Paris, Abidjan. Stock, NEI-EDICEF. 1984. 239 pages
Avant la création du monde, avant le commencement de toute chose, il n'y avait rien, sinon UN ÊTRE Cet Etre était un Vide sans nom et sans limites mais c'était un Vide vivant, couvant potentiellement en lui la somme de toutes les existences possibles.
Le Temps infini, intemporel, était la demeure de cet Etre-Un.
Il se dota de deux yeux. Il les ferma : la nuit fut engendrée. Il les rouvrit : il en naquit le jour.
La nuit s'incarna dans Lewru, la Lune. Le jour s'incarna dans Naange, le Soleil.
Le Soleil épousa la Lune. Ils procréèrent Dumunna, le Temps temporel divin.
Dumunna demanda au Temps infini par quel nom il devait l'invoquer. Celui-ci répondit : « Appelle-moi Geno, l'Eternel 1. »
Geno voulut être connu. Il voulut avoir un interlocuteur. Alors il créa un Oeuf merveilleux, comportant neuf divisions, et y introduisit les neuf états fondamentaux de l'existence.
Puis il confia l'Oeuf au Temps temporel Dumunna. « Couve-le avec patience, lui dit-il. Et il en sortira ce qui en sortira. »
Dumunna couva l'Oeuf merveilleux et le nomma Bocoonde.
Quand cet Oeuf cosmique vint à éclore, il donna naissance à vingt êtres fabuleux qui constituaient la totalité de l'univers visible et invisible, la totalité des forces existantes et de toutes les connaissances possibles.
Mais, hélas, aucune de ces vingt premières créatures fabuleuses ne se révéla apte à devenir l'interlocuteur que Geno avait désiré pour Lui-même.
Alors, il préleva une parcelle sur chacune des vingt créatures existantes. Il les mélangea, puis soufflant dans ce mélange une étincelle de son propre souffle igné, il créa un nouvel Etre : Neɗɗo, l'Homme.
Synthèse de tous les éléments de l'univers, les supérieurs comme les inférieurs, réceptacle par excellence de la Force suprême en même temps que confluent de toutes les forces existantes, bonnes ou mauvaises, Neɗɗo, l'Homme primordial, reçut en héritage une parcelle de la puissance créatrice divine, le don de l'Esprit et la Parole.
Geno enseigna à Neɗɗo, son Interlocuteur, les lois d'après lesquelles tous les éléments du cosmos furent formes et continuent d exister. Il l'instaura Gardien et Gérant de son univers et le chargea de veiller au maintien de l'harmonie universelle. C'est pourquoi il est lourd d'être Neɗɗo.
Initie par son créateur, Neɗɗo transmit plus tardà sa descendance la somme totale de ses connaissances. Ce fut le début de la grande chaîne de transmission orale initiatique.
Neɗɗo, l'Homme primordial, engendra Kiikala 2, le premier homme terrestre, dont l'épouse fut Naagara.
Kikala engendra Haɓɓana-koel : « Chacun pour soi ».
« Chacun pour soi » engendra Celi : « Fourche de la route ».
« Fourche de la route » eut deux enfants: l'un, le « Vieil Homme » (Gorko-mawɗo), représenta la Voie du Bien; l'autre, la « Petite Vieille chenue » (Dewel-Nayewel), représenta la Voie du Mal. Il en sortit deux postérités de tendances contraires :
Comme on le voit, c est à partir de « Fourche de la route », lui-même succédant à « Chacun pour soi », que les voies du Bien et du Mal se précisèrent.
Le « Vieil Homme » devint l'incarnation du Bien. La « Petite Vieille chenue » devint l'incarnation du Mal.
Njeddo Dewal est une incarnation légendaire pullo de Dewel-Nayewel, la « Petite Vieille chenue », appelée Mussokoronin kunje par les Bamana 3.
Notes
1. Geno, « l'Éternel est, pour les Fulɓe, le Dieu créateur suprême (équivalent en bamana Ma'Ngala).
2. Kiikala : sorte d'équivalent de l'Adam biblique ; mais selon la tradition fulɓe, il y aurait eu plusieurs Adam successifs. Kiikala est le symbole de l'ancienneté et, par extension., de la vieillesse et de la sagesse.
3 Ce mythe de la création et généalogie mythique est commun à presque toutes les ethnies de la Savane en Afrique occidentale (ancien Bafour), avec des variantes suivant les ethnies, les régions ou les conteurs, selon qu'ils veulent mettre l'accent sur tel ou tel aspect de la création. Il figure ici sous une forme condensée.
Fulɓe | Bamana | |
L'Eternel (Dieu) | Geno | Mâ-NGala |
Lune | Lewru | Kalo |
Soleil | Naange | Tlé |
Temps temporel divin | Dumunna | Touma |
Oeuf | Boccoonde | Fan |
Homme primordial | Neɗɗo | Ma |
Premier homme terrestre | Kiikala | Mâfolo ou Maakoro) |
Son épouse | Naagara | Mussofolo ou Mussokoro |
« Chacun pour soi » | Haɓɓana-koel | Bébiyéréyé |
« Fourche de la route » | Celi | Sirafara |
« Vieil homme » | Gorko-mawdo | Tché koroba |
« Petite Vieille chenue » | Dewel-Nayewel | Moussokoronin-koundjé |
Les Fulɓe possèdent par ailleurs un mythe de la création qui leur est spécifique, fondé sur le symbolisme du lait, du beurre et du bovin. Mais à l'époque où ils furent vaincus par Soundiata Keita (fondateur de l'empire du Mandé, ou Mali) et déportés du Nord au Sud, ils s'incrustèrent si bien dans le système culturel du Mande qu'ils adoptèrent une partie de sa cosmogonie, à quelques variantes près, au point qu'il n'est plus possible de faire le départ entre les cosmogonies fulɓe ou bamana. Les personnages-clés du mythe appartiennent désormais à l'une et l'autre culture.
Pour mieux s'intégrer à la société, les Fulɓe adoptèrent également quatre noms de clan (yettoore en fulfulde, jamu en bamana) afin de se conformer au système quaternaire du Mande. Les quatre clans fulɓe sont donc des emprunts. A l'origine, les Fulɓe n'avaient que des noms de tribu : les Baa, par exemple, sont en fait des Uuuruɓe. Plus on s'écarte vers l'est de la zone culturelle du Mandé et du delta nigérien, moins on trouvera de Fulɓe portant un yettoore ; ils porteront le nom de leur tribu.
La notion de « vide vivant » ou de « vide sans commencement » qui figure dans le mythe (et qui n'est pas sans évoquer des notions métaphysiques existant ailleurs, notamment en Extrême-Orient) est très courante dans la tradition fulɓe. Geno est un Être incréé, sans corporéité ni matérialité aucune (d'où l'idée de vacuité), mais il est en même temps source et principe de toute vie. La tradition distingue deux sortes de vie : la vie éternelle, principielle, propre à Geno seul — puis la vie contingente, propre à tous les êtres créés (même les êtres supérieurs des mondes subtils). La vie sortie de l'Oeuf primordial est une vie contingente. Comme telle, elle suit la loi de cause à effet.
Notons qu'en bambara le mot fan (oeuf) signifie également « forge ». Le forgeron, considéré comme le Premier fils de la terre, transforme la matière pour créer des objets. Il est donc le premier imitateur de la Création originelle. Son atelier est le reflet de la grande forge cosmique. Tous les objets y sont symboliques et tous les gestes qu'il y accomplit sont rituels.
La Tradition considère qu'il y a plusieurs sortes de temps d'abord le « Temps infini intemporel », en fait l'Éternité sans commencement ni fin, demeure de Geno ; ensuite le « Temps temporel divin » (Dumunna) qui couve l'Oeuf primordial ; enfin le temps temporel humain (heures, jours, semaines, etc.) qui sort de l'Oeuf. Nous n'avons pas donné la succession des éléments qui naissent de l'Oeuf afin de ne pas alourdir le texte.
Comme on peut le voir dans la généalogie qui descend de l'Homme primordial (Neɗɗo), à un certain moment l'unité est rompue. Deux voies apparaissent: celle du Bien avec le « Vieil Homme », et celle du Mal, du désordre, de l'anarchie avec la « Petite Vieille chenue ». La lutte entre le bien et le mal est monnaie courante dans les récits de la tradition africaine, et par souci moral on fait toujours triompher le bien; en fait, les deux principes sont inséparables et considérés comme tellement unis qu'ils constituent l'endroit et l'envers d'un même rond de paille.
L'homme étant le point de rencontre de toutes les influences et de toutes les forces (en tant que résumé des vingt premiers êtres et réceptacle de l'étincelle divine), le bien et le mal sont en lui. C'est son comportement qui fera apparaitre l'un ou l'autre. L'initiation va consister, précisément, à remonter en soi-même chaque degré de cette généalogie mythique afin de réintégrer l'état du Neɗɗo primordial, interlocuteur de Geno et gérant de la Création, qui demeure latent en chacun.
Neɗɗo, c'est l'homme pur, idéal. Le comportement parfait s'appelle neɗɗaaku, Cest-à-dire ce qui fait un homme dans tous les sens du terme : noblesse, courage, magnanimité, serviabilité, désintéressement. Précisons que la notion de Neɗɗo recouvre à la fois l'homme et la femme, car on dit que Neɗɗo contient en lui à la fois le masculin (baaba : père) et le féminin (inna : mère), respectivement associés au Ciel et à la Terre. L'état de neɗɗaaku, c'est l'état d'humanité parfaite, à la fois masculine et féminine. L'initiation, dont on parle souvent dans cet ouvrage, peut s'entendre de deux façons qui, en fait, se complètent : il y a l'initiation reçue de l'extérieur et celle qui s'accomplit en soi-même.
L'initiation extérieure, c'est l'« ouverture des yeux », c'est-à-dire tout l'enseignement qui est donné au cours des cérémonies traditionnelles, ou des périodes de retraite qui les suivent. Mais cet enseignement, il faudra ensuite le vivre, l'assimiler, le faire fructifier en y ajoutant ses observations personnelles, sa compréhension, son expérience. En fait, l'initiation se poursuit tout au long de la vie. Un adage fulfulde dit : « L'initiation commence en entrant dans le parc, elle finit dans la tombe. »