lamentant :
— Ô Roi ! Quand réussiras-tu à débarrasser le monde de Njeddo Dewal, mère de la calamité, qui ne cesse de nous endormir par ses sortilèges et de nous faire boire chaque fois la coupe amère du vin de sa méchanceté !
Vers qui tourner nos yeux rougis par la douleur, que nos paupières languissantes ne parviennent même plus à protéger ? Notre sommeil s'est envolé comme une hirondelle migratrice. Njeddo Dewal vient de planter des épines dans nos cœurs. Ô Roi ! Dis quelque chose ! Fais quelque chose !
Plus triste que jamais, le roi sortit de son palais, le visage boursouflé et tout baigné de larmes. Cet homme, qui était d'une belle stature, s'était recourbé comme une faucille. Son teint, jadis d'un brillant d'ébène, avait pris une couleur de cendre. En une seule nuit, il était devenu aussi maigre qu'une vieille jument des régions désertiques en saison sèche ; ses cheveux et sa barbe avaient grisonné. Tout ce qui, en lui, était d'une blancheur éclatante — le blanc des yeux, des dents, des ongles — avait noirci. Tel était son état, tant les soucis le rongeaient devant le malheur de son peuple.
Il ne lui restait qu'un seul espoir, à la vérité non négligeable : Baagumaawel. Aussi l'appela-t-il auprès de lui sans tarder. Il lui dit :
— Celui qui a dix étapes à franchir et qui n'en franchit que neuf et demie a perdu sa peine ; c'est comme s'il n'avait rien fait. Il en est de même pour toi. Toutes les victoires que tu as remportées sur Njeddo Dewal au cours de vos engagements meurtriers resteront vaines tant que la grande calamiteuse vivra et continuera de semer la désolation dans le monde. Le peuple ne sait pas que je ne peux rien par moi-même, car ma force réside en lui et non en moi. Je recours donc à toi, ô Baagumaawel, car Geno qui peut tout t'a doté d'une puissance extraordinaire, et cette puissance, tu n'as jamais hésité à la mettre au service des malheureux et des victimes du sort.
Nos enfants viennent d'être enlevés magiquement par Njeddo Dewal ; elle seule, en effet, peut agir de la sorte. Le peuple me demande de dire quelque chose, de faire quelque chose. A mon tour de passer par toi pour demander à Geno 78 de dire et de faire quelque chose pour la délivrance des enfants de mon peuple.
Baagumaawel remua la tête de bas en haut à trois reprises, geste qui signifiait une acceptation inconditionnelle. Puis il prit congé du roi et rentra chez lui.
Il consulta le crâne parleur. Celui-ci lui indiqua comment il devait procéder pour se métamorphoser en un doux zéphyr :
— Une fois que tu seras devenu un vent doux et agréable, ajouta le crâne, déplace-toi en soufflant vers l'est jusqu'au pays de Njeddo Dewal. Lorsque tu seras arrivé aux portes de sa cité, tu trouveras son troupeau en train de paître. Tu verras une belle génisse toute blanche : c'est Manchette, la génisse préférée de Njeddo. Introduis-toi dans sa matrice. Elle t'engendrera sous l'aspect d'un veau si beau que Njeddo en tombera amoureuse. Lorsque cet événement se produira, Geno t'inspirera ce qu'il faudra faire pour sauver les enfants des griffes de la grande mégère.
Transformé en zéphyr, Baagumaawel souffla vers l'est jusqu'à la cité de la calamiteuse. Aux portes de la cité, il trouva effectivement le troupeau de Njeddo au pâturage. Il s'introduisit dans la matrice de Blanchette. Après quelques mois de gestation, celle-ci engendra un veau comme on n'en avait jamais vu de semblable. Sa peau était lisse comme de la soie ; le poil de son corps était aussi fin que le duvet du kapokier; ses gros yeux étaient tout pareils à des perles blanches pêchées dans les grandes profondeurs des océans orientaux. Blanchette fut bonne laitière. Au fur et à mesure qu'elle allaitait son petit, sa propre peau devint aussi soyeuse que celle de son veau.
Ce que le crâne avait prédit se réalisa. Njeddo Dewal fut prise, pour ce veau exceptionnel, d'un amour si puissant qu'elle ne pouvait se passer un instant de le contempler et de le caresser. Elle avait interdit aux enfants de Heli, qu'elle utilisait à l'entretien et à la garde de son troupeau, de mener son veau au pâturage. Il devait rester à la maison sous leur garde.
Le veau grandit. Il devint un taurillon très capricieux. Malgré la surveillance des enfants, il réussissait toujours à s'échapper pour rejoindre le gros du troupeau au pâturage. Chaque jour, il faisait deux ou trois escapades. Njeddo envoyait les enfants courir après lui pour le rattraper. Ils ne manquaient jamais de le ramener, mais elle les grondait de se montrer incapables, malgré leur nombre, de le retenir.
Un jour, comme de coutume, le taurillon prit la brousse. Njeddo envoya tous les enfants à sa poursuite. Au lieu de rejoindre le troupeau comme il en avait l'habitude, le taurillon se dirigea vers la haute brousse. Les enfants le suivirent. Quand ils furent très éloignés de la cité en ruine, Baagumaawel, à leur plus grande joie, reprit son apparence humaine. Il leur demanda s'ils étaient au complet. Après avoir vérifié, ils déclarèrent qu'ils étaient tous là.
Baagumaawel se demandait comment s'orienter et quel chemin suivre pour échapper à Njeddo Dewal lorsqu'elle se lancerait à leur poursuite. Immédiatement, une colonie de fourmis apparut et se mit à marcher devant lui. Il ne trouva rien de mieux que de suivre les petites bêtes dans leur voyage. Le sentier ainsi tracé le ramena sans embûches, lui et ses petits compagnons, aux portes du pays de Héli.
Comme on peut l'imaginer, son retour et celui des enfants donnèrent lieu à de folles réjouissances. Une très grande fête fut donnée par le roi lui-même.
Njeddo Dewal ne s'était pas inquiétée tout de suite du temps que les enfants mettaient à retrouver le taurillon. Elle pensa qu'ils le ramèneraient le soir, en même temps que le reste du troupeau. Elle fut donc fort etonnée quand elle vit rentrer le troupeau sans le taurillon et sans les enfants et quand, de surcroît, elle constata que Blanchette était redevenue une génisse. Comprenant ce qui s'était passé, elle hurla sa colère :
— Ô Baagumaawel, Baagumaawel ! Quelque chose me disait bien que la beauté de ce veau, surtout la beauté de ses yeux, n'avait rien de bovin. Mais j'ai été distraite, je me suis occupée à des riens, je n'ai pas voulu croire ce que mon instinct me suggérait. Et voilà qu'une fois de plus Baagumaawel m'a possédée !
Il ne me reste plus qu'un pouvoir. C'est la dernière flèche de mon arc. Je vais la lancer, mais si elle manque Baagumaawel, elle se retournera pour me transpercer le cœur, et ce sera ma fin.
Qu'est devenue ma vie… J'aurais dû m'apercevoir que le mal ne reçoit pour paiement qu'un mal plus grand encore. Mes fétiches, mes gris-gris, l'asservissement des esprits que j'ai réduits en esclavage, tout cela ne m'a servi à rien. J'ai amorcé la descente sur la pente glissante. Elle est si raide et si rapide que je ne sais comment faire pour ne pas être précipitée dans le gouffre qui s'ouvre à ses pieds 79.
Pendant sept jours, Njeddo Dewal demeura prostrée, comme plongée dans un deuil sans fin. Mangeant peu et ne buvant presque pas, elle était à moitié vivante et a moitié morte.
Puis, sortant de cet état, elle passa à l'action. Elle n;avait plus qu'une dernière flèche à lancer contre Baagumaawel ? Eh bien, elle allait la lancer, et advienne que pourra ! « Je suis comme un homme au ventre déchiré, se dit-elle. Peu lui importe que la récolte soit bonne ou mauvaise puisque, de toute façon, il ne pourra la manger. »
Njeddo se transforma alors en inondation. Ondulant avec une rapidité incroyable, elle envahit le pays de Heli et Yoyo, remplissant les trous et les cavernes de son eau fétide. Elle submergea les bosquets et les monticules, imbiba les murs en pisé, fit s'écrouler les cases. Elle recouvrit les prairies et noya les animaux qui y paissaient.
Le roi ordonna à toute la population de fuir et d'aller se réfugier au sommet des collines, heureusement nombreuses dans le pays. Puis, appelant Baagumaawel, il lui demanda ce qu'il pensait de cette inondation bizarre, que rien ne justifiait hors saison.
— C'est la dernière flèche que Njeddo Dewal lance contre Heli et Yoyo, répondit Baagumaawel. Tu as bien fait, ô Roi, de conseiller aux gens de fuir en emportant tout ce qui leur est précieux.
Waamnde, la mère de Baagumaawel, entendit le grondement des eaux. Elle sortit précipitamment de sa case, laissant sur le foyer un tesson de canari dans lequel cuisait du salpêtre selon une recette héritée de son père Baa-Waamnde. Pourtant, son père lui avait bien recommandé de ne jamais abandonner cette substance lorsqu'elle la ferait cuire sur le feu, et cela quoi qu'il arrive.
Voyant les flots progresser vers sa case, Wâmndé appela son fils :
— Taurillon du Waalo, cria-t-elle, aide-moi, fais tout pour sauver ce salpêtre que je dois à une recette de ton grand-père. Voilà l'inondation qui ondule vers ma case. Elle va éteindre le feu et faire fondre le salpêtre. Or nous ne devons le perdre à aucun prix. Si une telle chose se produisait, mon père m'a prédit que ce serait une catastrophe non seulement pour nous, mais pour tout le pays.
— Ô maman ! répondit Baagumaawel, cette inondation que tu vois n'en est pas une. C'est Njeddo Dewal en personne qui se lance contre moi. Elle veut m'attirer en un lieu où elle ouvrira sa bouche infernale large comme une excavation afin que je m'y engouffre pour toujours. Et je crains fort que, pour cela, l'intérieur de ta case ne soit l'endroit idéal ; elle pourra m'y avaler aussi facilement qu'un boa avale un lapin. Hors de cette case, la sorcière ne pourra rien contre moi, j'en suis sûr. Mais à l'intérieur, je serai totalement à sa merci, j'en suis tout aussi sûr.
— Mon père, répliqua Waamnde, m'a recommandé de ne jamais perdre ce salpêtre, fût-ce au péril de ma vie. Puisque tu risques de te faire avaler si tu pénètres dans la case, j'irai moi-même. Mieux vaut que je perde mon salpêtre, et même ma vie, plutot que risquer de te perdre toi, dont la vie est si nécessaire à notre peuple.
Et Waamnde, sans crainte des conséquences de son acte, s'apprêta à retourner dans la case. Le temps d'un éclair, Baagumaawel pensa en lui-même : « Un fils digne de ce nom peut-il assister sans réaction au sacrifice de sa mère ? Et puis, pour que ma mère tienne à ce salpêtre plus qu'à sa propre vie, il faut que sa valeur soit immense. Mieux vaut donc que Njeddo ait affaire à moi plutôt qu'à ma mère. Et ne serais-je pas le plus méprisable des enfants et le plus avorton des fils si je ne rachetais la vie de ma mère au prix de la mienne ? »
Il se précipita pour arrêter Waamnde, l'écartant avec douceur.
— Reste là, lui dit-il gentiment, et prie pour moi. Je vais chercher ton salpêtre, même si je dois pour cela sacrifier ma vie.
Et joignant l'acte à la parole, animé d'une foi décuplée par l'amour filial, il pénétra dans la case 80.
Il se dirigea vers le foyer. Le tesson était posé sur trois pierres entre lesquelles brûlaient des morceaux de bois. Se retournant, il s'aperçut que l'inondation l'avait rejoint et que la « tête de l'eau » pénétrait après lui dans la maison. Il se hâta de soulever le tesson de canari dans lequel le salpêtre était maintenant cuit à point. L'eau envahit la case et éteignit le feu. Baagumaawel, tenant assez haut le tesson, s'apprêtait à sortir lorsqu'il sentit des sortes de tentacules s'enrouler autour de ses jambes. Il en émanait une matière gluante qui essayait de se répandre sur tout son corps. Il se secoua avec force pour se dé'gager et essayer de rejoindre la porte. Immédiatement, le niveau de l'eau monta, atteignit sa poitrine. Baagumaawel ne bougea plus. Il resta calme, attentif, car il se doutait qu'avant longtemps Njeddo Dewal lui apparaîtrait, sous une forme ou sous une autre.
Au moment même où il formulait cette pensée, l'eau s'agita comme si elle entrait en ébullition. Elle prit la forme d'une grosse tête munie de sept oreilles et de trois yeux, dont un au beau milieu du front 81. La tête monstrueuse ouvrit une bouche aussi large qu'un gouffre. Elle dit :
— Ô Baagumaawel ! Sache que le plus vaillant des guerriers, fût-il couvert de mille victoires, peut tomber un jour sur le champ de bataille. Ce sera ton cas aujourd'hui. Tu as toujours triomphé de moi. Les jours d'antan ont été des jours de victoire pour toi et de deuil pour moi. Mais ils sont maintenant révolus, tombés dans l'oubli du passé. Ce jour est celui de ma revanche. Il ne me reste plus,qu'à tendre la main pour la cueillir. Elle effacera de ma mêmoire, comme de celle des hommes, le souvenir des jours fâcheux qui ont vu mes nombreuses défaites. Aujourd'hui, je suis comme un boa, et toi comme un lièvre à ma merci. Je vais enduire ton corps de matière gluante afin de t'avaler sans difficulte. Mais auparavant je vais t'immobiliser, réduire à néant ton énergie, et c'est les yeux grands ouverts que tu verras la profondeur de ma bouche dans laquelle, impuissant, tu vas sombrer comme dans une nuit obscure qui ne serait suivie d'aucune aurore brillante.
Et Njeddo ouvrit grandement ses trois yeux et le gouffre de sa bouche, d'une profondeur sans fin. Au moment où elle s'apprêtait à avaler Baagoumâwet, elle ne put résister au plaisir d'ajouter :
— Ô Baagumaawel ! Je savais que le jour où je me transformerais en inondation pour envahir ton pays serait le jour de ton trépas. C'est donc aujourd'hui que tu vas mourir !
Instinctivement, comme inspiré par l'esprit de son grand-père Baa-Waamnde, Baagumaawel jeta dans les yeux et dans la bouche de Njeddo le salpêtre contenu dans le tesson qu'il tenait encore à la main. La mégère hurla. Son cri se répercuta comme un puissant roulement de tonnerre.
— Oh ! oh ! se lamentait-elle… Aujourd'hui où j'ai cru vaincre Baagumaawel, hélas, clest lui qui me vainc définitivement, car le salpêtre de Baa-Waamnde qu'il a lancé dans mes yeux et dans ma bouche est un poison sans antidote qui entraînera inéluctablement ma mort.
Dès que le tonnerre des cris poussés par la grande sorcière cessa de retentir, l'inondation disparut et Njeddo Dewal reprit sa forme habituelle ; mais c'était une Njeddo devenue aveugle et muette. Affolée, courant de tous côtés, elle butait contre les obstacles, tombait, se relevait et reprenait sa course désordonnée. Pour finir, trébuchante, elle alla s'affaler sur la pointe aiguë d'une souche de bois aussi dure que du métal trempé, et s'y empala 82. Son ventre fut déchiré et tout l'intérieur de son corps — intestins, foie, pancréas, poumons, cœur — se répandit sur le sol. Ainsi périt l'incarnation du mal, Njeddo Dewal, mère de la calamité.
Au même instant, l'obscurité profonde qui avait submergé le pays se dissipa.
Au coucher du soleil, on vit ô merveille, la multitude des étoiles faire une ronde autour des vingt-huit étoiles majeures ! Fait inouï, celles-ci étaient apparues toutes en même temps dans le ciel. Elles scintillaient comme une couronne autour des douze grands signes zodiacaux qui eux-mêmes encerclaient les sept astres assembles 83 (87).
Sur la terre, les arbres fruitiers et les plantes médicinales de la haute brousse, auparavant desséchés, reverdirent comme en un début d'hivernage. Tout ce qui était devenu maigre ou squelettique engraissa instantanément. Les céréales remplirent à nouveau les champs. Le lait redevint abondant. Au fil des jours, chaque traite, chaque récolte, chaque cueillette fut meilleure que la précédente.
Le pays tout entier se revivifia, car le mauvais sort dont Njeddo Dewal l'avait frappé s'était évanoui à l'instant même où la grande sorcière avait cessé de vivre.
Chacun redevint joyeux. Les rires remplacèrent les pleurs. Le peuple remercia Geno et rendit hommage à celui qui avait été l'agent de son bonheur retrouvé : Baagumaawel, le taurillon du Wâlo. Car toute chose a une cause, et jamais l'homme sage ne méprisera ou ni oubliera la cause.
Là où m'a trouvé le conte de Njeddo Dewal, là il me laisse. Quant à lui, il poursuit sa route sur l'aile du temps vers des lendemains qui ne cesseront de se renouveler, vers de nouvelles oreilles qui ne cesseront d'écouter, vers de juvéniles intelligences qui ne cesseront d'interpréter, d'adapter et de mettre en pratique 84.
Ainsi marche la vie, à petits pas ou rapidement, à la rencontre de la mort qui, elle aussi, s'approche à petits pas, ou plus rapidement.
Notes
1. Kobbu accepte sa mort : c'est le summum de la voie initiatique. L'initié accepte de mourir pour que les autres vivent. C'est peut-être la plus grande forme de charité, c'est en tout cas un exemple idéal. L'homme doit savoir parfois imiter la graine, qui accepte de mourir pour que la plante pousse. Kobbu est ici l'exemple de l'initié parfait. Son sacrifice aidera à la naissance future de Baagumaawel. Le mystère de la nature du mouton miraculeux et de son lien avec Baagumaawel demeure.
2. Njeddo Dewal avait changé J'aspect de sa ville lorsque Baa-Waamnde y était entré, afin qu'il n'y trouve que rues désertes et animaux bizarres. Elle lui rend maintenant son aspect merveilleux, mais il ne faut pas oublier que toutes les créations de Njeddo Dewal reposent par définition sur l'illusion.
3. Chez les Fulɓe, un homme qui ne peut dominer ses instincts et qui tombe dans la débauche est comparé à un démon, car un démon, dit-on, n'a honte de rien et est fondamentalement dépravé. C'est le contraire même de la maîtrise de soi qui est tant prônée dans la tradition et les initiations africaines.
4. La “blancheur” de la peau est l'un des canons de la beauté peule. Il s'agit, en fait, d'un teint extrêmement clair.
5. « Accouche-moi » : traduction littérale de rimam. Cette tournure, bien qu'incorrecte en français, a été utilisée afin de garder à l'expression le caractère direct et concis qu'elle a en fulfulde, ce que n'aurait pas permis une tournure française correcte mais de forme indirecte ou plus métaphorique.
6. A ce point du récit, il va de soi que toute manifestation venant au secours des sept frères est une manifestation de Baagumaawel.
7. Sur le chemin de l'initiation, tout est disposé pour détourner l'attention du néophyte et le distraire de son but. Les singes représentent ici l'abandon aux douceurs de la vie, voire à la bestialité. Il est important que l'attention reste fixée sur le but et que la détermination ne fléchisse pas.
8. Ganache : mot qui désigne à la fois la mâchoire du cheval et une personne dépourvue d'intelligence.
9. L'attitude inconséquente de Yero est typique de l'incohérence et de l'inconséquence propres à la nature de l'homme. Les sept frères (comme nous tous) agissent en oubliant à l'instant ce qu'ils avaient dit auparavant, oubliant au fur et à mesure le fruit de l'expérience passée, répétant constamment les mêmes erreurs. Chacun croit toujours que l'épreuve est pour les autres, non pour lui. Ainsi, dans la vie, est-il très difficile de profiter de l'expérience des autres. Chacun doit faire sa propre expérience, et parfois la renouveler plusieurs fois avant d'en comprendre la signification. Les frères — autre caractéristique bien humaine — sont également très entètés. Quand ils ont une idée en tête, rien ne les fera changer d'avis.
10. Selon la coutume, c,est le cadet qui accomplit les petites tâches pour ses ainés.
11. C'est-à-dire le domaine ou les abords de Weli-Weli. Chaque village, chaque cité a sa “brousse”, c'est-à-dire ses abords, sa campagne environnante. Puis vient sa “haute brousse”, dont la limite correspond au commencement de la haute brousse d'un autre village.
12. En Afrique, ce mot ne recouvre pas seulement ce que l'on entend par là en français, mais également la pudeur, la réserve, la timidité, qui sont considérées comme autant de manifestations de noblesse de caractère, particulièrement chez les Fulɓe.
13. Dans les sociétés traditionnelles, le célibataire était considéré comme un mineur.
14. Même père même mère (traduction littérale) : cette précision, qui étonne souvent les Européens, n'est pas superfétatoire en Afrique car le mot e frère » s'étend non seulement à tous les demi-frères, qui sont nombreux dans les familles polygames, mais aussi à tous les cousins paternels, surtout chez les Fulɓe.
15. A l'inconséquence et à l'entêtement, les sept frères ajoutent la naïveté, liée à l'oubli des mises en garde de Baagumaawel. Ils sont comme endormis, ils n'ont aucune ligne directrice intérieure personnelle. Leur ligne directrice est toujours extérieure : soit le hasard des événements, soit la volonté ou l'action de Baagumaawel. En réalité, à part Baagumaawel, qui était un prédestiné et un initié, personne ne pouvait garder sa vigilance et sa raison pure face à Njeddo Dewal en raison de soit pouvoir sur tout le pays. Il faut voir là aussi un trait de caractère pullo : sa méfiance, même après beaucoup de déconvenues., peut être effacée d'un seul coup par quelques bonnes paroles, comme peut mourir d'un coup sa confiance. Son amour-propre est si vif qu'une parole suffit à le blesser, comme une parole suffit à le calmer.
16. Comme la pudeur, la délicatesse fait partie du code pullo de savoir-vivre dans les relations humaines.
17. “Durs comme la pierre” : difficiles à endormir. On dit : “Aujourd'hui, j'ai les yeux comme de la pierre” ; ou “Cette nuit, mes yeux ont durci”.
18. Rappelons qu'en Afrique, comme en Orient, la nuit précède le jour. La nouvelle journée commence donc le soir et non le matin comme en Europe.
19. Njeddo Dewal est, elle aussi, subjuguée par Baagumaawel car le pouvoir magique de celui-ci est plus fort que le sien. Devant lui, elle perd toute faculté de réflexion et de jugement.
20. Il pourrait paraître surprenant qu'après deux nuits d'intimité les jeunes filles n'aient pas encore découvert leur nudité à leurs compagnons. Chez les Fulɓe, cela n'a rien d'étonnant. Dans cette tradition où l'extrême pudeur est la règle. une femme peut passer sa vie auprès de son mari sans jamais s'être montrée à lui en pleine lumière.
21 . C'est-à-dire « si ce ne sont pas seulement des paroles ».
22. Les sept frères acceptent bien volontiers de donner leur sang car ils ne ressentent, et pour cause, aucune fatigue !
23 . Littéralement : « graines des yeux ». Le globe oculaire est appelé « graine » en raison de sa forme circulaire et aussi parce qu'il est logé dans une cavité, comme la graine est cachée dans le fruit ou dans la terre.
24. Tèlè : jeu un peu semblable au golf, qui se joue à deux équipes. On frappe une balle avec un bàton pour lui faire atteindre non un trou, mais un but. Chaque équipe essaie d'empêcher l'autre de marquer des points.
25. Le turban est, comme la couronne, l'emblème de la chefferie. On peut perdre une bataille, mais perdre son turban et son armure est le comble de la honte. Généralement, dans un tel cas, le roi (ou le chef) se suicide.
26. Dunfun-baafaali, Funtun-baafaali, Wulokono-sibo font partie des 28 dieux du panthéon fulɓe.
27. Yen-ten-ten : l'un des noms donnés au lion. Padiaj et saybankun sont des onomatopées.
28. Une tombe dans le cimetière.
29. Le drame approchant de sa fin. Baagumaawel se sent assez fort pour montrer à Njeddo Dewal que si ses oncles sont dupes, lui ne l'est pas. Il assomme Njeddo avec cette déclaration avant de lui donner, à l'épreuve suivante, le coup de grâce.
30. Le village silencieux : le cimetière.
31. Autre dieu du panthéon fulɓe asservi par Njeddo Dewal.
32. Le fleuve étant considéré comme la route menant à la Connaissance (l'océan salé), la pirogue est considérée. par analogie, comme le véhicule de l'initié pour son voyage spirituel. Ici, Baagumaawel devient véhicule à la fois pour lui-même et pour les autres.
33. Dans le malheur, Njeddo Dewal se tourne enfin vers Geno. contrairement à ses habitudes. Elle ne dispose d'ailleurs plus de ses moyens habituels pour faire appel aux esprits intermédiaires. Le proverbe dit : « Un petit lézard galopin ne retrouve le chemin du trou que lorsqu'on lui coupe le bout de la queue. »
34. Une hyène « grande sorcière » (voir note 60).
35. 22 animaux : chiffre de force.
36. Dundari : autre nom de Geno. Terme impliquant l'idée de toutepuissance. littéralement : « Qui peut agir sans redouter la conséquence de ses actes. »
37. Du 13e au 21e jour: soit 7 jours. On retrouve là, comme partout ailleurs dans le conte, la présence du septénaire, marque de Njeddo Dewal.
38. De même que Baa-Waamnde et Baagumaawel consultent le crâne sacré, Njeddo Dewal, en cas de difficulté, consultait le fétiche contenant l'esprit de Kumbasaara. Celui-ci, s'il était resté à son service, l'aurait avertie de la naissance de son adversaire prédestiné et lui aurait dit que faire pour en triompher.
39. Le savant, l'initié des singes, autrement dit, leur chef.
40. Autrement dit “lui ôter tous ses moyens”, les dents étant considérées comme le symbole des moyens.
41. Expression signifiant « dépôt d'ordures ».
42. C'est-à-dire : je ruinerai la famille. Casser , a le sens de ruiner.
43. Saabeere : littéralement « ruines ».
44 Boowal Maama plaine des ancêtres
45. Jom-tetti, man-tetti : paroles magiques situées en tête de certaines invocations rituelles lorsqu'elles sont destinées à obtenir quelque chose. Jom-tetti signifie littéralement « celui qui possède les moyens d'arracher » man-tetti « quand a-t-il arraché ? ».
46. La salive est considérée comme le véhicule, l'instrument de transmission des forces qui sont contenues dans les paroles.
47. Jusqu'à présent, cette pratique est encore en vigueur pour provoquer le rêve prémonitoire, notamment chez les Fulɓe pasteurs du Ferlo sénégalais, dans le canton de Moguère.
48. Malgré sa réticence pour transmettre une telle demande, Waamnde ne peut rien refuser à ses frères aînés, car telle est la tradition. Une sœur peut être amenée à accomplir des actes apparemment étranges afin de donner satisfaction à ses frères, mais ceux-ci seront également prêts à faire n'importe quoi pour elle. Ici, la raison n'intervient pas. On ne juge pas si l'acte est bon ou pas. C'est « plaire » à son frère ou à sa sœur qui est l'objectif. Les conséquences ou les risques de l'action n'entrent pas en ligne de compte.
49. Selon une tradition de la savane occidentale, il y a quatre personnes à qui l'on ne doit jamais dire non : ses procréateurs, son niaitre initiateur, son roi et l'étranger que Dieu vous envoie. On admet parfois, sous certaines conditions, un refus envers le père, mais jamais envers la mère. On n'accède pas à la demande de cette dernière pour rendre un service ou pour telle ou telle raison de bon sens, mais seulement par subordination totale et inconditionnelle.
50. Couverture composée de bandes tissées de laine, généralement écrue et comportant des ornements de couleurs, le plus souvent brun foncé.
51. « Marcher en souriant » est une attitude pour attirer la chance. On dit qu'agir en souriant favorise la réussite alors qu'une expression attristée attire l'insuccès. Dans cet esprit, jadis, les artisans chantaient en travaillant ou poussaient des onomatopées rythmées. Njeddo Dewal utilise tous les moyens possibles pour « charmer » la montagne, mais en vain. On dit de quelqu'un : « Il a déployé tous ses moyens il a marché, il s'est couché, il a rampé, il a tout tenté, mais rien à faire ! »
52. Les vertèbres cervicales.
53. La colonne vertébrale.
54. Pourquoi Geno exauce-t-il la prière de cet agent du mal qu'est Njeddo Dewal ? N'oublions pas qu'il l'a lui-même suscitée et que, par définition, ses desseins sont impénétrables… surtout pour le jugement hâtif ou superficiel. En fait, sous cette forme nouvelle, Njeddo Dewal a encore un rôle à jouer pour le bon déroulement de l'histoire jusqu'à son dénouement final et ce qu'elle croit être une transformation bénéfique pour elle ne fera que l'acheminer plus sûrement encore vers son destin. Le proverbe dit : « Tout moyen déployé pour éviter le sort ne fait que vous précipiter vers lui. »
55. Produit du croisement entre un cheval et une ânesse.
56. L'éventail de la femme, ce sont ses manèges et ses artifices.
57. L'immondice désigne ici l'adultère, c'est-à-dire les rapports sexuels hors mariage si réprouvés dans la tradition du Bafour (savane occidentale). Dans cette tradition, ce n'est pas l'acte sexuel en soi qui est mauvais au contraire il est sacré car « le sexe de la femme est l'atelier de Geno (ou de Mâ-n'gala, en bamana) », c'est son accomplissement hors des rites et des normes.
58. Le fait que les jeunes femmes, contrairement à la coutume, se soient proposées elles-mêmes en mariage et que les sept frères aient accepté ne suffit pas pour « nouer » le mariage selon la coutume. Les jeunes gens sont obligés de se rendre dans les familles des jeunes femmes afin de régulariser la situation.
59. Nom donné aux Fulɓe pasteurs.
60. Wuuramkam : littéralement « Vie mienne ».
61. Baguette de jujubier, voir note 71.
62. Certes. dans la réalité des faits, Baagumaawel n'a pas eu le temps de boire le lait de Waamnde. Pourtant, traditionnellement, celle-ci, en tant que mère, a le droit de prononcer cette formule sacramentale. Même la sœur de la mère (considérée comme une mère) peut la prononcer, car elle est l'expression même de la maternité, physique ou morale.
63. Hérité de son grand-père Baa-Waamnde : le conte laisse supposer qu'entre-temps Baa-Waamnde est mort, bien qu'il ne le dise pas expressément.
64. Hurr !… Firi! : onomatopées incantatoires intraduisibles, prononcées par Kumen dans la Première Clairière.
65. Grenouille Faabuga : grenouille mythologique qui figure également dans la Deuxième Clairière de Kumen ).
66. Littéralement « métal noir » (nege fin): c'est le nom donné au fer. Le forgeron de « métal noir », ne travaille jamais ni l'or ni l'argent.
67. Jujubier: voir note 71.
68. Un fleuve, une montagne, une chaîne de dunes sablonneuses, voire un arbre, symbolisent souvent la frontière entre deux mondes. Il y a toujours quelque chose pour marquer la limite. « Fleuve noir » signifie aussi fleuve mystérieux. Le noir ne symbolise pas forcément ce qui est mauvais (comme « sorcier noir » par opposition à « sorcier blanc ») mais aussi ce qui est mystérieux, inconnu.
69. Il peut paraître étonnant que les singes découvrent sans difficulté l'endroit où est détenu le jeune prince alors que Baagumaawel le prédestiné ne peut y parvenir. Tout d'abord, il n'eût pas été conforme à la logique du conte que Baagumaawel découvre et délivre le jeune prince dès ce moment-là, car il avait été annoncé par le cràne que Njeddo Dewal enverrait des émissaires pour faire connaître ses volontés. Or, cette prédiction n'est pas encore accomplie. Ensuite, l'un des enseignements de cet épisode est que jamais les Fulɓe ne donnent le pouvoir absolu à qui que ce soit, sauf à Geno. C'est pourquoi l'on dit que personne — quel que soit son degré — ne voit jamais le sommet de son propre crâne ; pour y voir clair., vient toujours un moment où l'on a besoin de l'aide d'un tiers. Même un prédestiné comme Baagumaawel peut présenter des lacunes ; autrement il serait Kaydara lui-même (l'une des manifestations de Geno). Il a beaucoup de pouvoirs, mais pas le pouvoir total, qui n'appartient qu'à Geno ; sinon, l'unicité divine serait détruite car il y aurait deux détenteurs du pouvoir.
Un autre enseignement est que les néophytes, malgré l'enseignement des maîtres, ne réussissent pas toujours du premier coup ; certains réussissent une épreuve immédiatement, d'autres doivent renouveler plusieurs fois la tentative.
70. Signe de deuil et de tristesse : plus de distractions, plus de causeries ou de chants le soir à la veillée.
71. Toujours un multiple de 7, le nombre de Njeddo Dewal.
72 . Notons que Hammadi, à ce stade dramatique de l'histoire, accède à un statut nouveau, plus responsable, celui d'incantateur du crâne sacré et d'interlocuteur.
73. Par un geste des mains, on peut recouvrir, cacher quelque chose qu'on ne veut pas laisser voir. « Cacher ce qui est apparent », c'est cacher le secret de l'initiation. L'œil frontal, œil de la connaissance, est destiné à déceler ce qui est caché ; les mains, symbole du pouvoir de l'homme en tant qu'instrument et moyen d'action, sont censées voiler (cacher) ce qui ne doit pas être dévoilé.
74. L'alliance de Kumbasaara et de Gumbaw n'augure rien de bon pour Njeddo Dewal. Non seulement Kumbasaara, qui lui était auparavant asservi, met maintenant ses forces prodigieuses au service du bien, mais il a lui-même asservi la puissance de Gumbaw qui, traditionnellement, s'oppose à l'heureux aboutissement de l'initiation (cf. Kumen). Cet épisode enseigne aussi que la force n'est en soi ni bonne ni mauvaise. Tout dépend de l'utilisation qui en est faite.
75. Le cachot.
76. L'épouse de Kumen, déesse du lait et reine du beurre, est la grande maîtresse de l'initiation pullo féminine.
77. Expression de la noblesse de caractère de Baagumaawel et de sa faculté, de pardon, qualités qui sont celles de tous les « agents du bien » dans ce conte.
78. « Passer par toi… » : toujours pour respecter la règle traditionnelle qui veut que l'on passe par un intermédiaire pour présenter une requête.
79. Pour la première fois., Njeddo Dewal fait un retour sur elle-mème et se livre à une réflexion lucide et salutaire. Cela illustre ce qui a été dit à la note 2, à savoir qu'il y a toujours un grain de bien dans le mal et un grain de mal dans le bien. Quoi qu'il en soit, cet accès de conscience morale ne saurait durer chez Njeddo Dewal puisqu'elle a été créée pour accomplir le mal.
80. Tout l'enseignement du conte culmine dans cet épisode où Baagumaawel fait le sacrifice de sa vie pour sauver sa mère. Au sens moral, c'est l'amour de la mère et le sacrifice pour les siens qui est exalté. Au sens mystique, c'est l'occasion de montrer que la victoire spirituelle passe toujours par le sacrifice de soi, le renoncement, le dépouillement. En effet, c'est précisément ce geste de Baagumaawel qui entraînera la défaite définitive de Njeddo Dewal.
81. 7 oreilles et 3 yeux : parvenue au terme de ce long combat, dont elle croit la victoire assurée, Njeddo Dewal se montre à Baagumaawel sous son vrai visage, celui avec lequel elle a été créée, autrement dit, elle montre sa vraie réalité.
82. Curieuse rencontre avec le mythe occidental du vampire qui veut que celui-ci ne puisse trouver la mort que le ventre traversé par un pieu de bois.
83. Ici, les 28 étoiles (voir note 87) apparaissent toutes en même temps ainsi que les 7 astres et les 12 signes du Zodiaque, entourées de la multitude des étoiles du firmament, comme si la totalité du temps et de l'espace était rassemblée en cet instant où toute obscurité est abolie. La scène se passe dans un autre temps que le temps humain habituel. Après la disparition du principe du mal, la nature retrouve son innocence première. Une expression peule dit : « On est retourné au point de départ… »
84. Mettre en pratique : littéralement, 4; imiter , le conte, c'est-à-dire méditer sur les comportements des divers personnages afin d'en tirer leçon et d'y puiser un modèle.