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Anna Pondopoulo
Les Français et les Peuls. L'histoire d'une relation privilégiée

Les Indes Savantes. Paris, 2008. 314 p.
Coll. Sociétés musulmanes en Afrique, Jean-Louis Triaud, éd.


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Introduction

Peuls, Fulɓe, Fula, Fulani, Fellata : autant de noms que les observateurs étrangers donnèrent à ces populations nomades et sédentaires de l'Afrique occidentale, autant de légendes qui leur attribuent des origines les plus diverses. Ils seraient les représentants d'une ancienne « race » sémitique, claire de peau, aux traits fins et distingués, douée d'une intelligence supérieure et naturellement portée à régner sur d'autres populations africaines. Guerriers et prophètes, créateurs des puissants États musulmans au sud du Sahara, les Peuls devinrent, à l'époque coloniale, le peuple-fétiche des administrateurs. L'imaginaire colonial leur doit surtout deux figures-clefs peuplant son Épinal : celle d'un interprète rusé, à l'esprit et à la parole machiavéliques et celle d'une femme peule, belle, intelligente et indépendante, la meilleure compagne pour l'administrateur lors de ses pérégrinations en brousse. La façon de penser les Peuls comme « différents » n'a pas totalement disparu des représentations contemporaines ; encore récemment on trouvait ces idées dans les dictionnaires ethnologiques et dans les présentations générales des populations africaines 1.

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Esquisse de l'espace géographique fulɓe par Jean Calais, “Les Peuls en question”,
Revue de psychologie des peuples 3, 1969, p.231-251

Pourquoi rechercher la généalogie des idées qui alimentent notre mentalité actuelle et nos façons d'imaginer l'Autre africain ? Cette quête participe au travail de mise à nu des notions des sciences humaines qu' inaugure la période post-coloniale.
La réflexion critique sur les schémas classificatoires dont nous sommes héritiers, depuis le XIXe siècle, constitue la seule façon tangible permettant de nous débarrasser des vieux démons qui hantent notre interprétation de la réalité. Nous avons essayé alors de suivre pas à pas l'histoire des stéréotypes européens sur les Peuls. De nombreuses questions apparurent au cours de ce cheminement : où, quand, comment et pourquoi naissent ces idées de la « singularité peule », quelle était leur fonction dans les classifications coloniales des « races » et des « peuplades », quel est le secret de leur étonnante durée dans la pensée européenne sur l'Afrique ? Comment les Européens prirent-ils connaissance des légendes peules décrivant leur blancheur et leur origine étrangère ? Un curieux amalgame des traces de ces histoires mélangées avec quelques réminiscences des écrits coloniaux circule jusqu'à aujourd'hui chez les Fulɓe et nourrit des revendications identitaires que certains de leurs groupes affirment face aux gouvernements des pays africains.
Certes, les chercheurs d'aujourd'hui réfutent la façon essentialiste de présenter les sociétés africaines. Les tentatives pour exprimer « l'essence » de l'identité peule sont qualifiées de « peu utiles » (« unhelpful analytical perspectives » 2), tandis que la quête des « invariants » s'avère décevante 3. Les images et les métaphores classiques comme celles « du berger Pullo gardant son troupeau, le bâton passé sur les épaules ou une jambe repliée », appartiennent au passé 4, ou au domaine de l'exotisme, auquel renvoient des livres de salon (« coffee-table books ») ou des magazines comme National Geographic 5. Pour autant le paradigme essentialiste n'est pas mort, il revient « en plein » ou en « creux » 6, lorsqu'il sert de contre-modèle explicite et implicite pour la réflexion des chercheurs.
Il est impossible de se défaire de ce modèle de pensée sans avoir fait un travail critique sur sa genèse et son histoire. Les recherches contemporaines expriment le besoin de s'appuyer sur ce genre de reconstructions : de nombreuses études géographiques et anthropologiques débutent par une sorte de parenthèse historique évoquant le « mythe » peul auquel, sommairement, on assigne une homogénéité. Il existe donc un danger d'inventer une certaine tradition coloniale simplifiée que l'on opposerait au savoir « moderne », en créant ainsi une « dichotomie » supplémentaire. En revanche, une meilleure connaissance des dynamiques et des formes des anciens savoirs sur les Peuls permettrait de retrouver dans le présent les traces des vieilles interrogations et des stéréotypes et de mieux comprendre les raisons de la fascination que les Fulɓe exercent sur les chercheurs et sur le public.
Les premières tentatives de reconstruction des idées et des représentations entre les Européens et les Africains venaient des historiens : elles avaient pour point de départ l'histoire de l'esclavage et du mouvement anti-esclavagiste, des explorations et de la construction des sociétés coloniales 7. Dans cette mouvance s'inscrivaient les premiers travaux analysant les connaissances françaises sur les Peuls 8. Paule et Gérard Brasseur soulevaient quelques thèmes autour desquels s'articulaient les textes du XIXe siècle et opposaient aux « classifications simplificatrices » des colonisateurs la complexité des groupes des Fulɓe. Malgré l'amalgame qu' ils faisaient entre différentes époques et idées (expliquant leur genèse par « l'imagination européenne »), leur article laissa planer une interrogation implicite sur la possibilité d'une unité de pensée qui serait à l'origine de ces textes. David Robinson voyait cette unité dans la continuité de la politique coloniale : il qualifiait les débuts des savoirs ethnographiques sur les Fulɓe du Sénégal d'ethnographie « opérationnelle » ou « fonctionnelle » 9.
Dans cette perspective — celle d'un cadre interprétatif expliquant la diversité apparente, mais aussi la redondance des textes décrivant les Peuls au XIXe siècle — se plaçait la recherche pionnière d'Elisabeth Williams 10. Elle réduisait les diverses théories à une seule constante : l'opposition entre les « races » blanche et noire qui correspondrait à la dichotomie principale de la pensée anthropologique européenne au XIXe siècle. Ainsi, l'histoire des représentations sur les Peuls serait-elle déterminée par l'évolution de l'idée de « race » en Europe, et donc par le développement de la science anthropologique et de ses institutions. L'interprétation de Williams avait pour point de départ l'histoire des sciences médicales en France : l'analyse des idées sur les Peuls lui offrait un cas singulier confirmant la thèse de la domination de la vision biologique de l'homme dans le champs des disciplines décrivant les populations africaines. Ce schéma suscite cependant de nombreuses interrogations. Décrit-il entièrement le développement des représentations sur les Peuls ? Quel était le rôle du contexte africain dans l'élaboration de ces représentations ? Comment « l'idée de race » s'installa-t-elle dans les descriptions des populations africaines ?
Dans une perspective similaire de la critique de l'histoire de la discipline anthropologique s'inscrivait la recherche de Gilles Boëtsch et de Jean-Noël Ferrié : ils étudiaient « une stratégie cognitive » de l'anthropologie physique coloniale qui enfermait les Peuls dans des cloisons taxinomiques de plus en plus multiples 11. Ils expliquaient la présence de nombreuses nuances et variantes dans la pensée classificatoire sur les Peuls par les impératifs du pouvoir colonial qui créait des rapprochements et des distances symboliques et réels entre les groupes ethniques.
Ces travaux contribuèrent à démystifier l'idée de la singularité des Peuls en démontrant son lien avec les classifications raciales, servant, dans la seconde moitié du XIXe siècle, à établir les rapports entre les peuples colonisateurs et les peuples colonisés. Cependant cette démarche, ayant privilégié certains fragments du « mythe peul », laissa dans l'ombre d'autres questions, celles concernant notamment sa genèse : où et comment la fascination pour les Peuls commença-t-elle ? Sur quelle idéologie s'appuyait-t-elle ? Qui furent les personnes ayant contribué le plus à l'enracinement et à la diffusion de ces idées ? Il est important de rapprocher l'analyse des représentations du contexte des relations des Français avec les sociétés africaines et d'éviter l'amalgame entre les textes et les mentalités appartenant à différentes époques. Nous proposons d'analyser ces représentations dans une longue durée, en les considérant comme une tradition narrative et classificatoire qui vit le jour dans une situation précise.
Le deuxième groupe de questions porte sur les raisons de la persistance du paradigme conférant aux Fulɓe une différence fondamentale avec les populations avoisinantes. Quelles étaient les périodes cruciales, responsables des ruptures dans ce modèle de pensée, ou au contraire, de son renouvellement et de son adaptation aux contextes politique et scientifique nouveau ? Comment les représentations reflétaient-elles les étapes de l'intervention française en Sénégambie et les réponses des sociétés peules ? Dans quel cadre de relations entre « hommes de terrain » et « hommes de bureau » les connaissances sur les Peuls se créèrent-elles ? Quel fut le rôle des sociétés savantes dans le développement de ces connaissances ? A partir de quelle époque peut-on les considérer comme « scientifiques » ? Comment les anciens stéréotypes participèrent-ils à ce savoir ?
Cette reconstruction démontrera qu'un nombre de questions formulées dans le cadre du débat actuel sur les identités des sociétés fulɓe, émergèrent à l'époque coloniale et sont donc héritières des systèmes classificatoires du XIXe siècle. Nous découvrirons également que l' inscription des représentations sur les Peuls dans le paradigme de la hiérarchie des races fut une entreprise complexe : elle consistait en ré-écriture par les érudits des sociétés savantes (unis par des liens amicaux, politiques et intellectuels dont nous essayerons de décrire certains réseaux) des récits de voyages et de conquêtes. Au cours de la progression de la France en Afrique ces rapports changèrent : les militaires et les administrateurs investirent les sociétés savantes par leur propre discours. Plusieurs tendances dans la pensée raciologique « se disputaient » la problématique de la particularité des Peuls et s'en servirent pour affirmer leurs versions de l'explication de la pluralité des « races » en Afrique. Les théories de la singularité des Peuls jouèrent un rôle crucial dans la construction de l'édifice de la hiérarchie des « races » en Afrique occidentale : elles étaient érigées en une sorte de repère par rapport auquel on différenciait d'autres « races », ce qui explique, probablement, leur persistance dans le temps. L'histoire des idées sur les Peuls était surtout celle des hommes qui les côtoyaient ou les imaginaient : pour cette raison les portraits de certains personnages ayant joué un rôle crucial dans cette relation privilégié occupent ici une place essentielle.
Ce travail s'organisa tout naturellement autour de quatre périodes distinctes (où prédominaient respectivement les récits d'agents de compagnies de commerce, d'explorateurs, de médecins de la marine et d'administrateurs) 12 et où le paradigme décrivant les sociétés peules changeait. Ces étapes dans la connaissance des sociétés de l'Afrique occidentale correspondaient également aux nouvelles stratégies de l'exploration et de la colonisation. Les ruptures entre elles ne furent pas totales ; il s'agissait de la transmission du regard ; cependant, les problématiques n'étaient plus les mêmes, ni les concepts, ni les documents à l'appui des observateurs. Le style du discours changeait également ; pour chaque période particulière nous disposons de différents types de sources. La différence ne relève pas entièrement du changement des générations ; au contraire, plusieurs personnages au centre de notre attention étaient actifs au cours d'époques voisines, mais leurs rôles et leurs « physionomies » évoluèrent. Notre but est de démontrer la particularité de chacun de ces moments et de rendre évidentes les nouveautés qu 'elle apportait à la connaissance des Peuls.
Au centre de cette recherche se trouve la société pularophone (du mot pulaar, désignant la variante de la langue peule ou fula parlée dans la vallée du fleuve Sénégal) du Fuuta-Tooro. Particulièrement important pour les migrations peules, ce lieu, associé par les anciens géographes au Tekrour 13, fut le théâtre des transactions intenses entre Européens et Fulɓe et aussi le terroir du mouvement du renouveau musulman qui a abouti, à la fin du XVIIIe siècle, à l'islamisation de la population, à l'établissement de l'État musulman (l'almamat du Fuuta-Tooro), à la naissance de la nouvelle identité des Fulɓe et à la création du groupe social des Haalpulaar'en 14 (littéralement, « ceux qui parlent le pulaar »). Les contacts des Français avec ces populations furent déterminants pour le développement des représentations des Français sur les Peuls en général. Le Fuuta sénégalais joua un rôle crucial dans la politique française en Afrique occidentale au cours des différentes étapes de l'intervention coloniale : l'image de ce pays et de ses habitants se transforma en archétype de l'État musulman fanatique et hostile aux Européens 15, tandis que le spectacle des bergers transhumant avec leurs troupeaux sur les bords du fleuve engendra l'idée du Peul pasteur, humble paria vêtu de loques, et construisant des huttes en formes de nids d'oiseau.
Au fur et au mesure de la progression française vers l'hinterland du Sénégal et du Niger, lorsque d'autres sociétés fulɓe devinrent importantes pour les observateurs coloniaux, on compara celles-ci avec ce pôle de références symboliques que fut le Fuuta-Tooro. Au début du XXe siècle, la reconstruction de l'histoire du Fuuta sénégalais se trouva au centre du projet de mise en valeur des sources de l'histoire africaine entrepris par les administrateurs Gaden et Delafosse. Cependant ce travail explore comment ces représentations se modifiaient sous l'influence des renseignements qui parvenaient du haut Sénégal et du Soudan (où les Français se trouvèrent en contact avec les Fulɓe du Khasso, du Kaarta et du Maasina), du Fuuta- Jaloo, mais aussi, par le bais des voyageurs anglais, du Sokoto et du Bornu.
Le cadre géographique du Fuuta-Tooro correspondait au fil conducteur que suivait notre recherche ; nous nous référions mentalement aux images de ses villes, Podor, Ndioum, Matam, Kanel, à ses paysages qui se déroulent le long de la route vers Matam, aux personnes qui répondaient, avec patience, à nos questions et nous offraient leur hospitalité et leur bienveillance. Nos remerciements vont à Aboubakri Dem à Dakar, à El Hadj Baaba Sakho, à Boubou Sall, à Demba Tall, à Abdoul Ba, à Mohammed Ibrahima Wone (Podor). L'aide de Touradou Gueye de Podor, de Mammadou Habib Kamara, d'Abdoul Khoudousse Kamara de Matam, de Gata Ba de Saint-Louis nous fut précieuse pour obtenir quelques « graines de savoir » sur Cheikh Moussa Kamara que sa famille a bien voulu nous offrir. Nous gardons le souvenir des entretiens avec Cheikh Abdou Salam Kane à Kanel et avec Bouna Kane à Dakar. Notre pensée affectueuse s'adresse à Mohammed Bokar Sy à Ndioum, à Ibrahima Séri Ba Thioub à Matam, connaisseurs profonds de l'histoire. A Dakar, nous avons eu la chance de rencontrer Amadou Ali Diop alias « Doudou Gaden» qui passa une partie de son enfance dans la maison d'Henri Gaden à Saint-Louis. Parmi les entretiens les plus émouvants restent les conversations avec Abdoul Souley Ba que nous avons rencontré à Dakar : il avait bien connu Gaden, mais était surtout comme un livre généreusement ouvert sur le passé du Fuuta. El Hadj Baaba N'Diongo, imam de la grande mosquée de Mboodegne à Podor, nous a offert son hospitalité et aussi la possibilité d'une réflexion plus complexe sur l'histoire de la population de cette ville. Ces personnes nous marquèrent par leur charisme et par la relation profonde qu'elles entretiennent avec leur passé et avec leur terroir.
Nos entretiens avec nos hôtes sur leur vécu « au temps des Français » mirent en évidence l'importance de la représentation de l'espace dans ces souvenirs (les images des lieux investis par le pouvoir administratif colonial et interdits d'accès, les frontières qui séparaient les Blancs et les Noirs, autrement dits, les violences qu'avaient subies les découpages familiers de l'espace et des rapports humains). Ces récits confirment l'analyse de la société coloniale en tant que ré-appropriation de l'espace concret et symbolique 16. Les documents relevant de la correspondance administrative (correspondance du Commandant de cercle de Podor, sous-série BD ; les rapports périodiques, sous-série 2G ; les Dossiers personnels (sous-série 1 C), les Affaires musulmanes (série 19G) que nous avons consultés (pour la période de la fin du XIXe aux années 1930-1940) aux Archives nationales du Sénégal à Dakar évoquent le même souci de contrôler et de dominer les espaces public et privé des administrés. Nous interpréterons donc le processus de la fabrication de « l'ethnicité » peule comme le résultat du changement des distances entre colonisateurs et colonisés au cours de l'installation progressive de la France en Sénégambie.
De ce point de vue, le XVIIIe siècle correspond à une période particulièrement intéressante, où l'on peut observer, grâce au caractère homogène des sources françaises, comment la mentalité coloniale naissante transformait les identités sociales en appartenances ethniques. Cette partie introductive du travail analyse les récits de voyages vers le haut Sénégal du XVIIIe siècle, écrits en majorité par les agents des compagnies de commerce et par les représentants de l'administration. Ces documents sont relus ici (ils furent étudiés par ailleurs par les historiens des premiers établissements coloniaux au Sénégal, et, plus récemment, par ceux de la traite esclavagiste) en tant que fragments d'un narratif de la navigation européenne dans la région du Fuuta ; ils rendent évidente la nouvelle distance qui s'installe, à partir de la fin du XVIIIe siècle, entre les Fuutankoobé, habitants du Fuuta-Tooro, et les observateurs français.
Cette distance est loin de se réduire au début du XIXe siècle, où les géographes, adeptes des idées anti-esclavagistes, tirent le rideau sur le savoir véhiculé par les récits des négociants compromis par la participation à la traite. On redécouvre les Peuls, mais autrement : en tant que populations nomadisant dans les bassins des grands fleuves où s'aventurent les explorateurs. La réticence par rapport à la société musul-mane du Fuuta persiste, mais les contemporains de l'Expédition d'Égypte y voient le signe d'une civilisation supérieure, héritière de l'idéal religieux des Almoravides. Les contacts des voyageurs britanniques avec les chefs de Sokoto, les premiers séjours des Européens à Tombouctou laissant apparaître des signes de l'influence de l'État musulman du Maasina, les renseignements sur le régime théocratique du Fuuta-Jaloo font réfléchir sur le lien qui unit ces sociétés. Cette réflexion est contemporaine de l'éveil des idées de l'État-nation dans l'Europe post-napoléonienne. Nous allons explorer comment, dans le milieu des géographes, attirés par les promesses économiques que semblait offrir l'Afrique et ayant des affinités avec le mouvement saint-simonien, fit sa voie l'idée de l'unité des Peuls. La correspondance privée de Gustave d'Eichthal, saint-simonien et l'un des membres organisateurs de la Société ethnologique (1839), nous permettra de découvrir les convergences entre plusieurs tendances qui ont contribué à transformer les Peuls en « race ».
Cette création d'une « race » peule fut l'oeuvre du milieu des érudits orientalistes philologues et géographes, proches du mouvement philanthropique, mais éloignés du « terrain ». Elle coïncida avec une parenthèse dans l'expansion coloniale au Sénégal. Quelles conséquences pour l'image des Peuls avait la politique de la conquête militaire qui s'affirma dans la seconde moitié du XIXe siècle ? Comment les idées préalables sur la « race » étaient-elles transformées par les militaires et comment servirent-elles les besoins de la progression vers le haut Sénégal ?
A la différence de la période précédente, préoccupée par l'idée d'unité de la « race » peule, les militaires recherchaient les critères de la délimitation des groupes ethniques et sociaux et de la position des frontières entre les unités politiques et territoriales. Le système de la hiérarchie des « races » juxtaposant les indices linguistiques et anthropologiques proposé par Faidherbe devint, pour plusieurs décennies, le modèle de la description ethnographique pour les médecins coloniaux et les premiers administrateurs. En étudiant les documents d'archives de la Société d'anthropologie et ses publications, nous allons découvrir comment le discours de l'anthropologie physique devint dominant dans le champ des écrits sur l'Afrique.
Le rôle de Faidherbe était important dans ce ralliement des coloniaux au programme de l'anthropologie physique. Cependant l'analyse de sa biographie scientifique le fait découvrir surtout comme une figure de compromis entre les courants polygéniste et monogéniste de la pensée classificatoire. Nous verrons comment les idées de la singularité des Peuls participèrent, dans les années 1870, à l'affirmation de la différence entre les programmes polygéniste et monogéniste d 'études des sociétés africaines.
La marginalisation de l'anthropologie physique parmi les disciplines décrivant l'Afrique, à la fin du XIXe siècle, ne signifiait pas pour autant le déclin des systèmes classificatoires assignant aux Peuls une supériorité et une différence. Par exemple, les classifications opérationnelles des médecins de la marine qui s'émancipaient de la tutelle de l'anthropologie physique s'appuyaient sur la notion du « type » peul tantôt « pur », tantôt « métissé », mais jouant toujours le rôle de pierre angulaire dans les comparaisons entre les sociétés africaines. L'idée de la singularité peule accompagna la multiplication des discours sur l'Afrique ; elle contribua à l'émergence du domaine autonome des études de l'histoire des États et des systèmes politiques. Nous proposons d'y voir l'une des raisons de la persistance des stéréotypes sur les Fulɓe : ils se trouvèrent « incrustés » dans des concepts appartenant à des champs disciplinaires différents.
La conquête des territoires du haut Sénégal et du Niger faisant partie de « l'espace umarien » (1893) et la création de l'AOF (1895) contribuèrent au changement du paradigme de la description des sociétés fulbé. La période qui s'ensuivit fut récemment l'objet de plusieurs recherches étudiant le caractère et le contexte des écrits des administrateurs coloniaux 17. Riche en documents écrits, mais aussi offrant l'accès aux témoignages des administrateurs 18, cette époque se prête à une reconstruction des réseaux politiques et scientifiques dans le cadre desquels se développait la science des « hommes du terrain ». Ces réseaux s'exprimaient notamment dans les revues et à travers la politique éditoriale, mais aussi par le lobbying dans l'administration coloniale 19 et par la promotion des candidats par le biais de l'éducation et de la sélection opérées à l'École coloniale et à l'École des langues orientales 20.
Les recherches récentes sur le « savoir des administrateurs , ont mis en relief ses rapports avec l'ethnologie. En revanche, nous privilégierons la branche de ce savoir liée à l'histoire 21. Nous évoquerons un cas particulier: la coopération entre les administrateurs Henri Gaden et Maurice Delafosse qui visait la reconstitution de l'histoire des dynasties et des migrations peules à travers les enquêtes avec les informateurs et par le biais des traductions des manuscrits en langue arabe et en ajami (la transcription du pulaar en caractères arabes). Nous nous interrogerons sur la signification de cette entreprise. Cette analyse s'appuiera sur la correspondance privée entre Delafosse et Gaden couvrant la période de 1910 à 1924 et comprenant un corpus d'une centaine de lettres que Delafosse adressa à Gaden 22, et sur les documents conservés dans les fonds des archives privées de Gaden.
Delafosse et Gaden formulèrent des questions sur la validité des traditions historiques des Fulɓe pour la reconstruction de l'histoire de leurs Etats ; ils s'interrogèrent sur le rôle des traditions et des légendes pour l'affirmation des identités des différents groupes de Peuls. Le paradigme selon lequel la « race » expliquait le développement des sociétés devint insuffisante : ainsi interprétera-t-on le sens du travail de Gaden comme la redécouverte des fondements sociaux des catégories que les Français représentaient traditionnellement comme raciales. Ce point de vue était loin d'être dominant : des divergences persistaient entre Delafosse et Gaden au sujet de la signification des migrations peules et ce furent les hypothèses de Delafosse qui reçurent une reconnaissance officielle 23. Cependant l'idée de « race » ne jouait pas chez lui le même rôle que chez ses prédécesseurs du XIXe siècle : tout en étant un élément important de sa narration, elle ne fonctionnait plus en tant que concept global, renfermant les différents paramètres des sociétés. Mais la représentation de « race » comme unité de traits psychiques et de comportements sociaux transmise par le « sang » n'était pas morte : marginalisée par la poussée des sciences sociales, elle continuait à alimenter l'imagination coloniale et s'exprima librement dans le domaine de la littérature, notamment dans les romans de Robert Randau.
Nous avions pour principe de suivre au plus près nos textes, comme si leur discours reconstitué pouvait révéler l'énigme de l'engouement pour les Peuls. Il fallait se faire à l'étrangeté de ces descriptions ethnographiques du XIXe siècle, à leur esprit inégalitaire. Finalement, on obtient une sorte de dialogue entre les différents écrits, ce qui permet d'accéder à une représentation du système de pensée de l'époque. Nous découvrons ainsi, ne serait-ce qu'en partie, cet « espace relationnel » 24 qui s'est créé entre différentes régions du peuplement peul et les Français. L'idée de cet espace peul était présente dans une certaine mentalité coloniale comme en témoigne cette phrase de Vieillard que reprit Henri Gaden dans sa préface pour Notes sur les coutumes des Peuls du Fouta Djallon :

« Il y a bien longtemps, écrit-il en 1931, que je rêve d'un voyage à cheval, à petites étapes, de campement peul en campement peul, du Baghirrni au Sénégal, en cueillant des chansons et des chantefables comme d'autres collectionnent des coléoptères ! ».

Notes
1. Par exemple. dans la ré-édition de l'Encyclopédie de l'Islam de 1977, les Fulɓe sont décrits comme « peuple (le seul de souche blanche (ou rouge) dans le pays des Noirs)) de pasteurs, les « hommes des boeufs » qui parcourent depuis plus d'un millénaire, par éléments séparés, l'Afrique dans sa plus grande largeur. Ils portent avec une fierté sans défaillance une guenille qui voudrait être blanche et savent vous regarder avec une nonchalance d'aristocrate. Ils constituent l'une des rares sociétés nomades de l'Afrique Noire … », Cornevin, R. « Fulɓe » in Encyclopédie de l'Islam, t. II, C-G, éd. par B. Lewis, [et al.]. Leiden, E.J. Brill, Paris, Maisonneuve et Larose, nouv. éd., 1977. p. 961-965.
2. Burnham, Philip, « Pastoralism under Pressure ? — Understanding Social Change in Fulɓe Society », in Pastoralists under Pressure ? Fulɓe Societies Confronting Change in West Africa, ed. by Victor Azarya, Anneke Breedveld, Mirjam de Bruijn, Han Van Dijk, Leiden, Boston, Köln, Brill, 1999. p. 269-283, p. 270.
3. Schmitz, Jean, « Préface. II. Joutes de langue et figures de style », in Figures peules, sous la dir. de Roger Botte, Jean Boutrais et Jean Schmitz, Paris, Karthala, 1999, p. 161-189, p. 23.
4. Boutrais, Jean, « Nouvelles techniques d'élevage en savanes, nouvelles inégalités (Aadamaawa, Cameroun), in Pastoralists under Pressure ?, p. 161-189, p. 161.
5. De Bruijn, Mirjam, Van Dijk, Han, Van Dijk, Rijk. « Cultures of travel : Fulɓe pasoralists in central Mali and Pentecostalism in Ghana », in Mobile Africa. Changing patterns of movement in Africa and beyond, ed. by Mirjam de Bruijn, Rijk van Dijk, Dick Foeken, Leiden, Boston, Köln, Brill, 2001, p. 63-88, p. 66.
6. Fay, Claude, « Présentation » in Fay, Claude, ed., Identités et appartenances dans les sociétés sahéliennes, N° sp. des Cahiers des Sciences humaines, ORSTOM, 31 (2), 1995. p. 296.
7. Curtin, Philip D., The Image of Africa: British Ideas and Action, 1780-1850, Madison, University of Wisconsin Press, 1964; Curtin, Philip D., Femandez, James W., eds, Africa & the West: lntellectual Responses to European culture, Madison, University of Wisconsin Press, 1972; Cohen, William B., Français et Africains. Les Noirs dans le regard des Blancs. 1780-1850, traduit de l'anglais par Camille Garnier, Paris, Gallimard, 1981.
8. Diallo, Thierno, « Origine et migration des Peul avant le XIXe siècle ». Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Dakar, n° 2, 1972, p. 121-193; Brasseur, Paule et Gérard, « Le Peul imaginaire», Revue française d'histoire d'outre-mer, t. LXV, n° 241,1978, p. 535-541.
9. Robinson, David, « Ethnography and Customary law in Senegal », Cahiers d'études africaines, 126, XXXII-2, 1992, p. 221-237.
10. Williams A. Elizabeth, « Ethnology as Myth: A Century of French Writing on the Peuls of West Africa », Journal of the History of the Behovioral Sciences, Volume 24, October 1988, p. 363-377.
11. Boëtsch, Gilles, Ferrié, Jean-Noël, « La naissance du Peul. Invention d'une race frontière au sud du Sahara », in Figures peules, p. 73-97.
12. Nous ne les désignons ainsi que par raccourci, tout en nous rendant compte du caractère approximatif de ces étiquettes.
13. Sur l'histoire du nom et ses rapports avec le Fuuta Tooro, voir: Al-Naqar, Umar, « Takrur, the History of a Name », Journal of African History, X, 3, 1969, p. 365-374 ; Boulègue Jean, Le grand Jolof (XIII-XVe. siècle), Paris, Façades, 1987, p. 22.
14. Sur l'histoire de la communauté haalpulaar et ses hiérarchies, voir, Wane Yaya, « Etat actuel de la documentation au sujet des Toucouleurs », Bulletin de l'Institut fondamental d'Afrique noire, t. XXV, sér. B, n° 3-4, oct. 1963, p. 457-477; Wane, Yaya, Les Toucouleurs du Foula Tooro (Sénégal). Stratification sociale et structure familiale, Dakar, CNRS, IFAN, 1966; Willis, John Ralph, « The Torodbe Clerisy: a Social View » Journal of African History, XIX, 2, 1978, p. 195-212; Schmitz, Jean, « Histoire savante et formes spatio-généalogiques de la mémoire. (Haalpulaar de la vallée du Sénégal) », Cahiers des Sciences Humaines, 26, 4, 1990, p. 531-552; Kyburz, Olivier, « La fabrication de la foulanité », Joumal des Africanistes, 67 (2), 1997. p. 101-126 et Kyburz, Olivier, Les hiérarchies sociales et leurs fondements idéologiques chez les Haalpulaar'en (Sénégal), sous la direction d'Alfred Adler, 1994. [S.l.], [s.n.], Doctorat d'Ethnologie, Université Paris 10.
15. Voir à ce sujet, Robinson, David,« D'empire en empire : l'empire toucouleur dans la stratégie et la mémoire de l'empire français », Islam et sociétés au sud du Sahara, 16, 2002, p. 107-117.
16. Sur les relations entre la mémoire et les lieux en Afrique, voir : Chrétien, Jean-Pierre, Triaud, Jean-Louis, dir., Histoire d'Afrique: les enjeux de mémoire, Paris, Karthala, 1999. Sur la restructuration de l'espace dans la situation coloniale, voir : Rabinow, Paul, French Modern: Norms and Forms of the Social Environment, Cambridge, London, MIT Press, 1989.
17. Ces recherches s'inscrivent dans la mouvance de l'analyse critique des institutions et des productions idéologiques de la société coloniale qui s'affirma d'abord dans les pays anglo-saxons. Pour l'analyse historiographique des tendances des « Colonial studies », voir Saada, Emmanuelle, La « question des métis » dans les colonies françaises : socio-histoire d'une catégorie juridique (Indochine et autres territoires de l'Empire français, années 1890-années 1950), sous la dir. Gérard Noiriel, Thèse de doctorat, Sociologie, Ecole des hautes études en sciences sociales, Paris, 2001, [S.l.], [s.n.] 880 p., notamment « Introduction », p. vi-xv. En France, cette problématique fut ouverte dans Nordman, Daniel, Raison, Jean-Pierre, éds., Sciences de l'homme et conquête coloniale. Constitution et usages des sciences humaines en Afrique (XIXe-XXe siècles), Paris, Presses de l'ENS, 1980. Elle fut rapprochée du contexte africain dans Coquery-Vidrovitch, Catherine, Goerg, Odile eds, L'Afrique Occidentale ou temps des Français : colonisateurs et colonisés, Paris, La Découverte, 1992; Robinson David, Triaud Jean-Louis, eds, Le temps des marabouts. Itinéraires et stratégies islamiques en Afrique occidentale française (v. 1880-1960), Paris, Karthala, 1997. Au cours des dernières années, plusieurs ouvrages sont parus analysant le savoir des administrateurs avec les outils de l'histoire des sciences, en tant que savoir ethnographique : Piriou, Anne, Sibeud, Emmanuelle, L'africanisme en question, Paris, EHESS, 1997; Amselle, Jean-Loup, Sibeud, Emmanuelle, eds, Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie : l'itinéraire d'un africaniste (1870-1926), Paris, Maisonneuve et La rose, 1998; Suremain, Marie-Albane de, L'Afrique en revues : le discours africaniste français, des sciences coloniales aux sciences sociales (anthropologie, ethnologie, géographie humaine, sociologie), 1919-1964, sous la dir. de Catherine Coquery-Vidrovitch, Thèse de doctorat, histoire, Université de Paris VIl, [S.l.], [s.n.], 2001 ; Sibeud, Emmanuelle, Une science impériale pour l'Afrique ? La construction des savoirs africanistes en France, 1878-1930, Editions de l'EHESS, 2002. Voir aussi, Dozon, Jean-Pierre, Frères et sujets. La France et l'Afrique en perspective, Paris, Flammarion, 2003; Mouralis, Bernard, Piriou. Anne, Fonkoua, Romuald, eds., Robert Delovignette savant et politique (1897-1976), Paris, Karthala, 2003.
18. Simonis, Francis, Des Français en Afrique : les « Européens » de la région de Ségou, 1890-1962, Thèse de doctorat, histoire, Université Paris 7, Paris, s.n., 1993.
19. Sur les différents groupes de décisions, sur les contradictions entre administrateurs civils et militaires, voir: Triaud, J.-L, La légende noire de la Sanûsiyya : une confrérie musulmane saharienne sous le regard français, 1840-1930, Paris, Maison des sciences de l'homme, 1995 ; Bernus Edmond, Boilley Perre, Clauzel Jean, Triaud, Jean-Louis, ed. « Nomades et commandants. ». Administration et sociétés nomades dans l'ancienne AOF, Paris, Karthala, 1993. Aussi, sur les partis pris par rapport à la politique musulmane : Harrison, Christopher, France and Islam in West Africa, 1860-1960, Cambridge, Cambridge University Press, 1988 ; sur les divisions à l'égard de la « politique indigène » : Conklin, Alice L., A Mission to Civilize: the Republican Idea of Empire in France and West Africa, 1895-1930, Stanford, Stanford University Press, 1997.
20. Cohen, William Benjamin, Empereurs sans sceptre : histoire des administrateurs de la France d'outre-mer et de l'Ecole coloniale, traduit par Louis de Lesseps et Camille Garnier, préface d'Hubert Deschamps, Paris, Berger-Levrault, 1973 ; Labrousse, Pierre, ed., Langues 'O 1795-1995 : deux siècles d'histoire de l'Ecole des langues orientales, Paris, Hervas, 1995.
21. Pour des nouvelles ouvertures dans ce domaine, voir Dulucq, Sophie, Zytnicki, Colette (dir.), Décoloniser l'histoire ? De l'histoire “coloniale” aux histoires nationales en Afrique et en Amérique Latine (XIXe-XXe siècles), Paris, Publications de la Société française d'Histoire d'Outre-mer, 2003 ; Dulucq S., Zytnicki, C., « Une histoire en marge. L'histoire coloniale en France (années 1880-années 1930) », Genèses, n° 51, juin 2003, p.114-127.
22. Elles sont conservées au Musée de l'Homme : on ne dispose pas des lettres de Gaden à Delafosse.
23. Triaud, Jean-Louis, « Haut Sénégal-Niger, un modèle « positiviste » ? De la coutume à l'histoire : Maurice Delafosse et l'invention de l'histoire africaine», in Amselle, Sibeud, Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie, p. 210-232.
24. Boilley, Pierre, “Avant-propos” pour « L'Ouest Saharien. Etat des lieux et matériaux de recherche. » Cahiers d'études pluridisciplinaires, dir. de publication Emmanuel Martinoli, Paris, Montréal, L'Harmattan, 1998, p. 9-10.

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