Paris, Abidjan. Stock, NEI-EDICEF. 1984. 239 pages
Le grand conte initiatique fulfulde Njeddo Dewal, mère de ' la calamité fait partie du cycle de Kaydara et de L'Eclat de la grande étoile 1, dont il constitue le premier élément. Ces trois contes, dont les sujets se complètent, possèdent certains personnages communs. On retrouve Hammadi, le héros de Kaydara, dans L'Eclat de la grande étoile, tandis que Bâgumâwel, le grand initié de L'Éclat, apparaît ici sous l'aspect d'un enfant miraculeux, jeune et vieux à la fois.
Si Kaydara illustre la quête de la Connaissance, avec un aller et un retour parsemés d'épreuves et de signes spécifiques, si L'Eclat de la grande étoile retrace la quête de la sagesse avec l'initiation progressive au pouvoir royal du petit-fils de Hammadi par Baagumaawel, dans le conte Njeddo Dewal, mère de la calamité, nous assistons à la lutte entre le principe du bien et le principe du mal.
Ici, point de trajet linéaire, comme dans les deux autres récits, entre un point de départ et un point d'arrivée, mais, au contraire, une abondance de folles péripéties, de combats fantastiques, de voyages périlleux, de réussites, d'échecs et d'aventures sans cesse renouvelés jusqu'à l'heureux dénouement final, Le conte Njeddo Dewal, c'est l'image même de la vie : la lutte entre le bien et le mal est toujours à reprendre, autour de nous comme à l'intérieur de nous-mêmes.
Comme tous les contes initiatiques fulɓe, Njeddo Dewal peut être lu — ou entendu — à plusieurs niveaux. C'est, d'abord, un grand récit fantastique et féerique propre à charmer et à distraire les petits et les grands. C'est, ensuite, un conte didactique sur les plans moral, social et traditionnel où l'on enseigne, à travers des personnages et des événements typiques, ce que doit etre le comportement humain idéal.
Enfin, c'est un grand texte initiatique dans la mesure ou il illustre les attitudes a imiter ou à rejeter, les pièges à discerner et les étapes à franchir lorsqu'on est engagé dans la voie difficile de la conquête et de l'accomplissement de soi.
En face d'une Njeddo Dewal agent du mal presque toute-puissante, s'appuyant uniquement sur ses propres pouvoirs et la maîtrise de certaines forces magiques, apparaissent des personnages qui incarneront les plus nobles qualités humaines et dont la vraie force, finalement, sera de faire chaque fois confiance à la Providence au péril de leur vie.
N'oublions pas que les mythes, contes, légendes ou jeux d'enfants ont souvent constitué, pour les sages des temps anciens, un moyen de transmettre à travers les siècles d'une manière plus ou moins voilée, par le langage des images, des connaissances qui, reçues dès l'enfance, resteront gravées dans la mémoire profonde de l'individu pour ressurgir peut-être, au moment approprié, éclairées d'un sens nouveau. « Si vous voulez sauver des connaissances et les faire voyager à travers le temps, disaient les vieux initiés Bambara, confiez-les aux enfants. »
Le conte Njeddo Dewal présente un intérêt tout particulier en ce qu'il pose, dès le départ le problème de l'origine des Fulɓe. Il nous décrit en effet le pays fabuleux de Heli et Yoyo où il y a très, très longtemps, avant leur dispersion à travers l'Afrique, les Fulɓe auraient vécu heureux, comblés de toutes les richesses et protégés de tout mal, même de la mort. Par la suite, leur mauvaise conduite et leur ingratitude auraient provoqué le courroux divin. Geno (le Dieu suprême, l'Eternel) décida de les châtier et suscita à cet effet une terrible et maléfique créature, Njeddo Dewal la grande sorcière, dont les sortilèges feront tomber sur les malheureux habitants de Heli et Yoyo des calamités si épouvantables que, pour y échapper, ils devront fuir à travers le monde.
Seuls des êtres très purs (Baa-Waamnde et sa femme, Kobbu le mouton miraculeux, Siree l'initié et, plus tard, Bâgoumâwel l'enfant prédestiné) pourront lutter contre la terrible sorcière et, finalement, triompher d'elle grâce à l'aide de Geno.
Ce mythe d'origine soulève, dans sa présentation même, diverses questions que nous avons abordées en annexe dans les notes 1 et 15, notamment à propos de l'influence des traditions du Mande sur certains mythes fulɓe.
Un autre intérêt de ce conte est que l'on y retrouve, a quelques variantes près, presque toute la trame du conte occidental Le Petit Poucet, mais avec une richesse de détails et de péripéties infiniment plus grande. On retrouve les sept frères un peu niais, le jeune garçon plein de ruse et de finesse (ici Baagumaawel leur neveu) aux prises non plus avec un ogre, mais avec une Njeddo Dewal vampire. Curieusement d'ailleurs. Njeddo Dewal ne pourra trouver la mort qu'à la façon de ses homologues vampires des contes occidentaux, comme on le verra à la fin du conte. Comment ne pas se poser ici la question de l'origine de certains mythes ?
Comme Kaydara et L'Eclat de la grande étoile, Njeddo Dewal est un jantol (plur. janti), c'est-àdire un récit très long aux personnages humains ou fantastiques, à vocation didactique ou initiatique, souvent les deux à la fois. Comme le dit le conteur au début de Kaydara : « Je suis futile, utile et instructif. »
Le jantol est toujours récité soit en vers à cadence rapide (mergi : poésie), soit en prose (mawnde en fulfulde = “grand parler”). Ici — contrairement à Kaydara — la version en prose, bien que reprenant en maints endroits le texte mergi, est plus complète, plus riche en détails que ce dernier. C'est pourquoi nous l'avons choisie pour présenter ce conte au public.
Dans tout jantol, la trame de l'histoire (c'est-à-dire la progression, les étapes, les symboles, les faits significatifs) ne doit jamais être changée par le conteur traditionnel. Toutefois, celui-ci peut apporter des variantes sur des points secondaires, embellir, développer ou abréger certaines parties selon la réceptivité de son auditoire. Avant tout, le but du conteur, c'est d'intéresser ceux qui l'entourent et, surtout, d'éviter qu'ils ne s'ennuient. Un conte doit toujours être agréable à écouteret , a certains moments, doit pouvoir dérider les plus austères. Un conte sans rire est comme un aliment sans sel.
Dans la version qui est présentée ici, non seulement la trame de l'histoire a été strictement respectée comme il se doit, mais également les détails du récit en prose tels qu'ils sont traditionnellement transmis. Nous nous sommes seulement permis, par endroits, d'apporter de petites précisions de pure forme pour faciliter la compréhension du récit par les lecteurs de culture occidentale, notamment pour préciser certains enchaînements chronologiques ou de cause à effet, ce qui n'est pas indispensable pour un auditoire traditionnel, généralement peu soucieux de logique ou de chronologie.
Les conteurs traditionnels qualifiés ont coutume d'entrecouper leurs récits de nombreux développements instructifs. Chaque arbre, chaque animal peut faire l'objet de tout un enseignement à la fois pratique et symbolique. Nous n'avons pas voulu rompre le rythme du récit par des digressions de ce genre, encore que le texte lui-même en comporte quelques-unes, surtout au début : aussi avons-nous fait figurer en notes toutes les indications que nous voulions porter à la connaissance du lecteur.
On trouvera en bas de page (notes figurées par de petits chiffres) les indications dordre linguistique ou de nature à faciliter la compréhension du texte — voire du sens caché des événements — et en annexe (notes figurées par des chiffres gras entre parenthèses) les développements symboliques propres à la tradition africaine en général.
Après une première partie consacrée à la description du pays mythique de Heli et Yoyo et des calamités qui s'abattirent sur ses habitants, le récit s'articule autour de deux cycles essentiels.
Le premier cycle retrace la quête de Baa-Waamnde, grand-père de Baagumaawel. Baa-Waamnde, c'est l'homme simple et bon, charitable et bienveillant envers tout ce qui vit. Avec sa femme Weloore, il incarne toutes les vertus humaines. Pour préparer la venue de son futur petit-fils qui seul pourra affronter la redoutable Njeddo Dewal, il n'hésite pas à se lancer dans une quête dangereuse qui le mènera jusqu'au cœur du territoire de la Grande Sorcière ! Ame innocente et confiante, il ne se soucie point de lui-même. Aussi Geno (le Dieu suprême) l'aidera-t-il à chacun de ses pas et la nature tout entière se mettra-t-elle à son service.
Accompagné d'un mouton miraculeux, Baa-Waamnde ira d'abord délivrer Siree, un homme de grand pouvoir détenu prisonnier par Njeddo Dewal. Ensuite tous deux et leur mouton parviendront, au terme d'une expédition particulièrement mouvementée, a libérer un dieu asservi par Njeddo Dewal, source principale de sa puissance magique. Cet exploit permettra de défaire les premiers nœuds du pouvoir maléfique de la « calamiteuse » et de préparer l'action future de Baagumaawel.
Le second cycle, constitué de toute une succession d'aventures riches en péripéties, est celui de Baagumaawel lui-même, l'enfant prédestiné à la naissance miraculeuse, envoyé par Geno pour triompher de Njeddo Dewal.
Baagumaawel lui aussi incarne la noblesse, la bonté et la générosité, mais servies par une intelligence malicieuse et accompagnées des pouvoirs du prédestiné. Il peut prendre toutes les formes parce que, comme Njeddo Dewal, il a accès au monde subtil où les formes ne sont pas encore figées comme dans le monde matériel.
Baagumaawel, c'est le prototype de l'initié. Ses fâçons d'agir échappent à l'entendement humain. Dans L'Eclat de la grande étoile, il symbolise la Connaissance : c'est l'instructeur, l'éducateur, l'initiateur. Ici, il s'incarne sous la forme d'un enfant pour venir au secours du peuple pullo et le délivrer du maléfice qui le maintient sous la coupe de Njeddo Dewal. Tout ce qu'il fait, il le fait non par volonté personnelle, mais au nom du pouvoir et de la mission reçus de Geno, alors que Njeddo Dewal, elle, agit toujours pour assouvir ses désirs personnels, fondant ses pouvoirs sur la capture et l'asservissement de forces intermédiaires (dieux ou esprits) sans se référer à Geno, le Créateur suprême. Elle ne le fera qu'à la fin du récit quand, presque vaincue, démunie de tout et malheureuse, elle se tournera enfin vers lui pour lui demander son aide, mais toujours dans l'intention de nuire.
Dans la société traditionnelle, chaque jantol est comme un livre que le Maître récite et commente. Le jeune, lui, doit écouter, se laisser imprégner, retenir le conte et, autant que possible, le revivre en lui-même. On lui recommande (comme pour Kaydara) de revenir sans cesse au conte à l'occasion des évènements marquants de sa vie. Au fur et à mesure de son évolution intérieure, sa compréhension se modifiera, il y découvrira des significations nouvelles. Souvent, telle épreuve de sa vie l'éclairera sur le sens profond de tel ou tel épisode du conte; inversement, celui-ci pourra l'aider à mieux comprendre le sens de ce qu'il est en train de vivre.
En fait, tous les personnages du conte ont leur correspondance en nous-mêmes. Njeddo Dewal et Baagumaawel sont en nous comme deux pôles extrêmes, séparés par une infinité de degrés possibles. Notre être est le lieu de leur combat.
Pour triompher en nous de Njeddo Dewal, il faut d'abord savoir l'identifier, puis la domestiquer, enfin savoir écouter et reconnaître la voix de Baagumaawel qui sait donner le courage d'affronter le mal avec l'aide de Geno. Il est la voix du bien, la voix de celui qui sait ,pardonner et se sacrifier. C'est pourquoi il est investi de l'aide de Geno et du secours des ancêtres. Un événement inattendu viendra toujours l'aider dans les circonstances les plus désespérées.
Mais nous avons aussi en nous la stupidité des sept frères, leur entetement, leur inconscience 2 …
Finalement, entrer à l'intérieur d'un conte, c'est un peu comme entrer à l'intérieur de soi-même. Un conte est un miroir où chacun peut découvrir sa propre image.
Que ce soit ici pour moi l'occasion d'exprimer ma gratitude à Nouria, l'infatigable collaboratrice dont le travail et les soins ont permis que naissent cet ouvrage — et quelques autres…
Amadou Hampâté Bâ
Abidjan, 1984.
Notes
1. Les livres Kumen, L'Éclat de la grande étoile et Kaydara sont souvent cités dans les notes du présent ouvrage.
Pour lever tout malentendu, je précise que je n'ai en rien collaboré, ni donné ma caution., à des “lectures” ou “visions” réalisées par des tiers à partir de contes précédemment publiés par moi, notamment Kaydara. Ce type d'ouvrages et les réflexions qui y sont développées n'engagent, par définition, que leurs auteurs. Toute recherche a son intérêt. Qu'il me soit seulement permis de mettre amicalement en garde les jeunes chercheurs contre la tentation de vouloir à tout prix faire “coller” certains contes africains à des systèmes de pensée préétablis ou à des critères intellectuels qui leur sont généralement étrangers.
2. Cela est valable pour les autres contes., notamment Kaydara. C'est en nous-même, et non dans des catégories sociales extérieures, qu'il faut chercher les correspondances, les qualités et les défauts des personnages.